Les Aventures de Nono/XIX. Le jugement

P.-V. Stock (p. 269-283).


XIX

LE JUGEMENT


Des jours et des jours se passèrent encore. Puis un matin quatre piquiers vinrent le chercher, lui firent traverser un couloir souterrain, monter un escalier, traverser des couloirs et entrer enfin dans une grande salle pleine de monde.

D’autres soldats avec des piques, comme ceux qui l’avaient conduit, étaient disséminés aux quatre coins de la salle.

On fit entrer le prisonnier dans une espèce de compartiment installé sur un des côtés de la salle, en face de lui, un autre compartiment où se tenaient douze notables Monnaïens, présentant toute sorte de types : paon, buse, vautour.

Au fond, sur une estrade, une espèce de comptoir, avec une sorte de tribune sur la droite de ce comptoir, près de la ménagerie où étaient enfermés les notables Monnaïens.

Dans le fond de l’estrade, bien en arrière du comptoir, d’autres Monnaïens, appartenant à l’aristocratie. Les variétés de types était si nombreuses qu'un moment, Nono se crut au Jardin des Plantes.

La première moitié de la salle était garnie d’une variété de Monnaïens habillés de robes noires ; ils ressemblaient à des pies ou à des perroquets.

Au fond de la salle, séparée par une balustrade, des Monnaïens appartenant aux classes misérables. Là, dominait la ressemblance avec le mouton, le bœuf et l’âne.

À une autre espèce de tribune près de Nono, se tenait un autre être de l’espèce qu’il avait vue chez le chacal qui avait procédé à son interrogatoire.

Lorsque Nono fut casé dans son coin, un être à physionomie de corbeau, faisant les fonctions d’huissier, glapit d’une voix de crécelle : La Cour !

Et aussitôt, sur l’estrade, parurent quatre messieurs dont trois habillés de robes noires, le quatrième d’une robe rouge, coiffés de bonnets carrés, avec de larges galons d’or.

L’habillé de rouge qui ressemblait à un vautour prit place à la petite tribune près des notables. Les trois noirs qui ressemblaient l’un à un épervier, un autre à un émouchet, le troisième à une buse, allèrent s’asseoir derrière ce que Nono avait pris pour un comptoir.

L’être à physionomie de bousier qui se trouvait dans la tribune près de l’accusé, se leva avec une poignée de feuilles de papier à la main, et commença la lecture de ce qui y était écrit. C’était l’acte d’accusation contre Nono.

Puis quand ce fut fait, celui qui était au milieu du comptoir procéda à l’interrogatoire de l’accusé, le menaçant de peines sévères s’il se montrait aussi irrespectueux qu’il avait été à l’instruction.

Nono fut abasourdi. Comment s’était-il montré irrespectueux, alors qu'il n’avait fait que répondre selon ce qu'il pensait ?

Après la constatation de son état civil, le président lui demanda :

— Reconnaissez-vous avoir parlé devant plusieurs Argyrocratiens d’un pays appelé Autonomie, où, selon vous, les fruits de la terre seraient communs à tous, où il n’y aurait pas de lois, pas de prévôts, pas de chevaliers du guet, où chacun serait libre d’agir comme il l'entend ?

— Certainement, puisque c’est là où j’étais quand j’en ai été enlevé par ce menteur de Monnaïus pour m’amener dans son sale pays où je n’ai eu que de la malechance et de la misère.

— Messieurs les notables, vous entendez avec quel cynisme l’accusé avoue son crime, glapit l’homme rouge en claquant du bec. Et, de plus, il se rend coupable du crime de lèse-majesté.

— Reconnaissez-vous, continua le président, avoir excité vos auditeurs à la révolte en les engageant à s’entendre entre eux pour se passer des maîtres qui les font vivre, des lois qui les protègent ?

— Je ne sais pas si leurs maîtres les font vivre, ni si leurs lois les protègent, mais ce que je sais, c’est qu’à Autonomie nous n’avions pas de tout cela et nous étions bien plus heureux. Je l’ai dit en effet, parce que c’était la vérité.

L'homme rouge continuait à faire claquer ses lèvres qui s’allongeaient en bec de rapace.

— C’est bien, vous pouvez vous asseoir, fit le président. Par vos aveux, votre crime est flagrant, nous pourrions nous en tenir là ; mais comme nous représentons la justice, nous ne voulons pas qu’il reste aucun doute dans l’esprit de messieurs les notables ; nous allons entendre quelques témoins qui viendront déposer de ce qu’ils ont entendu.

Le premier appelé fut un des trois préférés de Nono, qui fit preuve de courage, en essayant de prendre sa défense, excipant de la bonne foi de Nono, qui ne faisait que raconter ce qu’il avait vu. Et après tout, il n’était pas si criminel de soupirer après un sort meilleur. Parfois, l’existence était dure aux travailleurs d’Argyrocratie.

Alors, l’homme rouge se leva, s’adressant aux notables :

— Vous voyez, messieurs, l’influence néfaste des discours du malfaiteur que vous avez à juger. Vous voyez combien il était temps d’arrêter ses menées séditieuses qui menacent de pervertir le bon sens de nos populations si tranquilles jusqu’à présent. C’est jusque dans le sanctuaire sacré de la justice que l'on ose venir répéter de semblables blasphèmes. Je demande une peine sévère contre le témoin qui, pour sauver l’accusé, ne craint pas de fausser son serment en altérant la vérité. Du reste, des notes qui me sont fournies par le grand prévôt, me montrent cet homme comme très dangereux et un hardi propagateur des mensonges qui menacent de troubler notre admirable ordre social.

L’ami de Nono fut condamné à cinq ans de prison séance tenante.

Le tailleur fut appelé ensuite. Interrogé sur les circonstances où il avait recueilli Nono, il raconta comment il l‘avait connu.

— L‘accusé n’a-t-il pas tenu, chez vous, des propos subversifs, contraires au bon ordre public, au respect de nos institutions ? demanda le président. À ce sujet, je vous ferai remarquer combien vous avez été coupable envers l'auguste majesté de notre sublime souverain, en tolérant chez vous des propos pareils, en recueillant ce serpent qui ne pensait qu’à créer le désordre. Aussi, dans votre intérêt, je vous engage à être sincère et à dire tout ce que vous savez contre le misérable qu’attend le châtiment qu'il mérite. Votre devoir de bon citoyen et de bon patriote était d’avertir de suite le grand prévôt.

Le tailleur sembla hésiter un moment, son regard se porta, comme malgré lui, sur Nono, mais s’en éloigna vivement, et ce fut d’une voix hésitante qu’il déclara que, par reconnaissance à Nono d’avoir sauvé son enfant, il l’avait pris chez lui ; même qu’il n’avait pas à se plaindre de son travail. Que, en effet, l'accusé avait souvent raconté des histoires invraisemblables sur Autonomie, mais que, trompé par son air candide, il n’avait pas cru au premier moment à la criminalité de ses intentions. Qu'il en demandait pardon au tribunal, promettant d’être plus clairvoyant à l’avenir.

Et il se retira sans avoir osé regarder Nono.

Les suivants qui furent appelés étaient plusieurs de ceux qui avaient assisté aux causeries, et ce fut sous la frayeur de partager le sort de l’accusé qu’ils déposèrent en le sens que leur dicta le président.

Et l’audition des témoins étant close, l’homme rouge se leva et prit la parole.

Il parla longuement de l'ordre magnifique qui présidait aux destinées du peuple soumis à Monnaïus ; parla de la bienfaisance de ceux que la fortune avait comblé de ses dons ; de leur sollicitude pour les malheureux, de leur ingéniosité à procurer du travail à ceux qui n’avaient que leurs bras pour toute ressource.

Il vanta les justes lois qui mettaient la propriété à l'abri des déprédations de ceux qu'animent les mauvais instincts de rapine, de paresse et d’envie ; exalta les vertus de patience et d'abnégation des travailleurs, leur sobriété, leur économie, et leur dévouement à leur souverain et à leurs différents maîtres.

Puis il parla ensuite contre ces gens sans aveu qui veulent troubler ce bel ordre de choses, de ces misérables sans feu ni lieu, venus on ne sait d'où, qui voudraient se vautrer dans toutes les orgies sans rien produire ; qui, ne se sentant pas le courage de travailler ni d’économiser, ne rêvent que de s'emparer des biens de ceux qui, à force de patience, de travail, d'ordre et d'économie, — ou les ayant reçus en héritage de leurs ancêtres, — réussissent à se faire une place parmi ceux que récompensent la fortune et le travail.

Puis, enfin, abordant ce qui concernait Nono, il fit voir que ce tableau enchanteur du soi-disant pays d’Autonomie, n’était qu’une violente satire contre les institutions si justes, si saines d’Argyrocratie, n’avaient qu’un but, faire croire aux travailleurs qu’ils pouvaient se passer de maîtres — énorme absurdité qui se réfutait d’elle-même — contre laquelle on ne saurait être trop sévère — en ce qu’elle tendait à faire croire aux travailleurs qu’on les frustrait du fruit de leur travail, les excitant ainsi contre ceux qui les font vivre et sans lesquels il n’y aurait que misère et barbarie.

Puis il terminait en démontrant que l’accusé au lieu de chercher à mériter l’indulgence du tribunal, avait au contraire poussé le cynisme à son comble, en parlant de l’auguste monarque en termes irrespectueux. Il se rassit en demandant la peine de mort contre l’accusé.

Un des personnages habillés de noir à tête de perroquet et qui était assis à une table devant Nono, se leva à son tour.

Lui aussi proclama la grandeur du pays d’Argyrocratie, l’austérité et la justice de ses lois, la légitimité des biens de ceux qui


les possédaient, la patience et la force des classes laborieuses qui contribuaient tant à la prospérité générale.

À la vérité, les histoires de Nono, par leur excessive hardiesse, pouvaient devenir un danger contre l’ordre établi en troublant quelques esprits faibles. Mais, son client lui semblait ne pas avoir saisi toute la portée de ce qu’il disait. Je ne le crois pas tout à fait responsable, conclut-il. De plus, je prierai messieurs de la Cour, et messieurs les notables de prendre son âge en pitié. Je fais appel à votre indulgence.

Et il se rassit au milieu des bravos de la salle qui avait aussi énergiquement applaudi le discours de l’homme rouge.

Les notables se retirèrent pour délibérer. Un moment après, ils revinrent apportant un verdict de culpabilité, mitigé de circonstances atténuantes.

Les trois hommes du comptoir se consultèrent. Nono fut condamné aux travaux forcés à perpétuité.

Atterré, il fut ramené à son cachot, où il succomba à l’accablement. Il s’assit sur sa pierre et y resta cloué par l’angoisse. Des larmes brûlantes coulèrent de ses paupières. La nuit vint sans qu’il s’en aperçut.

À la fin, le désespoir le prit si fort qu’il résolut de mourir. Se levant d'un bond, il voulut se briser la tête contre le mur. Mais un rayon de lune qui pénétrait par la lucarne vint le frapper au visage et l'arrêta dans son élan. Sur ce rayon il vit glisser une jeune femme au visage radieux, enveloppée d’une clarté douce faisant ressortir le vert de sa robe.

— Je suis l’Espérance, dit-elle, je suis envoyée vers toi par Solidaria qui ne peut se hasarder dans les États de Monnaïus, tant que les habitants ne la désireront pas de tous leurs vœux.

Mais elle te fait dire de ne pas perdre courage. Tes amis d’Autonomie pensent à toi et aux moyens de te délivrer. Trois d’entre eux l’ont déjà quittée pour Argyrocratie dans l'espoir de t’être utile.

Donc, courage et espoir !

Et l’ayant baisé au front, elle lui ferma doucement les yeux, l’endormant de sa voix caressante, l’étendant sur sa couche de paille. Puis, se raccrochant au rayon qui l’avait apportée, elle disparut, laissant une vague clarté dans le cachot.