Les Aventures de Nigel/Texte entier

Traduction par Albert Montémont.
Œuvres de Walter Scott, volume 17
Ménard.


INTRODUCTION
MISE EN TÊTE DE LA PREMIÈRE ÉDITION D’ÉDIMBOURG.


Mais pourquoi de petits seigneurs prétendraient-ils accaparer toutes nos louanges ? Réveille-toi, ma muse, et chantons l’homme de Ross.
Pope.


Après avoir réussi en quelque sorte, dans l’histoire de la Prison du Mid-Lothian, à éveiller l’intérêt du lecteur en faveur d’une héroïne privée de toutes ces qualités accomplies qui leur appartiennent de droit, pour ainsi dire, j’étais tenté de choisir un héros sur ce modèle, en apparence si pauvre ; et comme la dignité de caractère, la bonté du cœur et la droiture de principes étaient nécessaires à celui qui ne prétendait ni à une haute naissance, ni à une sensibilité romanesque, ni à ces perfections dont on les pare ordinairement dans cette nature de composition, j’usais librement du nom d’une personne qui a laissé dans la capitale de l’Écosse les plus magnifiques preuves de sa bienveillance et de sa charité.

Pour le lecteur écossais, il n’est pas besoin de lui dire que l’homme auquel je fais allusion est George Heriot. Mais pour celui qui habite au midi de la Tweed, il est peut-être nécessaire d’ajouter que ce personnage était un riche citoyen d’Édimbourg, orfèvre du roi, qui suivit le roi Jacques dans la capitale de l’Angleterre ; et il eut tant de bonheur dans sa profession, qu’il laissa à sa mort, en 1624, une fortune très-considérable pour ce temps. Il était sans enfant ; et après avoir mis de côté une large part destinée à ceux de sa famille qui pourraient avoir quelque chose à réclamer de lui, il laissa le reste de sa fortune pour fonder un hôpital où les enfants des bourgeois d’Édimbourg sont aujourd’hui élevés et instruits gratuitement pour la profession à laquelle leurs talents les rendent propres, et où enfin ils sont mis à même d’entrer dans le monde sous de favorables auspices. Cet hôpital est un noble édifice quadrangulaire, de style gothique, qui fait l’ornement de la ville. Il n’est pas moins apprécié pour son architecture que pour l’excellente éducation que la jeunesse y reçoit, et qui rend cette institution si utile à la société. À l’honneur du clergé et des magistrats d’Édimbourg, qui en ont la direction, ses fonds ont tellement augmenté sous leur administration, que maintenant il contient et élève cent trente jeunes gens par an, dont plusieurs dans différentes positions ont fait la gloire de leur pays.

Le fondateur d’un pareil établissement passa, comme on le croira sans peine, sa vie dans une paix constante. Son œil attentif ne négligeait aucune occasion d’assister ceux qui ne possédaient pas l’expérience nécessaire pour se guider. Supposons qu’il cherchât à diriger de ses conseils bienfaisants un jeune noble égaré par la hauteur aristocratique de son époque, ou par le développement excessif du luxe qui semblerait plus particulier à la nôtre, ou bien encore, entraîné par les séductions du plaisir, qui sont de tous les temps : je pense qu’on peut tirer quelque plaisir et même quelque profit de la manière dont je peindrai les efforts de ce généreux Mentor en faveur de son élève. Je crois peu, je l’avoue, à l’utilité morale des compositions fictives ; cependant, si dans quelque cas un mot dit en temps opportun peut être profitable à la jeunesse, ce doit être sans doute celui qui la conjure de pratiquer l’abnégation de soi-même, et d’écouter la voix des principes, au lieu de celles des passions impétueuses. Je ne puis, à la vérité, avoir l’espoir de représenter mon prudent et bienveillant concitoyen sous un point de vue aussi intéressant que celui de la jeune paysanne qui sacrifia noblement ses affections de famille à l’intégrité de son caractère, quoique cependant je ne croie pas impossible de faire quelque chose qui ne soit pas indigne de la réputation que George Heriot s’était acquise par ses derniers bienfaits en faveur de son pays.

Il me semblait aussi qu’avec ce simple sujet je pouvais tisser quelque chose d’intéressant, parce que le règne de Jacques Ier, sous lequel George Heriot florissait, donnait à la fiction une liberté sans bornes, en même temps qu’il offrait pour les caractères historiques que l’on pouvait introduire, une différence et une variété plus grandes qu’elles n’auraient été si la scène eût été placée un siècle plus tard. Lady Marie Wortley Montagu a dit, avec autant de goût que de vérité, que le lieu le plus romantique d’un pays est celui où les montagnes s’unissent à la plaine. Par la même raison, on peut dire que l’époque la plus pittoresque de l’histoire est celle où les anciennes coutumes rudes et sauvages de l’âge barbare commencent à peine à se modifier, et contrastent avec la lumière de la science qui renaît ou qui s’augmente, et avec les instructions de la religion renouvelée ou réformée. Le contraste frappant produit par l’opposition des vieilles coutumes et des plus nouvelles qui s’introduisent par degrés, place dans le tableau les lumières et les ombres nécessaires à l’effet des narrations fictives. En outre, une pareille époque permet à l’auteur d’introduire ces caractères merveilleux et incroyables qui surgissent au milieu des troubles de l’indépendance et de la férocité appartenant aux anciennes habitudes de violence qui influencent encore les mœurs d’un peuple sorti tout nouvellement de la barbarie. D’un autre côté, le caractère et les sentiments de plusieurs acteurs peuvent être, sans invraisemblance, décrits avec une grande variété d’ombres et de traits qui appartiennent à la période plus nouvelle et plus perfectionnée dont le monde n’a reçu que depuis peu la lumière.

Le règne de Jacques Ier d’Angleterre posséda cet avantage à un degré particulier. L’astre de la chevalerie, quoique déjà affaibli, rayonnait encore, et continuait à animer et à dorer l’horizon. Personne pourtant n’agissait précisément selon les règles de don Quichotte ; homme ou femme parlait encore la langue chevaleresque de l’Arcadia de sir Philip Sydney ; le cérémonial du champ clos était encore déployé, quoiqu’il ne fleurît plus guère que comme place de Carrousel. Çà et là, un fier chevalier du Bain (témoin le trop scrupuleux lord Herbert de Cherbury) se trouvait assez dévoué à ses vœux pour se croire obligé de contraindre, à la pointe de l’épée, un chevalier ou écuyer de rendre la fontange qu’il avait dérobée à une belle damoiselle[1]. Mais tandis que les hommes s’égorgeaient pour ces légers points d’honneur, le moment était déjà venu où Bacon enseignait au monde qu’il ne fallait pas raisonner plus long-temps, d’après l’autorité, sur les faits, mais qu’il fallait établir la vérité en avançant, par l’induction de fait en fait, jusqu’à ce qu’ils eussent fixé une autorité inébranlable, née, non de l’hypothèse, mais de l’expérience.

L’état de la société était aussi étrangement troublé sous le règne de Jacques Ier et la licence d’une partie des citoyens était une cause continuelle d’actes sanguinaires et violents. L’assassin de la reine dont Shakspeare nous a donné tant de variétés, telles que Burdolph, Nym, Pistol, Peto, et les autres compagnons de Falstaff, tous hommes qui avaient leurs humours ou leurs extravagances particulières, avait, depuis le commencement de la guerre des Pays-Bas, cédé le pas à une race de spadassins qui se servaient de la rapière et de la dague, au lieu de l’épée et du bouclier, bien moins dangereux. Voici ce que dit un historien sur ce sujet : Ces querelles privées divisaient les Écossais et les Anglais, et ces duels avaient lieu dans chaque rue ; diverses sectes et diverses prétentions particulières passèrent sans être punies et sans être aperçues, telles que la secte des Boaring Boys, des Bonaventors, des Bravadors, des Quarterors et plusieurs autres semblables, toutes composées de personnes prodigues qui, s’étant endettées, étaient contraintes de se jeter dans les factions pour échapper aux lois. Elles furent protégées par plusieurs nobles ; et les citoyens dissipant leurs biens dans le libertinage, il était probable que le nombre de ces gens ruinés augmenterait plutôt qu’il ne diminuerait. Sous ce prétexte, ils entraient dans plusieurs entreprises désespérées, ou faisaient quelque rare et audacieuse promenade dans la rue après neuf heures du soir[2] Plus loin, la même autorité nous assure que de vieux gentilshommes qui avaient laissé en bon état à leurs fils tout leur héritage qui leur avait autrefois suffi pour tenir bonne maison, en voyaient une partie dissipée dans la débauche et les excès, et l’autre en voie d’être entièrement perdue ; le saint état du mariage n’était plus qu’un jeu, dont plusieurs familles avaient été victimes ; les maisons de filles publiques étaient très-fréquentées, et même des personnes d’un haut rang se prostituaient pour satisfaire leur impudicité, et dissipaient leurs biens dans des plaisirs lascifs ; des chevaliers et des gentilshommes, que la vanité ou la prodigalité avait ruinés, rétablissaient leur fortune à la ville, et dans le but de perdre aussi leur vertu, ils vivaient de la manière la plus dissolue ; leurs femmes ou leurs filles quelquefois se prostituaient honteusement pour soutenir l’éclat de leur rang. Les cabarets à bière, les maisons de jeu, les tavernes et les lieux d’iniquité étaient multipliés partout.

Ce n’est pas seulement dans les pages d’un écrivain puritain ou peut-être satirique que nous trouvons une peinture si révoltante de la grossièreté des mœurs au commencement du dix-septième siècle. Au contraire, dans toutes les comédies du temps, le personnage distingué par la gaieté et l’esprit est toujours un jeune héritier qui a entièrement ruiné l’établissement que lui a laissé son père, et qui ressemble, pour me servir de la vieille comparaison, à une source qui dissipe dans l’oisiveté et l’extravagance la richesse que ses parents avaient avec soin amassée dans des réservoirs cachés.

Et cependant, tandis que cet esprit général d’extravagance semblait s’être emparé de tout un royaume, une autre espèce d’hommes se formaient peu à peu au caractère grave et résolu qu’ils montrèrent ensuite dans les guerres civiles, et qui eut une influence si puissante sur celui de toute la nation anglaise, jusqu’au moment où, passant d’un extrême à un autre, ils effacèrent dans un sombre fanatisme les traces glorieuses des beaux-arts qui renaissaient.

Après les citations que je viens de faire, ni la conduite égoïste et révoltante de lord Dalgarno ne paraîtra outrée, ni les scènes dans Whitefriars et autres pareils lieux ne sembleront trop fortement colorées. Certes, ce ne serait point le cas. Ce fut sous le règne de Jacques Ier que le vice et la dépravation se montrèrent d’abord au sein des plus hautes classes dans toute leur nudité. Du temps d’Élisabeth, les plaisirs et les fêtes avaient un air de cette décente réserve qu’ils prirent à la cour d’une souveraine vierge ; et à cette époque plus rapprochée, le vice, pour me servir des expressions de Burke, perdit la moitié de sa laideur en se dépouillant de sa grossièreté. Sous le règne de Jacques, au contraire, la dépravation la plus brutale était sans frein et publiquement favorisée, puisque, selon sir John Harrington, les hommes s’abandonnaient aux plaisirs les plus avilissants, et que les femmes mêmes, perdant toute délicatesse, s’y plongeaient avec transport. Après le récit burlesque d’une mascarade, dans laquelle les acteurs s’étaient enivrés et s’étaient comportés en conséquence, il ajoute : J’ai été bien surpris de ces étranges fêtes qui me rappelaient ce qui se passait dans celles du temps de la reine, auxquelles j’assistais quelquefois ; mais jamais je n’ai vu tant de désordres et d’intempérance que j’en vois maintenant. Nos têtes sont enflammées, et nous poursuivons notre marche déréglée comme si le diable nous excitait à la débauche, à l’excès et à la perte du temps et de la tempérance. Les grandes dames viennent bien masquées, et vraiment, c’est là la seule marque de leur modestie, de cacher leur visage ; mais, hélas ! leurs étranges actions sont accueillies avec tant de faveur, que rien de ce qui arrive ne m’étonne[3].

Tel étant l’état de la cour, cette sensualité grossière amena, avec ses compagnons ordinaires, un égoïsme brutal, sans dissimulation, également destructeur de la philanthropie et de l’urbanité, d’où dépendent (chacune dans leurs sphères spéciales) les égards accordés par chaque individu aux intérêts et aux sentiments d’autrui. C’est dans un pareil temps que l’homme sans cœur et sans honte, qui a pouvoir et richesse, peut, comme ce personnage supposé, lord Dalgarno, étaler au dehors toutes ces turpitudes et mettre son triomphe dans leurs conséquences, aussi long-temps que son plaisir ou ses intérêts y trouvent leur profit.

L’Alsace, en terme d’argot, a toujours été prise pour Whitefriars qui, possédant certains privilèges, est devenu par cette raison un refuge pour les misérables qui vivent en continuelle opposition avec les lois. Ces privilèges proviennent de ce que Whitefriars avait été dans le commencement un établissement de carmélites ou de moines blancs (whitefriars), fondé, d’après Stow dans son Plan de Londres, en 1241, par sir Patrick Grey. Édouard Ier leur donna une portion de terrain dans Fleet-Street pour y bâtir leur église. Cet édifice, quoique terminé, fut reconstruit par Courtney, comte de Devonshire, sous le règne d’Édouard II. Au temps de la réformer, ce lieu conserva ses immunités comme sanctuaire, et en 1608, Jacques Ier les confirma et les augmenta par une charte. Shadwell fut le premier écrivain qui mit en scène Whitefriars dans la pièce de Squire of Alsatia, qui roule sur le même sujet que les Adelphes de Térence.

Dans cette vieille comédie, deux frères, aventuriers tous les deux, font l’éducation de deux jeunes gens (fils de l’un et neveu de l’autre), chacun dans un système différent, l’un de rigueur, l’autre d’indulgence. L’aîné des deux frères soumis à cette expérience, élevé dans les principes les plus sévères, tomba dans tous les vices de la ville, fut débauché par tous les bandits et les escrocs de Whitefriars, et en un mot devint l’écuyer de l’Alsace (Squire of Alsatia). Le poète donne aux naturels et aux habitués du lieu les caractères indiqués au lecteur dans la note[4]. Cette pièce, comme nous l’apprend la dédicace au comte de Dorset et de Middlesex, réussit au-delà des espérances de l’auteur. « Depuis plusieurs années, dit-il, aucune comédie n’avait attiré la foule pendant si long-temps. J’avais le grand honneur, continue Shadwell, de trouver tant d’amis que la salle n’avait jamais été si pleine depuis qu’elle était construite, comme elle le fut à la troisième représentation. Un grand nombre de personnes ne purent trouver place et se retirèrent[5]. » L’auteur a puisé quelques idées dans l’Écuyer de l’Alsace. Il s’en est servi pour connaître les termes dont les bandits et les filous du sanctuaire étaient convenus de se servir avec leurs voisins, les ardents jeunes étudiants du Temple, dont on trouve quelque peinture dans la pièce dramatique.

Tels sont les matériaux que l’auteur a mis à contribution pour sa composition des Aventures de Nigel, roman peut-être au nombre de ceux qui sont plus amusants à une seconde lecture qu’à une première, où l’on prend connaissance d’une histoire dont les incidents sont peu frappants et en petit nombre.

L’Épître d’introduction est écrite, comme dit Lucio, selon la pièce, et n’aurait jamais paru si l’écrivain avait pensé qu’il avouerait un jour son ouvrage. C’est le privilège de l’incognito de dissimuler sa voix ou de revêtir un autre caractère, et l’auteur a pris, dans son déguisement, quelques libertés du même genre. Tandis qu’il continue à parler des différentes excuses contenues dans l’Introduction, le présent aveu en tiendra lieu pour les manières libres et dégagées qu’il a prises et qu’il regarderait comme la violation des règles de la politesse et du bon goût, s’il n’avait voulu conserver le voile de l’anonyme.


Abbotsford, ce 1er juillet 1851.


Shadwell, cousin de Bedford, après avoir été ruiné par Cheatly, tend des pièges aux autres et n’ose sortir de l’Alsace, où il vivait. Il est lié avec Cheatly pour ruiner les héritiers et mène une vie dissolue et débauchée.

Le capitaine Hachum, stupide bretteur de l’Alsace, poltron, tapageur, impudent, autrefois sergent dans les Flandres, avait quitté son drapeau et s’était retiré dans Whitefriars pour quelques légères dettes. Les Alsaciens lui conférèrent le titre de capitaine ; il se maria avec une loueuse d’appartements, qui vend de l’eau de cerises et par-dessus tient une maison de prostitution.

Scrapeall, un hypocrite bavard, qui prie et psalmodie ; ses mœurs sont régulières et il prétend à une grande piété : c’est un pieux fripon qui se joint à Cheatly et subvient aux besoins d’argent des jeunes héritiers. (Dramatis personæ of the Squire of Alsatia, Œuvres de Shadwell, vol. IV.)


INTRODUCTION.
EN FORME D’ÉPÎTRE DÉDICATOIRE.



LE CAPITAINE CLUTTERBUCK
AU RÉVÉREND DOCTEUR DRYASDUST.


Mon cher monsieur,


Je vous prie d’agréer mes remercîments des civilités dont vous avez bien voulu m’honorer dans votre obligeante lettre. J’adhère complètement à votre citation : quam bonum et quam jucundum ! Nous pouvons, en effet, nous regarder comme provenant de la même famille, et, suivant l’expression de notre pays, comme les enfants d’un même père. Vous n’aviez donc besoin d’aucune excuse, révérend et cher monsieur, pour me demander les renseignements que je puis être dans le cas de vous fournir sur l’objet de votre curiosité. L’entrevue dont vous voulez parler eut lieu dans le cours de l’hiver dernier, et elle est si profondément gravée dans ma mémoire, que sans nul effort j’en pourrai rassembler les plus petits détails.

La part que j’ai prise à la publication du roman intitulé le Monastère m’a fait, vous le savez, une sorte de réputation littéraire dans notre métropole d’Écosse. Nos libraires ne me laissent plus dans leur première boutique à marchander les objets de ma curiosité avec un garçon sans conséquence, et confondu dans la foule des enfants qui viennent acheter de la ficelle et des cahiers pour leurs leçons, ou des servantes qui marchandent pour un sou de papier ; mais aussitôt que je parais, le bibliopole en personne m’accueille avec cordialité, en me disant : « Passez, je vous prie, dans l’arrière-boutique, capitaine. Jeune homme, donnez un siège au capitaine Clutterbuck. Voici le journal, capitaine, le journal d’aujourd’hui, ou bien voici le nouvel ouvrage… Prenez ce plioir, ne vous gênez pas pour couper les feuilles, ou si vous aimez mieux, mettez le volume dans votre poche et emportez-le chez vous ; nous vous traiterons en libraire, monsieur, vous l’aurez au prix de facture. » Ou peut-être même, s’il s’agit d’une publication du digne libraire lui-même, poussera-t-il la libéralité jusqu’à dire : « Il est inutile de vous porter en compte une semblable bagatelle, monsieur, c’est un exemplaire de surplus… veuillez bien, je vous prie, recommander cet ouvrage aux hommes de lettres vos amis. » Je ne parle pas de la petite société littéraire bien choisie, attablée autour d’un turbot, d’un gigot de mouton de cinq ans, ou autre mets semblable, ni de la circulation d’une bonne bouteille de la meilleure bière forte de Robert Cockburn, ou peut-être de son meilleur genièvre[6], pour animer notre conversation sur d’anciens livres, ou nous encourager à en composer de nouveaux. De semblables douceurs sont réservées aux membres de la corporation des lettres, et j’ai l’avantage d’en jouir dans toute leur étendue.

Mais tout change sous le soleil, et c’est avec un sentiment de regret peu ordinaire que, dans mes visites annuelles à la métropole, je ressens l’absence de l’accueil affectueux et cordial du spirituel et obligeant ami qui me fit d’abord connaître au public : il possédait à lui seul assez d’esprit naturel pour faire la réputation d’une douzaine de diseurs de bons mots, et une originalité assez piquante pour faire la fortune d’un pareil nombre. À cette privation fort sensible s’est jointe la perte qui, j’espère, ne sera que momentanée, d’un autre libraire de mes amis, dont l’esprit vigoureux et les idées libérales ont fait de son pays natal l’entrepôt de la littérature contemporaine, et qui a établi dans cette capitale une cour littéraire, faite pour inspirer le respect à ceux qui sont le plus disposés à s’écarter de ses statuts. L’effet de ces changements, opérés en grande partie par le sens ferme et les judicieux calculs d’un individu qui sut tirer le parti le plus inattendu et le plus inespéré des divers genres de talent produits par son pays, sera probablement plus frappant encore pour la génération qui suivra la nôtre.

J’entrai l’autre jour dans la boutique At the Cross pour demander des nouvelles de la santé de mon digne ami, et j’appris avec satisfaction que sa résidence dans le midi avait diminué la violence des symptômes de sa maladie. M’autorisant alors des privilèges dont j’ai parlé, je m’enfonçai dans le labyrinthe de petites salles obscures, ou cryptes, pour parler le langage de nos antiquaires, qui forment les derrières de ce vaste et célèbre établissement de librairie. Cependant, tout en traversant, toujours au milieu des ténèbres, une suite de pièces remplies les unes de vieux bouquins, les autres de livres dont les rangs, égaux et sans vide sur les tablettes, me firent soupçonner que ce n’étaient pas les productions les plus faciles à vendre de l’établissement, je ne pouvais me défendre d’une sainte frayeur : quel danger ne courais-je point d’interrompre quelque barde inspiré dans un accès de fureur poétique, ou, ce qui pouvait être plus redoutable encore, une troupe de critiques occupés à dépecer le gibier dont ils venaient de s’emparer ! Dans une telle supposition, j’éprouvais d’avance cette horreur dont se sentent pénétrer les montagnards illuminés quand, par suite du don de divination, ils sont forcés de contempler des choses invisibles aux yeux des mortels, ou quand, pour me servir de l’expression de Collins,


Impassibles, souvent comme atteints de démence,
Ils contemplent d’un œil ou stupide ou hagard
La troupe des démons qui, dans le vide immense,
À leurs œuvres sans fin travaillent à l’écart.


Cependant, l’impulsion irrésistible d’une curiosité indéfinissable m’entraînait toujours à travers cette enfilade de pièces obscures. Enfin, semblable au joaillier de Delhi, dans la maison du magicien Bennascar, j’atteignis une salle voûtée, consacrée au secret et au silence : là, j’aperçus, assise à côté d’une lampe et occupée à lire une épreuve, la personne, ou pour mieux dire, le spectre de l’auteur de Waverley ! Vous ne serez pas surpris de l’instinct filial qui me fit reconnaître au premier coup d’œil les traits de cette vénérable apparition, et qui me fit plier le genou devant elle en lui adressant cette salutation classique : « Salve, magne parens ! » La vision cependant coupa court à mes politesses, en me montrant un siège et en m’apprenant que ma visite n’était pas inattendue, et qu’on avait quelque chose à me dire.

Je m’assis avec une humble soumission, et j’essayai d’examiner les traits de l’être avec lequel je me trouvais si inopinément en tête-à-tête. Mais sur ce point, je pourrai difficilement satisfaire Votre Révérence ; car, outre l’obscurité de l’appartement et l’agitation nerveuse que j’éprouvais, je me trouvais comme accablé d’un sentiment de respect filial qui m’empêchait de remarquer et de retenir ce que sans doute le personnage qui était devant moi désirait me cacher. D’ailleurs, il était tellement enveloppé et affublé, soit d’un manteau, d’une robe de chambre, ou de quelque vêtement flottant du même genre, qu’on aurait pu lui appliquer ces vers de Spencer :


Et même aucune créature
Jamais n’aurait pu découvrir
À ses traits comme à son allure,
Si c’était une femme ou quelqu’homme en peinture.


Cependant je continuerai à lui appliquer le genre masculin ; car, malgré les raisons très ingénieuses, et même les espèces de preuves administrées par ceux qui prétendent que deux femmes de talent se cachent sous le nom de l’auteur de Waverley, je m’en tiens à l’opinion générale et le range parmi les individus du sexe le moins aimable. Il y a dans ses écrits trop de choses,

Quæ maribus sola tribuuntur[7].


pour me permettre de concevoir le moindre doute à cet égard. Je continuerai, en adoptant la forme du dialogue, afin de répéter aussi exactement que possible ce qui se dit entre nous, observant seulement que, dans le cours de la conversation, la familiarité avec laquelle il me parlait fit disparaître insensiblement ma timidité première, et que je finis par discuter avec l’assurance convenable.

« L’Auteur de Waverley. Je désirais vous voir, capitaine Clutterbuck, comme étant la personne de ma famille pour laquelle j’ai le plus d’estime depuis la mort de Jedediah Gleishbotham. Je crains de vous avoir fait quelque tort en vous assignant le Monastère comme une partie de mes effets. J’ai quelque envie de vous dédommager en vous choisissant pour parrain de cet enfant encore à naître (montrant l’épreuve du doigt)… Mais d’abord, parlons du Monastère : qu’en dit-on dans le public ? Vous êtes répandu, et dans le cas de le savoir.

Le Capitaine Clutterbuck. Hé, hé ! la question est délicate… Je n’ai pas reçu de plaintes des éditeurs.

L’Auteur. C’est le point principal ; cependant un mauvais ouvrage est quelquefois conduit en pleine mer par ceux qui ont quitté le port avant lui, et qui avaient le vent en poupe.

Le Capitaine. Il y a une opinion générale… c’est qu’on n’aime pas la Dame Blanche.

L’Auteur. Je regarde moi-même ce caractère comme manqué, mais plutôt dans l’exécution que dans la conception. Si j’avais pu évoquer un esprit follet, en même temps fantasque et intéressant, capricieux et bienveillant, un lutin semblable au feu élémentaire, qu’aucune loi fixe, aucun principe d’action n’aurait enchaîné, fidèle et tendre, et cependant taquin et mobile…

Le Capitaine. Veuillez m’excuser, monsieur, si je vous interromps ; mais il me semble que vous venez de décrire une jolie femme.

L’Auteur. Je crois, sur ma parole, que vous avez raison… Il faut que je donne à mes esprits aériens un peu de sang et de chair humaine. Ils sont trop raffinés pour le goût actuel du public.

Le Capitaine. On dit aussi que votre fée[8] aurait dû avoir un but plus constamment noble… Le plongeon qu’elle fait faire au prêtre n’est pas un amusement bien digne d’une naïade.

L’Auteur. Ah ! il faut accorder quelque chose au caprice de ce qui n’est après tout qu’un lutin d’un ordre un peu élevé. Le bain dans lequel Ariel, la création la plus ingénieuse qu’ait produite l’imagination de Shakspeare, attire notre joyeux ami Trinculo, n’était pas d’ambre ni de rose. Mais personne ne me trouvera obstiné à lutter contre le courant : j’écris pour amuser le public ; il m’est égal qu’on le sache ; et quoique incapable de viser à la popularité par des moyens que je regarderais comme indignes de moi, d’un autre côté, je ne m’obstinerai pas à défendre mes propres erreurs contre l’opinion publique.

Le Capitaine. Vous abandonnez donc dans l’ouvrage actuel (jetant à mon tour un coup d’œil sur la feuille d’épreuve) le genre mystique et tout le système des signes, prodiges et présages ? Il n’y aura ni songes, ni augures, ni présage, même obscur, des événements qui suivront.

L’Auteur. Pas une égratignure de Cock-Lane, mon fils ; pas un seul coup sur le tambour de Tedworth ; pas seulement le misérable bruit que fait derrière la boiserie un faible insecte, présage de mort, nous dit-on. Tout y est clair et à découvert, et un métaphysicien écossais peut en croire jusqu’au dernier mot.

Le Capitaine. Et l’histoire en est, j’espère, naturelle et probable, débutant d’une manière frappante, marchant avec simplicité, et se terminant avec magnificence ? Tel un fleuve célèbre s’élance de quelque grotte obscure et romantique ; puis coulant ensuite sans jamais arrêter ni précipiter son cours, il visite comme par un instinct naturel tout ce qui lui paraît digne d’intérêt dans le pays qu’il traverse ; s’élargissant et devenant plus profond à mesure qu’il avance dans sa marche, il arrive enfin à son terme dans quelque port florissant où des vaisseaux de toute espèce viennent abaisser leurs voiles et leurs vergues.

L’Auteur. Hé, hé ! que diable veut dire cela ?… Comment donc ! il faudrait un Hercule pour inventer une histoire dont la marche rapide et coulante ne se ralentit jamais, devient plus large et plus profonde, et tout ce qui s’ensuit. Je serais enfoncé dans la tombe jusqu’au menton, mon cher, avant d’avoir fini cette tâche : et en même temps toutes les pointes et toutes les belles choses que j’aurais pu inventer pour l’amusement du lecteur me pourriraient dans le ventre comme les proverbes que supprimait Sancho dans la crainte d’encourir le mécontentement de son maître. Il n’y eut jamais de roman écrit sur ce plan depuis que le monde est monde.

Le Capitaine. Pardonnez-moi : Tom Jones.

L’Auteur. C’est vrai, et peut-être encore Amélie. Fielding avait des idées très-élevées sur la dignité d’un art dont il peut être considéré comme le fondateur. Il élève le roman au rang de l’épopée. Smollet, Le Sage et d’autres, s’affranchissant de la sévérité des règles qu’il a posées, ont écrit l’histoire des diverses aventures arrivées à un individu pendant le cours de sa vie, plutôt qu’ils n’ont suivi le plan d’un poème régulier, où chaque pas, par un enchaînement naturel, nous rapproche de la catastrophe finale. Ces grands maîtres se sont contentés d’amuser le lecteur sur la route ; et s’ils amènent la conclusion, c’est que l’histoire doit finir : de même que le voyageur s’arrête à l’auberge parce qu’il est à la fin de sa journée.

Le Capitaine. C’est une manière de voyager très-commode, pour l’auteur du moins. En un mot, monsieur, vous êtes de l’opinion de Bayes. À quoi diable est bon le plan, si ce n’est à amener de jolies choses ?

L’Auteur. Supposons que cela fût vrai, et que j’écrivisse d’une manière spirituelle et piquante quelques scènes sans suite ni liaison, mais qui eussent en elles-mêmes assez d’intérêt pour faire oublier un moment les souffrances du corps, distraire les peines de l’esprit, dérider un front sillonné par les fatigues d’un travail journalier, ou du moins prendre la place des mauvaises pensées, en suggérer peut-être de meilleures, ou même encore inspirer à un oisif le désir d’étudier l’histoire de son pays ; enfin, dont la lecture, sans nuire à l’accomplissement d’aucun devoir sérieux, pût procurer un amusement innocent… L’auteur d’un tel ouvrage, avec quelque peu d’art qu’il fût exécuté, ne pourrait-il pas, pour faire pardonner ses erreurs et ses négligences, se servir de la même excuse que cet esclave qui, sur le point d’être puni pour avoir répandu le faux bruit d’une victoire, s’écria : Ô Athéniens, suis-je donc blâmable de vous avoir procuré un jour heureux ?

Le Capitaine. Auriez-vous la bonté de me permettre de rapporter une anecdote de mon excellente grand’mère ?

L’Auteur. Je ne vois pas trop le rapport qu’elle peut avoir avec ce sujet, capitaine Clutterbuck.

Le Capitaine. Elle vient fort à propos, puisque nous en sommes au plan de Bayes. La très-judicieuse vieille dame, que Dieu veuille avoir son âme ! était fort attachée à l’Église, et ne pouvait souffrir que les mauvaises langues exerçassent leur malignité sur tel ou tel de ses ministres, sans prendre chaudement son parti. Il y avait pourtant une raison qui la déterminait infailliblement à délaisser la cause de son révérend protégé : c’était quand elle apprenait qu’il avait prêché en chaire contre les médisants et les diffamateurs.

L’Auteur. Et qu’est-ce que cela a de commun ?

Le Capitaine. Seulement que j’ai entendu dire à des ingénieurs que l’on risque de découvrir le côté faible à l’ennemi en s’occupant trop ostensiblement de le fortifier.

L’Auteur. Et encore une fois, je vous prie, où en voulez-vous venir ?

Le Capitaine. Eh bien donc, sans plus de métaphore, je crains que cette nouvelle production, dans laquelle votre générosité paraît disposée à m’accorder quelque intérêt, n’ait grand besoin d’indulgence, puisque vous jugez à propos de commencer votre défense avant que l’affaire soit en jugement. Je parierais une pinte de claret que l’intrigue est confuse et sans liaison.

L’Auteur. C’est une pinte de Porto, sans doute, que vous voulez dire ?

Le Capitaine. J ai dit de claret, de bon claret du Monastère… Ah ! monsieur, si vous vouliez seulement suivre les conseils de vos amis, et tâcher de mériter au moins la moitié de la faveur publique qui vous a été accordée, nous pourrions tous boire du Toksay.

L’auteur. Peu m’importe ce que je bois, pourvu que ce soit une boisson saine.

Le Capitaine. Songez à votre réputation, du moins à votre gloire.

L’Auteur. Ma gloire !… je vous ferai la même réponse qu’un de mes amis, avocat du célèbre Jem Mac-Coul, homme plein d’esprit, de talent et d’expérience, fit à la partie adverse qui s’applaudissait de voir son client refuser de répondre à certaines questions, auxquelles, disait-elle, un homme qui avait le moindre égard pour sa réputation ne pouvait hésiter à répliquer. « Mon client, dit-il (et, par parenthèse, Jem était derrière lui dans ce moment, ce qui faisait vraiment un spectacle curieux), mon client a le malheur de ne pas se soucier beaucoup de sa réputation, et j’agirais avec fort peu de sincérité envers la cour si je disais que celle qu’il a mérite qu’il en prenne quelque soin. » Je suis, quoique par des motifs bien différents, dans cet heureux état d’insouciance. Que la gloire accompagne ceux qui ont une forme substantielle, mais une ombre (et un auteur anonyme n’est pas davantage), une ombre ne peut produire aucune ombre.

Le Capitaine. Vous n’êtes peut-être pas aussi anonyme que vous croyez. Ces Lettres au membre du parlement pour l’université d’Oxford…

L’Auteur. Montrent l’esprit, le génie et la délicatesse d’un auteur que je désire de tout mon cœur voir s’occuper de sujets plus importants : elles prouvent d’ailleurs que le soin que j’ai pris de conserver mon caractère d’incognito a engagé un jeune talent dans la discussion d’une question singulière en fait d’évidence ; mais, pour avoir été ingénieusement plaidée, une cause n’est pas, à coup sûr, gagnée. Vous devez vous rappeler que l’habile enchaînement de preuves circonstancielles si adroitement produites pour établir le titre de sir Philip Francis aux Lettres de Junius, parut d’abord irréfragable ; et cependant l’influence de ces raisonnements s’est évanouie, et l’auteur de Junius, dans l’opinion générale, est aussi inconnu que jamais. Mais, sur ce sujet, soit qu’on me flatte ou qu’on me pique, on ne tirera pas de moi un mot de plus. Dire qui je ne suis pas, serait faire un pas pour dire qui je suis : or, comme je n’ambitionne pas plus qu’un certain juge de paix dont parle Shenstone[9], le bruit ou l’effet que de semblables choses font dans le monde, je continuerai de garder le silence sur un sujet qui, dans mon opinion, est très-indigne de l’attention qu’on y a donnée, et qui mérite encore moins d’occuper sérieusement l’esprit ingénieux du jeune auteur des Lettres.

Le Capitaine. Mais en admettant, mon cher monsieur, que vous soyez indifférent à votre réputation personnelle, et à celle de tout autre homme de lettres sur les épaules duquel vos fautes peuvent retomber, permettez-moi de vous faire une question. La seule reconnaissance envers un public qui vous accueillit avec tant de bonté et les critiques qui vous traitèrent avec tant d’indulgence, ne devraient-elles pas vous engager à donner plus de soin à votre ouvrage ?

L’Auteur. Je vous conjure, mon fils, comme l’aurait dit le docteur Johnson, de vous affranchir de l’hypocrisie. Quant aux critiques, ils ont fait leur métier, et moi le mien, suivant ce proverbe de nourrice :


Ce qu’en Hollande les enfants
À fabriquer mettent leur gloire,
Les bambins anglais, plus méchants,
Se font une œuvre méritoire
De le briser par passe-temps.


Je suis leur humble pourvoyeur[10], trop occupé à leur fournir leur pâture pour avoir le temps de regarder s’ils l’avalent ou s’ils la rejettent. Quant au public, je suis à son égard à peu près comme le facteur qui laisse une lettre à la porte d’un individu : si elle contient une bonne nouvelle, si c’est le billet d’une maîtresse, le souvenir d’un fils absent, une remise d’un correspondant qu’on croyait en faillite, la réception en est agréable ; elle est lue et relue, ployée soigneusement, et disposée dans le secrétaire. Si le contenu en est importun, si elle vient d’un créancier ou d’un ennuyeux, le correspondant est maudit, la lettre jetée au feu, et l’on en regrette amèrement le port ; dans l’un ou l’autre cas, on ne s’occupe pas plus du porteur de la dépêche que de la neige de l’hiver d’avant. Toute la bienveillance qui existe entre l’auteur et le public, consiste, de la part de ce dernier, à montrer quelque indulgence aux ouvrages qui suivent ceux qui ont réussi à lui plaire, quand ce ne serait que pour se conformer à la direction déjà prise ; de son côté, l’auteur est naturellement tout disposé à juger favorablement du goût de ceux qui ont si libéralement applaudi ses productions ; mais je nie qu’il y ait de part ou d’autre aucun sujet de reconnaissance proprement dite.

Le Capitaine. Alors, par respect pour vous-même, vous devriez être plus prudent.

L’Auteur. Oui, si la prudence pouvait augmenter ma chance de succès. Mais, pour vous avouer la vérité, les ouvrages et les morceaux dans lesquels j’ai le mieux réussi sont ceux qui ont été écrits avec le plus de rapidité, et quand je les ai entendu mettre en opposition avec d’autres, loués comme étant plus travaillés, j’aurais pu en appeler à ma plume et à mon écritoire. D’ailleurs, je doute que trop de délai puisse avoir un effet favorable pour l’auteur et pour le public. Il faut frapper le fer quand il est chaud, et mettre à la voile quand le vent est bon. Dès qu’un auteur heureux n’occupe plus la scène, un autre s’en empare aussitôt. Un écrivain qui attendra dix ans avant de produire un second ouvrage, se trouvera remplacé par d’autres, ou bien si le siècle est assez pauvre de génies pour que cela n’arrive pas, sa réputation même deviendra son plus grand écueil. Le public espérera un livre dix fois meilleur que les précédents ; l’auteur, de son côté, comptera sur dix fois plus de succès, et il y a cent à parier contre dix que l’un et l’autre seront trompés dans leur attente.

Le Capitaine. Ceci peut justifier un certain degré de rapidité dans la publication, mais non pas celle qu’on dit n’avancer à rien. Il faut respecter le proverbe Festina lente[11], et au moins prendre le temps d’arranger votre histoire.

L’Auteur. C’est là le point embarrassant pour moi, mon fils. Croyez-moi, je n’ai pas été assez sot pour négliger les précautions ordinaires. J’ai, à plusieurs reprises, refait le plan de mon ouvrage ; je l’ai divisé en volumes et en chapitres, et j’ai essayé de construire une fable qui procédât d’une manière graduelle et marquée, tînt le lecteur en suspens et piquât sa curiosité, et qui enfin se terminât par une catastrophe éclatante. Mais je crois qu’un démon vient se mettre à cheval sur ma plume quand je commence à écrire, et s’occupe tout exprès de l’écarter de son but. Les caractères se développent sous sa main, les incidents se multiplient, l’histoire languit à mesure que les matériaux augmentent. Mon édifice régulier devient une construction gothique de tous les genres, et l’ouvrage est fini que je suis encore loin d’atteindre le but que je m’étais proposé.

Le Capitaine. De la résolution et une ferme persévérance pourraient remédier à cela.

L’Auteur. Hélas ! mon cher monsieur, vous ne connaissez pas la force de l’affection paternelle. Quand je tombe sur un caractère tel que celui du bailli Jarvie ou de Dalgetty, mon imagination s’échauffe, et mes idées s’éclaircissent à chaque pas que je fais dans leur compagnie, quoiqu’ils me fassent faire plus d’un mille hors de la grande route, et me forcent de sauter par-dessus les haies et les fossés pour y rentrer. Si je résiste à cette tentation, comme vous me le conseillez, mes pensées deviennent languissantes, plates et insipides. J’écris péniblement pour moi-même et avec le sentiment de ma faiblesse, ce qui me rend plus faible encore. Le coloris brillant que mon imagination avait donné aux incidents disparaît, et tout devient froid et sombre. Je ne suis plus le même auteur. Le chien condamné à tourner dans une roue pendant des heures entières ne ressemble guère à ce même chien tournant gaiement après sa queue, et bondissant, folâtrant en toute liberté. Bref, monsieur, dans de telles occasions, il me semble que je suis ensorcelé.

Le Capitaine. Ma foi, monsieur, si vous parlez de sortilège, il n’y a plus rien à dire. On ne peut pas aller contre le diable. Et Voilà, je suppose, pourquoi vous ne vous essayez pas dans le genre dramatique, comme on vous y a si souvent engagé.

L’Auteur. Une très-bonne raison pour ne pas écrire pour le théâtre, c’est que je ne sais pas former une intrigue. D’ailleurs, l’idée qu’ont adoptée des juges trop indulgents relativement à mes dispositions en ce genre, est fondée sur des fragments de vieilles comédies provenant d’une source inaccessible aux compilateurs, et que l’on a crus un peu légèrement être le fruit de mon imagination. Or, la manière dont ces fragments sont venus en ma possession est si extraordinaire, que je ne puis m’empêcher de vous la raconter.

Il faut que vous sachiez qu’il y a une vingtaine d’années j’allais visiter dans le comté de Worcester un ancien ami, avec lequel j’avais servi autrefois dans les dragons.

Le Capitaine. Ainsi vous avez servi, monsieur ?

L’Auteur. Que j’aie servi ou non, cela revient au même. Le titre de capitaine est souvent utile en voyage… Je trouvai, contre mon attente, la maison de mon ami remplie d’une foule d’hôtes, et, comme d’usage, je fus condamné (car l’habitation était un vieux château) à coucher dans la chambre aux revenants. J’ai, comme l’a dit un célèbre contemporain, vu trop de fantômes peur y croire ; je m’arrangeai donc fort tranquillement pour dormir, bercé par le murmure du vent qui agitait les feuilles des tilleuls : ces arbres interceptaient partiellement les rayons de la lune qui frappaient sur le plancher à travers les vitres de la croisée. Tout à coup une ombre plus épaisse vint s’interposer entre la lune et moi, et j’aperçus distinctement dans la chambre…

Le Capitaine. La Dame Blanche d’Avenel, sans doute ? Vous nous avez déjà raconté cette histoire.

L’Auteur. Non, j’aperçus une figure de femme avec une cornette, un tablier à bavette, des manches retroussées jusqu’au coude, tenant d’une main une poivrière, de l’autre une cuiller à pot. Je conclus naturellement que c’était la cuisinière de mon ami, qui était somnambule ; et comme je savais qu’il faisait cas de Sally, qui est une fille sans pareille dans le pays pour retourner une crêpe, je me levai pour la guider jusqu’à la porte, afin qu’il ne lui arrivât pas d’accident ; mais, comme je m’approchais d’elle, elle s’écria : « Arrêtez, monsieur, je ne suis pas ce que vous croyez, » paroles qui venaient si à propos dans cette circonstance que je n’y aurais pas fait grande attention sans le son de voix sépulcral dont elles furent prononcées ; « sachez donc, » ajouta-t-elle de la même voix creuse et surnaturelle, « que je suis le spectre de Betty Barns… qui se pendit par amour pour le cocher d’une diligence. » Voilà, pensai-je en moi-même, une belle œuvre ! « Oui, continua-t-elle, je suis le spectre de cette malheureuse Élisabeth ou Betty Barns, long-temps cuisinière de M. Warburton, ce laborieux compilateur, mais, hélas ! conservateur trop négligent de la plus volumineuse collection de pièces de théâtre connues : il en possédait un grand nombre dont il ne reste plus que les titres pour égayer les préfaces des éditions Variorum de Shakspeare. Oui, étranger, ce furent ces mains fatales qui condamnèrent à la graisse et au feu des quantités de petits in-quarto, qui, s’ils existaient encore, feraient perdre la raison au club entier de Roxburgh[12]. Voici les malheureux doigts qui flambèrent de grasses volailles et essuyèrent de sales tranchoirs avec les ouvrages perdus des Beaumont et Fletcher, des Massinger, Johnson, Webster… que dirai-je ? de Shakspeare lui-même ! » Comme tout amateur des antiquités du théâtre, l’ardente curiosité qu’avait excitée en moi quelque pièce mentionnée dans le livre de l’ordonnateur des jeux et fêtes de la cour, avait souvent été trompée, en apprenant que l’objet de mes recherches était du nombre des victimes offertes en holocauste par cette malheureuse prêtresse au dieu de la bonne chère ; il n’est donc pas étonnant que, comme l’ermite de Parnell,


Je me sois affranchi des liens de la crainte,
Pour dire : « Misérable ! infâme ! » À ce propos,
Betty brandit sa poêle, et répond en ces mots :


« Prenez garde que votre fureur intempestive ne vous fasse perdre l’occasion d’indemniser le monde des pertes dont mon ignorance fut la cause. Dans ce trou à charbon dont on ne s’est pas servi depuis des années, est enfoui le petit nombre des fragments gras et noircis d’anciens drames qui ont échappé à une ruine totale… » Eh bien, pourquoi ouvrir de grands yeux, capitaine… sur mon âme, c’est vrai : comme dit le major Longbow, à quoi me servirait-il de dire un mensonge ?

Le Capitaine. Un mensonge, monsieur ! Dieu me préserve d’appliquer ce mot à un personnage si vénérable. Seulement, je vois que vous êtes en train de vous amuser un peu ce matin, et voilà tout. Ne feriez-vous pas mieux de garder cette légende pour servir d’introduction à trois anciens drames retrouvés, ou quelque chose de semblable ?

L’Auteur. Vous avez raison, l’habitude est une chose étrange, mon fils. J’oubliais à qui je parlais. Oui, des drames pour le cabinet et non pour le théâtre.

Le Capitaine. Justement, et de cette manière vous êtes sûr qu’on vous jouera, car les directeurs de théâtre, tandis que des milliers de volontaires s’empressent à les servir, ont une singulière partialité pour prendre les gens de force.

L’Auteur. J’en suis un témoin vivant, car de même qu’un second Labérius, on a fait de moi un poète dramatique bon gré mal gré. Je crois qu’on trouverait moyen de me mettre en scène, même si j’écrivais un sermon[13].

Le Capitaine. Ma foi, si cela vous arrivait, je craindrais que certaines gens n’en fissent une farce ; c’est pourquoi, si vous avez l’intention de changer de genre, je vous conseillerais un volume de drames à la manière de lord Byron.

L’Auteur. Non, non, Sa Seigneurie est d’un degré au-dessus de moi, et je ne veux pas m’exposer, si je puis, à rompre une lance avec elle. Mais voilà mon ami Allan qui vient de composer une pièce telle que j’aurais pu en faire une moi-même dans un jour de verve et avec une des plumes brevetées de Bramah, première qualité… Je ne puis jamais rien faire de bon, sans tous les accessoires nécessaires.

Le Capitaine. Voulez-vous parler d’Allan Ramsay ?

L’Auteur. Non, ni d’Allan Barbara non plus, mais d’Allan Cunningham qui vient de publier sa tragédie de Marmaduke-Maxwell, où l’on trouve des réjouissances mêlées à des assassinats, des scènes d’amour et de massacre, et des passages qui n’aboutissent à rien, mais qui n’en sont pas moins fort jolis. Il n’y a pas dans l’intrigue une ombre de probabilité, mais il y a des morceaux si pleins de feu, et partout une verve si poétique, que je voudrais de tout mon cœur pouvoir en répandre autant dans les fragments de la cuisinière, si j’étais jamais tenté de les publier. Dans une édition convenable, tout le monde lirait et admirerait les beautés d’Allan ; comme il est imprimé, on ne remarquera peut-être que ses défauts, ou ce qui est pis, on ne le remarquera peut-être pas du tout. Mais, consolez-vous, brave Allan, vous n’en faites pas moins honneur à la Calédonie… Il y a aussi des effusions lyriques que vous ferez bien de lire, capitaine. C’est chez nous, c’est chez nous[14], est un morceau digne de Burns.

Le Capitaine. Je suivrai votre avis. Le club de Kennaquhair est devenu difficile depuis que Catalani a visité l’abbaye. La froide pauvreté[15] a été pauvrement et froidement reçue, et l’on n’a fait que tousser pendant les Bords de la jolie Doon, dont on n’a pas écouté un mot. Tempora mutantur[16].

L’Auteur. Ils ne peuvent pas rester toujours les mêmes, il faut bien qu’ils changent avec nous. N’importe, après tout,


Un homme en est-il moins un homme ?


Mais l’heure de nous séparer approche.

Le Capitaine. Vous êtes donc déterminé à poursuivre votre système ordinaire ? N’avez-vous pas réfléchi qu’on pourrait attribuer à quelque motif peu honorable cette succession rapide de publications ? On dira que vous ne travaillez que par amour du gain.

L’Auteur. Supposons que la perspective des avantages considérables qu’on peut retirer du succès littéraire se joignît à d’autres motifs pour m’engager à paraître plus fréquemment devant le public… cet émolument est la taxe volontaire que le public paie pour un certain genre d’amusement littéraire ; elle n’est exigée de personne, et ceux qui veulent bien se l’imposer sont probablement en état de le faire : ils y trouvent sans doute une satisfaction proportionnée à leur dépense. Si ces volumes ont mis en circulation une somme immense, en ai-je profité tout seul, et ne puis-je pas dire à cent individus depuis l’honnête Duncan, manufacturier de papier, jusqu’aux plus humbles apprentis d’imprimerie[17] : N’en avez-vous pas reçu votre part ? n’avez-vous pas reçu vos quinze sous ? Je pense, je l’avoue, que notre moderne Athènes m’a beaucoup d’obligations d’avoir établi dans son sein une si vaste manufacture ; et quand la mode viendra de se faire nommer au parlement par le suffrage populaire, fort du crédit de tous les ouvriers barbouilleurs qui travaillent à la littérature, mon intention est d’y postuler un siège.

Le capitaine. Voilà le véritable langage d’un fabricant de calicot.

L’Auteur. Encore du charlatanisme, mon cher fils… Il y a aussi de la chaux dans ce vin-là… tout n’est que falsification dans ce monde ! Je le soutiens en dépit d’Adam Smith et de ses partisans, un auteur à succès est comme le laboureur auquel on doit le produit de la terre ; ses ouvrages constituent une partie aussi effective de la richesse publique que les marchandises de toute autre manufacture. Si une nouvelle denrée, ayant une valeur intrinsèque et commerciale, est le résultat de l’opération, pourquoi les ballots de livres d’un auteur seraient-ils regardés comme une partie moins avantageuse de la fortune publique que les marchandises de tout autre manufacturier ? Je parle par égard à la circulation de l’argent qui se répand dans le public, et au degré d’industrie qu’un ouvrage, même aussi frivole que celui-ci, doit exciter et récompenser même avant que les volumes aient quitté le magasin de l’éditeur. Quant à mes émoluments, ils sont le prix de mon travail, et je ne me crois responsable au ciel que de la manière dont je les emploie ; les gens de bien penseront peut-être que la somme n’est pas employée tout entière au profit de l’égoïsme, et, sans que celui qui les dépense prétende s’en faire un grand mérite, qu’une portion dirigée par le ciel peut aller remplir la poche du pauvre.

Le Capitaine. Cependant on regarde généralement comme vil d’écrire par un pur motif d’intérêt.

L’Auteur. Ce serait une chose vile que de le faire exclusivement dans ce but, ou même d’en faire le principal motif d’un travail littéraire… Je dirai plus, je ne crois pas qu’un ouvrage d’imagination uniquement entrepris dans la vue d’en tirer une certaine somme, ait jamais eu ou puisse jamais avoir du succès. De même l’avocat qui plaide, le soldat qui combat, le médecin qui fait ses ordonnances, et le ministre qui prêche, si toutefois il en existe un pareil, sans aucun zèle pour sa profession, sans aucun sentiment de leur dignité, et purement à cause des honoraires, paie ou salaire quelconque, ceux-là s’abaissent au rang d’artisans mercenaires. C’est pourquoi, à l’égard des deux facultés savantes au moins, leurs services sont regardés comme au-dessus de toute valeur, et sont reconnus, non par une appréciation exacte, mais par un honorarium ou reconnaissance volontaire. Mais si un client ou si un malade essaie d’oublier cette petite cérémonie de l’honorarium, qui est censée une chose dont on ne s’occupe pas, qu’il fasse alors attention à la manière dont le savant docteur le traitera. Il en est donc de même, hypocrisie à part, à l’égard des émoluments littéraires. Aucun homme sensé, quelque soit son rang, n’est honteux, ou ne doit rougir d’accepter un juste dédommagement de son temps et une portion raisonnable du capital qui doit son existence même à ses travaux. Quand Pierre-le-Grand travaillait aux retranchements, il recevait la paie d’un simple soldat : et les seigneurs, les hommes d’État, et les théologiens les plus distingués de leur temps, n’ont pas dédaigné de régler leur compte avec leur libraire.

Le Capitaine. (Il chante.)

Oh ! si c’était chose vulgaire,
Les grands seigneurs l’éviteraient ;
Et si c’était péché sur terre,
Les prêtres s’y refuseraient.


L’Auteur. Vous parlez comme il faut. Mais il n’y a pas d’homme d’honneur, de génie ou de mérite, qui voulût faire de l’amour du gain le principal, encore moins l’unique but de ses travaux. Quant à moi, je ne suis pas fâché que ce jeu me soit favorable ; tant que je plairai au public, il est probable que je le continuerai, plutôt pour le plaisir de jouer qu’autrement ; car j’ai éprouvé aussi fortement qu’aucun autre cette passion pour la composition, le plus puissant peut-être de tous les instincts, qui pousse l’auteur à son secrétaire et le peintre à son chevalet, souvent sans aucune chance de gloire, sans perspective de récompense. Peut-être en ai-je trop dit là-dessus. J’aurais pu sans doute, avec autant de sincérité que la plupart des gens, me justifier de l’accusation d’avoir des penchants avides ou mercenaires : mais je ne suis pas assez hypocrite pour nier les motifs ordinaires d’après lesquels je vois le monde entier autour de moi travailler sans cesse et sacrifier le repos, le bonheur, la santé et la vie. Je n’affecte pas le désintéressement de cette ingénieuse association de gentilshommes dont parle Goldsmith, qui vendaient leur journal six sous pièce, seulement pour leur plaisir.

Le Capitaine. Je n’ai plus qu’un mot à ajouter. On dit dans le monde que vous vous épuiserez…

L’Auteur. Le monde a raison. Mais qu’en arrivera-t-il ? Quand il ne dansera plus je briserai mes chalumeaux. La férule du public ne manquera pas de me faire sentir que je ne suis plus bon à rien ; et je ne manquerai pas de coups dans la main pour me faire revenir de l’apoplexie.

Le Capitaine. Et que deviendrons-nous, nous autres, membres de votre pauvre famille ?… Nous tomberons dans l’oubli et le mépris.

L’Auteur. Tel qu’un pauvre diable déjà accablé du nombre de ses enfants, je ne puis m’empêcher de l’augmenter encore : « C’est ma vocation, Hal ! » Ceux de vous qui méritent l’oubli, peut-être tous, y seront consignés. Quoi qu’il en soit, vous avez été lus dans votre temps, ce qui est plus qu’on en peut dire de vos contemporains, moins heureux quoique plus méritants. On ne peut nier que vous n’ayez eu du succès. Quant à moi, je mériterai toujours du moins le tribut involontaire que Johnson rendit à Churchill ? lorsqu’il compara son génie à un arbre qui ne portait que des fruits sauvages, mais qui étant productif en rapportait à foison. N’importe comment, c’est toujours quelque chose d’avoir occupé l’attention du public pendant sept ans. Si je n’avais écrit que Waverley, je serais maintenant, suivant la phrase d’usage : « l’ingénieux auteur d’un roman fort à la mode dans le temps. » Je crois, sur mon âme, que la réputation de Waverley s’est, en grande partie soutenue par les éloges des critiques disposés à préférer cet ouvrage à ceux qui l’ont suivi.

Le Capitaine. Vous consentiriez donc à acheter votre présente popularité aux dépens de votre gloire future ?

L’Auteur. Meliora spero[18]. Horace lui-même ne se flattait pas que tous ses ouvrages dussent passer à la postérité. Je puis espérer revivre dans quelqu’un des miens ; non omnis moriar[19]. C’est une consolation de penser que, dans tous les pays, les meilleurs auteurs ont été les plus volumineux, et il est souvent arrivé que ceux qui ont été le mieux reçus de leur temps ont aussi continué d’être bien vus de la postérité. Je ne pense pas assez mal de la génération présente pour supposer que sa faveur actuelle doive faire soupçonner la condamnation de celle qui la suivra.

Le Capitaine. Si tout le monde agissait d’après ces principes, le public serait inondé.

L’Auteur. Encore une fois, mon cher fils, gardez-vous de l’hypocrisie ; vous parlez comme si le public était obligé de lire des livres parce qu’ils sont imprimés. Vos amis les libraires vous auraient beaucoup d’obligations si vous réussissiez à faire prévaloir cette opinion. Le plus grand malheur qui puisse résulter des inondations dont vous parlez, c’est qu’elles font renchérir les chiffons. La multiplicité des publications ne fait aucun mal à notre siècle, et peut être fort utile à celui qui lui succédera.

Le Capitaine. Je ne vois pas trop comment.

L’Auteur. Du temps d’Élisabeth et de Marie, on se plaignait aussi hautement qu’on le fait aujourd’hui de la fécondité alarmante de la presse, cependant, regardez le rivage qui a été couvert de l’inondation de ce siècle, il ressemble maintenant à celui de la Reine des Fées[20],


Dont le sable est parsemé d’or,
De perles et de pierreries.


Croyez-moi, même dans les ouvrages les moins soignés de notre siècle, nos enfants découvriront peut-être des trésors.

Le Capitaine. Il y a des livres qui défient le pouvoir de l’alchimie, et qu’on aura beau passer au creuset…

L’Auteur. Il n’y en a certes qu’un petit nombre, puisque les écrivains dépourvus de tout talent, à moins qu’ils ne veuillent publier leurs ouvrages à leurs frais, comme sir Richard Black-more, sont entravés dans le désir qu’ils auraient d’importuner le public par la difficulté de trouver un libraire.

Le Capitaine. Vous êtes incorrigible. N’y a-t-il pas de bornes à votre audace ?

L’Auteur. Il y a les limites sacrées et éternelles de l’honneur et de la vertu. Ma marche est comme celle de Britmarto[21] dans la Chambre enchantée,


Qui, regardant tout autour d’elle,
Sur la porte aperçut écrit
Ce mot Osez ! ce qui la mit
En perplexité bien nouvelle ;
Mais au bout de l’appartement
Une autre porte en ce moment
Vint s’offrir à la demoiselle
Qui put lire cet autre mot :
N’osez pas trop !


Le Capitaine. Fort bien : alors il faut vous préparer aux dangers qui peuvent résulter d’une conduite dirigée par de tels principes.

L’Auteur. Et vous, agissez d’après les vôtres, et ne restez pas là à muser jusqu’à ce que l’heure du dîner soit passée. J’ajouterai cet ouvrage à votre patrimoine, valeat quantum[22]. »

Ici se termina notre dialogue ; car un petit Apollon de la Canongate, au visage barbouillé, vint demander la feuille d’épreuve de la part de M. Corkindale, et j’entendis M. C. réprimander M. F. dans une autre partie du même labyrinthe, d’avoir laissé pénétrer un profane aussi avant dans le penetralia de leur temple.

Je vous laisse le soin de vous faire une opinion sur le but de ce dialogue, et je ne puis m’empêcher de croire que je préviendrai le désir de notre père commun en plaçant cette lettre en tête de l’ouvrage qu’elle concerne.

Je suis, mon révérend et cher monsieur, avec des sentiments d’affection sincère,

Votre, etc.

Clutbert Clutterbuck
Kennaquhair, 1er avril 1822.

LES AVENTURES
DE NIGEL.



CHAPITRE PREMIER.

LONDRES SOUS LE ROI JACQUES.


Anglais et Écossais sont maintenant d’accord, et Saunders[23] s’empresse de traverser la Tweed, où tel est le luxe qui l’attend, que sa mère le reconnaîtrait à peine. Contemplez sa métamorphose : sa grosse ratine de Glascow est changée en riche brocard ; son épée à poignée de fer a fait place à l’élégante rapière dorée et ciselée ; son bonnet même est remplacé par le fin castor : vit-on jamais un galant de meilleur air ?
La Réformation.


Les longues hostilités qui pendant plusieurs siècles divisèrent les parties méridionales et septentrionales des îles Britanniques venaient d’être heureusement terminées par l’avénement du pacifique Jacques Ier au trône d’Angleterre. Mais quoique la couronne d’Angleterre fût jointe à celle d’Écosse sur la tête de ce même roi, il fallut un grand laps de temps et plus d’une génération pour détruire les préjugés nationaux invétérés qui ont si long-temps existé entre les royaumes-unis, et pour amener les sujets de l’un et de l’autre côté de la Tweed à se regarder mutuellement comme des amis et des frères.

Ces préjugés étaient naturellement dans toute leur force sous le règne du roi Jacques. Les sujets anglais l’accusaient de partialité envers ceux de son ancien royaume, tandis que les Écossais, au contraire, avec une égale injustice, lui reprochaient d’avoir oublié son pays natal, et de négliger les anciens amis à la fidélité desquels il avait été si redevable.

Le caractère du roi, pacifique jusqu’à la timidité, le portait perpétuellement à s’interposer comme médiateur parmi les factions des mécontents dont les querelles troublaient la cour. Mais, malgré toutes ses précautions, les historiens ont rapporté plusieurs circonstances où la haine mutuelle de ces deux nations, qui, après avoir été ennemies pendant mille ans, venaient d’être si récemment unies, éclata avec une fureur qui menaçait d’un embrasement général. Cette haine se communiquait des premières jusqu’aux dernières classes de la société. Et en même temps qu’elle occasionnait des débats dans le conseil et dans le parlement, des factions à la cour, et des duels parmi la noblesse, elle produisait dans la même proportion des désordres et des querelles dans les rangs inférieurs du peuple.

À l’époque où ces inimitiés avaient le plus de violence, un mécanicien ingénieux, mais fantasque et entêté dans ses opinions, consacrait, dans la ville de Londres, sa vie à l’étude des sciences abstraites : il se nommait David Ramsay ; et soit que ce fût son grand talent dans sa profession, comme les courtisans le prétendaient, ou comme le murmuraient tout bas ses voisins, l’avantage d’avoir pris naissance dans la bonne ville de Dalkeith, près d’Édimbourg, qui lui eût servi de recommandation, le fait est qu’il avait obtenu dans la maison du roi Jacques la charge de fabricant de montres et d’horloges de Sa Majesté. Il ne dédaignait cependant pas de conserver une boutique dans Temple-Bar, à quelques toises de l’église de Saint-Dunstan.

La boutique d’un marchand de Londres, comme on peut le supposer, était alors bien différente de celles que nous voyons maintenant dans les mêmes rues. Les marchandises était exposées en vente dans des montres et n’étaient préservées des injures du temps que par une couverture en canevas : tout cela ressemblait beaucoup plus aux étalages et aux baraques qui sont élevées pour la commodité temporaire des marchands forains qu’à l’établissement d’un respectable citoyen. Mais plusieurs des plus riches boutiquiers, et David Ramsay était du nombre, avaient attenant à leur échoppe un petit appartement qui s’ouvrait par derrière, et était à la boutique extérieure à peu près ce que la caverne de Robinson Crusoé était pour la tente qu’il avait construite devant. Maître Ramsay avait coutume de se retirer dans cette seconde place pour s’y livrer aux calculs abstraits de son art, car il visait aux perfectionnements et aux découvertes, et quelquefois il poussait ses recherches, comme Napier et d’autres mathématiciens de ce temps, jusque dans les sciences abstraites.

Quand il se livrait à ces occupations, il laissait les postes extérieurs de son établissement commercial à ses deux apprentis, jeunes gens robustes et doués d’une bonne poitrine, qui passaient la journée à crier : « Que demandez-vous ? que demandez-vous ? » accompagnant ces mots de la nomenclature de tous les articles dont ils tenaient un assortiment. Cet appel direct et personnel aux passants n’est plus maintenant en usage que dans la rue Montmouth (s’il existe même encore dans ce refuge des marchands de vieux habits, parmi les enfants de la race errante d’Israël) ; mais dans le temps dont nous parlons, c’était une coutume commune aux juifs et aux gentils, et qui remplaçait le charlatanisme des annonces de nos journaux : le but de tous ces moyens est d’attirer l’attention du public en général, et des amis en particulier, sur l’incomparable excellence des marchandises exposées en vente, à un prix si modique que les marchands semblent plutôt avoir en vue le service du public que leur avantage particulier. Ceux qui proclamaient verbalement l’excellence de leurs marchandises avaient un avantage sur ceux qui maintenant se servent des feuilles d’annonce, c’est qu’ils pouvaient, dans différentes circonstances, adapter adroitement leurs paroles à l’extérieur particulier et au goût des passants.

Ce dernier perfectionnement était aussi d’usage dans la rue Montmouth, comme nous le rappelons encore, et on nous a souvent fait apercevoir à nous-même ce qui pouvait manquer à notre costume, en nous exhortant à nous faire habiller plus convenablement ; mais ceci est une digression.

Ce mode d’invitation directe et personnelle aux chalands devenait cependant une tentation dangereuse pour les jeunes étourdis chargés d’attirer les pratiques en l’absence de la personne intéressée à la vente. Se fiant à leur nombre et à leur esprit de corps, les apprentis et commis-marchands de Londres se permettaient souvent des libertés avec les passants, et exerçaient leur esprit aux dépens de ceux qu’ils n’avaient aucun espoir de convertir en acheteurs par leur éloquence. Si ces sarcasmes leur attiraient quelques violentes représailles, tous les autres garçons de boutique étaient prêts à venir au secours de leurs confrères, comme le dit une vieille chanson que le docteur Johnson avait coutume de fredonner :


Et de Londres, grands et petits,
Se levaient tous les apprentis.


Des combats acharnés s’engageaient souvent à ces occasions, surtout quand les étudiants en droit[24] ou autres jeunes gens appartenant à l’aristocratie étaient insultés ou croyaient l’être. Alors les épées nues se croisaient souvent avec les bâtons des citoyens, et il restait presque toujours quelque victime sur la place de l’un et l’autre côté. Dans ce temps la police, toujours lente et insuffisante, n’avait pas d’autres ressources que celle de l’alderman du quartier, qu’appelait les maîtres boutiquiers et mettait fin à la dispute par la force du nombre, comme on voit les Capulet et les Montagu séparés sur le théâtre[25].

Dans le temps où cet usage était celui des plus respectables aussi bien que des moins considérables boutiquiers de Londres, David Ramsay, le soir même où commence cette histoire sur laquelle nous appelons l’attention du lecteur, s’était retiré, pour se livrer à ses travaux abstraits, à ses études de prédilection : il avait laissé la direction de la partie extérieure de sa boutique ou échoppe à ses susdits apprentis, savoir, Jenkin Vincent et Frank Tunstall, garçons rusés, actifs, robustes et remarquables par la force de leurs poumons. Vincent avait été élevé à l’excellent collège de l’hôpital de Christ-Curch, il n’avait donc jamais quitté Londres où il était né, et possédait toute la vivacité, l’adresse et l’audace qui caractérisent la jeunesse d’une grande ville. Il était alors âgé d’une vingtaine d’années, d’une forte constitution, mais remarquablement bien fait : célèbre par ses exploits des jours de fêtes au jeu de balle et aux autres exercices gymnastiques, il était presque sans rivaux pour le maniement de l’épée, quoiqu’il ne se fût servi jusque-là que du bâton. Il connaissait toutes les petites rues, les allées sombres, les impasses solitaires du quartier, mieux que son catéchisme. Il s’occupait aussi activement des affaires de son maître que de ses propres espiègleries et fredaines, et savait si bien arranger les choses, que l’honneur qu’il se faisait dans le premier cas le tirait d’affaire, ou du moins lui servait d’excuse dans le second, quand le besoin de s’amuser l’entraînait dans certaines incartades, qui, nous devons pourtant le dire, n’avaient eu jusque-là rien de déshonorant pour lui.

Il se laissait aller quelquefois à des écarts que David Ramsay son maître, quand il les découvrait, cherchait à réprimer, s’efforçant de lui faire tenir une conduite plus régulière : sur d’autres, au contraire, le maître fermait les yeux, leur attribuant le même effet qu’à l’échappement d’une montre qui absorbe une surabondante quantité de l’impulsion mécanique.

La physionomie de Jin Vin (c’était le nom qu’on lui donnait familièrement) répondait au portrait qu’on a fait de son caractère. Sa tête, sur laquelle son bonnet plat d’apprenti était généralement posé de côté, était entièrement couverte de cheveux épais et d’un noir de corbeau, qui, naturellement frisés, seraient devenus très-longs, si l’humble coutume de son état et la stricte recommandation de son maître ne l’eussent forcé à les couper très-courts : ce n’était point toutefois sans répugnance, car il regardait avec envie les boucles flottantes que les courtisans et les étudiants en droit, qui appartenaient à l’aristocratie, commençaient à se permettre comme une marque distinctive de supériorité et de noblesse. Les yeux de Vincent étaient un peu enfoncés dans sa tête, d’un noir très-vif, pleins de feu, de malice et d’intelligence, et avaient une expression railleuse, même quand il prononçait les paroles consacrées à son commerce, comme s’il ridiculisait ceux qui étaient disposés à donner quelque attention à ses lieux communs. Il avait cependant assez d’adresse pour y mêler quelques petits traits de son invention, qui donnaient une tournure bouffonne même au langage routinier de la boutique ; et la promptitude de ses manières, son empressement et son désir d’obliger, son intelligence et la politesse qu’il savait montrer là où il croyait la politesse nécessaire : toutes ces qualités avaient fait de lui le favori des pratiques de son maître.

Ses traits étaient loin d’être réguliers, car son nez était aplati, sa bouche des plus grandes, et son teint tirait un peu plus sur le brun qu’on ne le jugeait alors compatible avec la beauté, même dans un homme. Mais aussi, quoiqu’il eût toujours respiré l’air d’une ville entourée de murailles, ses joues avaient le mâle incarnat de la force et de la santé ; son nez retroussé donnait un air d’esprit et d’espièglerie à tout ce qu’il disait, et secondait bien l’expression maligne de ses yeux : sa bouche enfin, quoique grande, était garnie de lèvres bien formées et bien colorées, qui, lorsqu’il riait, découvraient une rangée de dents fortes et régulières, et blanches comme de l’ivoire. Tel était le moins jeune des apprentis de David Ramsay, fabricant de montres et d’horloges de Sa Majesté Jacques Ier.

Le compagnon de Jenkin était le dernier des deux apprentis, bien qu’il pût être son aîné de deux ans. Il avait d’ailleurs un caractère plus tranquille et plus modéré. Francis Tunstall était issu d’une ancienne et orgueilleuse famille qui réclamait le titre de « Sans tache, » parce que, au milieu des chances diverses dés guerres longues et sanglantes des Deux-Roses, elle avait suivi avec une inébranlable fidélité la maison de Lancaster ; le moindre rejeton de cet arbre attachait de l’importance à la racine d’où il était sorti, et on supposait que Tunstall nourrissait en secret une portion de cet orgueil de famille, qui avait arraché des larmes à sa mère, devenue veuve et indigente, quand elle se vit obligée de lui donner un genre de vie qui dérogeait, comme le lui suggéraient du moins ses préjugés, au rang de ses ancêtres.

Malgré ces idées aristocratiques, le maître trouvait ce jeune homme plus docile, plus régulier et plus strictement attentif à son devoir que son actif et alerte camarade. Tunstall plaisait aussi à l’horloger par l’attention particulière qu’il semblait disposé à prêter aux principes abstraits de la mécanique, dont les limites étaient agrandies chaque jour par les progrès des sciences mathématiques. À la vérité, Vincent laissait son compagnon bien loin derrière lui dans tout ce qui avait rapport à la mise en pratique, à l’adresse manuelle nécessaire à l’exécution, et le surpassait doublement dans toutes les affaires qui concernaient le métier. Cependant, David Ramsay avait coutume de dire que si Vincent savait mieux faire une chose, Tunstall connaissait mieux les principes d’après lesquels elle se faisait, et il disait souvent à ce dernier qu’il était trop instruit dans la théorie pour devoir jamais se contenter d’une exécution médiocre. Tunstall était réservé et studieux, et quoique parfaitement civil et obligeant, il ne paraissait jamais se croire à sa place quand il vaquait aux devoirs de la boutique. Il était grand et bien fait, avait les cheveux blonds et les membres bien formée les traits réguliers, les yeux bleus, bien fendus, un nez droit d’une forme grecque, et une physionomie qui exprimait à la fois la douceur et l’intelligence, mais où régnait une gravité au-dessus de son âge, et qui allait presque jusqu’à la mélancolie. Il vivait fort d’accord avec son compagnon, et s’empressait de le soutenir quand celui-ci était engagé dans quelques-unes des querelles qui, comme nous l’avons déjà dit, troublaient fréquemment la ville de Londres en ce temps-là. Mais quoique Tunstall s’entendît à manier le bâton, qui était l’arme des comtés du nord, avec un très-grand degré de perfection, et quoiqu’il fût naturellement fort et actif, son intervention en de telles circonstances semblait toujours une chose de nécessité ; et comme il ne se joignait jamais volontairement ni aux querelles, ni aux jeux, il était beaucoup moins considéré par la jeunesse du quartier que son ardent et actif ami Jin Vin. C’était au point même que sans le crédit de son camarade et son intercession, Tunstall aurait couru la chance d’être exclu de la société des jeunes gens de sa classe, qui l’appelaient par dérision le Cavaliero Cuddy et le gentil Tunstall. D’un autre côté, le jeune homme lui-même, privé de l’air salubre dans lequel il avait été élevé, et de l’exercice auquel il était accoutumé quand il habitait son toit natal, perdait peu à peu la fraîcheur de son teint sans manifester précisément aucun symptôme d’un mal quelconque ; il devenait pâle et maigre à mesure qu’il grandissait ; il finit par avoir un extérieur faible et délicat sans être atteint d’aucune maladie, et sans avoir d’autre disposition maladive que de fuir la société et de consacrer ses moments de loisir à des études particulières, plutôt que de se mêler aux jeux de ses compagnons, ou même d’aller aux théâtres qui étaient le rendez-vous de ses pareils. C’était là en effet que, suivant de respectables autorités, les commis-marchands qui occupaient la dernière galerie s’amusaient à se jeter à la tête des trognons de pommes et des coquilles de noix, remplissant toute la salle de désordre et de clameurs.

Tels étaient les deux jeunes gens qui appelaient David Ramsay leur maître, et contre lesquels il avait coutume de gronder depuis le matin jusqu’au soir, lorsque leurs singularités venaient se mettre en opposition avec les siennes, ou interrompre le cours tranquille et lucratif de la vente.

Après tout, les deux jeunes gens étaient attachés à leur maître ; et lui, brave homme, quoique fort distrait et un peu bizarre, ne l’était guère moins à eux. Lorsqu’il lui arrivait en quelque occasion de se laisser un peu échauffer par le vin, il avait coutume de se vanter dans son dialecte du Nord, « des deux jolis garçons qu’il avait chez lui, et des regards que les dames de la cour jetaient sur eux lorsque, parcourant la ville dans leurs carrosses, elles s’arrêtaient à la porte de sa boutique. » Mais David Ramsay ne manquait jamais en même temps de redresser son grand et maigre squelette, d’étendre ses mâchoires décharnées, en faisant une grimace effrayante, et d’indiquer par un signe de son long visage et un clignotement de son petit œil gris, qu’il y avait encore dans Fleet-Street une autre figure non moins digne d’être regardée que celles de Frank et de Jenkin. Sa vieille voisine, la veuve Simons, la couturière, qui, dans sa jeunesse, avait fourni à la fleur des élégants et des libertins du Temple des jabots, des manchettes et des tours de col, distinguait encore plus particulièrement l’espèce d’attention que les dames de qualité qui visitaient la boutique de David Ramsay accordaient à ses apprentis. « Le jeune Frank, à ce qu’elle disait, attirait ordinairement les regards des jeunes dames, comme ayant quelque chose de doux et de mélancolique dans la physionomie, mais cela s’arrêtait là ; car la timidité du pauvre garçon l’empêchait de dire un seul mot. Jin Vin, au contraire, était rempli d’espièglerie et de bonne volonté, toujours disposé à rire, empressé et serviable. Son pas ressemblait, pour l’élasticité, à celui d’un jeune daim de la forêt d’Epping, et son œil noir comme celui d’une Égyptienne, était si plein de feu, qu’aucune femme connaissant le monde ne pouvait faire aucune comparaison entre ces deux garçons. Quant au pauvre voisin Ramsay, ajoutait-elle, c’est un bon et honnête voisin, et un homme instruit sans doute, qui pourrait devenir riche s’il avait du sens commun à l’appui de sa science. Sans doute, pour un Écossais, le voisin Ramsay n’était pas un méchant homme ; mais il était toujours si barbouillé de fumée, si rempli de fils d’or et de limaille de cuivre, si couvert d’huile et de noir de lampe, que, d’après la dame Simons, il faudrait toute sa boutique pleine de montres pour décider toute femme un peu propre à toucher ledit voisin Ramsay autrement qu’avec une paire de pincettes. »

Une autorité encore plus grave, la dame Ursule, femme de Benjamin Suddlechop, le barbier, était absolument de la même opinion.

Tels étaient pour les qualités naturelles et l’estime dont ils jouissaient dans le public les deux jeunes gens qui, par un beau jour d’avril, ayant fait leur service à la table de leur maître et de sa fille pendant leur dîner, à une heure (car telle était, ô jeunes gens de Londres, la sévère discipline à laquelle vos prédécesseurs étaient soumis !), allèrent se régaler des restes du dîner de leur maître, conjointement avec deux domestiques femelles, dont une cuisinière, et l’autre appelée la femme de chambre de mademoiselle Marguerite. Ils vinrent alors prendre la place de leur maître dans la boutique extérieure, et, conformément à la coutume établie, se mirent à réclamer par leurs sollicitations et leurs éloges des objets étalés en vente, l’attention et la pratique des passants.

Dans cette fonction on suppose aisément que Jenkin Vincent surpassait de beaucoup son camarade timide et réservé. Le dernier n’articulait qu’avec difficulté, et comme s’acquittant d’un acte de devoir dont il était plutôt honteux, il prononçait à peine les mots d’usage : « Que demandez-vous ?… Que demandez-vous ?… des montres ?… des horloges ?… des lunettes ?… Que demandez-vous, monsieur ?… Que demandez-vous, madame ?… des lunettes ?… des montres ?… des horloges ? »

Mais cette insipide répétition, qui n’était variée que par le différent arrangement des mots, était plate en comparaison du style fleuri et pompeux de Jenkin Vincent, cet apprenti au front intrépide, à la langue dorée, à l’esprit vif et railleur, que nous avons déjà décrit. « Que demandez-vous, noble monsieur ?… Que demandez-vous, ma belle dame ? » disait-il d’un ton en même temps hardi et flatteur, ce qui était souvent appliqué de manière à plaire aux personnes auxquelles il s’adressait, et à exciter un sourire parmi ses auditeurs. « Dieu bénisse Votre Révérence ! » criait-il à un ecclésiastique bénéficier ; « le grec et l’hébreu ont fatigué les yeux de Votre Révérence… Achetez une paire de lunettes de David Ramsay ! le roi, Dieu bénisse Sa Majesté sacrée ! ne lit jamais l’hébreu ou le grec sans en faire usage. — En êtes-vous bien sûr ? dit un corpulent ministre de la vallée d’Évesham ; en ce cas, si le chef de l’Église en porte, Dieu bénisse Sa Majesté sacrée ! je veux essayer ce qu’elles pourront faire pour moi ; car je ne suis plus en état de distinguer une lettre hébraïque d’une autre, depuis… je ne sais combien de temps, depuis une maladie que j’ai faite. Choisissez-moi une paire de lunettes, de celles que porte Sa Majesté sacrée, mon bon garçon. — En voici une paire qui conviendra à Votre Révérence, » reprit Jenkin en montrant une paire de lunettes qu’il touchait de l’air d’un profond respect. « Sa Majesté sacrée les a mises il y a quelques semaines sur son respectable nez, et les aurait gardées pour son usage très-sacré ; mais la monture en étant, comme le voit Sa Révérence, du jais le plus pur, cela convient mieux, comme Sa Majesté très-sacrée s’est plu à le dire, à un évêque qu’à un prince séculier. — Sa Majesté très-sacrée le roi, » répliqua le digne homme, « fut toujours un autre Daniel dans ses jugements. Donnez-moi les lunettes, mon bon garçon, et qui sait sur le nez de qui elles peuvent se trouver placées dans deux ans d’ici ? notre révérend frère de Gloucester se fait vieux. »

Il ouvrit ensuite sa bourse, paya les lunettes, et quitta la boutique d’un air bien plus important que celui qu’il avait en y entrant.

« Fi donc, dit Tunstall à son compagnon, ces verres ne conviendront jamais à un homme de son âge. — Vous êtes un sot, Frank, répliqua Vincent ; si le bon docteur avait désiré des verres qui l’aidassent à lire, il les aurait essayés avant d’en acheter. Il ne prétend pas s’en servir lui-même, et ces lunettes-là conviendront aussi bien pour être montrées aux gens que les meilleures que nous ayons dans la boutique… Que demandez-vous ? cria-t-il, recommençant ses sollicitations : un miroir pour votre toilette, ma belle dame ? Votre coiffure est de travers… C’est dommage, elle est de si bon goût. »

La femme s’arrêta et acheta un miroir.

« Que demandez-vous ?… une montre, maître avocat… une montre qui ira aussi vite que votre éloquence ? — Taisez-vous, monsieur, » répondit le docteur en droit, dérangé par les paroles de Vincent au milieu d’une sérieuse consultation qu’il tenait avec un grave procureur ; « taisez-vous : il n’y a pas un drôle qui ait le verbe plus haut que vous entre la taverne du Diable et Guildhall. — Une montre, recommença l’imperturbable Jenkin, qui ne perdra pas treize minutes pendant un procès de treize ans ?… Il ne peut plus m’entendre… Une montre, qui vous dira, maître poète, combien de temps la patience de l’auditoire supportera votre première pièce au théâtre du Taureau-Noir ? »

Le poète sourit, et fouilla tous les recoins de son gousset, jusqu’à ce qu’il y eût trouvé une petite pièce de monnaie.

« Voilà six sous pour entretenir ton esprit, mon ami, dit-il. — Grand merci, répondit Vincent ; à la prochaine représentation d’une de vos pièces, j’amènerai une foule de bons garçons bien vigoureux qui mettront à la raison tous les sifflets qui pourraient partir du parterre, ou de nos petits maîtres étalés sur le théâtre : sinon le rideau pourrait bien en souffrir. — Maintenant voilà ce que j’appelle une bassesse, dit Tunstall : prendre l’argent de ce pauvre rimeur ! — Vous êtes un hibou, encore une fois, répliqua Vincent ; s’il n’a rien gardé pour acheter du fromage et des radis, il dînera seulement un jour plus tôt avec quelque patron ou quelque acteur, car c’est son habitude cinq fois par semaine. Il n’est pas naturel qu’un poète se paie lui-même son pot de bière. Je boirai ses six sous pour lui, afin de lui épargner cet affront ; et à la troisième représentation, à son bénéfice, il en aura pour son argent, je vous le promets… Mais voici une autre espèce de pratique… Regardez le drôle de garçon ! regardez comme il ouvre la bouche devant toutes les boutiques, comme s’il voulait avaler les marchandises… Oh ! Saint-Dunstan l’a rempli d’admiration, Dieu veuille qu’il n’avale pas les statues ! Regardez comme il reste étonné à la vue d’Adam et d’Ève jouant leur carillon. Allons, Frank, toi qui es un savant ! explique-moi ce que c’est que ce garçon-là avec sa casquette bleue et une plume de coq dessus pour montrer la noblesse de son sang, ses yeux gris, ses cheveux blonds, son épée à poignée de fer, son habit tout usé, sa marche à la française, son regard espagnol… un livre à sa ceinture et un petit poignard de l’autre côté, ce qui indique en lui un demi-pédant et un demi-tapageur. Comment appelez-vous cette pièce curieuse ? — Un franc Écossais, dit Tunstall, tout fraîchement arrivé ici, je suppose, pour aider le reste de ses compatriotes à ronger les os aux braves habitants de la vieille Angleterre… C’est une chenille, je crois, qui vient dévorer ce que les sauterelles ont épargné.


Au beau pays d’Écosse il reçut la naissance ;
Tout gueux qu’il soit, il faut nourrir son indigence.


— C’est cela même, Frank, répondit Vincent. — Chut ! dit Tunstall ; n’oublions pas que notre maître en est… — Bah ! répondit son pétulant camarade, notre maître sait de quel côté son pain est beurré, et je vous garantis qu’il n’a pas vécu si longtemps parmi des Anglais, et aux dépens des Anglais, pour nous en vouloir de notre esprit anglais… Mais voyez, notre Écossais a fini de contempler Saint-Dunstan, et le voilà qui vient de notre côté. Ma foi, en l’examinant bien, c’est un garçon vigoureux en dépit des taches de rousseur et du hâle dont son visage est couvert… Il s’approche encore davantage, je m’en vais lui parler…

— Et prenez garde, dit son camarade, que cela ne finisse par quelques os cassés, car il n’a pas l’air d’un garçon fort endurant.

— Je m’en moque, reprit Vincent ; et s’adressant à l’étranger : Achetez une montre, illustre chef du Nord ; achetez une montre pour compter le nombre des heures d’abondance qui se sont écoulées pour vous depuis le bienheureux moment où vous tournâtes le dos à Berwick… Achetez des lunettes pour mieux voir ces Anglais prêts à devenir votre proie ; achetez ce que vous voudrez… vous aurez crédit pour trois jours ; car vos poches fussent-elles aussi vides que celles du père Fergus, vous êtes Écossais, et vous voici à Londres, c’est-à-dire que vous aurez le temps de les remplir d’ici là. »

L’étranger regarda l’espiègle apprenti en fronçant le sourcil, et en portant la main sur son bâton d’une manière menaçante.

« Achetez une médecine, dit l’imperturbable Vincent, si vous ne voulez acheter ni temps ni lumière… une médecine pour l’estomac… Monsieur, voici la boutique d’un apothicaire de l’autre côté de la rue. »

Ici l’apprenti Galien, qui était à la porte de son maître avec son bonnet plat, ses dessus de manches de grosse toile et un gros pilon de bois à la main, ramassa la balle que Jenkin lui jetait, et se mit à crier à son tour : « Que demandez-vous, monsieur ? Achetez un précieux onguent calédonien,

Flos sulphur, cum butyro, quant. suff.[26]. — Dont on se servira après s’être fait frotter avec une serviette de chêne anglais, » reprit Vincent.

Le bon Écossais avait prêté le flanc à cette décharge d’artillerie légère en arrêtant sa marche majestueuse, et regardant de travers d’abord l’un, puis l’autre des assaillants, comme pour les menacer d’une riposte ou d’une vengeance plus sérieuse. Mais son flegme ou sa prudence naturelle l’emporta sur son indignation ; et secouant la tête de l’air d’un homme qui méprise les railleries auxquelles il vient d’être exposé, il continua de descendre Fleet-Street poursuivi par les éclats de rire de ses persécuteurs.

« L’Écossais ne se bat pas qu’il n’ait vu son sang, dit Tunstall, qui, né dans le nord de l’Angleterre, savait tous les dictons populaires de cette contrée. — Ma foi, je ne sais pas, dit Jenkin… Il n’a pas l’air de plaisanter, ce garçon-là, et je gage qu’il n’ira pas loin sans distribuer quelque bon coup… Écoutez, écoutez ! les voilà qui s’attroupent. »

Effectivement le cri bien connu, « Apprentis ! apprentis, aux bâtons, aux bâtons ! » commença à retentir le long de Fleet-Street ; et Jenkin saisit son arme qui était là sous le comptoir, afin de pouvoir la trouver sous sa main au moindre signal ; et criant à Tunstall de prendre la sienne et de le suivre, il sauta par-dessus la demi-porte qui fermait la boutique, et courut de toute sa force vers le lieu où se rassemblait la foule, répétant sur son chemin le cri de guerre des apprentis, et coudoyant ou renversant tout ce qui s’opposait à son passage. Son camarade, après avoir appelé son maître pour avoir l’œil sur la boutique, suivit aussitôt son exemple, et courut après lui aussi vite qu’il put, quoique avec plus d’égards pour les passants, tandis que le vieux David Ramsay, les mains et les yeux levés au ciel, un tablier vert devant lui, et n’ayant eu que le temps de serrer dans son sein un verre qu’il polissait, arriva à la hâte pour veiller à la sûreté de ses marchandises, sachant par une vieille expérience que, quand le cri Aux bâtons ! se taisait entendre, il n’avait pas grand service à attendre de ses apprentis.


CHAPITRE II.

LES ÉCOSSAIS.


Ceci, monsieur, est un homme parmi les autres qui a des richesses à volonté, et la volonté de s’en servir, jointe à l’esprit qu’il faut pour les augmenter. Ma foi, sa plus grande folie est une espèce de charité prodigue, qui va souvent déterrer des objets dont les hommes prudents détournent la vue quand ils s’offrent sur leur passage.
Le vieux Couple.


Le vieil horloger allait et venait dans sa boutique, de fort mauvaise humeur d’avoir été dérangé si brusquement dans ses études abstraites ; et ne pouvant se décider à abandonner la suite des calculs qu’il avait entamés, il entremêlait d’une manière bizarre les fragments de ses opérations d’arithmétique avec les discours d’usage qu’il adressait aux passants et les réflexions que le mécontentement lui arrachait sur ses paresseux d’apprentis : « Que demandez-vous, monsieur ? Madame, que demandez-vous ? Des pendules pour le salon, pour la salle à manger ?… Des montres pour la nuit, des montres de jour ?… La roue d’arrêt étant de 48, le pouvoir du grand ressort 8, le pivot de la sonnerie de 48… Que demandez-vous, honoré monsieur ?… Le quotient, le multiplicande… Faut-il que les coquins soient sortis précisément dans ce bienheureux moment !… L’accélération étant en raison de 5 minutes 55 secondes 53 tierces 59 quartes… Je les étrillerai tous deux quand ils reviendront… Ils peuvent en être sûrs, de par les os de l’immortel Napier ! »

Ici le philosophe irrité fut interrompu par l’entrée d’un grave citoyen, de la tournure la plus respectable, qui, le saluant familièrement du nom de David, mon vieil ami, et lui serrant cordialement la main, lui demanda ce qui l’avait mis si fort en colère.

Le costume de l’étranger, quoiqu’il y régnât une certaine gravité, était plus riche que celui des bourgeois en général. Ses hauts-de-chausses étaient de velours noir doublé de soie pourpre, qu’on apercevait aux poches et aux crevés. Son pourpoint était de drap pourpre, et le manteau court qu’il portait par-dessus était de velours noir pour répondre à ses hauts-de-chausses : l’un et l’autre étaient ornés d’un nombre infini de petits boutons d’argent, richement travaillés en filigrane. Une chaîne d’or à trois rangs entourait son cou, et au lieu d’une épée et d’un poignard, il portait à la ceinture un couteau de table ordinaire et un petit étui d’argent, qui paraissait devoir contenir tout ce qu’il faut pour écrire. On aurait pu croire que c’était quelque secrétaire ou commis au service du public, si son bonnet, d’une forme plate, basse et sans ornements, et ses souliers d’un noir bien luisant, n’eussent annoncé qu’il appartenait à la Cité. C’était un homme bien fait, et d’une taille ordinaire : quoique avancé en âge, il paraissait d’une bonne santé. Sa physionomie exprimait la sagacité et la bonne humeur ; et son œil brillant, ses joues rubicondes et ses cheveux gris ajoutaient à l’air respectable que lui donnait son costume. Il se servit du dialecte écossais dans les premiers mots qu’il prononça, mais de telle manière qu’il était difficile de distinguer si c’était une plaisanterie qu’il se permettait avec un ami, ou s’il parlait son idiome natal ; car sa conversation ordinaire se ressentait peu de l’accent provincial.

En réponse aux questions de son respectable ami, Ramsay soupira profondément et répondit en répétant sa question : « Ce qui me tourmente, maître George ? ma foi, c’est ce qui se passe ! Je vous le déclare, un homme serait aussi tranquille dans le pays des fées que dans le quartier extérieur de Faringdon. Mes apprentis sont devenus de vrais lutins ; il paraissent et disparaissent comme des esprits follets, et n’ont pas plus de régularité dans leurs mouvements qu’une montre sans échappement. S’il y a une balle à lancer, un bœuf à tourmenter, une fille à plonger dans le ruisseau pour faire taire sa langue, et des os à briser, Jenkin ne manque jamais de se mettre de la partie, et Tunstall court après lui afin qu’il n’aille pas tout seul… Je crois vraiment que les boxeurs, les conducteurs d’ours et les charlatans se sont ligués contre moi, mon cher ami, car ils passent dix fois plus souvent devant ma porte que devant toute autre de la Cité. Il y a un coquin d’Italien qui vient d’arriver aussi, et qu’on appelle Polichinelle, de sorte que tout ensemble… — Fort bien, interrompit maître George ; mais quel rapport tout cela a-t-il avec le cas actuel ? — Vous saurez, répondit Ramsay, qu’on vient de crier au voleur et à l’assassin, et je souhaite qu’il n’arrive que le moindre de ces deux maux au milieu de ces porcs d’Anglais tout gonflés de poudding, et j’ai été interrompu au milieu des calculs les plus profonds où un homme se soit jamais enfoncé, maître George. — Que voulez-vous, mon ami ? il faut prendre patience… Vous êtes un homme qui faites le commerce du temps… Vous pouvez le faire aller vite ou lentement à volonté, vous êtes donc moins que tout autre dans le cas de vous plaindre qu’il s’en perde un peu par-ci par-là. Mais voilà vos garçons qui reviennent et rapportent avec eux un homme mort, à ce que je crois. Je crains d’après cela que le mal ne soit sérieux. — Plus il y a de mal, plus cela les amuse, » dit le vieux bourru d’horloger. « Je suis bien aise pourtant que ce ne soit aucun de ces deux drôles… Pourquoi nous apportez-vous ici un cadavre, vauriens que vous êtes ? » ajouta-t-il en s’adressant aux deux apprentis qui, à la tête d’une foule considérable de jeunes gens de leur classe, dont quelques-uns offraient des marques évidentes du combat qui venait d’avoir lieu, portaient un corps au milieu d’eux.

« Il n’est pas encore mort, monsieur, répondit Tunstall. — Portez-le chez l’apothicaire, en ce cas, répondit son maître… Croyez-vous que je puisse rendre la vie et le mouvement à un homme comme si c’était une montre ou une horloge ? — Pour l’amour de Dieu, mon bon ami, dit maître George, qu’on le dépose à l’endroit le plus proche… Il paraît n’être qu’évanoui. — Évanoui, dit Ramsay ; et quel besoin a-t-il de s’évanouir dans les rues ? Mais n’importe, pour obliger mon ami maître George, je prendrais chez moi tous les morts de la paroisse de Saint-Dunstan. Appelez Sam Porter : qu’il vienne faire attention à la boutique. »

Là-dessus l’homme évanoui, qui était ce même Écossais qui avait passé quelques moments auparavant dans la rue au milieu des quolibets des apprentis, fut transporté dans l’arrière-boutique de l’artiste, et il y fut placé dans un fauteuil jusqu’à ce que l’apothicaire, qui demeurait en face, eût traversé la rue pour venir à son secours. Ce personnage, comme il arrive quelquefois à certains membres des professions savantes, avait plus de jargon scientifique que de connaissances réelles. Il se mit à parler du sinciput, de l’occiput, du cerebrum et cerebellum, jusqu’à ce que le très petit fonds de patience que possédait David Ramsay fût épuisé.

« Bellum ! bellum ! » répéta-t-il avec beaucoup d’indignation. « Que signifie tout cela, s’il vous plaît[27] ? Vous feriez mieux de lui mettre un emplâtre à la tête. »

Maître George, avec un zèle mieux entendu, demanda à l’apothicaire s’il ne serait pas nécessaire de le saigner. Le pharmacien toussa, hésita pendant une minute ; mais son art ne lui suggérant rien de mieux à ordonner dans ce cas pressant, il observa qu’en tout cas la saignée soulagerait le cerveau ou cerebrum, s’il arrivait qu’il y eût tendance à un dépôt de sang extravasé, qui pourrait occasionner une pression sur cet organe délicat. Heureusement il était capable de faire cette opération… Pour tout le reste il fut puissamment aidé par Jenkin, qui était aussi savant et plus expérimenté que le docteur en fait de têtes cassées. Suivant la méthode scientifique observée aujourd’hui par ceux qui entourent nos boxeurs, ils employèrent abondance d’eau froide, et le frottèrent avec un peu de vinaigre, ce qui réussit si bien, qu’un moment après l’homme se mit à se redresser sur son siège, à serrer son manteau autour de lui, et à regarder ceux qui l’entouraient comme quelqu’un qui cherche à recueillir ses esprits et à recouvrer sa mémoire.

« On ferait bien de le porter sur le lit qui est dans le petit cabinet de derrière, » dit maître George, auquel les êtres de la maison paraissaient familiers.

« Je lui céderai volontiers ma place sur le lit de camp, dit Jenkin (car ce cabinet de derrière servait de chambre à coucher aux deux apprentis qui y partageaient un lit de camp) ; je puis bien coucher sous le comptoir. — Et moi aussi, dit Tunstall : et le pauvre diable peut l’avoir à lui tout seul pour y passer la nuit. — Le sommeil, dit l’apothicaire, est, suivant l’opinion de Galien, un restaurateur et fin fébrifuge, et on le trouve sur un lit de camp tout comme ailleurs. — Surtout quand on n’en peut avoir de meilleur, dit maître George… Mais voilà deux braves garçons de céder leur lit de si bon cœur à ce pauvre homme !… Allons, ôtons-lui son manteau, et portons-le sur le lit. J’enverrai chercher le docteur Irving, le chirurgien du roi : il ne demeure pas loin d’ici, et ce sera ma part du devoir du Samaritain, voisin Ramsay. — Eh bien, monsieur, dit l’apothicaire, si vous jugez à propos d’avoir recours à d’autres avis que les miens, je ne me refuserai pas à consulter avec le docteur Irving ou tout autre homme de l’art instruit, et à continuer de fournir de ma pharmacopée les drogues qui pourront être nécessaires. Au surplus, quoi qu’en puisse dire le docteur Irving, qui, je crois, a pris ses degrés à Édimbourg, ou tout autre docteur écossais ou anglais, je soutiendrai que le sommeil pris à propos est un fébrifuge, un calmant et un restaurant. »

Il marmotta encore quelques mots savants, et finit par déclarer à l’ami de Ramsay, en anglais beaucoup plus intelligible que son latin, que ce serait à lui qu’il s’adresserait pour le paiement des drogues, soins et visites fournis ou à fournir à l’étranger.

Maître George le pria d’envoyer la note de ce qu’on lui devait déjà, et de ne pas se déranger davantage, à moins qu’on ne le fît demander. Le pharmacien qui, d’après certaines découvertes faites dans un moment où le manteau de l’inconnu s’était un peu entr’ouvert, n’avait pas pris une haute idée des moyens pécuniaires du malade que le hasard lui envoyait, ne vit pas plutôt un riche citoyen embrasser sa cause, qu’il montra quelque répugnance à se désister du traitement commencé ; il fallut une admonition assez sèche de maître George, qui, malgré sa bonne humeur, savait prendre le ton convenable dans l’occasion, pour décider l’Esculape de Temple-Bar à regagner sa boutique.

Délivrés de la présence de M. Raredrench, Jenkin et Francis firent charitablement tous leurs efforts pour débarrasser le malade de son long manteau gris ; mais celui-ci les repoussa tant qu’il put en murmurant d’une voix sourde. « Plutôt ma vie ! plutôt ma vie. » Au milieu de cette lutte le pauvre manteau n’étant pas en état de résister à tant de secousses, céda enfin et se déchira avec un bruit qui faillit faire tomber le malade en syncope ; il resta dans son fauteuil exposé à leurs regards avec ses vêtements de dessous, dont le mauvais état (car on n’y voyait que trous et pièces) excita à la fois la pitié et le rire : telle avait certainement été la cause de sa répugnance à se séparer de son manteau, duquel on pouvait dire, comme de la charité chrétienne, qu’il servait à cacher bien des défauts.

L’étranger lui-même, jetant les yeux sur le costume qui trahissait sa misère, parut si étourdi de cette découverte que, murmurant entre ses dents qu’il était en retard pour un rendez-vous, fit un effort pour se lever et quitter la boutique, mais il en fut aussitôt empêché par Jenkin Vincent et son camarade, qui, sur un signe de maître George, se saisirent de lui et le forcèrent de rester assis. Le malade tourna les yeux autour de lui, et dit d’une voix encore faible et avec l’accent du nord très-fortement prononcé : « Quelle est donc cette manière, messieurs, de traiter un étranger qui vient séjourner dans votre ville ? Vous m’avez cassé la tête, vous venez de me déchirer mon manteau, et voilà maintenant que vous en voulez à ma liberté personnelle ! Ils étaient plus sages que moi, » ajouta-t-il après un moment de pause, « ceux qui me conseillèrent de mettre mes plus mauvais habits pour parcourir les rues de Londres, et si j’avais eu quelque chose de pire que ceux-ci (ce qui aurait été difficile, dit Jin Vin à son compagnon), c’eût encore été trop bon pour tomber entre les mains de gens si étrangers aux lois de la civilité. — À parler vrai, » dit Jenkin, incapable de se contenir plus long-temps, quoique la discipline du siècle imposât aux jeunes gens de sa classe une réserve respectueuse et même une profonde humilité en présence de leurs parents, de leurs maîtres ou de personnes d’un âge plus avancé, sentiments dont on ne se fait aucune idée de nos jours ; « à parler vrai, les habits de ce bon monsieur n’ont pas l’air de pouvoir supporter qu’on les touche sans précaution. — Taisez-vous, jeune homme, » dit maître George d’un ton d’autorité ; « ne raillez jamais l’étranger ni le pauvre ; le bœuf noir ne vous a pas encore marché sur le pied[28]. Vous ne savez pas dans quel pays vous pouvez vous trouver un jour, et quels habits vous porterez avant de mourir. »

Vincent baissa la tête et se le tint pour dit ; mais l’étranger ne se contenta pas de ce qu’un autre venait de dire pour lui.

« Je suis étranger, monsieur, cela est certain, et il me semble qu’en cette qualité j’ai été un peu familièrement traité dans votre ville. Mais, quant à ma pauvreté, je ne vois pas de quel droit personne m’en accuserait jusqu’à ce que je lui eusse demandé de l’argent. — C’est bien là le cher pays. » dit tout bas maître George à David Ramsay, « orgueil et pauvreté. »

Mais David avait repris ses tablettes et sa plume d’argent, et profondément plongé dans des calculs qui lui faisaient parcourir tous les nombres de l’arithmétique, depuis la simple unité jusqu’aux millions, billions, trillions, il n’entendit pas seulement la réflexion de son ami. Maître George, s’apercevant de sa distraction, se retourna du côté de l’Écossais.

« D’après cela j’imagine, Jockey, que si un étranger vous offrait un noble, vous le lui jetteriez à la tête. — Non pas, si je pouvais le gagner par un honnête service, dit l’Écossais ; je suis disposé à me rendre utile, car, quoique sorti d’une maison honorable, je ne puis dire que je sois très-bien pourvu du côté de la fortune. — Oui-dà ! reprit maître George ; et quelle maison réclame l’honneur d’un tel descendant ? — Si l’ancienneté de sa cotte d’armes est en raison de celle de son habit[29] » dit bien bas Vincent à son compagnon.

« Allons, voyons, Jockey, répondez donc, » continua maître George en remarquant que l’Écossais, suivant l’usage de ses compatriotes, lorsqu’on leur fait une question franche et directe, réfléchissait quelques moments avant d’y répondre. »

« Je ne m’appelle pas plus Jockey que vous ne vous appelez John, monsieur, » dit l’étranger, comme s’il eût été offensé de s’entendre donner un nom qui, dans ce temps, était en usage comme l’est maintenant celui de Sawney pour distinguer un Écossais en général. « Mon nom, puisque vous voulez le savoir, est Richard Moniphes, et je suis issu de l’honorable maison de Castle Collop, bien connue au West-Port d’Édimbourg. — Et qu’appelez-vous le West-Port ? continua l’interrogateur. — Sous le bon plaisir de Votre Honneur, » dit Richie qui, ayant recouvré ses sens de manière à remarquer l’extérieur respectable de maître George, jugeait à propos de mettre plus de politesse dans son langage ; « le West-Port est une porte de notre ville, de même que les voûtes de brique de White-Hall forment l’entrée du palais du roi ; seulement le West-Port et de pierre de taille, et c’est un bâtiment qui a plus d’élégance et d’ornements d’architecture. — Allons donc, l’ami, les portes de White-Hall ont été construites d’après les plans du grand Holbein, répondit maître George. Il faut que votre accident vous ait un peu dérangé la cervelle, mon bon ami. Vous allez peut-être me dire aussi que vous avez à Édimbourg une rivière navigable aussi belle que la Tamise avec tous ses vaisseaux ? — La Tamise ! » s’écria Richie du ton d’un profond mépris, « que Dieu vienne au secours du jugement de Votre Honneur ! nous avons à Édimbourg les eaux du Leith et le lac Nord. — Et le Pow-Burn, et le Quarry-Holes, et le Gudesub, hâbleur que vous êtes ! » répondit maître George dans le dialecte écossais avec un accent naturel et très-prononcé. « Ce sont des drôles de votre espèce, avec vos histoires et vos mensonges, qui déshonorent le pays. — Que Dieu me pardonne, monsieur, » dit Richie fort étonné de voir que contre son attente il parlait à un Écossais, « j’avais pris Votre Honneur pour un anglais ; mais j’espère qu’il n’y a pas de mal à soutenir l’honneur de son pays natal dans une terre étrangère où tout le monde cherche à le décrier. — Appelez-vous soutenir l’honneur de votre pays que de prouver qu’il compte au nombre de ses enfants un aussi effronté menteur ? dit maître George. Mais, allons, ne faite pas la grimace pour cela. En trouvant un compatriote vous avez aussi trouvé un ami, si vous le méritez, et surtout si vous me répondez la vérité. — Je ne vois pas ce que je pourrais gagner à ne pas la dire, répondit le digne Écossais. — Eh bien donc, pour commencer, dit maître George, je soupçonne que vous êtes le fils du vieux Mungo Moniplies, boucher dans le West-Port. — Votre Honneur est sorcier, je crois, » dit Richie en faisant une espèce de grimace.

« Et comment avez-vous osé vous donner pour un noble ? — Je ne sais pas, monsieur, » répondit Richie en se grattant la tête ; « j’ai entendu beaucoup parler d’un comte de Warwick dans ce pays du sud, je crois que c’est Guy qu’on le nomme, et il s’est acquis une grande réputation à tuer des vaches, des sangliers et autres animaux ; et je gage que mon père a tué plus de vaches et de sangliers sans parler des bœufs, veaux, moutons, brebis, agneaux et cochons, que toute la noblesse d’Angleterre. — Allez, vous êtes un drôle retors, dit maître George ; mais tenez votre langue en bride, et prenez garde à vos réponses. Votre père était un honnête bourgeois et le syndic de sa compagnie : je suis fâché de voir à son fils un aussi mauvais habit. — Il n’est pas très-bon, monsieur, » dit Richie Moniplies en y jetant un coup d’œil ; « il n’est pas très-bon, j’en conviens ; c’est la livrée ordinaire aux enfants des pauvres bourgeois de notre pays… dame Nécessité nous force à le porter. Il faut prendre patience. Le roi, en quittant l’Écosse, a tué le commerce d’Édimbourg. On couperait du foin sur la grande place, et l’on ferait une bonne récolte de luzerne dans Grass-Market. Il croît autant d’herbe dans l’endroit où fut jadis la boutique de mon père qu’il eu aurait fallu pour servir de pâture aux bêtes qu’il tuait autrefois. — Ce n’est que trop vrai, dit maître George, et pendant que nous faisons ici notre fortune, nos vieux voisins et leurs familles meurent de faim dans le pays. On devrait penser à cela plus souvent. Et comment avez-vous attrapé des coups à la tête ? Richie, répondez-moi franchement. — Ma foi, monsieur, je n’ai pas intérêt à mentir dans cette affaire, répondit Moniplies[30]. Je suivais tranquillement cette rue, et de tous côtés les quolibets et les mauvaises plaisanteries pleuvaient sur moi… Un instant, pensai-je en moi-même, vous êtes un peu trop forts en nombre contre moi, pour que je m’y frotte ; mais que j’attrape quelqu’un de vous dans le parc de Barford ou au bout de la ruelle, et je le ferai chanter sur un autre air. En ce moment un vieux diable de potier vint se mettre devant moi, et offrir un pot pour y mettre mon onguent écossais ; je le poussai, comme de raison, et le vieux coquin trébuchant alla tomber sur ses pots, dont il cassa une vingtaine. Alors des cris s’élevèrent de tous côtés, et si ces deux messieurs ne m’avaient aidé à en sortir, j’aurais certainement été assassiné. Mais il arriva que comme ils me prenaient par le bras pour me tirer des mains de l’ennemi, je reçus d’un batelier le coup dont je suis tombé. »

Maître George regarda les apprentis, comme pour leur demander si ce récit était vrai.

« La chose s’est passée exactement comme il le déclare, dit alors Jenkin. Je n’ai pas vu le commencement, mais le peuple disait qu’il avait cassé quelque poterie, et que, je vous en demande pardon, monsieur, il n’y avait par moyen de prospérer dans le voisinage d’un Écossais. — Bon ! qu’importe ce qu’on disait ? vous êtes un brave garçon d’avoir pris le parti du plus faible. Et vous, l’ami, » continua maître George en s’adressant à son compatriote, « voulez-vous passer demain chez moi ? cette adresse vous apprendra où je demeure. — Je me rendrai chez Votre Honneur, » dit l’Écossais en s’inclinant très-bas, « c’est-à-dire si mon honorable maître le permet. — Ton maître ? dit George : as-tu un autre maître que dame Nécessité dont tu m’as dit porter la livrée ? — Ma foi, n’en déplaise à Votre Honneur, je sers deux maîtres, dit Richie car mon maître et moi sommes tous deux les esclaves de cette vieille sorcière à laquelle nous espérions tourner le talon en quittant l’Écosse ; de sorte que vous voyez, monsieur, que j’exerce une espèce de servitude en second ordre, étant le serviteur d’un serviteur. — Et quel est le nom de votre maître ? » demanda George : et remarquant que Richie hésitait, il ajouta : Ne me le dites pas pourtant si c’est un secret. — C’est un secret qu’il ne servirait à rien de garder, dit Richie ; seulement vous savez que nous autres Écossais nous avons le cœur trop fier pour exposer notre détresse devant témoins. Ce n’est pas que mon maître éprouve autre chose qu’un embarras momentané, monsieur, » ajouta-t-il en regardant les deux apprentis anglais, « ayant une somme considérable au trésor royal, c’est-à-dire, » continua-t-il tout bas à maître George, « que le roi lui doit des monceaux d’argent ; mais il paraît qu’il sera difficile de s’en faire payer. Mon maître est le jeune lord Glenvarloch. »

Maître George témoigna beaucoup de surprise à ce nom.

« Vous faites partie des gens du jeune lord Glenvarloch, et vous êtes dans un tel état ! — Oui, ma foi, et vous voyez en moi tout ce qu’il y a de gens, au moins pour le moment. Plût au ciel qu’il fût plus heureux que je ne le suis, quand je devrais, moi, rester dans le même état ! — J’ai vu son père, dit maître George, suivi de quatre gentilshommes et de dix laquais tout couverts de velours et de dentelles. Mon Dieu ! quels changements on voit dans ce monde ! heureusement qu’il y en a un meilleur après lui. L’illustre et ancienne maison de Glenvarloch, qui a servi son roi et son pays pendant cinq cents ans ! — Votre Honneur peut bien dire mille, reprit le serviteur. — Je dis ce que je sais être vrai, l’ami, » répondit le bourgeois de Londres, « et pas un mot de plus. Vous paraissez assez bien remis maintenant ; pouvez-vous marcher ? — Très-bien, monsieur, ce n’était qu’un étourdissement. J’ai été élevé à West-Port, et ma tête peut supporter un coup qui mettrait un bœuf à bas. — Où loge votre maître ? — Nous logeons pour le moment, n’en déplaise à Votre Honneur, dans une petite maison au bout d’une de ces ruelles qui descendent au bord de l’eau, chez un honnête homme nommé John Christie, qui tient une boutique de fromage et de chandelles, et qui fournit surtout les vaisseaux. Son père était de Dundee. Je ne me souviens pas du nom de la rue, mais c’est tout juste en face de la grande église, là-bas ; et Votre Honneur se souviendra que nous ne portons que notre nom de famille, Nigel Olifaunt tout court, parce que nous vivons dans la retraite en ce moment, car en Écosse on nous appelait lord Nigel. — C’est fort sage à votre maître, dit le bourgeois, et je trouverai votre logement, quoique l’adresse n’en soit pas des plus claires. »

En parlant ainsi, il glissa une pièce d’argent dans la main de Richie Moniplies, et lui dit de retourner chez lui et d’éviter de s’engager dans de nouvelles querelles.

« J’aurai soin que cela n’arrive plus, » dit Richie d’un air d’importance, « maintenant que j’ai sur moi quelque chose à garder ; et là-dessus je vous souhaite à tous une bonne santé, et fais surtout mes remercîments à ces deux jeunes gentilshommes. — Je ne suis pas un gentilhomme, » dit Jenkin en secouant la tête, « je suis tout bonnement un apprenti de Londres, et j’espère en être un jour un bon bourgeois. Frank peut se dire gentilhomme, si cela lui plaît. — Je l’étais autrefois, dit Tunstall, et j’espère que je n’ai rien fait pour en perdre le titre. — Eh bien, eh bien, comme vous voudrez, reprit Richie Moniplies ; mais, quoi qu’il en soit, je vous suis fort obligé à l’un et à l’autre : croyez que je ne suis pas capable de l’oublier de sitôt, bien que je n’en dise pas grand’chose en ce moment. Bonsoir, mon généreux compatriote. » En disant ces mots, il allongea hors de la manche de son pourpoint en lambeaux une main longue et osseuse, et un bras dont les muscles se dessinaient comme des cordes.

Maître George lui serra la main amicalement, tandis que Jenkin et Frank échangeaient entre eux des regards malins. Moniplies aurait bien voulu adresser ensuite ses remercîments au maître du logis, mais le voyant, comme il le dit ensuite, griffonnant sur son petit livret, de l’air d’un homme qui n’a pas la tête à lui, il se contenta de lui donner un coup de chapeau, et sortit de la boutique.

« Voila bien Jockey l’Écossais avec tout ce qu’il a de bon et de mauvais, » dit maître George à l’horloger David ; et celui-ci, suspendant, quoique avec répugnance, les calculs où il était plongé, et tenant sa plume à un pouce de ses tablettes, regardait son ami avec de grands yeux ternes et distraits qui n’exprimaient pas plus d’intelligence que d’intérêt. « Cet homme, continua maître George, sans remarquer l’état d’abstraction mentale de son ami, montre d’une manière caractéristique, comment notre orgueil et notre pauvreté écossaise font de nous des menteurs et des fanfarons ; et cependant ce drôle qui ne peut dire trois mots à un Anglais qu’il n’y en ait un qui soit un mensonge, est, je le gagerais, l’ami fidèle, le serviteur dévoué de son maître, et peut-être s’est-il dépouillé de son manteau pour l’en couvrir quand il faisait froid, quoique lui-même dût se trouver in cuerpo, comme on dit en Espagne. Chose étrange, que la fidélité et le courage, car je garantirais que le drôle est brave, se trouvent réunis à cette humeur fière et hâbleuse ! Mais vous ne m’écoutez pas, mon ami David ? — Si fait, si fait, avec la plus grande attention, répliqua David ; car, comme le soleil fait le tour du cadran en vingt-quatre heures, ajoutez pour la lune cinquante minutes et demie. — Vous êtes dans le septième ciel, mon ami, dit son compatriote… — Je vous demande pardon, répondit David… si la roue a fait le tour en vingt-quatre heures… j’y suis… et la roue B en vingt-quatre heures cinquante minutes et demie… 57 étant à 54 ce que 59 sont à vingt-quatre heures cinquante minutes et demie, ou à peu près… Je vous demande pardon, maître George, et je vous souhaite le bonsoir de tout mon cœur. — Le bonsoir ! dit maître George, comment donc ? vous ne m’avez pas encore souhaité le bonjour… Allons, mon vieil ami, mettez de côté vos tablettes, ou le mécanisme intérieur de votre tête en souffrira autant que l’extérieur de celle de notre compatriote a souffert des coups de bâton… Bonsoir, dites-vous ? non, non, je n’ai pas envie de vous débarrasser si vite de ma personne : je suis venu dans l’intention de goûter avec vous et de me faire jouer un air de luth par ma filleule mistress Marguerite. — De bonne foi, j’étais distrait, maître George… vous me connaissez… vous savez que lorsque je suis une fois sous les roues… — Il est heureux que vous n’en vendiez que de petites, » interrompit son ami ; et Ramsay, sortant enfin de ses rêveries abstraites et de ses calculs, le conduisit par un petit escalier jusqu’au premier étage occupé par sa fille et le reste de son petit ménage.

Les apprentis reprirent leur place sur le devant de la boutique, et renvoyèrent Sam Poter. Jenkin dit alors à Tunstall : « Avez-vous remarqué, Frank, comme le vieil orfèvre s’est familiarisé avec son misérable compatriote ? Quand auriez-vu quelqu’un de son pays secouer si cordialement la main à un pauvre Anglais ? Ma foi, je le dirai à l’honneur des Écossais, ils se mettront dans l’eau par dessus la tête et les oreilles pour servir un de leurs compatriotes, tandis qu’ils ne mouilleront pas l’ongle de leur petit doigt pour empêcher un Anglais de se noyer. Et cependant, sous ce rapport, maître George n’est encore qu’à demi Écossais, car je lui ai vu rendre plus d’un service à des Anglais. — Mais, vous-même, Jenkin, dit Tunstall, il me semble que vous n’êtes aussi qu’à demi Anglais… Comment se fait-il que vous ayez pris le parti de cet Écossais ? — Vous l’avez pris aussi, répondit Vincent. — Sans doute, parce que je vous ai vu commencer ; d’ailleurs ce n’est pas la mode dans le Cumberland de tomber cinquante sur un, répliqua Tunstall. — Ce n’est pas non plus la mode de Christ-Church, répondit Jenkin. Vivent la loyauté et la vieille Angleterre ! De plus, je vous dirai en secret qu’il y avait un certain accent dans sa voix… c’est-à-dire dans son dialecte ! il m’a rappelé un petit langage qui chatouille plus agréablement mes oreilles que ne le fera le dernier son de la cloche de Saint-Dunstan, le jour où je serai dégagé de mon apprentissage… Vous devinez de qui je veux parler, Frank ? — Non, en vérité, reprit Tunstall, à moins que ce ne soit Jeannette, la blanchisseuse écossaise ? — Que le diable emporte Jeannette dans son cuvier ! Non, non !… Où avez-vous donc les yeux ? ne voyez-vous pas que je veux, parler de la jolie mistress Marguerite ? — Bah ! » dit Tunstall d’un ton sec.

Aussitôt un mouvement de colère, non sans quelque mélange de soupçon, vint étinceler dans les yeux noirs et pénétrants de Jenkin.

« Bah ! et que signifie ce bah ? je ne serais pas, je crois, le premier apprenti qui eût épousé la fille de son maître. — Ils savaient garder leur secret, à ce que j’imagine ; ou du moins, ils avaient achevé leur apprentissage. — Frank, » répliqua Jenkin avec aigreur, « ce peut être la mode parmi les gentilshommes auxquels on enseigne dès le berceau à porter deux faces sous le même bonnet, mais ce ne sera jamais la mienne. — Voici l’escalier, » dit froidement Tunstall, « montez et allez demander à notre maître la main de mistress Marguerite, vous verrez quelle espèce de face il aura sous son bonnet. — Non, non, pas de cela non plus, s’écria Jenkin, je ne suis pas si sot… mais je choisirai mon temps, et tous les comtes du Cumberland ne me couperont pas l’herbe sous le pied ; c’est ce dont je vous réponds. »

Francis ne fit pas de réponse ; et recommençant à s’occuper des soins de leur boutique, ils se remirent tous deux à adresser leurs sollicitations habituelles aux passants.


CHAPITRE III.

INTRODUCTION DU HÉROS.


Bobadel. Je vous prie de n’apprendre ma demeure à aucune de vos connaissances.
Maître Malthé. Qui, moi, monsieur ? Ah, seigneur !
Ben Johnson.


La matinée du lendemain trouva Nigel Olifaunt, le jeune lord de Glenvarloch, seul et tristement assis dans le petit appartement qu’il occupait dans la maison de John Christie, l’approvisionneur de marine, appartement que cet honnête marchand, peut-être par reconnaissance pour la profession à laquelle il devait ses principaux moyens d’existence, avait fait construire, autant que possible, d’après le plan d’une cabine de vaisseau.

La maison elle-même était située près du quai Saint-Paul, au bout de ces rues étroites et tortueuses qui, jusqu’à l’époque où cette partie de la ville fut détruite par l’incendie de 1666, formaient un labyrinthe compliqué de petites ruelles et allées sombres, humides et malsaines, où la peste se cachait aussi sûrement qu’elle le fait de nos jours dans les quartiers obscurs de Constantinople. Mais la demeure de Christie avait vue sur la rivière, et avait en conséquence l’avantage du grand air, imprégné toutefois des vapeurs odorantes des divers articles qu’il tenait dans sa boutique, et qui se composaient de fromage, beurre, savon, chandelles, etc. À tout cela se joignait l’odeur du goudron et celle de la vase que la marée découvrait en se retirant.

Au total, si ce n’est que l’habitation ne flottait pas avec le flux, et ne courait pas de risque d’échouer avec le reflux, le jeune lord était presque aussi commodément logé qu’il l’avait été à bord du petit brick de commerce qui l’avait amené à Londres de la longue ville de Kirkaldy dans le comté de Fife. D’ailleurs, l’honnête Christie, son hôte, avait pour lui toute sorte d’égards ; car Richie Moniplies n’avait pas jugé à propos de garder assez sévèrement l’incognito de son maître pour que le brave marchand ne pût soupçonner le rang élevé de son locataire. Quant à dame Nelly son épouse, c’était une petite femme toute ronde, agaçante, aimant à rire, avec des yeux fort noirs, un petit corset bien serré, un tablier vert, un jupon rouge bordé d’un étroit galon d’argent, et qui, très-judicieusement, descendait tout juste autant qu’il fallait pour montrer une cheville bien tournée et un petit pied étroitement chaussé d’un soulier bien ciré. Elle devait naturellement s’intéresser à un joli garçon, d’une humeur agréable, et s’accommodant de bonne grâce du logement que la maison pouvait offrir. En outre elle remarquait dans son jeune hôte des manières bien supérieures à celles des patrons ou capitaines de vaisseaux marchands qui occupaient habituellement ses appartements. En effet, au départ de ceux-ci elle était sûre de trouver ses planchers, dont elle prenait tant de soin, salis de restes de tabac (car en dépit des efforts du roi Jacques, cette plante narcotique commençait à être en usage), et ses plus beaux rideaux imprégnés de l’odeur du genièvre et autres liqueurs fortes, ce qui lui faisait dire avec raison qu’il y avait déjà bien assez des exhalaisons qui s’échappaient du magasin et de la boutique sans y joindre celles-là.

Mais il n’en était pas de même de M. Olifaunt : toutes ses habitudes étaient régulières, et respiraient la propreté la plus soigneuse ; ses manières, quoique ouvertes et simples, annonçaient tellement le courtisan et le gentilhomme, qu’elles formaient le plus frappant contraste avec le langage bruyant, les plaisanteries grossières et la brusque impatience des marins. Dame Nelly avait aussi remarqué que son hôte était mélancolique, malgré tous les efforts qu’il faisait pour paraître tranquille et serein ; enfin, elle prenait à lui, presque sans s’en douter, ou du moins sans en soupçonner l’étendue, un degré d’intérêt dont un galant moins scrupuleux aurait pu être tenté de profiter aux dépens du bonhomme Christie, âgé au moins d’une vingtaine d’années de plus que sa femme. Olifaunt, toutefois, avait non seulement autre chose en tête, mais il aurait regardé une telle intrigue, si l’idée lui en fût venue, comme une indigne violation des lois de l’hospitalité ; car feu son père l’avait élevé dans les principes les plus sévères de la religion nationale, et avait formé ses mœurs d’après les lois de l’honneur le plus scrupuleux. Le jeune lord n’avait pas échappé à la faiblesse dominante dans son pays, à ce sentiment d’orgueil attaché à une haute naissance, jointe à un penchant à estimer le mérite et l’importance des hommes d’après le nombre et l’illustration de leurs aïeux. Mais il savait se rendre maître de cet orgueil de famille : son bon sens et sa politesse naturelle lui avaient appris à le voiler presque entièrement.

Tel que nous venons de le décrire, Nigel Olifaunt, ou plutôt le jeune lord Glenvarloch, était, au moment où notre narration le présente au lecteur, dans une grande inquiétude sur le sort de son fidèle et unique serviteur. Richard Moniplies avait été envoyé par son jeune maître, la veille au matin, jusqu’à la cour, à Westminster, et n’en était pas encore revenu. Le lecteur est déjà au courant de ses aventures de l’après-midi, et par conséquent il en sait à cet égard plus que son maître, qui n’avait pas entendu parler de lui depuis vingt-quatre heures. Cependant, dame Nelly Christie, compatissante aux inquiétudes de son hôte, cherchait autant que possible à le distraire. Elle plaça sur la table un énorme morceau de bœuf froid, saupoudré de sel et entouré comme de coutume de navets et de carottes… Elle lui recommanda sa moutarde comme venant en droite ligne de la boutique de sa cousine, à Tewkburg, épiça la rôtie de ses propres mains, et de ses propres mains aussi elle tira un pot d’une ale forte et mousseuse car tels étaient les éléments du solide déjeuner de cette époque.

Quand elle vit que l’inquiétude de son hôte l’empêchait de faire honneur à la bonne chère qu’elle avait placée devant lui, elle commença son cours de consolations verbales avec la volubilité ordinaire aux femmes de sa classe, qui, pleines de confiance dans leurs agréments, leurs bonnes intentions et la force de leurs poumons, ne craignent ni de se fatiguer, ni de lasser leurs auditeurs.

« Eh bien ! qu’est-ce qu’il y a ? Faudra-t-il que nous vous renvoyions en Écosse aussi maigre que vous êtes venu ? En vérité, ce serait contraire à l’ordre des choses. Voilà le père de mon mari, le vieux Sandie Christie ; j’ai entendu dire que c’était un atome quand il est arrivé du Nord, et je gagerais que, lorsqu’il mourut, il y a dix ans à la Saint-Barnabe, il pesait au moins cent soixante. Je n’étais qu’une petite fille en ce temps-là, et je demeurais dans le voisinage… Je ne pensais guère alors que je serais devenue la femme de John qui a une bonne vingtaine d’années plus que moi ; mais c’est un homme laborieux et un bon mari… Et son père, comme je vous disais, est mort aussi gras qu’un marguillier… Mais j’espère, monsieur, que ma petite plaisanterie ne vous a pas offensé, et je me flatte que Votre Honneur a trouvé l’ale de son goût, ainsi que le bœuf et la moutarde. — Tout cela est excellent… Tout est trop bon… répondit Olifaunt… Vous avez tant de soin et de propreté dans tout ce que vous apprêtez, dame Nelly, que je ne sais comment je pourrai vivre quand je retournerai dans mon pays, si jamais j’y retourne. »

Ces dernières paroles parurent lui échapper involontairement, et un profond soupir les accompagna.

« Je réponds qu’il ne tiendra qu’à Votre Honneur d’y retourner dit la dame, à moins que vous ne préfériez prendre pour femme une Anglaise belle et bien dotée, comme l’ont fait plusieurs de vos compatriotes. Je vous assure que quelques-uns des meilleurs partis de la ville ont épousé des Écossais. Voilà lady Trebleplumb, la veuve de sir Thomas Trebleplumb, le gros marchand qui trafiquait tant avec la Turquie ; eh bien ! elle s’est remariée à sir Awley Macauley que Votre Honneur connaît sans doute. Et la jolie mistress Doublefée, fille du vieux avocat Doublefée, qui s’est enfuie en sautant par une fenêtre pour aller épouser à Magfair un Écossais qui a un de ces noms si difficiles à prononcer que je l’ai oublié. Et les filles du vieux Fitchport, le marchand de bois ? elles n’ont pas beaucoup mieux fait, car elles ont pris deux Irlandais. Aussi lorsque quelqu’un veut me railler sur mon locataire écossais, en parlant de Votre Honneur, je réponds au mauvais plaisant qu’il a sans doute peur pour sa fille ou sa maîtresse. Et certes il est tout naturel que je soutienne les Écossais, puisque John Christie, qui est un homme laborieux et bon mari, bien qu’il ait une vingtaine d’années de plus que moi, l’est à moitié lui-même. Quoi qu’il en soit, je suis d’avis que Votre Honneur ne prenne pas de soucis, et mange une bouchée de plus en avalant un verre d’ale pour finir son déjeuner. — Franchement, ma bonne hôtesse, cela m’est impossible… Je suis inquiet de ce drôle qui est absent depuis si long-temps ; je crains qu’il ne lui soit arrivé quelque chose dans votre dangereuse ville. »

On remarquera en passant que le genre de consolation ordinaire de dame Nelly était de nier qu’il y eût lieu de s’affliger. On dit même qu’elle avait porté cette habitude au point de consoler un jour une de ses voisines qui avait perdu son mari, par l’assurance que le cher homme serait mieux le lendemain : et peut-être n’aurait-ce pas été un moyen très-bien trouvé de consolation, quand même la chose eut été possible. Dans cette occasion, elle soutint bravement que Richie n’avait pas été absent pendant vingt heures ; et quant au danger que couraient les gens d’être tués dans les rues de Londres, à la vérité on avait trouvé deux hommes assassinés dans les fossés de la Tour la semaine dernière, mais c’était bien plus loin à l’est ; et un autre pauvre malheureux, à qui on avait coupé la gorge, avait été victime de cet accident auprès d’Islington ; enfin celui qui avait été frappé auprès de Saint-Clément, dans le Strand, par un jeune écolier du Temple complètement ivre, était un Irlandais. Elle citait tous ces exemples pour prouver qu’aucun n’était arrivé dans un cas exactement semblable à celui de Richie, qui était Écossais, et qui revenait de Westminster. « Mon plus grand motif de sécurité, ma bonne dame, c’est que le garçon n’aime ni le tapage ni les querelles, à moins qu’il n’y soit fortement excité, et qu’il n’a rien de précieux sur lui, à l’exception de papiers de quelque importance. — Votre Honneur lui rend justice, » dit l’inépuisable hôtesse, qui mettait autant de lenteur que possible à desservir le déjeuner et à ranger la chambre, afin d’avoir un prétexte pour prolonger son bavardage. « Je garantis que M. Moniplies n’est ni un débauché ni un tapageur ; car s’il avait envie de se déranger, ne se réunirait-il pas aux jeunes gens de ce voisinage, et ne serait-il pas de toutes leurs parties, tandis qu’il n’y songe seulement pas ? Au contraire, quand j’ai demandé au jeune homme de venir avec moi jusque chez ma commère, dame Drinkwater, pour y prendre un verre d’anisette et un morceau de fromage, car dame Drinkwater est accouchée de deux jumeaux, comme je l’ai déjà dit à Votre Honneur, et mon intention était en cela de faire une politesse à ce garçon : eh bien ! il a mieux aimé rester à la maison avec John Christie, et je gagerais bien qu’il y a une vingtaine d’années de différence entre eux ; car le domestique de Votre Honneur ne paraît guère plus âgé que moi. Je voudrais bien savoir ce qu’ils pouvaient avoir à se dire l’un à l’autre ; je l’ai demandé à John Christie, mais il m’a répondu en me priant d’aller me coucher. — S’il ne revient pas d’ici à quelques moments, reprit son maître, je vous prierai de me dire à quel magistrat je puis m’adresser ; car, outre l’inquiétude que m’inspire le sort du pauvre garçon, il a sur lui des papiers d’une grande importance. — Oh ! Votre Honneur peut être sûr qu’il sera de retour dans un quart d’heure, dit dame Nelly ; ce n’est pas un garçon à rester vingt-quatre heures dehors. Et quant aux papiers, j’espère que Votre Honneur lui pardonnera de m’avoir laissé jeter un petit coup d’œil sur le commencement, pendant que je lui faisais prendre un petit verre, pas plus grand que mon dé, d’eau distillée pour fortifier son estomac contre les brouillards ; et comme ils étaient adressés à Sa très-excellente Majesté le roi, il n’y a pas de doute que Sa Majesté a eu l’honnêteté de retenir Richie pour réfléchir à la lettre de Votre Honneur, et lui faire une réponse convenable. » Ici dame Nelly était tombée par hasard sur un motif de consolation plus efficace ; car le jeune lord avait lui-même quelque espoir vague que son messager avait pu être retenu à la cour. (Cependant, malgré son inexpérience des affaires, il ne lui fallut qu’un moment de réflexion pour le convaincre du peu de probabilité d’une attente si contraire à tout ce qu’il avait entendu dire de l’étiquette, des lenteurs auxquelles on devait se préparer quand on avait la moindre requête à présenter. Il répondit donc, en soupirant, à sa compatissante hôtesse, qu’il doutait fort que le roi eût jeté un regard sur sa demande, et à plus forte raison qu’il la prît en considération.

« Voilà qui est parler comme un homme qui se laisse abattre, dit la bonne dame ; et pourquoi ne ferait-il pas autant pour nous que la gracieuse reine Élisabeth ? Il y a des gens qui sont pour un roi, et d’autres pour une reine ; mais moi je sais qu’un roi est ce qui nous convient le mieux, à nous autres Anglais. Ce brave gentilhomme ne va-t-il pas aussi souvent par eau à Greenwich, et n’emploie-t-il pas autant de bateliers et de mariniers de toute espèce que la feue reine ? N’accorde-t-il pas sa faveur royale à John Taylor, le poète batelier, qui sait manier la plume aussi bien qu’une paire de rames ? N’a-t-il pas établi une cour élégante à White-Hall, tout près de la rivière ? Ainsi donc, puisque le roi est si bon ami de la Tamise, je ne vois pas pourquoi Votre Honneur et tous ses sujets, mais Votre Honneur en particulier, n’obtiendraient pas satisfaction de lui. — C’est vrai, madame, c’est très vrai ; espérons pour le mieux… mais il faut que je prenne mon manteau et mon épée, et que je prie votre mari d’avoir la complaisance de d’enseigner la demeure du magistrat. — À coup sûr, monsieur, s’écria Nelly, c’est ce que je puis faire aussi bien que lui, car John n’a jamais eu de sa vie grande facilité à s’exprimer, quoique d’ailleurs je lui doive la justice de dire que c’est un bon mari, et un homme qui fait aussi bien ses affaires qu’aucun de ce quartier. Ainsi donc, il y a l’alderman qui tient toujours séance ouverte à Guildhall, tout près de Saint-Paul, et je vous assure qu’il entretient l’ordre dans la Cité autant que le peut la sagesse humaine ; et quant au reste, il n’y a de remède que la patience… Mais je voudrais être aussi sûre de recevoir 40 liv. st., que je le suis de voir revenir le jeune homme sans accident. »

Olifaunt, trop inquiet pour ne pas douter grandement de ce que la bonne dame lui assurait avec tant de vivacité, jeta son manteau sur son épaule et il s’occupait de ceindre son épée, quand la voix de Richie qui se fit entendre sur l’escalier, et l’entrée de ce fidèle émissaire dans son appartement, vinrent dissiper toutes ses craintes. Dame Nelly, après avoir félicité Moniplies de son retour, et s’être vantée elle-même de la sagacité avec laquelle elle l’avait prédit, voulut bien enfin quitter la chambre. Indépendamment de quelque instinct de savoir-vivre qui combattait sa curiosité, elle vit bien, au fait, qu’il n’y avait aucun espoir que Richie commençât sa narration tant qu’elle resterait dans la chambre ; elle se retira donc, se flattant de tirer adroitement ce secret, soit du jeune lord, soit de son domestique, quand elle se trouverait seule avec l’un des deux.

« Au nom du ciel, qu’est-il arrivé ? dit Nigel Olifaunt… où avez-vous été, et qu’avez-vous fait ? Vous êtes pâle comme la mort ; il y a du sang sur votre main, et vos habits sont déchirés… quel métier avez-vous fait ? Il faut que vous ayez bu, Richard, et que vous vous soyez battu. — Pour m’être battu, cela est vrai, dit Richard, quoique j’en aie plus reçu que donné ; mais quant à avoir bu, ce serait chose malaisée dans cette ville que de se procurer des liqueurs quand on n’a pas le sou. Pour ce qui est ensuite du métier que j’ai fait, c’est un diable de métier, car ma tête n’est pas de fer, pas plus que mon habit n’est une cotte de mailles, de sorte qu’un bâton m’a fracassé l’une, et en le tirant un peu brusquement, on m’a déchiré l’autre. Quelques vauriens mal élevés s’étaient avisés de dire du mal de mon pays, mais je crois en avoir débarrassé le pavé ; cependant l’essaim était trop nombreux pour moi, et à la fin j’ai reçu ce coup sur le crâne qui m’a fait tomber, après quoi on m’a porté sans connaissance près de la porte du Temple, dans une petite boutique où l’on vend ces petites machines qui servent à mesurer le temps comme un homme mesure une pièce de tartan, et puis on m’a saigné sans me consulter, et, au total, ils ont été tous assez honnêtes, particulièrement un vieux qui est notre compatriote, et dont je vous reparlerai plus tard. — Et quelle heure pouvait-il être alors ? demanda Nigel. — Les deux aiguilles de fer de l’horloge de l’église qui est tout près du port marquaient précisément six heures. — Et pourquoi n’êtes-vous pas rentré à la maison sitôt que vous avez été en état de le faire ? — Ma foi, milord, chaque pourquoi a son parce que, et il y a une bonne réponse à celui-ci, reprit le serviteur… Pour rentrer à la maison, il aurait fallu savoir la trouver, et, ma foi, j’avais oublié net le nom de la rue ; de sorte que plus je demandais, plus on se moquait de moi, et plus on me mettait hors de mon chemin. Si bien que je fus obligé de renoncer à le chercher jusqu’à ce que Dieu voulût bien faire paraître le jour pour m’aider ; et comme je me vis tout près d’une église, j’y entrai, et je choisis mon gîte pour la nuit dans le cimetière. — Dans le cimetière ! dit Nigel : hélas ! je n’ai pas besoin de vous demander ce qui vous a réduit là. — Ce n’était pas tout à fait le manque d’argent non plus, milord, » dit Richie d’un ton de mystérieuse importance, « car je n’en étais pas absolument dénué comme je vous le montrerai tout à l’heure ; mais je pensai que ce serait trop mal employer une bonne pièce de six sous sterling que de la donner à ces impertinents valets d’auberge, quand je pouvais dormir d’un bon somme et tout à mon aise en plein air par une belle nuit de printemps. Il m’est arrivé plus d’une fois, quand je rentrais tard à Édimbourg et que le West-Port était fermé et le gardien de mauvaise humeur, de prendre mes quartiers dans le cimetière de Saint-Cuthbert, mais il y a aussi de belles pièces de gazon dans le cimetière de Saint-Cuthbert, où l’on peut dormir comme sur un lit de plume, jusqu’à ce que l’on entende l’alouette faire retentir l’air de ses chants en s’élevant jusqu’aux tours du château, tandis que ces cimetières de Londres sont pavés partout de grandes pierres bien jointes ensemble : mon manteau étant un peu râpé ne me faisait qu’un assez mince matelas ; de sorte que j’ai été forcé de me relever, sous peine de me sentir perclus de tous mes membres… Les morts peuvent bien dormir là d’un bon somme, mais du diable s’il en est de même des vivants. Et qu’êtes-vous devenu ensuite ? demanda son maître. — Je fus me coucher sur les planches dont on se sert ici pour mettre devant les échoppes et les boutiques, et pour étaler la marchandise, et j’y dormis aussi bien que si j’eusse été dans un château. Ce n’est pas que je n’aie été dérangé plus d’une fois par les coureuses de nuit ; mais quand elles ont vu qu’elles n’avaient autre chose à gagner avec moi que quelques coups de mon André Ferrara, elles m’ont souhaité le bonsoir en m’appelant gueux d’Écossais, et je n’ai pas été fâché d’en être quitte à si bon marché. Quand vint le matin, je me mis en route pour rentrer ; mais ce ne fut pas sans peine que je parvins à trouver mon chemin, car j’ai été du côté de l’est jusqu’à un endroit qu’on nomme Mile-End, et qui est bien à six milles d’ici. — Enfin, Richie, je suis bien aise que tout ceci se soit si bien terminé ; allez manger un morceau, car assurément vous devez en avoir besoin. — Vraiment oui, je vous en assure, monsieur ; mais avec la permission de Votre Seigneurie. — Oubliez ma seigneurie pour le moment, Richie ; je vous en ai déjà prié souvent. — Ma foi, reprit Richie, je pourrais oublier que Votre Honneur est un lord, mais il faudrait aussi oublier en même temps que je suis le serviteur d’un lord, et cela n’est pas tout à fait aussi facile. Quoi qu’il en soit, » ajouta-t-il ; et, pour joindre l’éloquence du geste au charme des paroles, il étendit le pouce et les deux premiers doigts de la main droite, tandis que les deux derniers restaient fermés de manière à ce qu’elle représentât une patte d’oiseau… « quoi qu’il en soit, j’ai été à la cour, et l’ami qui m’avait promis de m’introduire en la présence de Sa très-gracieuse Majesté a été fidèle à sa parole. En outre, il m’a mené dans une arrière-cuisine, où j’ai été régalé du meilleur déjeuner que j’aie encore eu depuis que je suis à Londres, et cela m’a fait du bien pour tout le reste du jour ; car tout ce que j’ai mangé jusqu’à présent dans cette maudite ville a toujours été empoisonné par la pensée qu’il faudra le payer. Après tout il n’y avait autre chose que des os de bœuf et du bouillon ; mais, comme Votre Honneur le sait bien, le son du roi vaut mieux que la farine des autres. Quoi qu’il en soit, le repas m’était donné pour rien. Mais je vois, » dit-il en s’arrêtant tout court, « que Votre Honneur s’impatiente. — Pas du tout, Richie, » dit le jeune lord d’un air de résignation ; car il savait bien que son domestique n’en irait pas plus vite pour être pressé… « Vous avez assez souffert dans cette ambassade pour avoir acquis le droit de la raconter comme il vous plaît. Seulement, apprenez-moi le nom de l’ami qui devait vous introduire en la présence du roi… Vous avez été fort mystérieux sur ce sujet quand vous vous chargeâtes par son entremise de faire remettre ma requête aux mains de Sa Majesté : offre que j’ai acceptée, parce que toutes les lettres que j’avais envoyées jusque-là n’avaient certainement pas été plus loin que le secrétaire du roi lui-même. — Eh bien, milord, repartit Richie, je ne vous ai pas dit d’abord son nom et sa qualité, parce que j’avais peur que vous ne fussiez offensé de voir un homme de ce genre mêlé dans les affaires de Votre Seigneurie. Mais plus d’un est arrivé à la cour par une plus mauvaise porte,

C’est Laurie Linklater, un des employés de la cuisine, et qui a été long-temps apprenti chez mon père. — Un employé dans la cuisine, un marmiton ! » s’écria lord Nigel en parcourant la chambre.

« Mais réfléchissez, milord, » dit Richie avec calme, « que tous vos grands amis s’éloignaient de vous, et que loin d’être disposés à présenter votre pétition, ils ont à peine eu l’air de vous connaître : enfin je souhaiterais de tout mon cœur, dans l’intérêt de Votre Seigneurie, dans le mien, et surtout dans celui du pauvre garçon, que Laurie eût un emploi plus élevé ; cependant Votre Honneur doit penser qu’un marmiton de la cour, si quelqu’un qui appartient à la très-royale cuisine du roi peut être appelé un marmiton, peut bien aller de pair avec un maître cuisinier tout autre part, car, comme je le disais tout à l’heure, le son du roi…

— Vous avez raison, et c’est moi qui avais tort, dit le jeune lord, je n’ai pas le choix des moyens pour faire parvenir mes réclamations, et pourvu que ces moyens soient honnêtes…

— Laurie est le plus honnête garçon qui ait jamais touché une cuiller à pot, non que je veuille dire par là qu’il ne sait pas se lécher les doigts tout comme un autre, et en cela il n’a pas tort. Mais pour couper court, car je vois que Votre Honneur s’impatiente, il me mena au palais où tout était en mouvement, parce que le roi allait partir pour chasser du côté de Blackeat, à ce qu’il m’a semblé entendre dire. Il y avait là un cheval avec tous ses harnais, le plus beau cheval gris qu’ait jamais produit une cavale, et la selle, les étriers, le mors et la gourmette étaient d’or éclatant, ou du moins d’argent doré. Bref, monsieur, le roi descendit avec tous ses nobles ; il était vêtu d’un habit de chasse vert, couvert de broderies et de galons d’or. Je reconnus bien sa figure, quoiqu’il y eût bien long-temps que je ne l’eusse vu… Par ma foi, mon garçon, pensais-je en moi-même, les temps sont bien changés depuis que vous dégringoliez un escalier dérobé du vieux palais d’Holy-Rood, transi de peur, et tenant à la main votre calotte que vous n’aviez pas eu le temps de mettre, tandis que Frank Stuart, l’enragé comte de Bothwell, était sur vos talons ; et si le vieux comte de Glenvarloch n’eût enveloppé son bras de son manteau, et reçu plus d’une blessure pour vous défendre, vous ne chanteriez pas si haut aujourd’hui. En pensant à tout cela il m’était impossible de m’imaginer que la supplique de Votre Honneur pût manquer d’être bien reçue : et je me lançai au milieu de la foule des seigneurs. Laurie crut que j’étais fou, et il me retint par le pan de mon manteau jusqu’à ce que le morceau lui restât dans la main ; de façon que je parvins à me planter devant le roi au moment où il montait à cheval. Je lui glissai la supplique dans la main… Il l’ouvrit tout étonné, et comme il en regardait la première ligne, il me vint dans la tête que je devais le saluer. Hélas ! j’eus le malheur en me baissant de toucher le nez de sa bête avec mon chapeau, de sorte que le cheval eut peur, et regimba ; sur quoi le roi, qui ne se tient guère mieux en selle qu’une paire de pincettes, pensa faire une chute qui probablement aurait mis mon cou en danger : il jeta le papier, qui tomba entre les pieds de l’animal, et il s’écria : « Qu’on se saisisse du traître ! » Là-dessus on me tomba dessus en criant à la trahison, et je songeai aux Ruthven qui avaient été poignardés dans leur propre demeure, et peut-être pour aussi peu de chose… Quoi qu’il en soit, il ne fut question que de me donner les étrivières, et on m’entraînait dans la loge du portier, sans doute pour essayer le fouet sur mon dos. Cependant je criais grâce de toutes mes forces ; et le roi, lorsqu’il se fut raffermi en selle, et qu’il eut repris haleine, s’écria qu’on ne me fît aucun mal ; « car, dit-il, c’est un de nos bœufs du Nord : je le reconnais à ses beuglements. » Et tout le monde se mit à rire, et à beugler assez haut… Il dit ensuite : « Qu’on lui donne une copie de la proclamation, et qu’il s’en retourne dans le Nord par le premier bateau à charbon, avant qu’il lui arrive pis. » Là-dessus on me lâcha, et ils s’en allèrent, tous en riant, ricanant, et se chuchotant les uns les autres quelque chose à l’oreille. Laurie Linklater me fit ensuite un fameux train : il me dit que je serais cause de sa ruine ; mais quand je lui répondis qu’il s’agissait de vos affaires, il répondit que s’il l’avait su, il se serait exposé à se faire gronder pour vous en mémoire du digne vieux lord votre père… Alors il me montra comment j’aurais dû m’y prendre, et de quelle manière j’aurais dû porter la main à mon front, comme si la grandeur du roi et l’éclat de son cheval m’avaient ébloui les yeux, et beaucoup d’autres singeries de ce genre que j’aurais dû faire, dit-il, au lieu de donner la supplique, comme si je portais des tripes à un ours… « Car, ajouta-t-il, Richie, le roi est naturellement bon et juste par caractère, mais il a des lubies, et il faut savoir le prendre. Et puis, Richie, » dit-il encore beaucoup plus bas, « je ne parlerais pas ainsi à tout autre qu’à un homme sage et prudent comme vous : mais le roi est entouré de gens qui seraient capables de corrompre un ange même descendu du ciel… J’aurais pu vous donner des conseils sur la manière de vous conduire avec lui, mais maintenant ce serait de la moutarde après le dîner. — Eh bien ! en bien ! Laurie, répondis-je, vous pouvez avoir raison, mais puisque j’ai eu le bonheur d’échapper au fouet et à la loge du portier, présente des suppliques qui voudra, du diable si Richard Moniplies reviendra ici en suppliant. » Là-dessus je m’en allai, et je n’étais pas loin de la porte du Temple, Temple-Bar, comme on l’appelle, quand la mésaventure que je vous ai déjà racontée m’arriva. — Fort bien, brave Richie, dit lord Nigel, votre tentative était faite dans une bonne intention, et elle n’était pas de nature, ce me semble, à mériter un si mauvais résultat… Mais allez manger votre bœuf à la moutarde, et nous parlerons ensuite du reste. — Je n’ai plus rien à vous dire, monsieur, si ce n’est que j’ai rencontré un gentilhomme, ou plutôt un bourgeois, très-honnête, très-poli et fort bien mis, qui était dans l’arrière-boutique de cet homme qui vend des machines, comme je vous ai dit ; et lorsqu’il a appris qui j’étais, ne voilà-t-il pas qu’il s’est trouvé être Écossais lui-même, et qui plus est, enfant de la bonne ville d’Édimbourg. Et il m’a forcé de prendre cette pièce de Portugal pour boire, disait-il ; mais ma foi, pensais-je, je ne serai pas si sot, ce sera pour manger. Il a parlé aussi de venir vous faire une visite. — Vous ne vous êtes pas avisé de lui dire où je demeurais, j’espère, drôle que vous êtes, » s’écria lord Nigel, irrité. « Par la mort ! tous les manants d’Édimbourg viendraient pour me regarder dans mon état de détresse, et paieraient un schelling par tête pour voir le spectacle d’un noble dans la misère. — Si je lui ai dit où vous demeuriez ? » répliqua Richie en éludant la question : « comment pouvais-je lui dire ce que je ne savais pas moi-même ? Si je m’étais ressouvenu du nom de la rue, je n’aurais pas été obligé de coucher cette nuit dans le cimetière. — Ayez donc soin de n’enseigner notre logement à personne, dit le jeune lord ; je puis voir ceux à qui j’ai affaire à Saint-Paul ou à la cour des requêtes. — C’est fermer la porte de l’écurie quand le cheval s’en est échappé, se dit Richie en lui-même ; mais il faut que je le mette sur un autre sujet. »

Là-dessus il demanda au jeune lord le contenu de la proclamation qu’il tenait encore ployée dans sa main. « Car n’ayant pas eu grand temps pour l’épeler, Votre Seigneurie conçoit bien que je n’ai pu y rien comprendre, si ce n’est à la grande image qui est en tête. Le lion a posé sa griffe sur un des coins de notre vieil écusson écossais maintenant, mais il me semble qu’il ne valait pas moins quand il était supporté par une licorne de chaque côté. »

Lord Nigel lut la proclamation, et la rougeur de la honte et de l’indignation lui couvrit le visage ; car le contenu produisit sur son esprit irrité le même effet que ferait sur une blessure récente de l’esprit-de-vin enflammé.

« Que diable y a-t-il dans ce papier, milord ? » dit Richie ne pouvant contenir plus long-temps sa curiosité en voyant son maître changer de couleur. « Je ne ferais pas une telle question, si ce n’est qu’une proclamation n’est pas une chose secrète, mais qu’elle est faite pour être connue de tout le monde. — Effectivement, elle est faite pour être connue de tout le monde, dit lord Nigel, et elle atteste la honte de notre pays et l’ingratitude de notre roi. — Maintenant que le ciel ait pitié de nous ! et la publier à Londres encore ! s’écria Moniplies. — Écoutez, Richie, dit Nigel Olifaunt ; dans ce papier, les lords du conseil donnent à connaître que : « Considérant qu’une foule de fainéants de basse extraction arrivent du royaume d’Écosse de Sa Majesté à sa cour d’Angleterre, qu’ils l’assiègent de leurs suppliques et de leurs pétitions, qu’ils sont une honte pour la personne royale, en exposant ainsi leur bassesse et leur misère, et déshonorent leur pays aux yeux des Anglais ; ces présentes sont pour défendre aux patrons, maîtres de bâtiments et autres, dans toutes les parties de l’Écosse, de prendre à bord et d’amener à la cour d’aussi misérables individus, sous peine d’amende et d’emprisonnement. »

— Je m’étonne que le patron nous ait pris à bord, s’écria Richie.

— Mais, en revanche, vous ne serez pas embarrassé pour vous en retourner, reprit lord Nigel, car voici une clause qui dit que ces misérables solliciteurs seront transportés en Écosse aux frais de Sa Majesté, et punis de leur audace par les étrivières ou la prison, suivant qu’ils l’auront mérité c’est-à-dire, je suppose, suivant le degré de leur pauvreté, car je ne vois pas d’autre crime spécifié. — Ceci, dit Richie, ne cadre guère avec notre vieux proverbe :


D’un roi quand on voit la face,
C’est l’annonce d’une grâce[31].


Mais que dit encore le papier, milord ? — Oh, seulement une petite clause qui nous regarde particulièrement, et qui menace de peines encore plus sévères ceux qui auront la hardiesse d’approcher de la cour sous le prétexte de demander le paiement d’anciennes dettes, ce qui de tous les genres d’importunités est le plus odieux à Sa Majesté. — Il ne manque pas de gens qui pensent comme le roi à ce sujet : ce n’est pas tout le monde qui peut se débarrasser aussi facilement que lui de cette espèce de bétail qu’on appelle des créanciers. »

Ici la conversation fut interrompue par un coup frappé à la porte. Olifaunt regarda par la croisée, et vit un homme d’une tournure respectable et d’un certain âge, qu’il ne connaissait pas. Richie y jeta aussi les yeux, et reconnut, mais sans se soucier d’en faire semblant, son ami de la veille. Craignant que la part qu’il avait à cette visite ne vînt à se découvrir, il s’échappa de l’appartement sous prétexte d’aller déjeuner, laissant à l’hôtesse le soin d’introduire maître George dans l’appartement de Nigel, ce dont elle s’acquitta d’un air fort gracieux.



CHAPITRE IV.

LE JEUNE LORD ET LE VIEUX BOURGEOIS.


Allez, monsieur, le soulier ferré a quelquefois son mérite, comme dit notre proverbe rustique, et notre citadin en habit de grogram, avec sa chaîne d’or et ses souliers bien noircis, cache souvent plus de cervelle sous son bonnet plat qu’il n’y en a sous la toque ornée de plumes ou sous le bonnet de velours de l’homme d’état.
Devinez mon énigme.


Le lord écossais reçut le bourgeois de la Cité avec cette politesse froide et mêlée de réserve, par laquelle les gens des rangs élevés cherchent à faire comprendre à un plébéien qu’il est importun. Néanmoins maître George n’en parut ni offensé ni confus. Il prit la chaise que, par égard pour son air respectable, lord Nigel n’avait pu se dispenser de lui offrir, et dit, après un moment de pause, pendant lequel il regarda le jeune lord avec un respect mêlé d’émotion : « Vous excuserez ma hardiesse, milord, mais je cherchais à retrouver sur votre jeune visage les traits du bon vieux lord votre excellent père. »

Il y eut une minute de silence avant que le jeune Glenvarloch répondît, d’un air réservé : « On a souvent trouvé que je ressemblais à mon père, monsieur, et je suis bien aise de voir quelqu’un qui respecte sa mémoire ; mais les affaires qui m’ont appelé dans cette ville sont d’une nature particulière, et occupent tout mon temps. — Je vous entends, milord, dit maître George, et je ne serai pas assez importun pour vous arrêter long-temps et vous empêcher d’aller vous occuper de vos affaires ou de vous joindre à une société plus agréable. Mon but sera presque rempli quand je vous aurai dit que mon nom est George Heriot ; que j’ai été chaudement protégé par votre excellent père, qui le premier, il y a vingt ans, me recommanda à la famille royale d’Écosse et m’en fit employer ; ayant appris, par un de vos serviteurs, que Votre Seigneurie était dans cette ville pour y suivre quelque affaire importante, j’ai cru de mon devoir et me suis fait un plaisir de me présenter devant le fils de mon honoré protecteur ; et comme je suis assez connu, tant à la cour qu’à la ville, je puis lui offrir, dans la poursuite de ses affaires, tous les secours que mon crédit et mon expérience peuvent me procurer. — Je ne doute ni de l’un ni de l’autre, maître Heriot, dit lord Nigel, et je vous remercie de tout mon cœur de la bonne volonté que vous mettez ainsi à la disposition d’un étranger ; mais l’affaire que j’avais à la cour est terminée, et mon intention est de quitter Londres et même le pays, pour passer à l’étranger et y prendre du service. Je dois ajouter que la précipitation de mon départ me permet à peine de disposer d’un instant. »

Maître Heriot n’eut pas l’air de comprendre, mais il resta fixé sur sa chaise d’un air embarrassé, toutefois et comme un homme qui, ayant quelque chose à dire, ne sait de quelle manière la présenter. À la fin, il reprit avec un sourire de doute : « Vous êtes bien heureux, milord, d’avoir sitôt terminé vos affaires à la cour. Votre hôtesse, qui cause volontiers, m’a appris que vous n’étiez que depuis quinze jours dans cette ville… Il s’écoule ordinairement des mois et des années avant qu’un solliciteur prenne congé de la cour. — Mon affaire, » dit lord Nigel avec un laconisme destiné à couper court à toute discussion, « a été promptement expédiée. »

Maître Heriot n’en continuait pas moins à rester assis, et on voyait sur tous ses traits une expression de franchise et de bonne humeur, qui, jointe à son air respectable, mettait le jeune lord dans l’impossibilité de lui faire entendre plus clairement qu’il désirait être seul.

« Votre Seigneurie n’a pas encore eu le temps, dit le bourgeois, de visiter les lieux d’amusements publics, le théâtre et autres endroits de rassemblement pour la jeunesse. Mais je vois, je crois, entre les mains de Votre Seigneurie une de ces affiches qu’on répand depuis peu et qui annoncent les nouvelles pièces… Puis-je demander de quel ouvrage il est question ? — Oh ! d’une pièce très-connue, » dit lord Nigel en jetant avec impatience la proclamation que jusque-là il avait tortillée entre ses doigts, « d’une pièce excellente et fort applaudie, Une nouvelle manière de payer de vieilles dettes[32]. »

Maître Heriot se baissa pour ramasser le papier, en disant : « Ah ! c’est d’une de mes anciennes connaissances, Philippe Massinger ; » mais ayant ouvert l’imprimé, et en ayant lu le contenu, il regarda lord Nigel avec surprise et dit : « J’espère que Votre Seigneurie ne pense pas que cette défense puisse s’étendre jusqu’à sa personne, ou à ses réclamations ? — J’aurais eu de la peine à le croire possible, dit le jeune lord, et cependant il en est ainsi. Je vous dirai en peu de mots, pour ne plus revenir sur ce sujet, que Sa Majesté a jugé à propos de m’envoyer cette proclamation en réponse à une supplique respectueuse dans laquelle je lui demandais le remboursement de sommes considérables avancées par mon père, pour les besoins de l’État, dans un moment où le roi était dans la plus grande pénurie. — C’est impossible, dit le joaillier… c’est absolument impossible ! Quand le roi serait capable d’oublier ce qui est dû à la mémoire de votre père, il ne pourrait vouloir, il n’oserait même commettre une injustice si criante envers le rejeton d’un homme qui vivra long-temps après sa mort dans le souvenir du peuple écossais. — J’aurais été de votre opinion, » dit lord Nigel du même ton qu’auparavant mais on ne peut aller contre des faits. — Quelle était la teneur de votre supplique, dit Heriot, et par qui a-t-elle été présentée ? Il faut qu’elle ait contenu quelque chose de bien étrange. — Vous pouvez en avoir le brouillon original, » dit le jeune lord en tirant un papier d’une petite cassette de voyage. « La partie technique a été rédigée en Écosse par mon homme de loi, qui est un homme sensé et instruit ; le reste est de moi : je me flatte que j’ai su me tenir dans les bornes du respect et de la modestie. »

Maître Heriot y jeta rapidement les yeux, « Rien, dit-il, ne peut être plus modéré et plus respectueux… Est-il possible que le roi ait pu traiter cette pétition avec tant de mépris ? — Il l’a jetée par terre sans l’achever, dit le lord Glenvarloch, et m’a envoyé pour réponse cette proclamation, dans laquelle il me met au nombre des pauvres et des mendiants qui viennent d’Écosse déshonorer sa cour aux yeux des fiers Anglais… Voilà tout… Ah ! si mon père ne l’avait soutenu de son courage, de son bras et de sa fortune, lui-même aurait fort bien pu ne jamais voir la cour d’Angleterre. — Mais par qui cette supplique a-t-elle été présentée, milord ? dit Heriot, — car il arrive souvent que l’impression défavorable produite par le messager s’étend jusque sur le message lui-même. — Par mon domestique, dit lord Nigel, un homme que vous avez vu et pour lequel même, je crois, vous avez eu des bontés. — Par votre domestique, milord ? il paraît intelligent, et je ne doute pas qu’il ne soit fidèle ; cependant… — Vous voulez dire, répondit Nigel, que ce n’est pas un messager propre à être envoyé au roi ? cela est bien vrai : mais que pouvais-je faire ? tous mes efforts pour faire parvenir mes réclamations avaient échoué ; mes pétitions étaient constamment restées dans les portefeuilles des secrétaires et des commis, et cet homme se vantait d’avoir dans la maison du roi un ami qui l’introduirait auprès de Sa Majesté, et… — Je vous entends, dit Heriot. Mais, milord, pourquoi ne vous êtes-vous pas servi du droit que vous donnaient votre rang et votre naissance pour paraître à la cour, et demander une audience qui ne pouvait vous être refusée ?… »

Le jeune lord rougit un peu, et jeta un coup d’œil sur ses habits qui étaient fort simples, et qui, bien que de la plus grande propreté, paraissaient déjà avoir quelque service.

« Je ne sais pas pourquoi je serais honteux de dire la vérité, » dit-il après un moment d’hésitation. « Je n’avais pas un costume convenable pour me présenter à la cour… J’ai résolu de ne point faire la moindre dépense à laquelle je ne pusse subvenir, et ce n’est pas vous qui me conseilleriez, monsieur, de me tenir en personne à la porte du palais pour présenter ma pétition, confondu avec la foule de ceux qui, en effet, exposent leurs besoins et demandent la charité. — Cela aurait été, j’en conviens, de la plus grande inconvenance, dit le bourgeois ; mais, milord, je ne sais quoi me dit qu’il y a eu quelque méprise là-dessous. Puis-je parler à votre domestique ? — Je ne vois pas trop quel bien il peut en résulter, répondit le jeune lord, mais l’intérêt que vous prenez à mes malheurs paraît sincère, et c’est pourquoi… » Là-dessus il frappa du pied, et quelques secondes après, Moniplies parut à la porte essuyant la mousse de bière et les miettes de pain qui s’étaient attachées à sa barbe et à ses moustaches, et qui montraient de quelle manière il avait employé son temps. « Votre Seigneurie me permettra-t-elle, demanda Heriot, de faire quelques questions à son valet ? — Dites au page de Sa Seigneurie, maître George, » dit Moniplies en lui faisant un signe de connaissance, « si vous voulez parler exactement. — Sachez retenir votre langue impertinente, lui dit son maître, et répondez nettement aux questions qui vous seront faites. — Et répondez-y avec vérité, s’il vous plaît, monsieur le page, dit le bourgeois de la Cité, car vous savez que j’ai un secret pour découvrir les mensonges. — Fort bien, fort bien ! » reprit le domestique un peu embarrassé en dépit de son effronterie : « il me semble pourtant que la vérité dont mon maître se contente doit suffire à tout le monde. — Les pages mentent à leurs maîtres en vertu d’un privilège, dit le joaillier, et vous vous inscrivez du nombre quoique vous me paraissiez d’âge à être le doyen de leur compagnie. Mais quant à moi, il faut me dire la vérité si vous ne voulez pas que cela finisse par les étrivières. — Cela serait un assez mauvais dénoûment, répliqua le doyen des pages. Mais voyons, quelles questions avez-vous à me faire, maître George ? — Eh bien donc, poursuivit l’honnête bourgeois, je viens d’apprendre que vous avez présenté hier une supplique ou pétition pour l’honorable lord votre maître ? — Ma foi, il n’y a pas moyen de nier cela, monsieur, reprit Moniplies ; il y avait là assez de gens pour le voir. — Et vous prétendez que Sa Majesté l’a jetée par terre avec dédain ? dit le marchand ; prenez garde j’ai le moyen de savoir la vérité, et il vaudrait mieux pour vous être enfoncé jusqu’au cou dans le Nord-Loch que vous aimez tant, que de dire un mensonge dans une circonstance où le nom de Sa Majesté est en jeu. — Il n’est pas besoin de mentir ici, » répondit Moniplies d’un ton ferme ; « Sa Majesté l’a bien réellement jetée à terre comme si elle lui eut sali les doigts. — Vous entendez, monsieur, a dit Olifaunt en s’adressant à Heriot.

« Un moment, milord, » dit le judicieux bourgeois ; « cet homme n’est pas mal nommé, il a réellement plus d’un pli dans son manteau[33]…» Attendez, drôle, » ajouta-t-il, parlant à Moniplies, qui marmottait quelque chose sur ce qu’il allait finir son déjeuner, et cherchait à gagner la porte.

« Quand vous avez donné à Sa Majesté la pétition de votre maître, n’y joignîtes-vous pas autre chose ? — Et que voulez-vous que j’aie pu y joindre, maître Heriot ? — C’est précisément ce que je désire savoir, répondit son interrogateur. — Eh bien donc, je ne puis absolument nier que je n’aie glissé en même temps dans la main de Sa Majesté un petit bout de supplique pour mon propre compte… seulement pour lui épargner de la peine, et qu’il pût les examiner toutes deux à la fois. — Une supplique pour votre propre compte, impudent drôle ! s’écria son maître. — Mon Dieu, milord, les pauvres gens peuvent bien avoir des suppliques à faire de même que leurs supérieurs. — Et peut-en savoir quel était le contenu de cette importante pétition ? demanda Heriot… Je vous en prie, milord, pour l’amour de Dieu, ne vous emportez pas, ou nous ne viendrons jamais à bout de découvrir le fond de cette étrange affaire… Allons, drôle, dites la vérité, et j’intercéderai pour vous auprès de milord. — C’est une longue histoire à raconter. Mais voilà le fin mot… il s’agit d’un vieux compte dû à la succession de mon père par Sa très-gracieuse Majesté la mère du roi, pendant qu’elle habitait le château, pour diverses provisions provenant de notre boutique, que mon père, assurément, s’est fait un honneur de fournir, que le roi, sans doute, ne se fera pas moins d’honneur de payer, et dont le remboursement me sera très-agréable. — Que signifie ce débordement d’impertinences ? — Il n’y a pas un mot qui ne soit aussi vrai que si John Knox[34] l’eût dit lui-même, répondit Richie ; voici la copie de la supplique. »

Maître George lui prit des mains un morceau de papier chiffonné, et lut entre ses dents « Représente humblement… hum… hum… que la très-gracieuse mère de Sa Majesté doit légitimement la somme de 15 marcs… dont le compte suit… douze pieds de veau pour gelées… un agneau pour le jour de Noël… un cochon de lait rôti pour la chambre privée pour le souper de milord de Bothwell avec la reine… » Je pense, milord, que vous ne pouvez guère vous étonner que le roi ait donné à cette requête une aussi brusque réception ; et je conclus, monsieur le page, que vous avez eu soin de présenter votre supplique avant celle de votre maître. — Non, sur ma foi ! répondit Moniplies ; je croyais avoir donné d’abord celle de milord, comme de droit, ce qui, d’ailleurs, aurait aplani le chemin pour la mienne… mais dans le vacarme et la confusion du moment, et au milieu de tous ces chevaux qui galopaient çà et là dans la cour, je crois que je les lui aurai glissées toutes deux, l’une avec l’autre dans la main, et il est bien possible que la mienne se soit trouvée par-dessus… Quoi qu’il en soit, si la chose a été de travers, il est bien sûr que c’est moi qui ai eu toute la peur et qui en ai couru tous les risques. — Et qui recevrez tous les coups, impudent coquin, s’écria Nigel. Faudra-t-il que je me voie insulté et déshonoré à cause de l’insolente présomption que vous avez eue de mêler vos vils intérêts avec les miens ? — Allons, allons, milord, » dit le compatissant bourgeois en essayant de s’interposer, « c’est moi qui ai fait découvrir la sottise de ce garçon ; que Votre Seigneurie daigne faire grâce à ses os en ma faveur. Vous avez sujet d’être irrité, et cependant le drôle a péché plutôt par manque de jugement que par mauvaise intention, et je répondrais qu’il vous servira mieux une autre fois si vous lui pardonnez cette faute… Sortez, maraud ; je ferai votre paix avec votre maître. — Non, non, » s’écria Moniplies en conservant son terrain avec fermeté  ; «s’il lui plaît de frapper un garçon qui l’a suivi par pure amitié, car je crois que depuis notre départ d’Écosse il n’a guère été question de gages entre nous, que milord se satisfasse, et il verra l’honneur qu’il en retirera. Quant à moi, j’aime mieux, quoique je ne vous en sois pas moins obligé, maître George, recevoir un coup de son bâton que de voir un étranger se mettre entre nous deux. — Assez donc, dit son maître, et retirez-vous de devant moi. — Eh bien ! ce ne sera pas long, » dit Moniplies en se retirant lentement ; « je suis venu parce que l’on ma appelé, et depuis une demi-heure je n’aurais pas demandé mieux que de m’en aller, sans maître George qui m’a tenu là à me faire des questions, cause de tout ce tapage. »

C’est ainsi qu’il se retira en murmurant, non de l’air d’un homme qui vient d’être pris en faute, mais du ton de celui à qui l’on a fait un affront.

« Jamais homme ne fut plus humilié que je ne le suis par un impertinent valet ! Le drôle n’est pas sot, et je l’ai toujours trouvé fidèle. Je crois aussi qu’il m’aime, car il en a donné des preuves ; mais, d’un autre côté, il a une si haute opinion de lui-même, il est si plein de présomption et d’entêtement, qu’il semble quelquefois être le maître et m’avoir pour valet ; quelque sottise qu’il fasse, il a soin de se plaindre bien haut, comme si tout le tort venait de mon côté. — Conservez-le et faites-en cas malgré tous ses défauts, dit le bourgeois ; car, croyez-en mes cheveux blancs, l’attachement et la fidélité dans un serviteur sont des qualités qui deviennent de jour en jour plus rares. Cependant, mon digne jeune lord, ne lui confiez pas de commission au-dessus de sa naissance et de son éducation, car vous voyez vous-même ce qui peut en arriver. — Je ne le vois que trop, maître Heriot, et je suis fâché d’avoir fait cette injustice à mon souverain, à votre maître. En véritable Écossais, la sagesse ne me vient qu’après coup mais la faute est faite… Ma supplique a été refusée, et ma seule ressource est d’employer le reste de mes moyens à me transporter avec Moniplies dans quelque pays où l’on veuille recevoir mes services, afin de mourir sur un champ de bataille comme ont fait mes aïeux. — Il vaut mieux vivre et servir votre pays comme votre noble père, milord. Pourquoi baisser les yeux et secouer la tête ?… Le roi n’a pas refusé votre supplique, puisqu’il ne l’a pas vue… Vous ne demandez que votre droit, et son rang l’oblige à rendre justice à tous ses sujets… Oui, milord, et j’ajouterai que son caractère le porte naturellement à l’accomplissement de ce devoir. — Je serais heureux de pouvoir partager cette opinion, et pourtant je ne veux pas parler du tort qui m’est fait ; mais mon pays souffre de bien d’autres injustices. — Milord, quand je parle de mon royal maître, c’est non seulement avec le respect et la reconnaissance que je lui dois en qualité de sujet de serviteur favorisé, mais encore avec la franchise d’un libre et loyal Écossais. Le roi lui-même est disposé à maintenir d’une manière égale la balance de la justice, mais il est entouré de gens qui peuvent jeter, sans être découverts, leurs vœux égoïstes et leurs étroits intérêts dans un des bassins. Vous en êtes déjà la victime sans le savoir. — Je suis surpris, maître Heriot, de vous entendre parler, après une si courte connaissance, comme si vous étiez parfaitement au fait de mes affaires. — Milord, la nature de mon emploi me donne un accès direct dans l’intérieur du palais. Je suis bien connu pour ne pas m’entremêler dans les intrigues ou les affaires de parti, de sorte qu’aucun favori n’a encore essayé de me fermer la porte du cabinet du roi ; au contraire, j’ai conservé la faveur de chacun tant qu’il a été en mon pouvoir, et je n’ai partagé la chute de personne. Mais il est impossible que j’aie des relations si fréquentes avec la cour sans savoir, même quand je ne le voudrais pas, quels rouages sont en mouvement, et par quels ressorts on en accélère ou arrête la marche. Naturellement, quand je veux apprendre quelques nouvelles, je connais la source où il faut les aller puiser. Je vous ai dit quelle est la cause de l’intérêt que je prends au sort de Votre Seigneurie. Hier seulement j’ai appris que vous étiez dans cette ville, et cependant j’ai trouvé moyen, en venant ici ce matin, de me procurer certains renseignements sur les obstacles qui peuvent s’opposer à votre réclamation. — Monsieur, je vous suis obligé de votre zèle trop peu mérité de ma part, » répondit Nigel avec un reste de réserve : « j’ai peine à m’expliquer comment j’ai pu exciter tant d’intérêt. — D’abord permettez-moi de vous prouver que ce zèle est sincère, reprit le bourgeois. Je ne vous blâme pas de la répugnance que vous avez à croire aux belles protestations d’un étranger d’un rang inférieur dans le monde, quand vous avez trouvé si peu d’amitié dans vos proches, dans ceux d’une naissance égale à la vôtre, et que tant de liens obligeaient à vous aider. Mais faites attention à ce que je vais vous dire. Il y a sur les vastes domaines de votre père une hypothèque pour la somme de 40,000 marcs dus ostensiblement à Peregrine Peterson, conservateur des privilèges à Campvère. — Je ne sais pas ce que c’est qu’une hypothèque ; je sais qu’il existe une obligation pour cette somme, qui, si elle n’est pas payée, entraînera la perte de mes biens patrimoniaux, quoiqu’elle ne représente pas le quart de leur valeur ; et si je presse le gouvernement du roi de m’accorder le remboursement des sommes avancées par mon père, c’est précisément afin de pouvoir dégager mes biens de cet avide créancier. — C’est là ce que nous appelons une hypothèque de ce côté de la Tweed ; mais je vois que vous ne connaissez pas votre véritable créancier. Le conseiller Peterson ne fait que prêter son nom à un personnage qui est tout simplement le lord chancelier d’Écosse : celui-ci espère, au moyen de cette dette, obtenir lui-même possession de vos biens, ou peut-être flatter l’avidité d’un tiers encore plus puissant. Il laissera probablement sa créature Peterson les saisir en son propre nom ; puis, quand l’odieux de cette affaire sera affaibli par le temps, les biens et la seigneurie de Glenvarloch seront transmis à ce grand homme par son digne instrument, sous le voile d’une vente ou de quelque autre arrangement de ce genre. — Cela est-il bien possible ! s’écria lord Nigel. Le lord chancelier versa des larmes quand je pris congé de lui… Il m’appela son cousin, son fils même, me remit des lettres, et, quoique je ne lui demandasse aucun secours pécuniaire, s’excusa de ne pouvoir m’en offrir, à cause des dépenses auxquelles l’obligeaient son rang et sa nombreuse famille. Non, je ne puis croire qu’un gentilhomme puisse pousser jusque-là la duplicité. — Je ne suis pas, il est vrai, issu d’un sang noble, répondit le bourgeois de la Cité ; mais je vous dirai encore une fois : Regardez mes cheveux blancs, et songez que je ne puis avoir aucun intérêt à les flétrir par une fausseté, dans une affaire qui me touche uniquement en ce qu’elle concerne le fils de mon bienfaiteur. Réfléchissez aussi aux résultats… Les lettres du chancelier vous ont-elles procuré quelque avantage ? — Aucun, dit Nigel, excepté de belles paroles et des actions pleines de froideur… Je pense déjà depuis quelque temps que leur seul but est de se débarrasser de moi. Hier, un de ces protecteurs, comme je parlais de passer chez l’étranger, me pressa d’accepter de l’argent, sans doute pour que les moyens de m’exiler ne me manquassent pas. — Précisément, ajouta Heriot ; plutôt que de vous voir rester, ils vous fourniraient eux-mêmes des ailes pour fuir. — Je cours le trouver, » s’écria le jeune homme irrité, « et je lui dirai ce que je pense de sa bassesse. — Sous votre bon plaisir, » dit Heriot en le retenant, « vous n’en ferez rien. Par une querelle, vous ne réussiriez qu’à me perdre, moi qui vous les ai fait connaître ; et quoique je sois disposé à risquer la moitié de ma boutique pour rendre service à Votre Seigneurie, certes, vous ne voudriez pas me faire du tort quand il n’en pourrait résulter aucun avantage pour vous. »

Le mot boutique sonna désagréablement aux oreilles du jeune lord, qui répondit à la hâte : « Du tort, monsieur ! Je suis si loin de vous faire du tort que vous m’obligeriez infiniment de vous désister de ces inutiles offres de services à l’égard d’un homme qu’il est impossible de servir jamais efficacement. — Laissez-moi faire, dit l’orfèvre ; jusqu’à présent vous vous êtes trompé de route. Permettez-moi de prendre cette copie de votre supplique ; je la ferai transcrire convenablement, et je choisirai ensuite le moment, la première occasion de la remettre entre les mains du roi, avec un peu plus de prudence, j’espère, que votre domestique n’en a montré. Je répondrais presque qu’il prendra l’affaire comme vous le désirez ; mais, même dans le cas contraire, je ne désespérerais pas encore d’une aussi bonne cause. — Monsieur, dit le jeune seigneur, il y a tant de cordialité dans vos paroles, et ma situation est si malheureuse, que je ne sais comment refuser vos offres obligeantes, quoique en même temps je rougisse de les accepter d’un étranger. — J’espère que nous ne sommes déjà plus étrangers l’un pour l’autre, répliqua l’orfèvre ; et pour ma récompense, quand ma médiation aura réussi et que vous serez rentré dans votre fortune, j’espère que vous commanderez votre premier service d’argenterie chez George Heriot. — Vous auriez un mauvais payeur, maître Heriot. — Je ne crains pas cela ; et je suis bien aise de vous voir sourire, milord. Il me semble que cela vous fait ressembler encore davantage au bon vieux lord votre père, et d’ailleurs cela m’enhardit à vous présenter une petite requête : c’est de vouloir bien accepter un dîner sans façon demain chez moi. Je loge ici tout près, dans Lombard-Street. Quand à la chère, milord, je puis vous promettre une excellente soupe au coulis de veau, un chapon gras bien lardé, un plat de tranches de bœuf en l’honneur de la vieille Écosse, et peut-être un verre d’un bon vieux vin mis en tonneau avant qu’il fût question de l’union de l’Écosse et de l’Angleterre. Quant à la société, nous aurons un ou deux de nos chers compatriotes, et ma ménagère pourrait bien y joindre quelque gentille Écossaise. — J’accepterais la politesse que vous me faites, maître Heriot, dit Nigel ; mais j’ai entendu dire que les dames de la Cité de Londres aiment à voir un homme vêtu galamment… je ne voudrais pas rabaisser un noble Écossais dans l’opinion qu’elles ont pu s’en former ; car, sans aucun doute, vous avez fait valoir de votre mieux notre malheureux pays, et j’avoue qu’en ce moment je ne suis guère disposé à faire de la dépense en toilette. — Milord, votre franchise m’encourage à faire encore un pas, dit maître George… Je… je dois de l’argent à votre père, et… en vérité, si Votre Seigneurie me regarde aussi fixement, je ne pourrai jamais aller jusqu’au bout de mon histoire. Pour parler sans détour, car je n’ai jamais pu soutenir un mensonge de ma vie, afin de poursuivre votre affaire convenablement, Votre Seigneurie doit se montrer à la cour d’une manière conforme à son rang. Je suis un orfèvre, et je gagne ma vie à prêter de l’argent aussi bien qu’à vendre de l’argenterie. Je désire placer cent livres sterling à intérêts dans vos mains jusqu’à ce que vos affaires soient arrangées. — Et si elles ne s’arrangent jamais ? demanda Nigel. — Dans ce cas, milord, reprit le bourgeois de la Cité, la perte d’une telle somme serait de peu d’importance pour moi en comparaison de tant d’autres sujets de regrets. — Maître Heriot, dit lord Nigel, ce service est généreusement offert, et je l’accepterai avec franchise.. Je dois présumer que vous voyez dans cette affaire un espoir que j’y aperçois à peine moi-même, car, sans doute, vous ne voudriez pas me surcharger d’un nouveau fardeau en me persuadant de contracter une dette que je ne pourrais jamais acquitter. J’accepterai donc votre argent avec l’espoir et la confiance que vous me mettrez dans le cas de vous le rendre exactement. — Je vous convaincrai, milord, répliqua l’orfèvre, que mon intention est d’agir avec vous comme avec un débiteur dont j’espère être payé : c’est pourquoi vous voudrez bien, s’il vous plaît, me signer une reconnaissance de cet argent et une obligation de me le rembourser. »

Il prit alors l’étui d’argent qui était passé dans sa ceinture, et en tira tout ce qu’il fallait pour écrire ; puis, ayant fait un petit billet comme il le voulait lui-même, il sortit d’une des poches de côté de son manteau un petit sac d’or, et dit qu’il devait s’y trouver cent livres sterling, et se mit à les compter très-méthodiquement sur la table. Nigel Olifaunt ne put s’empêcher de lui faire observer que cette cérémonie était tout à fait inutile, et qu’il prendrait le sac sur la parole de son obligeant créancier ; mais ceci n’était point d’accord avec les formes que le bonhomme était habitué à mettre dans les affaires.

« Ayez patience avec moi, dit-il, mon bon lord. Nous autres bourgeois de la Cité, nous sommes une race prudente et circonspecte, et je perdrais pour jamais ma réputation dans la paroisse Saint-Paul si je donnais une quittance ou prenais un reçu sans avoir compté l’argent jusqu’au bout. Je crois que le compte est juste maintenant ; et, sur mon âme, » ajouta-t-il en regardant par la fenêtre, « je vois venir mes domestiques qui m’amènent ma mule, car j’ai à me rendre à Westward-Hoe. Mettez votre argent de côté, milord… il ne fait pas bon laisser des oiseaux de cette couleur hors de la cage dans un logement garni à Londres. La serrure de votre coffre-fort ne me paraît pas très-sûre… Je puis vous en fournir une à peu de frais qui a renfermé des milliers de livres. Elle a appartenu au bon vieux sir Faithful Frugal… Son fils prodigue a vendu jusqu’à la coquille après avoir mangé l’amande : telle est la fin d’une fortune de la Cité. — J’espère mieux de la vôtre, maître Heriot. — Et moi aussi, milord, » dit le vieux marchand en souriant ; « mais pour me servir des termes de l’honnête John Bunyan (et en parlant ainsi des larmes remplissaient ses yeux), il a plu à Dieu de m’éprouver en m’enlevant deux enfants ; et quant à celui que j’ai adopté, et qui vit encore, que le ciel ait pitié de lui : Hélas ! je suis patient et reconnaissant ; et quant aux richesses que Dieu m’a envoyées, elles ne manqueront pas d’héritiers tant qu’il y aura des orphelins dans la vieille Édimbourg… Je vous souhaite le bonjour, milord. — Il y a déjà un orphelin qui vous doit de la reconnaissance, » dit Nigel en l’accompagnant vers la porte ; et le vieux bourgeois se défendant d’être ainsi reconduit prit enfin congé de son nouvel ami.

En s’en allant il traversa la boutique à la porte de laquelle se tenait la dame Christie qui lui fit un signe de tête. Il lui demanda poliment des nouvelles de son mari. Dame Christie regretta qu’il fût absent, mais il était allé à Deptford, lui dit-elle, régler ses comptes avec un capitaine de bâtiment hollandais.

« Il faut que les affaires se fassent, dame Christie, dit l’orfèvre. Rappelez au souvenir de votre mari George Heriot, de Lombard-Street. J’ai fait des affaires avec lui, c’est un homme juste et exact dans ses engagements : soyez bons à l’égard de votre noble locataire ; ayez soin qu’il ne manque de rien. Quoique en ce moment il lui plaise de vivre dans la solitude et dans la retraite, il y a des gens qui s’intéressent à lui, et je suis chargé de fournir tout ce qui lui sera nécessaire ; de sorte que vous pourrez me faire savoir par votre mari, ma bonne dame, dans quel état se trouve milord, et s’il a besoin de quelque chose. — Ainsi, c’est donc un vrai lord, après tout ? Eh bien, sur ma foi, j’ai toujours pensé qu’il en avait la mine. Mais pourquoi ne va-t-il pas au parlement, dans ce cas ? — Il ira, dame Christie, répondit Heriot, mais au parlement d’Écosse, dans son pays. — Oh ! ce n’est qu’un lord écossais, dit la bonne dame, et voilà pourquoi il est honteux d’en porter le titre peut-être. — Gardez qu’il vous entende parler ainsi, dame Christie, dit le bourgeois. — Qui ? moi, monsieur, reprit-elle ; je vous assure qu’il n’y a rien d’offensant pour lui dans ces paroles. Anglais ou Écossais, il n’en est pas moins un homme comme il faut, et bien poli ; et plutôt que de le laisser manquer de rien, j’aimerais mieux le servir moi-même, et aller jusqu’à Lombard-Street vous en avertir en personne. — Envoyez-moi votre mari, bonne dame, » dit l’orfèvre, qui, avec toute son expérience et sa bonté, était un peu sévère sur les formes… « Le proverbe dit : Quand les femmes courent, la maison va de travers… et laissez le valet de Sa Seigneurie servir son maître dans son appartement. — Bonjour à Votre Honneur, » dit la dame un peu froidement ; et aussitôt que le donneur de conseils fut hors de portée, elle s’écria avec un peu d’humeur : « Sur ma foi, vous pouvez garder vos avis, vieux chaudronnier écossais que vous êtes ; mon mari est aussi prudent et presque aussi vieux que vous, et s’il ne trouve rien à dire, cela suffit. Quoiqu’il ne soit pas aussi riche que certaines gens, cependant j’espère bien le voir un jour sur une mule, tout comme eux, avec une selle de drap et deux domestiques en habit bleu derrière lui. »



CHAPITRE V.

LE CABINET DU ROI JACQUES.


Pourquoi ne venez-vous pas à la cour ? C’est le spectacle le plus amusant du monde ! On y voit briller la soie et les diamants. Le sot y parle et le sage écoute, le fanfaron y coudoie le vrai brave ; le mendiant s’y glisse à côté du grand seigneur. C’est là qu’en badinant les mignons et les beaux parleurs assassinent les honnêtes gens. Pourquoi ne venez-vous pas à la cour ? Skelton jure que c’est le plus grand des plaisirs.
Skelton skeltonisé.


Ce n’était pas entièrement par ostentation que le bienveillant bourgeois était monté et accompagné de la manière qui avait excité chez la dame Christie un petit mouvement d’humeur : et ce mouvement, il faut l’avouer, finit entièrement avec le petit soliloque que nous avons rapporté. Le brave homme, outre le désir bien naturel qu’il avait de se montrer de la manière qui convenait à un riche marchand, se rendait alors à White-Hall pour présenter au roi un morceau d’un travail curieux, et que Sa Majesté, pensait-il, serait bien aise de voir ou peut-être même d’acheter. Il montait donc sa mule richement caparaçonnée, afin de traverser plus commodément les rues étroites, sales et populeuses ; et tandis que l’un de ses domestiques portait sous son bras la pièce d’argenterie soigneusement enveloppée dans un morceau de serge rouge, les deux autres veillaient à la sûreté de leur maître : car tel était alors l’état de la police dans la métropole, qu’on voyait souvent des gens assaillis en pleine rue par motif de vengeance ou de pillage ; et ceux qui craignaient d’être attaqués étaient généralement dans l’usage, lorsque leur fortune le leur permettait, de se faire escorter par leurs domestiques armés. Cette coutume, qui d’abord avait été limitée aux nobles et aux gentilshommes, s’était étendue par degrés jusqu’aux riches bourgeois qui, portant quelquefois avec eux des objets d’une certaine valeur, auraient offert une proie facile aux voleurs dont les rues étaient infestées.

Tout en s’acheminant vers l’ouest de la ville avec ce cortège respectable, maître George Heriot s’arrêta devant la porte de son ami et compatriote le vieil horloger, et ayant fait régler sa montre par Tunstall qui était à son devoir, il demanda s’il ne pourrait point parler à son maître. Sur l’avis qu’on lui en donna, le vieux calculateur du temps sortit de son antre, la figure semblable à un buste de bronze, couverte de poussière et brillant çà et là de quelques rognures de cuivre qui s’y étaient attachées : ses sens étaient tellement absorbés dans la profondeur de ses calculs, qu’il fixa son ami l’orfèvre pendant une minute avant de paraître le reconnaître ; il ne répondit rien à l’invitation que celui-ci lui fit de venir dîner chez lui avec la jolie mistress Marguerite, sa fille, le lendemain à midi, l’informant qu’il trouverait parmi les convives un jeune seigneur leur compatriote.

« Je te ferai bien parler si je m’y mets, » se dit Heriot en lui-même ; et changeant soudain de ton, il prononça ces paroles à voix haute : « Dites-moi, je vous prie, voisin David, quand en viendrons-nous à un règlement de compte pour l’or que je vous ai fourni, et qui vous a servi, soit à la monture de l’horloge du château de Théobald, soit à cette autre pendule que vous avez faite pour le duc de Buckingham ? J’ai été obligé de livrer des lingots d’or à la maison espagnole, et je dois vous rappeler que vous êtes en arrière de huit mois. »

Il y a quelque chose qui sonne si désagréablement et d’une manière si dure dans la demande d’un créancier qui réclame impérieusement son paiement, que le tympan d’aucune oreille humaine, quelque inaccessible qu’il soit d’ailleurs à d’autres sons, ne peut rester sourd à celui-là. David Ramsay, sortant tout à coup de sa rêverie, répondit d’un ton piqué : « Bon, bon, George, qu’est-il besoin de faire tout ce train pour 120 livres sterling ? Tout le monde sait bien que je suis en état de payer ce que je dois, et vous m’avez offert vous-même d’attendre que Sa très-gracieuse Majesté et le noble duc eussent réglé leur compte avec moi, car vous pouvez savoir par votre propre expérience que je n’irai pas faire du bruit à leur porte comme un rustre de montagnard, ainsi que vous l’avez fait à la mienne. »

Heriot se mit à rire, et répondit : « Fort bien, David : je le vois, quand on vous fait une demande d’argent, c’est comme si on vous jetait un seau d’eau sur la tête, et qu’il n’en faut pas davantage pour vous remettre au courant des affaires de ce monde. Et maintenant, ami, voulez-vous me répondre comme un chrétien, et me dire si vous viendrez dîner chez moi demain avec la jolie mistress Marguerite, ma filleule, pour y rencontrer notre jeune et noble compatriote le lord de Glenvarloch ? — Le jeune lord de Glenvarloch ! dit le mécanicien, de tout mon cœur, et je serai joyeux de le revoir… Il y a quarante ans que nous ne nous sommes vus… Il était plus avancé que moi de deux ans dans ses humanités… C’est un aimable jeune homme. — C’était son père, son père dont vous parlez maintenant, vieux fou que vous êtes, répondit l’orfèvre. Vous perdez la tête à force de calculer ; effectivement ce serait un aimable jeune homme à notre époque, que ce digne seigneur… s’il était encore en vie… Il s’agit de son fils, de lord Nigel. — Son fils ! dit Ramsay, peut-être a-t-il besoin d’un chronomètre ou d’une montre. Il y a peu de jeunes seigneurs qui ne se piquent d’en porter maintenant. — Il sera bien en état de vous acheter la moitié de votre magasin, si jamais il rentre dans ses biens, dit son ami. Mais, David, rappelez-vous votre promesse, et ne vous avisez pas d’en agir avec moi comme le jour où ma femme de charge fut obligée de laisser bouillir la tête de mouton et la soupe aux poireaux jusqu’à deux heures de l’après-midi en vous attendant. — Sa cuisine n’en a eu que plus de mérite, puisqu’on l’a trouvée bonne, » répondit David, alors tout à fait éveillé… « Et pourtant tête de mouton trop cuite est vrai poison, comme on dit chez nous. — Fort bien, répondit maître George ; mais comme nous n’aurons pas de tête de mouton demain, vous courriez risque de gâter un dîner que vous ne pourriez pas raccommoder avec un proverbe. Il est possible que vous vous trouviez aussi avec sir Mungo Malagrowther, car mon intention est de l’inviter. Ainsi n’oubliez pas votre parole, David. — Non assurément… je serai aussi exact qu’un chronomètre, dit Ramsay. — Je ne veux pas m’en rapporter à vous cependant… Écoutez : Jenkin, allez dire à Jeannette qu’elle prévienne ma filleule, la jolie mistress Marguerite, que je l’attends demain à dîner dans Lombard-Street ; ainsi qu’elle ne manque pas de faire mettre à son père son plus beau pourpoint, et de l’amener avec elle à midi. Ajoutez qu’elle se rencontrera avec un beau jeune lord écossais. »

Jenkin fit entendre cette espèce de hem ! que se permettent quelquefois ceux à qui l’on donne des commissions qui ne leur plaisent pas, ou qui entendent énoncer des opinions qu’ils n’osent contredire.

« Hem ! répéta maître George, qui, comme nous l’avons déjà observé, n’entendait pas raillerie sur l’article de la subordination domestique… Que signifie ce hem ?… Voulez-vous faire ma commission ou non, drôle ? — Certainement, maître George, dit l’apprenti en touchant son bonnet. Je voulais seulement dire que mistress Marguerite n’aurait garde d’oublier une telle invitation. — Je ne le pense pas, dit maître George ; c’est une bonne fille, qui aime bien son parrain, quoique je l’appelle une petite coquette. Mais écoutez, Jenkin, vous et votre camarade vous feriez bien de prendre demain soir vos bâtons et de venir chercher votre maître et sa fille pour les ramener chez eux… Fermez d’abord la première boutique, lâchez le chien de garde, et puis laissez Sam Porter dans la salle du fond jusqu’à votre retour. Je vous donnerai deux de mes jeunes gens pour vous accompagner, car j’entends dire que ces étudiants du temple sont plus querelleurs et commettent plus de désordre que jamais. — Nous tiendrons leurs épées en respect avec nos bâtons, ajouta Jenkin ; vous n’avez pas besoin de déranger vos gens pour cela. — Et même au besoin, ajouta Tunstall, nous avons des épées aussi bien que les étudiants du Temple. — Fi donc, fi donc, jeune homme ! s’écria le bourgeois ; un apprenti se servir d’une épée ! Le ciel l’en préserve… J’aimerais autant le voir avec un chapeau à plume. — Eh bien ! monsieur, dit Jenkin, nous trouverons des armes convenables à notre rang, et nous défendrons notre maître et sa fille, quand nous devrions détacher les pavés des rues pour nous en servir. — Voilà qui est parler en brave apprenti de Londres, répliqua le vieil orfèvre, et pour vous réconforter, mes enfants, vous boirez un verre de vin à la santé des anciens de la Cité. Je ne vous perds pas de vue, vous êtes des garçons qui promettez chacun dans votre genre… Adieu, David… que Dieu vous ait en garde !… N’oubliez pas demain à midi. » À ces mots, il tourna la tête de sa mule du côté de l’ouest, et traversa Temple-Bar de ce pas grave et lent qui convenait à son rang et à son importance dans la ville, et qui permettait à ses gens à pied de le suivre sans se gêner.

À la porte du Temple, il s’arrêta encore une fois, descendit de sa mule et entra dans une de ces petites échoppes occupées par les écrivains du voisinage. Un jeune homme avec des cheveux plats et lisses, tombant de chaque côté jusque sur les oreilles, et coupés droit à cet hauteur, se leva et fit la révérence la plus humble en ôtant un chapeau à bords rabattus, qu’aucun signe ne put le décider à replacer sur sa tête. À cette question de l’orfèvre, « Comment vont les affaires, André ? » il répondit avec de grandes démonstrations de respect : Assez bien, grâce à la protection et au généreux appui de Votre Honneur. — Prenez une grande feuille de papier, mon garçon, et taillez une plume neuve, dont le bec soit bien fin et bien net… Ne fendez pas tant votre plume, c’est toute perte dans votre état, André ; et ceux qui dédaignent de s’occuper d’un grain de blé n’en ramasseront jamais un boisseau… J’ai connu un savant qui avait écrit mille pages avec la même plume. — Ah, monsieur ! dit le jeune homme qui écoutait les conseils que lui donnait l’orfèvre sur son état avec un air de docilité et de vénération, combien il doit être facile, même à un pauvre misérable comme moi, de faire son chemin dans le monde avec les instructions d’un homme tel que Votre Honneur. — Mes instructions sont en petit nombre, André, elles sont bientôt données et faciles à pratiquer. Soyez honnête, industrieux et économe, et vous obtiendrez bientôt richesse et considération. Voyons, faites-moi une copie de cette supplique à main posée et de votre plus belle écriture ; j’attendrai là que vous ayez fini. »

Le jeune homme ne leva pas les yeux de dessus son papier, et ne quitta pas sa plume que cette besogne n’eût été terminée à la grande satisfaction de celui qui la lui avait commandée. Le bourgeois de la Cité donna ensuite au jeune écrivain un angelot d’or, et lui ayant recommandé de garder le secret sur toutes les affaires qui lui étaient confiées, comme s’il s’agissait de sa vie, il remonta sur sa mule, et reprit le chemin de White-Hall le long du Strand.

Il n’est peut-être pas inutile de rappeler à nos lecteurs que le Temple-Bar, ou la porte du Temple qu’Heriot traversa, n’était pas, comme de nos jours, une arcade voûtée, mais une grille ou palissade ouverte, et qui, la nuit, dans des temps d’alarme, était fermée par une barricade de poteaux et de chaînes. Le Strand qu’il parcourait n’était pas non plus une rue bâtie sans interruption, quoiqu’il commençât à en prendre l’aspect. On pouvait encore le regarder comme une grande route qui s’étendait au sud, et le long de laquelle s’élevaient plusieurs maisons ou hôtels appartenant à la noblesse, ayant par derrière des jardins qui allaient jusqu’à la rivière, et au bout desquels se trouvait un petit escalier qui conduisait au bord de l’eau, et offrait la facilité de prendre un bateau quand on en avait besoin. La plupart de ces maisons ont légué les noms de leurs nobles propriétaires aux rues qui descendent du Strand à la Tamise. Le côté nord du Strand était aussi bordé d’une longue ligne de maisons, derrière lesquelles, comme dans Saint-Martin-Lane et sur d’autres points, s’élevaient rapidement des bâtiments ; mais Covent-Garden, d’accord avec sa dénomination, était encore un jardin, où cependant l’on commençait à voir çà et là quelques constructions irrégulières. Tout ce que l’on apercevait indiquait de tous côtés l’agrandissement rapide d’une capitale qui jouissait depuis long-temps d’un état de paix et de prospérité sous un gouvernement régulier. Des maisons s’élevaient de toutes parts, et l’œil pénétrant de notre citadin découvrait déjà l’époque peu éloignée qui convertirait la grande route, presque découverte, qu’il parcourait, en une rue régulière et bien bâtie, destinée à joindre la ville et la cour à la Cité de Londres.

Il traversa ensuite Charing-Cross, qui déjà n’était plus ce village agréable et solitaire où les juges avaient coutume de déjeuner quand ils se rendaient à Westminster : on pouvait dès-lors le comparer, suivant l’expression de Johnson, à l’artère par où s’écoulent les flots de la population de Londres. Les bâtiments s’y multipliaient avec rapidité, et cependant ils pouvaient à peine donner une idée de ce que devait être un jour ce quartier.

Enfin White-Hall reçut notre voyageur : il passa sous une des belles portes dont on doit le plan à Holbein, et qui sont construites en brique, de manière à former une espèce de mosaïque. C’étaient ces mêmes portes que Moniplies, par une comparaison profane, avait mises en parallèle avec le West-Port d’Édimbourg. Notre bourgeois entra ensuite dans la vaste enceinte du palais de White-Hall, alors livré à toute la confusion, suite ordinaire des travaux et des embellissements des architectes. C’était précisément l’époque où Jacques, qui ne prévoyait guère qu’il faisait bâtir un palais par une fenêtre duquel son fils unique devait passer un jour pour monter à l’échafaud, s’occupait à démolir les anciens bâtiments de Deburgh, ruinés sous Henri VIII et Élisabeth, pour faire place à la superbe architecture dans laquelle Inigo Jonee déploya tout son génie. Le roi, ignorant l’avenir, pressait lui-même ces travaux ; et dans ce but, il avait conservé ses appartements à White-Hall, au milieu des décombres des vieilles constructions et de tout le désordre qui accompagnait l’érection du nouvel édifice, ce qui formait alors un labyrinthe qu’il n’était pas facile de traverser.

L’orfèvre de la maison du roi, et si le bruit public était vrai, le banquier, car ces deux professions n’étaient pas alors séparées l’une de l’autre, était un personnage trop important pour être arrêté par une sentinelle ou un portier. Ayant donc laissé sa mule et deux des gens de sa suite dans la première cour, il frappa doucement à une porte basse du bâtiment, et fut admis tout de suite avec son domestique de confiance, qui portait la pièce d’argenterie sous son bras. Il laissa cet homme à son tour dans une antichambre où se tenaient trois ou quatre pages à la livrée royale, mais qui, déboutonnés, débraillés, et n’ayant dans leur costume ni cette tenue, ni cette décence que le lieu et le voisinage de la présence du roi semblaient leur commander, étaient occupés à jouer aux dés ou aux dames, ou, étendus sur des banquettes, sommeillaient les yeux à demi fermés. De l’antichambre il passa dans une galerie où se trouvaient deux gentilshommes de la chambre, qui adressèrent chacun un sourire en signe de connaissance au riche orfèvre lorsqu’il entra. Pas un mot ne fut prononcé de part et d’autre, seulement un des huissiers jeta d’abord un coup d’œil sur Heriot, puis un autre sur une petite porte à moitié cachée dans la tapisserie, d’un air qui voulait dire aussi clairement qu’un regard peut l’exprimer : « Est-ce de ce côté que vous avez affaire ? » Le citadin fit un signe de tête, et l’huissier de la chambre marchant sur la pointe des pieds, avec autant de précaution que si le plancher eût été pavé de coquilles d’œufs, s’avança vers la porte, l’ouvrit tout doucement, et dit quelques mots à voix basse. L’accent écossais très-prononcé du roi Jacques se fît entendre : « Laissez entrer sur-le-champ, Maxwell. Depuis le temps que vous êtes à la cour, ne savez-vous pas encore que l’or et l’argent y sont toujours bienvenus ? »

L’huissier de la chambre fit signe à Heriot d’avancer, et l’honnête citadin fut immédiatement introduit dans le cabinet du souverain. La scène de confusion au milieu de laquelle il trouva le roi assis était une image assez fidèle de l’esprit de ce prince et des disparités qu’on y remarquait. Il ne manquait pas dans l’appartement de beaux tableaux et de riches ornements ; mais ils étaient mal placés, chargés de poussière, et perdaient la moitié de leur prix par la manière dont ils s’offraient à l’œil. La table était couverte d’énormes in-folio, auxquels étaient mêlés des recueils de plaisanteries et d’obscénités ; et au milieu de notes, de discours d’une longueur impitoyable, et d’essais sur l’art de régner, se trouvaient de misérables rondeaux et des ballades composés par l’apprenti royal dans l’art de la poésie, suivant le nom qu’il se donnait à lui-même : on y voyait encore des plans pour la pacification générale de l’Europe, à côté d’une liste contenant le nom de tous les chiens du roi, et des recettes contre la rage.

Le roi portait un pourpoint de velours vert, doublé de manière à être à l’épreuve du poignard ; ce qui lui donnait un embonpoint de fort mauvaise grâce : en outre, comme ce vêtement était boutonné de travers, sa taille paraissait contournée. Par-dessus son pourpoint, il portait une robe de chambre de couleur sombre, par une des poches de laquelle sortait son cor de chasse. Son chapeau gris à haute forme était sur le plancher, couvert de poussière, mais entouré d’une chaîne de gros rubis-balais, et il portait un bonnet de nuit de velours bleu, sur le devant duquel était placée la plume d’un héron qui avait été abattu, de quelque manière remarquable, par un de ses faucons favoris ; en souvenir de ce fait le roi accordait à cette plume l’honneur insigne de la porter de la sorte.

Ces inconséquences dans son costume et dans les objets qui l’entouraient n’étaient que le type extérieur de celles qui existaient dans le caractère du monarque : inconséquences qui mettaient ses contemporains dans l’impossibilité de le juger d’une manière stable, et qui le rendirent un problème pour les historiens futurs. Il avait une instruction profonde, sans posséder de connaissances utiles : dans plusieurs circonstances particulières, il s’était montré doué de sagacité, et n’avait en réalité aucun jugement. Attaché au pouvoir, avec le désir de le conserver et de l’agrandir, on le voyait en abandonner la conduite, et se laisser mener lui-même par les plus indignes favoris. Toujours prêt à soutenir hardiment et à faire valoir ses droits, tant qu’il ne s’agissait que de paroles ; mais, lorsqu’il aurait fallu des actions, les regardant tranquillement fouler aux pieds. Partisan des négociations dans lesquelles il était toujours dupe, il craignait la guerre lorsque la conquête eût été facile. Il aimait sa dignité, et la dégradait sans cesse par des familiarités inconvenantes. Capable de travailler aux affaires publiques, il les négligeait le plus souvent pour l’amusement le plus frivole. Bel esprit et pédant à la fois, et, quoique savant, recherchant la conversation des ignorants et des gens sans éducation. Sa timidité naturelle n’était pas même uniforme : il y eut des moments dans sa vie, et même des moments critiques, où il déploya le courage de ses ancêtres. Laborieux dans des bagatelles, indolent quand il s’agissait d’un travail sérieux. Avec des sentiments de piété, sa conversation était trop souvent profane. Juste et bienfaisant par caractère, il souffrait cependant les injustices et l’oppression auxquelles se livraient ceux qui l’entouraient. Avare de l’argent qu’il lui fallait donner de sa propre main, d’une prodigalité inconsidérée et sans bornes quant à celui qu’il ne voyait pas. En un mot, les bonnes qualités qu’il déployait dans certaines occasions n’étaient pas d’une nature assez ferme et assez étendue pour régler sa conduite générale : se montrant sans suite et comme par hasard, elles ne méritaient pas à Jacques une plus haute réputation que celle que lui assigna Sully, en disant qu’il était le fou le plus sage de la chrétienté.

Afin que le sort de ce monarque fût aussi bizarre que son caractère, on vit Jacques, incontestablement le moins habile des Stuarts, héritier paisible de ce royaume contre le pouvoir duquel ses prédécesseurs avaient défendu leur propre couronne. Enfin, quoique son règne parût fait pour assurer aux Anglais cette tranquillité durable et cette paix intérieure qui convenaient si bien au caractère du roi, ce fût néanmoins pendant ce même règne que furent semés ces germes de discorde qui, semblables aux dents du dragon de la fable, produisirent une guerre civile sanglante et universelle.

Tel était le monarque qui, saluant familièrement Heriot du nom de Geordie-Tintin (car c’était en lui une habitude bien connue de donner des sobriquets à ses familiers), lui demanda quelle nouvelle attrape il avait apportée avec lui pour soutirer de l’argent à son prince naturel et légitime.

« Dieu me garde, sire, répondit le citadin, d’être guidé par une intention aussi déloyale ! Je suis venu seulement apporter à Votre gracieuse Majesté un morceau d’argenterie : le sujet et le travail en sont tels que je n’ai pu me décider à le mettre entre les mains d’aucun de vos sujets avant de connaître les dispositions de Votre Majesté à cet égard. — Comment donc ? voyons cela, Heriot… quoique, sur mon âme, le service d’argenterie de Steenie m’ait coûté si cher que j’avais presque engagé ma parole de roi de garder à l’avenir mon or et mon argent, et de vous laisser le vôtre, Geordie. — Relativement à l’argenterie du duc de Buckingham, dit l’orfèvre, il a plu à Votre Majesté d’ordonner qu’on n’épargnât aucune dépense, et… — Qu’importe ce que j’avais ordonné, mon cher ? Quand un homme sage est avec des fous et des enfants, il est bien obligé de jouer lui-même à la fossette. Mais vous auriez dû avoir assez de bon sens et de réflexion pour ne pas passer à fanfan Charles et à Steenie toutes leurs fantaisies ; ils n’avaient qu’à vouloir paver les chambres d’argent ! et, en vérité, je suis étonné qu’ils ne l’aient pas fait. »

George Heriot s’inclina et n’en dit pas davantage ; il connaissait trop bien son maître pour se justifier autrement que par une allusion éloignée à ses ordres ; et Jacques, chez qui l’économie n’était qu’un remords passager de conscience, éprouva bientôt le désir de voir la pièce d’argenterie que l’orfèvre venait lui montrer. Il donna ordre à Maxwell de la lui aller chercher, et pendant ce temps il demanda au marchand de quel pays il l’avait fait venir.

« D’Italie, n’en déplaise à Votre Majesté, répondit Heriot. — Il n’y a rien, j’espère, qui sente le papisme ? » reprit le roi, d’un air plus grave que de coutume.

« Non certainement, reprit Heriot ; je ne serais pas assez insensé pour mettre devant les yeux de Votre Majesté un objet qui portât la marque de la bête. — Vous vous montreriez en cela une bête vous-même, dit le roi ; tout le monde sait que j’ai combattu contre Dagon dans ma jeunesse, et que je l’ai terrassé et renversé sur le seuil de son propre temple, bonne preuve qu’avec le temps je serai appelé, tout indigne que j’en suis, le défenseur de la foi. Mais voici Maxwell, pliant sous son fardeau comme l’âne d’or d’Apulée. »

Heriot s’empressa de débarrasser l’huissier de la chambre, et plaça la salière, car telle était la destination de cette pièce d’argenterie d’une dimension extraordinaire, dans un jour favorable pour que Sa Majesté pût en examiner le travail.

« Sur mon âme, mon garçon, dit le roi, c’est un morceau curieux et digne de la table d’un roi ! et le sujet, comme vous le dites, maître Heriot, est très-convenable à cette destination ; car c’est, à ce que je vois, le jugement de Salomon, prince dont tous les monarques vivants devraient s’efforcer de suivre les traces. — Et sur les traces duquel, ajouta Maxwell, il n’y a qu’un seul d’entre eux, s’il est permise un sujet de parler ainsi, qui ait jamais marché. — Taisez-vous, traître et perfide flatteur que vous êtes ! » s’écria le roi, mais avec un sourire qui annonçait assez que la flatterie avait produit son effet. « Regardez ce beau morceau, et retenez votre langue babillarde… Et de qui peut être ce chef-d’œuvre, Geordie ? — Sire, répondit l’orfèvre, il est l’ouvrage du fameux Florentin Benvenuto Cellini, et fut destiné à François Ier, roi de France ; mais j’espère qu’il trouvera un plus digne maître. — François de France ! envoyer Salomon, roi des Juifs, à François de France ! sur mon âme, cela seul aurait prouvé que Cellini était fou ; quand il n’aurait pas donné d’autres preuves de folie… François Ier n’était qu’un cerveau brûlé qui ne songeait qu’à se battre, et voilà tout. Il s’est laissé prendre à Pavie, comme notre David le fit jadis à Durham… Si on avait pu lui envoyer la sagesse de Salomon, son amour pour la paix et sa piété, on lui aurait rendu un plus grand service… Mais Salomon mérite de se trouver en meilleure compagnie qu’avec François de France. — J’espère qu’il aura ce bonheur. — C’est un morceau de sculpture très-curieux et très-artistement exécuté, continua le roi ; mais cependant il me semble que ce bourreau-là brandit sa hache trop près de la figure du roi : voyez, le monarque est à la portée de son arme. Je pense qu’il ne fallait pas toute la sagesse de Salomon pour savoir que les instruments tranchants sont toujours dangereux, et qu’il aurait dû commander à ce drôle-là de rengainer son arme ou de se tenir plus loin. »

George Heriot essaya de combattre cette critique en représentant au roi que la distance entre Salomon et le bourreau était plus grande qu’elle ne le paraissait, et qu’il fallait avoir égard aux règles de la perspective.

« Allez-vous-en au diable, avec votre perspective ! dit le roi… Quelle perspective peut être plus désagréable pour un roi légitime qui désire régner par l’amour et la paix, et mourir tranquille et honoré, que de voir briller à ses yeux des épées nues ? Je passe pour être aussi brave que bien des gens, et cependant je vous déclare que je n’ai jamais pu voir une lame nue sans fermer ou détourner les yeux. Mais, au total, c’est un beau morceau… Et quel en est le prix, mon garçon ? »

L’orfèvre répondit en faisant observer au monarque que ce bijou n’était pas à lui, et qu’il appartenait à un compatriote ruiné.

« Ce dont vous comptez faire une excuse pour me demander le double de sa valeur, je gage, interrompit le roi… Je connais vos ruses, à vous autres marchands de la Cité. — Je n’ai pas l’espoir d’en imposer au jugement de Votre Majesté, dit Heriot. Ce morceau est réellement ce que je vous ai dit, et le prix en est de cent cinquante livres sterling, s’il plaît à Votre Majesté de le payer sur-le-champ. — Cent cinquante livres sterling ! » s’écria le monarque irrité, « qu’autant de sorciers et de sorcières vous les trouvent. Sur mon âme, Geordie-Tintin, vous avez envie de faire sonner joliment votre bourse… Comment pourrais-je vous compter cent cinquante livres sterling pour un objet qui ne pèse pas autant de marcs ? Vous savez d’ailleurs que les serviteurs de ma maison et les officiers de ma bouche sont en arrière de six mois. »

L’orfèvre maintint son dire en dépit de cette sortie, étant assez habitué à en ouïr de semblables, et se contenta de répondre que si cette pièce d’argenterie plaisait à Sa Majesté et qu’elle la désirât, il serait facile de s’entendre sur le prix. À la vérité, le propriétaire ne pouvait pas en attendre le paiement, mais lui, George Heriot, se chargerait d’avancer la somme pour le compte de Sa Majesté, si tel était son bon plaisir : il attendrait la convenance du roi pour le remboursement de cet argent et de plusieurs autres objets, cette somme, dans l’intervalle, rapportant l’intérêt ordinaire.

« Sur mon honneur, dit Jacques, voilà qui est parler en brave et raisonnable marchand. Il faut que nous obtenions un nouveau subside des communes, et cela réglera tous nos comptes. Emportez la salière, Maxwell, emportez-la, et ayez soin de placer dans un endroit où Steenie et fanfan Charles puissent la voir à leur retour de Richmond. Et maintenant que nous sommes seuls, mon bon vieil ami Géorgie, je vous dirai que je crois, en vérité, à propos de nous et de Salomon, que toute la sagesse du pays a quitté l’Écosse quand nous sommes venus nous établir dans ce royaume du sud. »

George Heriot fut assez courtisan pour dire que le sage suit généralement le sage, de même que le cerf suit le chef du troupeau.

« Ma foi, je crois qu’il y a quelque chose de vrai dans ce que tu dis, reprit Jacques ; car nous-même, ceux de notre cour et de notre maison, dont tu es toi-même un exemple, nous passons, dans l’opinion des Anglais, tout présomptueux qu’ils sont, pour d’assez bons esprits ; mais il faut que la tête ait tourné à ceux que nous avons laissés derrière, et que leurs cerveaux soient tout à fait à l’envers, comme ceux des sorciers et des sorcières le soir du sabbat du diable. — Je suis fâché d’entendre Votre Majesté parler ainsi, dit Heriot ; oserais-je demander, sire, ce que mes compatriotes ont fait pour mériter cette réputation ? — Ils sont devenus fous, mon garçon, fous à lier ; je ne puis les tenir éloignés de la cour, malgré toutes les proclamations que nos hérauts s’enrouent à leur crier. Pas plus tard qu’hier, au moment où nous venions de monter à cheval et de nous préparer à sortir, arrive un véritable goujat d’Édimbourg, un misérable en guenilles, qui n’avait pas sur le dos un haillon qui ne dît adieu à l’autre, et dont l’habit et le chapeau auraient pu servir d’épouvantail ; et le voilà qui, sans aucune retenue ni respect, comme un hardi mendiant, nous met brusquement dans la main quelque supplique au sujet de je ne sais quelle dette de notre gracieuse mère, et de semblables sottises : sur quoi notre cheval s’est dressé tout droit ; et sans l’aplomb admirable avec lequel nous nous tenons à cheval, et pour lequel nous passons pour l’emporter sur la plupart des princes de l’Europe, aussi bien que sur leurs sujets, je vous assure que nous aurions été étendus sur le pavé. — Votre Majesté, dit Heriot, est leur père commun ; c’est ce qui les rend si hardis à se présenter devant votre gracieuse présence. — Je sais de reste que je suis pater patriœ, dit Jacques ; mais on dirait qu’ils veulent m’arracher les entrailles pour se les partager… Par la mort, Geordie, il n’y a pas un rustre parmi eux qui sache remettre une supplique d’une manière convenable à son souverain. — Je voudrais savoir quelle est la manière de le faire la plus séante et la plus respectueuse, sire, quand ce ne serait que pour apprendre à nos pauvres compatriotes à se mieux conduire. — Par ma foi, vous êtes un homme qui savez vivre, Geordie, et je ne regarderai pas à perdre quelques moments pour vous instruire… Et d’abord, voyez-vous, monsieur, il faut approcher de la personne du roi de cette manière, en portant la main à vos yeux, pour témoigner que vous savez être dans la présence du vice-roi du ciel… Très-bien, George, voilà qui va à merveille… Ensuite, monsieur, vous vous agenouillez, et vous faites comme si vous vouliez baiser le bord de nos habits, les cordons de nos souliers, ou quelque chose de semblable… fort bien exécuté… Ce que nous, voulant nous montrer débonnaire et bienveillant envers nos fidèles sujets, nous empêchons ainsi, en vous faisant signe de vous relever, tandis qu’ayant une grâce à nous demander, vous n’obéissez pas encore à ce signe, mais glissant votre main dans votre poche, vous en sortez votre pétition, et la mettez avec respect dans notre main ouverte pour la recevoir. »

L’orfèvre, qui avait suivi avec la plus grande exactitude tous les points prescrits parle cérémonial, accomplit ce dernier au grand étonnement de Jacques, en lui mettant dans la main la pétition de lord Glenvarloch.

« Que veut dire ceci, traître ? » s’écria-t-il en rougissant et balbutiant de colère… « Vous ai-je enseigné l’exercice pour que vous tourniez vos armes contre nous-même ? Non, par la lumière du ciel ! j’aurais autant aimé que vous eussiez dirigé contre ma poitrine un véritable pistolet. Voilà comme vous vous conduisez, et dans mon cabinet encore, où nul ne doit entrer que par mon bon plaisir. — J’espère, » dit Heriot en restant à genoux, « que Votre Majesté me pardonnera de mettre à profit la leçon qu’elle a bien voulu me donner, en faveur d’un ami. — D’un ami ! s’écria le roi, tant pis, tant pis, vous dis-je… Si c’eût été quelque chose qui eût pu tourner à votre propre avantage, il y aurait eu quelque raison là-dedans, et on aurait pu penser que vous ne seriez pas revenu de sitôt à la charge ; mais un homme peut avoir une centaine d’amis, et présenter des pétitions pour chacun d’eux à leur tour. — J’ose espérer, dit Heriot, que Votre Majesté me jugera d’après l’expérience du passé, et ne me soupçonnera pas capable d’une telle présomption. — Je ne sais, » reprit le monarque dont la colère s’apaisait facilement ; « le monde devient fou, je crois… sed semel insanivimus omnes… Tu es un vieux et fidèle serviteur, c’est la vérité, et s’il s’agissait de ton avantage personnel, mon garçon, tu ne me demanderais pas deux fois. Mais, sur ma foi, Steenie m’aime tant qu’il veut être le seul à me demander des grâces… Maxwell, » ajouta-t-il à l’huissier qui était rentré dans le cabinet après avoir emporté la pièce d’argenterie, « retournez dans l’antichambre avec vos longues oreilles… En conscience, Geordie, je n’oublie pas que tu es depuis long-temps mon vieux confident, et que tu as été mon orfèvre dans un temps où j’aurais pu dire avec le poète païen, Non mea renidet in domo lacunar… car, ma foi, on avait pillé la vieille maison de ma mère de telle sorte que nous n’avions quelquefois rien de mieux sur notre table que des verres cassés, des plats d’étain et des assiettes de bois, et nous étions si contents quand nous pouvions y mettre quelque chose que nous n’avions garde de chercher querelle au métal dont ils étaient faits. Te rappelles-tu, car tu étais dans la plupart de nos complots, lorsque nous fûmes réduits à envoyer six de nos bandouliers bleus pour piller le colombier et la basse-cour de Lady Logan House, et quelles terribles plaintes la bonne dame porta contre Jock Milch et les brigands de l’Annandale, lesquels étaient aussi innocents de ce fait que je le suis du crime de meurtre ? — Ce fut une circonstance heureuse pour Jock, ajouta Heriot ; car, si je me le rappelle bien, elle lui épargna les étrivières à Dumfries, punition qu’il avait bien méritée pour d’autres méfaits. — Ah ! ah ! vous n’avez pas oublié cela, reprit le roi ; mais il avait d’autres qualités, ce Jock Milch : c’était un hardi chasseur, et qui appelait un chien d’une voix qui faisait retentir toute la forêt… Quoi qu’il en soit, il a fait une fin digne d’un homme d’Annandale, car le lord Torthorwald lui passa sa lance au travers du corps. Ventrebleu ! Geordie, quand je songe à toutes ces folies, je crois, sur ma conscience, que nous vivions plus gaiement dans le vieux château d’Holy-Rood, et quand nous en étions réduits aux expédients, que maintenant que nous vivons dans l’abondance. Cantabit vacuus, nous n’avions guère de soucis. — Et s’il plaît à Votre Majesté de se rappeler, ajouta l’orfèvre, toute la peine que nous eûmes à rassembler assez de vaisselle d’argent et de bijoux pour faire quelque figure aux yeux de l’ambassadeur d’Espagne ? — C’est vrai, » dit le roi qui était lancé, et qui s’abandonnait franchement aux plaisirs du commérage ; « et je ne me rappelle pas le nom du brave et loyal lord qui nous prêta jusqu’à la dernière once qu’il avait chez lui, afin que son prince légitime pût représenter avec quelque honneur devant ceux qui avaient les Indes à leur disposition. — Si votre Majesté veut bien jeter les yeux sur ce papier, je pense qu’elle se rappellera son nom. — Ah, vraiment ! voyons ; lord Glenvarloch ! c’est cela précisément. Justus et tenax propositi, c’était un homme juste, mais opiniâtre comme un taureau qu’on harcèle. Il nous contrariait quelquefois, ce lord Randal Olifaunt de Glenvarloch ; malgré cela, c’était au fond un sujet attaché et fidèle… Mais celui qui m’adresse cette pétition doit être son fils… Il y a long-temps que Randal est où les rois et les seigneurs doivent tous aller à leur tour, et où vous irez aussi, Geordie… Et que nous veut son fils ? — Le remboursement, » répondit le vieux bourgeois, « d’une des sommes considérables dues par le trésor royal pour de l’argent avancé à Votre Majesté dans un moment de grand besoin, à l’époque de l’affaire de Ruthven. — Je m’en souviens très-bien, dit le roi Jacques ; parbleu, Geordie, je venais d’échapper aux griffes de Glamis et de ses complices, et jamais argent n’arriva plus à propos à un prince. Et quelle honte qu’une tête couronnée se soit trouvée dans le cas d’avoir besoin d’une si petite somme ! Mais qu’a-t-il besoin de nous persécuter comme un chasseur suit un blaireau ? Nous lui devons cet argent et le lui rendrons à notre commodité, ou nous l’en dédommagerons de quelque autre manière ; c’est tout ce qu’un sujet peut demander à son prince… Nous ne sommes pas in meditatione fugœ, pour qu’il faille nous arrêter d’une manière si péremptoire. — Hélas ! sire, » dit le joaillier en secouant la tête, « c’est par la force de la nécessité, et bien contre sa volonté que le pauvre jeune lord se voit obligé de vous importuner ainsi ; mais il lui faut de l’argent, et promptement encore, pour rembourser une somme due à Peregrine Peterson, conservateur des privilèges à Campvere ; sinon il va se voir évincé de sa baronnie et de tous ses domaines de Glenvarloch, qui ont été engagés pour cet argent. — Que dites-vous ? que dites-vous ? » s’écria le roi avec impatience : ce manant de conservateur, ce fils d’un vil matelot hollandais chasserait de ses domaines héréditaires l’ancienne maison d’Olifaunt ! par le pain que je mange, Géorgie, cela ne se peut pas… Il faut que nous fassions suspendre les poursuites par des lettres de grâce, ou par quelque autre moyen ! — Je doute fort que cela puisse se faire, répondit le bourgeois de la Cité ; n’en déplaise à Votre Majesté, votre savant avocat qui est si bien versé dans les lois d’Écosse est d’avis qu’il n’y a d’autre remède que de payer. — Parbleu ! répliqua le roi, qu’il résiste de vive force à ce manant jusqu’à ce que nous ayons pris quelque parti sur cette affaire. — Hélas ! poursuivit l’orfèvre, le gouvernement pacifique de Votre Majesté, et la manière équitable dont justice est rendue à tout le monde, font qu’il est difficile d’employer la force dans ses États à moins que ce ne soit dans l’intérieur des hautes terres. — Eh bien, en bien ! » dit le monarque embarrassé, et dont les idées de justice, de convenance et d’expédients, se trouvaient étrangement embrouillées dans cette occasion, « il est juste que nous payions nos dettes pour que ce jeune homme puisse payer les siennes, et il sera payé, in verbo regis, il le sera… Mais comment trouver cet argent ? voilà le point difficile… il faut faire une tentative dans la Cité, Geordie. — Pour dire la vérité, répondit Heriot, n’en déplaise à Votre gracieuse Majesté, à force de prêts, de dons volontaires et de subsides, la Cité, en ce moment… — Ne me dites pas ce qu’est la Cité en ce moment, interrompit le roi Jacques… notre échiquier est aussi sec que les sermons du doyen Gilles sur les psaumes de la pénitence… ex nihilo nihil fit. Ce serait vouloir prendre les culottes d’un montagnard… Ceux qui viennent me demander de l’argent devraient m’apprendre comment on fait pour s’en procurer… Il faut que la Cité fasse un effort, Heriot, et ne croyez pas que ce soit pour rien qu’on vous a surnommé Geordie Tintin… In verbo regis, je paierai ce jeune homme si vous me procurez un emprunt ; je ne marchanderai pas sur les conditions, et à nous deux nous sauverons l’ancienne baronnie de Glenvarloch… Mais pourquoi le jeune lord ne vient-il pas à la cour, Heriot… Est-il bien fait ? est-il présentable ? — On ne peut l’être davantage, reprit Heriot… mais… — Oui-da, je vous entends, dit le roi ; je vous entends… Res angusta domi, le pauvre garçon, pauvre garçon ! et son père qui avait le cœur d’un bon et loyal Écossais, quoiqu’un peu entêté de certaines opinions… Écoutez, Heriot, faites remettre 200 livres sterling au jeune homme pour qu’il puisse s’équiper… Et tenez, » ajouta-t-il en ôtant la chaîne de rubis de son vieux chapeau, « vous avez déjà pris ces bijoux en gage pour une plus grosse somme, vieux Lévite que vous êtes… gardez les en garantie jusqu’à ce que je vous rembourse cet argent sur le premier subside. — Plairait-il à Votre Majesté de me donner cet ordre par écrit ? » demanda le prudent bourgeois.

« Au diable vos scrupules, George ! s’écria le roi ; vous êtes aussi pointilleux qu’un puritain sur la forme, et un vrai nullifidien jusque dans la moelle des os… La parole d’un roi ne peut-elle vous suffire pour avancer 200 misérables livres sterling ? — Sans doute, sire ; mais non pas pour retenir les joyaux de la couronne, » répondit Heriot.

Et le roi, qu’une longue expérience avait accoutumé à traiter avec des créanciers soupçonneux, écrivit un ordre à George Heriot, son bien-aimé orfèvre-joaillier, de payer présentement à Nigel Olifaunt, lord de Glenvarloch, la somme de 200 livres sterling, laquelle somme serait jointe aux autres sommes dues par la couronne audit Heriot. L’ordre portait en outre que, comme nantissement, une chaîne de rubis-balais avec un gros diamant, telle qu’elle était décrite dans le catalogue des joyaux de la couronne, resterait dans les mains dudit George Heriot, prêteur de ladite somme, jusqu’à son entier remboursement. Par un autre écrite Sa Majesté donnait audit George Heriot pouvoir de traiter à des conditions raisonnables avec des capitalistes l’emprunt d’une somme d’argent pour les besoins de Sa Majesté, qui ne devait pas être au-dessous de 50,000 marcs, mais qui pouvait être aussi forte qu’il serait possible de l’obtenir.

« Et ce lord Nigel a-t-il quelque instruction ? » demanda le roi.

George Heriot ne put exactement répondre à cette question ; mais il croyait que le jeune lord avait fait ses études dans l’étranger. — Nous lui donnerons nos conseils, dit le roi, sur la manière de continuer ses études avec avantage ; et il est possible que nous le fassions venir à la cour pour étudier avec Steenie et fanfan Charles. Et maintenant que j’y pense, allez-vous-en bien vite, George ; car les enfants vont rentrer tout à l’heure, et je désire qu’ils ne soupçonnent rien de cette affaire que nous venons de traiter ensemble… Propera pedem… Geordie, prenez votre mule entre vos jambes, et que Dieu vous conduise ! »

Ainsi finit la conférence du débonnaire roi Jacques et de son digne orfèvre-joaillier.



CHAPITRE VI.

LE DÎNER DE L’ORFÈVRE.


Oh ! je le connais bien, c’est un citron moisi dont nos beaux-esprits de cour viennent s’humecter les lèvres pour donner à leur conversation mielleuse un sel plus piquant ; mais, ma foi, monsieur, cette propriété l’a presque entièrement abandonné. Tout le jus qui était si acide en a été exprimé, et la pauvre écorce, quoique aussi amère que jamais, n’est plus bonne qu’à assaisonner le dîner des pourceaux, puisque les animaux à deux jambes n’en veulent plus.
Le Chambellan, comédie.


La bonne compagnie invitée par le bourgeois hospitalier se rassembla dans sa maison de Lombard-Street à l’heure de midi. C’était celle où les estomacs affamés se préparaient alors à prendre ce repas qui divise la journée ; et de notre temps, c’est l’heure où les gens à la mode, se retournant sur leur oreiller, s’avisent de penser, non sans beaucoup de doute et d’hésitation, qu’il leur faudra bientôt commencer la leur. Le jeune Nigel arriva vêtu avec simplicité, mais cependant dans un costume plus analogue à son âge et à son rang que celui qu’il portait la veille : il était accompagné de Moniplies, dont l’extérieur avait aussi beaucoup gagné. Les traits graves et solennels du serviteur écossais ressortaient sous un bonnet de velours bleu posé de côté sur sa tête. Il avait un bon habit de drap bleu anglais, épais et solide, et qui, bien différent de ses premiers vêtements, aurait résisté aux efforts de tous les apprentis de Fleet-Street. Il portait le sabre et le petit boucher, marques distinctives de sa condition ; et une petite plaque d’argent, représentant les armoiries de son maître, indiquait qu’il appartenait à l’aristocratie. Il s’assit dans l’office du bon citadin, non sans éprouver une satisfaction véritable, en songeant que, pour prix de son service dans la salle à manger, il prendrait sa part d’un repas tel qu’il lui était rarement arrivé d’en voir.

M. David Ramsay, ce profond et ingénieux mécanicien, fut conduit sain et sauf dans Lombard-Street, où il arriva, suivant sa promesse, bien lavé, brossé et purifié de la suie de sa forge et de sa fournaise. Sa fille l’accompagnait : c’était une jeune personne d’environ vingt ans, très-jolie, très-réservée, mais dont les yeux noirs, étincelants, contredisaient de temps en temps l’air de gravité qui, avec le silence, la discrétion, un simple bonnet de velours et une collerette de batiste, formait l’apanage obligé de mistress Marguerite, en sa qualité de fille d’un modeste bourgeois.

Il y avait aussi deux autres bourgeois et marchands de Londres, hommes à amples manteaux et à longues chaînes d’or, bien établis dans le monde et expérimentés dans leur commerce, mais qui ne réclament pas de notre part une description particulière. On y voyait encore un vieil ecclésiastique vêtu de sa longue robe et de sa soutane, homme grave et respectable, dont les manières avaient toute la simplicité de celles des bourgeois qui composaient sa congrégation.

Nous passerons rapidement sur tous ces personnages ; mais il n’en sera pas de même de sir Mungo Malagrowther de Gimigo-Castle, qui réclame de nous un peu plus d’attention, comme un caractère fort original de cette époque.

Ce bon chevalier frappait à la porte de maître Heriot au premier coup de midi, et l’horloge n’avait pas encore fini de sonner qu’il était assis avec la compagnie. Ceci lui donna une excellente occasion de faire quelques remarques satiriques sur tous ceux qui se faisaient attendre, sans parler de quelques traits qu’il décocha en passant sur les personnes qui avaient porté l’empressement au point d’arriver plus tôt.

N’ayant presque d’autre bien que son titre, sir Mungo avait été attaché à la cour en qualité d’enfant de fouet[35] (suivant le nom donné alors à cette charge) auprès de Jacques VI, et il avait été instruit dans toutes les sciences polies, en même temps que Sa Majesté, par George Buchanan, le célèbre précepteur de ce prince. La charge d’enfant de fouet condamnait le petit malheureux qui l’occupait, à subir tous les châtiments corporels que l’oint du Seigneur, dont naturellement la personne devait être sacrée, venait à encourir en grammaire et en prosodie durant le cours de ses études. À la vérité, sous la discipline sévère de George Buchanan, qui n’approuvait pas ce genre de punition par représentant, Jacques portait la peine de ses propres fautes, et Mungo Malagrowther jouissait d’une sinécure. Mais l’autre pédagogue de Jacques, maître Patrick Young, procédait à la besogne avec plus de cérémonie, et faisait trembler le jeune roi jusqu’au fond de l’âme par la manière dont il traitait l’enfant de fouet quand Sa Majesté n’avait pas bien fait sa leçon. Il faut dire, à la louange de sir Mungo, qu’il y avait en lui certains points par lesquels il convenait parfaitement à sa place officielle. Il avait même, dès l’enfance, un assemblage de traits irréguliers et grotesques, qui, lorsqu’ils étaient défigurés par la crainte, la douleur, ou la colère, le faisaient ressembler à une des figures fantastiques qu’on trouve dans une corniche gothique. Sa voix aussi était grêle et criarde, de telle sorte que, lorsqu’il subissait les corrections libérales que lui infligeait maître Patrick Young, l’expression fantastique de sa physionomie et les cris qu’il poussait et qui n’avaient rien de la voix humaine, étaient propres à produire tout l’effet qu’on en pouvait attendre sur un monarque qui méritait le fouet, et qui voyait un être innocent recevoir le châtiment de sa faute.

Sir Mungo Malagrowther, car il obtint le titre de chevalier, eut donc de bonne heure un pied à la cour, sur lequel tout autre se serait maintenu, et dont tout autre aurait su profiter. Mais quand il devint trop grand pour être fouetté, il ne lui resta plus aucun moyen de se recommander. Une humeur railleuse et caustique, un esprit plein de malignité, et un sentiment d’envie contre tous ceux qui sont plus heureux que le possesseur de ces aimables qualités, ne sont pas toujours un obstacle à l’élévation d’un courtisan ; mais il faut qu’il s’y joigne un degré d’adresse et de prudence que sir Mungo n’avait pas reçu en partage. Sa langue satirique ne connaissait ni frein ni retenue ; l’envie qui le dévorait ne pouvait se cacher ; et à peine arrivé à sa majorité, il avait déjà sur les bras tant de querelles, qu’il aurait fallu les neuf vies d’un chat pour y satisfaire… Dans une de ces rencontres, il reçut, et ce fut peut-être un bonheur pour lui, une blessure qui lui servit d’excuse pour refuser à l’avenir de semblables invitations. Sir Rullion Rattray de Panagullion, dans un combat à mort, lui abattit trois doigts de la main droite, de sorte que, depuis ce jour, sir Mungo ne put jamais tenir une épée. Quelque temps après, ayant fait des vers satiriques sur lady Cockpen, il en fut châtié si vigoureusement par des gens qu’on avait payés tout exprès, qu’il fut trouvé à moitié mort à l’endroit où ils étaient tombés sur lui : ayant eu la cuisse cassée et mal remise, il lui en resta un tel embarras dans la démarche, qu’il descendit boiteux au tombeau. L’accident arrivé à sa main et à sa jambe rendit plus grotesque encore la tournure de notre original, et le mit à couvert à l’avenir des conséquences plus dangereuses qui auraient pu résulter de son humeur radieuse. Il vieillit donc insensiblement au service de la cour, sans avoir rien à craindre pour les membres qui lui restaient intacts, mais sans se faire d’amis et sans obtenir d’emploi ; quelquefois à la vérité le roi s’amusait de ses saillies ; mais il n’eut jamais l’art de profiter de l’occasion, et ses ennemis, qui, dans le fait, se composaient de toute la cour, trouvèrent moyen de lui faire perdre la faveur du prince. Le célèbre Archie Armstrong offrit à sir Mungo, dans un accès de générosité, un pan de son habit de fou, voulant par là le faire participer aux immunités et privilèges d’un bouffon de profession… car, disait l’homme au manteau bigarré, « sir Mungo, du train dont il y va, ne retire d’autre avantage d’un bon mot que de se le faire pardonner par le roi. »

Même à Londres, la pluie d’or qui tombait tout autour de lui ne vint pas fertiliser le patrimoine ruiné de sir Mungo Malagrowther. Il devint vieux, sourd et maussade, perdit jusqu’à la vivacité qui avait animé ses satires, et c’était à peine si on le tolérait à la cour ; car Jacques, bien que lui-même avancé en âge, conservait à un point singulier et même ridicule le désir d’être entouré de jeunes gens. Sir Mungo ayant vu se flétrir de la sorte sa jeunesse et sa fortune, ne montrait à la cour sa taille amaigrie et ses broderies fanées que lorsque son devoir l’exigeait absolument : il passait son temps à chercher un aliment à son humeur satirique dans les promenades publiques ou sous les voûtes de l’église de Saint-Paul ; qui était alors le rendez-vous des faiseurs de nouvelles et de gens de toute espèce. Mais il fréquentait surtout ceux de ses compatriotes qu’il regardait comme d’une naissance et d’un rang inférieur au sien. De cette manière, quoiqu’il détestât et méprisât le commerce et tous ceux qui l’exerçaient, il n’en passait pas moins la plus grande partie de sa vie avec les artistes et les marchands écossais qui avaient suivi la cour à Londres ; il pouvait se livrer à son cynisme avec eux, sans risquer de les offenser beaucoup, car quelques-uns souffraient ses plaisanteries et sa mauvaise humeur par déférence pour sa naissance et son titre de chevalier, qui, dans ce siècle, donnaient de grands privilèges, et d’autres plus sensés plaignaient et supportaient un vieillard malheureux par la fortune et par son caractère.

Au nombre de ces derniers était George Heriot qui, bien que ses habitudes et son éducation lui fissent porter son respect pour l’aristocratie à un point qui de nos jours paraîtrait ridicule, avait trop d’élévation d’âme et de bon sens pour se laisser importuner au-delà d’un certain point par un homme tel que sir Mungo Malagrowther, ou pour souffrir qu’il prît avec lui des libertés peu convenables, tout en le traitant néanmoins, non seulement avec une politesse respectueuse, mais même avec obligeance et générosité.

La manière dont sir Mungo se conduisit en entrant dans l’appartement prouva, d’une manière évidente, ce que nous venons de dire. Il alla saluer maître Heriot, ainsi qu’une femme d’un certain âge, qui portait une simple coiffe, dont l’air était respectable et un peu sévère, et qui sous le nom de tante Judith, faisait les honneurs de la maison et de la table : or ce double salut ne se ressentit presque pas de la causticité dédaigneuse de celui qu’il adressa successivement à David Ramsay et aux deux autres bons bourgeois. Il alla se mêler à la conversation de ces derniers pour leur dire qu’il venait d’entendre parler à Saint-Paul de la faillite de Pindivide, un gros marchand, qui, suivant son expression, venait de donner un pouding aux corbeaux (et duquel il avait appris en même temps que ces honnêtes marchands étaient créanciers) : « On dit généralement, ajouta-t-il, que la perte sera totale ; c’est un navire coulé à fond, et perdu corps et biens sans aucun espoir de sauver une planche. »

Les deux bourgeois se regardèrent en faisant la grimace ; mais trop prudents pour discuter publiquement leurs affaires privées, ils se rapprochèrent et se parlèrent tout bas. Le baronnet écossais s’en prit ensuite à l’horloger avec la même familiarité… « Eh bien, David, dit-il, vieux radoteur, la tête ne vous a-t-elle pas encore tourné tout à fait en appliquant votre science mathématique, comme vous l’appelez, au livre de l’Apocalypse ?… Je m’attendais à vous entendre faire le signe de la bête aussi clairement qu’un enfant qui soufflerait dans un mirliton. — Vraiment, sir Mungo, » dit le mécanicien après avoir fait un effort pour se rappeler ce qui lui avait été dit, et qui venait de lui parler, « il est possible que vous soyez plus près du but que vous ne le croyez vous-même… car en prenant les dix cornes de la bête, vous pouvez aisément compter sur vos doigts. — Sur mes doigts, vieille patraque d’horloge rouillée ! » s’écria sir Mungo d’un ton moitié railleur, moitié colère, en portant à la garde de son épée sa main, ou plutôt sa pâte, car le sabre de sir Rullion ne lui avait plus laissé que cette forme. « Avez-vous dessein de me reprocher ma mutilation ? »

Maître Heriot intervint. « Je ne puis persuader à notre ami David, dit-il, que les prophéties de l’Écriture sont faites pour rester dans l’obscurité jusqu’à ce que leur accomplissement inattendu réalise, comme dans l’ancien temps, ce qui a été écrit… Mais ce n’est pas une raison pour exercer sur lui votre valeur chevaleresque. — Sur mon âme, ce serait en faire un mauvais usage, » reprit sir Malagrowther en riant ; « autant vaudrait partir avec une meute et un cor pour poursuivre un mouton égaré, car le voilà déjà retombé dans ses rêveries, et enfoncé jusqu’au menton dans les nombres, les quotients et les dividendes. Mistress Marguerite, ma belle enfant (car la beauté de la jolie bourgeoise déridait jusqu’aux traits sévères de sir Mungo lui-même), votre père est-il toujours aussi amusant qu’à présent ? »

Mistress Marguerite balbutia, rougit, baissa les yeux, les tourna à droite et à gauche, puis regarda en face d’elle, et enfin ayant pris tous les airs d’embarras et de timidité qu’elle jugeait convenables pour cacher une certaine assurance de repartie qui lui était au fond beaucoup plus naturelle, elle répondit qu’effectivement son père était fort distrait, et qu’elle avait entendu dire qu’il tenait cette habitude de son grand-père.

« Votre grand-père ? » dit sir Mungo, affectant de douter qu’il eût bien entendu. « A-t-elle dit son grand-père ? La jeune fille est timbrée, à ce qu’il paraît ; je ne connais pas de fille de ce côté du Temple qui puisse parler d’un parent si éloigné. — Elle a un parrain, du moins, sir Mungo, » répliqua George Heriot intervenant encore, « et j’espère qu’il aura assez de crédit sur vous pour obtenir que vous ne fassiez pas rougir de la sorte sa jolie filleule. — Tant mieux, tant mieux pour elle ! dit sir Mungo, cela lui fait honneur, étant née et élevée dans la paroisse de Bow-Bell, de pouvoir rougir de quelque chose ; et, sur mon âme, ajouta-t-il en caressant sous le menton la jeune personne irritée qui se reculait, « elle est assez jolie pour se passer d’aïeux, du moins dans une région comme Cheapside, où la pelle ne peut reprocher au fourgon… »

La jeune personne rougit encore, mais ce fut avec moins de colère. Maître George Heriot se hâta d’empêcher la conclusion du proverbe trivial de sir Mungo, et le présenta personnellement à lord Nigel. Sir Mungo n’entendit pas d’abord très-bien ce que lui dit son hôte. « Que diable dites-vous ? » s’écria-t-il.

Le nom de Nigel Olifaunt, lord de Glenvarloch, lui ayant été une seconde fois corné dans l’oreille, il se redressa, et regardant le maître de la maison d’un air grave, lui reprocha de ne pas avoir commencé par présenter l’un à l’autre des gens de qualité afin qu’ils pussent échanger leurs civilités avant de se mêler aux autres individus de la société. Il fit ensuite à sa nouvelle connaissance un salut aussi noble et aussi gracieux que cela était possible à un homme estropié de la main et de la jambe, et lui apprenant qu’il avait connu le feu lord son père, il lui souhaita la bienvenue à Londres, en ajoutant qu’il espérait le rencontrer à la cour.

Nigel comprit aussitôt, à l’air de sir Mungo, et à la manière dont son hôte se pinçait les lèvres pour s’empêcher de rire, qu’il avait affaire à un original d’un genre peu commun, et en conséquence il lui rendit sa politesse dans toutes les formes voulues par l’étiquette. Sir Mungo pendant ce temps le regardait avec beaucoup d’attention ; et comme la vue des avantages physiques lui était aussi odieuse que celle des richesses ou des autres faveurs du sort, il n’eut pas plus tôt achevé d’examiner la taille élégante et les beaux traits du jeune lord que, semblable à un des consolateurs de Job, il s’approcha de lui pour lui parler de l’ancienne grandeur des lords de Glenvarloch, et de ses regrets en apprenant que leur représentant n’était pas destiné à posséder les domaines de ses ancêtres. Puis il s’étendit avec complaisance sur les beautés de la baronnie de Glenvarloch, la situation majestueuse du vieux château, la noble étendue du lac sur lequel se rassemblaient tant d’oiseaux sauvages pour la chasse au faucon ; la perspective imposante des forêts remplies de daims, qui s’étendaient jusqu’au pied d’une chaîne de montagnes ; enfin il parla si longuement sur les avantages de ces anciens et magnifiques domaines, que Nigel, malgré tous ses efforts, ne put retenir un soupir.

Sir Mungo, habile à découvrir les sensations désagréables qu’il produisait sur l’esprit de ceux avec lesquels il conversait, remarqua bientôt que sa nouvelle connaissance paraissait souffrir, et il n’aurait pas demandé mieux que d’appuyer sur ce sujet. Mais le signal impatient du cuisinier qui frappa sur une table avec le manche de son couteau, de manière à se faire entendre du haut en bas de la maison, avertit les domestiques de servir le dîner, et les convives de venir y prendre part. Sir Mungo, grand amateur de bonne chère, goût qui, par parenthèse, devait contribuer à réconcilier sa dignité avec ses visites dans la Cité, se leva soudain à ce bruit et laissa en paix Nigel et les autres convives jusqu’à ce qu’il eût satisfait son empressement à occuper à table la place d’honneur qui lui était due. Assis à la gauche de la tante Judith, il vit Nigel occuper une place plus honorable encore à la droite de cette matrone, qu’il séparait ainsi de la jolie mistress Marguerite ; mais ce qui vint l’aider à prendre son parti là-dessus fut la vue d’un superbe chapon lardé qu’on avait placé devant lui.

Le dîner fut servi suivant les formes du temps. Tout y était excellent, et outre les mets écossais qui avaient été annoncés, la table présentait le bœuf rôti et les poudings, qui furent de tous les temps les plats favoris de la vieille Angleterre. Un petit buffet, couvert d’argenterie et d’un travail remarquable, attira les louanges de la compagnie, et n’échappa pas à un sarcasme indirect de sir Mungo, qui fit allusion à l’habileté du propriétaire dans son métier.

« Je ne rougis pas de mon état, sir Mungo, dit l’honnête bourgeois ; on dit qu’un bon cuisinier doit goûter ses plats, et il me semble qu’il ne serait pas juste que moi qui ai fourni de l’argenterie à la moitié du royaume j’eusse mon buffet couvert d’étain. »

Le ministre ayant béni la table, laissa aux convives la liberté d’attaquer les plats qui étaient devant eux, et le repas se passa dans un silence très-grave jusqu’au moment où la tante Judith, pour mieux recommander son chapon, assura qu’il était d’une espèce particulière et bien connue, qu’elle avait elle-même apportée d’Écosse.

« Alors, ainsi que plusieurs de ses compatriotes, madame, » répondit l’impitoyable sir Mungo, non sans jeter un regard sur son hôte, « on peut dire qu’il s’est bien engraissé en Angleterre. — Il y en a certains autres, repartit maître Heriot, auxquels tout le lard de l’Angleterre n’a pu rendre ce service. »

Sir Mungo fit la grimace et rougit ; le reste de la compagnie se mit à rire, et le satirique chevalier, qui avait de bonnes raisons pour ne pas se brouiller avec maître George, garda le silence pendant le reste du dîner. Les viandes furent enlevées pour faire place au dessert, qui fut accompagné des vins les plus précieux et les plus exquis. Nigel se dit à lui-même que les repas des riches bourgmestres auxquels il avait assisté en pays étranger étaient complètement éclipsés par l’hospitalité d’un citoyen de Londres ; et cependant rien n’y sentait l’ostentation, rien n’y était en désaccord avec le rang d’un bourgeois opulent.

Pendant le dîner, Nigel, suivant la politesse du temps, adressa la parole principalement à mistress Judith, dans laquelle il trouva une femme douée de ce jugement ferme et sain qu’on rencontre souvent en Écosse. Elle lui parut plus portée au puritanisme que n’était son frère George (car tel était le degré de parenté existant entre eux, quoiqu’il l’appelât toujours sa tante) : elle semblait du reste tendrement attachée à ce frère, et faisait de son bien-être le principal objet de ses soins. Cependant, comme la conversation de la bonne dame n’était ni très-gaie ni très-amusante, le jeune lord s’adressa naturellement ensuite à la jolie fille de l’horloger, qui était à sa gauche ; mais il ne put réussir à en arracher autre chose que des monosyllabes pour réponse, et, en retour de tous les compliments que la galanterie put lui suggérer, le jeune lord n’obtint de sa jolie bouche qu’un sourire si faible et si fugitif qu’il pouvait être mis en doute. Nigel commençait à s’ennuyer de la compagnie où il se trouvait, lorsque sir Mungo Malagrowther attira tout à coup l’attention de tout le monde.

Cet aimable personnage s’était retiré depuis quelques instants dans l’embrasure d’une croisée qui s’avançait en saillie, et d’où l’on pouvait voir la porte de la maison et tout ce qui se passait dans la rue. Sir Mungo avait sans doute choisi cette place à cause du grand nombre d’objets propres à exercer la satire d’un misanthrope, que présentent les rues d’une capitale. Ce qu’il y avait vu jusque-là n’était probablement pas très-important ; mais tout à coup le galop d’un cheval se fit entendre, et le chevalier s’écria soudainement : « Sur ma foi, maître George, vous feriez bien d’aller voir à la boutique, car voici Knighton, le valet de chambre du duc de Buckingham, suivi de deux domestiques comme si c’était le duc lui-même. — Mon caissier est en bas, » répondit Heriot sans s’émouvoir, « et il m’avertira dans le cas ou les ordres de Sa Grâce demanderaient immédiatement ma présence. — Hem ! son caissier, » marmotta sir Mungo à lui-même. « Quand je l’ai connu, cette charge n’aurait pas donné beaucoup d’embarras à remplir. Mais, » ajouta-t-il tout haut, « venez donc à la croisée, Knighton vient de jeter une pièce d’argenterie dans votre boutique. Ah, ah, ah ! il la fait rouler de même qu’un enfant fait rouler un cerceau ; ah, ah, ah ! je ne puis m’empêcher de rire de l’insolence de ce drôle. — Je crois que vous ne pourriez vous empêcher de rire, » s’écria George Heriot en se levant pour quitter la chambre, « quand votre meilleur ami serait mourant. — Voilà qui est piquant, milord, » dit sir Mungo en s’adressant à Nigel. « Notre ami n’est pas orfèvre pour rien… son esprit n’est pas de plomb… Mais je m’en vais descendre pour voir ce qui se passe. »

Heriot, en descendant, rencontra son caissier qui avait l’air tout troublé. « Eh bien ! qu’y a-t-il, Robert ? dit le joaillier ; que signifie tout cela ? — C’est Knighton, maître Heriot, Knighton, le valet du duc qui vient de la cour. Il a rapporté la salière que vous aviez portée à White-Hall, l’a jetée à l’entrée de la boutique comme si c’eût été un vieux plat d’étain, et m’a chargé de vous dire que le roi ne voulait pas de vos colifichets. — Bah ! vraiment, dit George Heriot, de mes colifichets ! Venez dans le bureau, Robert… Sir Mungo, » ajouta-t-il en saluant le chevalier qui l’avait rejoint et se préparait à le suivre, « vous voudrez bien m’excuser un moment. »

En vertu de cette prohibition polie, sir Mungo, qui, ainsi que le reste de la compagnie, avait entendu ce qui s’était passé entre George Heriot et son caissier, se vit condamné à rester dans l’antichambre du bureau, où il aurait sans doute essayé de satisfaire son ardente curiosité en questionnant Knighton, si cet envoyé d’un grand seigneur, après avoir ajouté quelques grossièretés de son chef au message incivil de son maître, n’était reparti aussitôt pour la cour avec ses satellites à ses talons.

Pendant ce temps le nom du duc de Buckingham, le favori tout-puissant du roi et du prince de Galles, avait répandu quelque inquiétude parmi la société restée dans la salle à manger. Il était plus craint qu’aimé, et si ce n’était pas absolument un tyran, il avait la réputation d’être hautain, violent et vindicatif. Un pressentiment vague dit à Nigel, quoiqu’il ne pût s’expliquer ni pourquoi ni comment, qu’il était la cause première du ressentiment du duc contre son bienfaiteur. Les autres personnes de la société se communiquaient tout bas leurs conjectures. Enfin, quelques mots arrivèrent à Ramsay, qui n’avait rien entendu de ce qui venait de se passer, et qui, plongé dans des calculs auxquels il rapportait toutes les circonstances accidentelles du dehors, ne saisit que le nom qui frappa son oreille : et tout à coup il s’écria : « Le duc ! oh ! le duc de Buckingham George Villiers ; oui, oui, j’en ai causé avec Lambe[36]. — Seigneur et Notre-Dame ! comment pouvez-vous parler ainsi, mon père ? » s’écria sa fille qui avait assez de pénétration pour voir que son père marchait là sur un terrain dangereux.

« Eh bien ! qu’y a-t-il, ma fille ? Les astres peuvent donner une tendance particulière, mais non une impulsion irrésistible. D’ailleurs, vous savez que ceux qui ont l’art de tirer des horoscopes ont dit généralement que, lors de la naissance de Sa Grâce, il y a eu une conjonction notable de Mars et de Saturne, dont le temps apparent ou vrai, en réduisant à la latitude de Londres les calculs faits par Eichstadius pour la latitude d’Oraniembourg, donne 7 heures 55 minutes 41 secondes. — Taisez-vous, vieil astrologue, » dit Heriot qui rentrait en ce moment et dont l’air était calme et serein ; « vos calculs sont vrais et incontestables quand il s’agit de machines de cuivre et de ressorts et de forces ; mais les événements futurs dépendent de la volonté de celui qui tient entre ses mains le cœur des rois. — Cela est bon, George, répondit l’horloger, mais cela n’empêche pas qu’il n’y ait eu à la naissance de ce seigneur un concours de signes qui indique que le cours de sa vie sera fort étrange. On dit depuis long-temps qu’il est né au moment de la jonction de la nuit avec le jour, et sous des influences contradictoires qui peuvent nous affecter ainsi que lui.


Pleine lune et haute marée,
Un grand homme tu deviendras ;
Ciel rougeâtre et pluie assurée,
De mort sanglante tu mourras.


— Il n’est pas bon de parler de semblables choses, dit Heriot, et surtout à propos des grands ; les murs ont des oreilles, dit-on, et les oiseaux traversent les airs pour porter les nouvelles. »

Plusieurs des convives parurent de la même opinion. Les deux marchands prirent congé de bonne heure, et comme s’ils eussent pressenti que les choses n’allaient pas bien. Mistress Marguerite, apprenant que les apprentis qui formaient ses gardes-du-corps étaient prêts à l’escorter, tira son père par la manche, et le réveillant d’une profonde rêverie, qui avait probablement pour objet les rouages du temps ou ceux de la fortune, elle souhaita le bonsoir à son amie mistress Judith, et reçut la bénédiction de son parrain, qui en même temps passa à son doigt délicat une bague d’un travail exquis et de quelque valeur, car il était rare qu’il la laissât partir de chez lui sans lui donner quelque marque de son affection. Ainsi honorablement congédiée et accompagnée de son escorte, elle se mit en route pour retourner dans Fleet-Street.

Sir Mungo avait dit adieu à maître Heriot lorsque celui-ci était sorti de son bureau ; mais tel était l’intérêt qu’il prenait aux affaires de son ami, que lorsque maître George remonta, le chevalier ne put s’empêcher d’entrer dans le sanctum sanctorum pour voir à quoi le caissier passait son temps. Il le trouva occupé à faire des extraits de ces immenses registres in-folio reliés en cuir et à agrafes de cuivre, qui font l’orgueil et la sécurité des marchands et le tourment des pratiques quand l’année de grâce est échue. Le bon chevalier appuya ses coudes sur le pupitre, et dit au commis d’un ton de condoléance : « Eh bien, monsieur Robert, je crains que vous n’ayez perdu une de vos meilleures pratiques… Vous êtes sans doute occupé à faire le relevé de son mémoire ? »

Or, il se trouvait que Robert, de même que sir Mungo, était un peu sourd, et que, comme sir Mungo encore, il savait mettre son infirmité à profit. Il répondit donc comme s’il jouait aux propos interrompus : « Je vous demande humblement pardon, sir Mungo, si je ne vous ai pas envoyé plus tôt votre mémoire ; mais mon patron m’avait dit de ne pas vous importuner. J’aurai bientôt relevé les articles. » En parlant ainsi il se mit à tourner les pages de son redoutable livre en murmurant : « Pour raccommodage d’un cachet d’argent… une agrafe neuve à une chaîne d’or… une plaque dorée pour un chapeau, représentant une croix de Saint-André avec le chardon… une paire d’éperons de cuivre doré… ceci vient de chez Daniel Drivel… nous ne tenons pas ce genre d’article. »

Il aurait continué ; mais sir Mungo, qui n’était pas préparé à supporter le détail du catalogue de ses petites dettes et qui avait encore moins envie de les payer dans le moment, souhaita cavalièrement le bonsoir au teneur de livres et quitta la maison sans autre cérémonie. Le caissier le regarda partir en le saluant d’un sourire goguenard qui se sentait de la politesse de la Cité, et reprit aussitôt les occupations plus sérieuses que l’entrée de sir Mungo avait interrompues. »



CHAPITRE VII.

UN PERSONNAGE MYSTÉRIEUX.


Nous avons pensé à des choses utiles ; mais la chose la plus utile de toutes, celle que l’Écriture nous dit mériter seule notre attention, nous n’y avons pas encore songé.
Le chambellan.


Quand les convives eurent quitté successivement la maison de maître Heriot, le jeune lord de Glenvarloch se prépara aussi à prendre congé ; mais son hôte le pria d’attendre encore un instant, quoique tout le monde fût parti, excepté l’ecclésiastique.

« Milord, » dit alors le digne marchand, « nous avons donné quelques moments au délassement honnête et permis de la société ; maintenant je voudrais bien pouvoir vous retenir près de nous dans un but plus grave, notre coutume étant, lorsque nous avons l’avantage de posséder le bon M. Windsor, de lui entendre lire les prières du soir avant de nous retirer. Votre excellent père, milord, ne serait pas parti sans accomplir ce devoir avec nous ; j’ose espérer que Votre Seigneurie en fera autant. — Très-volontiers, monsieur, répondit Nigel, et par cette invitation vous ajoutez encore à toutes les obligations dont vous m’avez déjà comblé. Quand les jeunes gens oublient leur devoir, ils doivent de sincères remercîments à l’ami qui le leur rappelle. »

Pendant qu’ils parlaient de cette manière, les domestiques, après avoir ôté les tables, apportèrent un pupitre et placèrent des chaises et des carreaux pour leur maître, leur maîtresse et le jeune étranger. Un autre siège bas, ou plutôt un tabouret, fut mis auprès de celui de maître Heriot. Quoique cette circonstance fut insignifiante, elle excita l’attention de Nigel, en ce qu’étant sur le point d’occuper lui-même ce siège il en fut empêché par un signe du vieux marchand qui lui en indiqua un autre un peu plus élevé. Une foule de domestiques et de commis appartenant à la famille, et parmi lesquels se trouvait Moniplies, se présentèrent avec beaucoup de gravité et s’arrangèrent sur des bancs.

Tout le monde était assis, et paraissait livré à un recueillement religieux, lorsqu’un coup léger se fit entendre à la porte de l’appartement. Mistress Judith regarda son frère avec inquiétude, comme pour le consulter ; celui-ci fît un signe de tête d’un air de gravité et jeta un regard vers la porte. Mistress Judith traversa immédiatement l’appartement, ouvrit la porte, et fit entrer une femme d’une grande beauté, dont l’aspect singulier et inattendu avait presque l’air d’une apparition. Elle était d’une pâleur mortelle ; aucune teinte, même la plus légère, de cet incarnat qui annonce la vie, n’animait ses traits de la forme la plus exquise, et qui, sans cette circonstance, auraient pu passer pour être d’une beauté parfaite. Ses longs cheveux noirs tombaient sur ses épaules et sur son dos ; ils étaient lisses, séparés et peignés avec soin, mais sans aucune espèce d’accessoire ou d’ornement, ce qui paraissait fort singulier à une époque où les femmes de tous les rangs portaient sur la tête une parure d’un genre quelconque. Sa robe blanche et de la forme la plus simple couvrait toute sa personne, à l’exception du cou, du visage et des mains. Sa taille était plutôt un peu au-dessous de la moyenne ; mais les proportions en étaient si régulières et si élégantes, que celui qui la regardait ne s’apercevait pas qu’elle fût petite. En opposition à l’extrême simplicité de tout le reste de son costume, elle portait un collier qui aurait pu faire envie à une duchesse, tant les diamants qui le composaient étaient remarquables par leur grosseur et leur éclat, et sa taille était entourée d’une ceinture de rubis dont le prix n’était guère inférieur.

Dès que cette étrange personne fut entrée dans l’appartement, elle porta les yeux sur Nigel, et s’arrêta comme ne sachant si elle devait avancer ou se retirer. Le regard qu’elle jeta sur l’étranger annonçait plutôt le doute et l’irrésolution que l’embarras de la timidité. La tante Judith la prit par la main et la conduisit lentement vers la chaise qui lui était réservée ; pendant ce temps, ses yeux noirs restaient fixés sur Nigel avec une mélancolie dont il se sentit singulièrement ému. Même après qu’elle se fut assise sur le siège vide qui l’attendait, elle le regarda plus d’une fois encore avec une expression pensive et inquiète, mais sans confusion ni timidité, et sans que la plus faible rougeur vînt colorer ses joues.

Aussitôt que cette femme singulière eut pris le livre de prières qui était posé sur son coussin, elle parut absorbée dans ses devoirs de dévotion. Quoique l’attention que Nigel donnait aux prières eût été troublée par cette apparition extraordinaire, au point de lui faire porter fréquemment ses regards sur elle, cependant il ne remarqua pas une seule fois qu’elle détachât les yeux du livre qu’elle tenait à la main, ou que son attention s’écartât du devoir qu’elle remplissait. Nigel, au contraire, eut de fréquentes distractions : vainement son père l’avait-il habitué à donner l’attention la plus respectueuse au service divin, ses pensées, en dépit de lui-même, furent distraites par la présence de cette créature extraordinaire, et il désirait ardemment que les prières fussent terminées, dans l’espoir que sa curiosité serait satisfaite à cet égard. Quand le service fut fini et que chacun, suivant la coutume édifiante de l’Église, fut resté pendant quelques moments concentré dans une dévotion mentale, la dame mystérieuse se leva avant que personne eût bougé, et Nigel remarqua qu’aucun des domestiques ne quitta sa place, ou même ne fit le moindre mouvement jusqu’à ce qu’elle eût été ployer le genou devant Heriot qui, posant la main sur sa tête, sembla la bénir avec un geste solennel et un regard mélancolique. Elle s’inclina ensuite, mais sans s’agenouiller, devant mistress Judith ; et ayant accompli ces deux actes de respect, elle quitta l’appartement. Cependant, avant de disparaître, elle tourna encore une fois sur Nigel un regard pénétrant et fixe qui le força de détourner le sien. Lorsqu’il voulut le reporter sur l’inconnue, il ne vit plus que le pan de sa robe blanche, et la porte se referma.

Les domestiques se levèrent et se dispersèrent alors ; du vin, des fruits et des épices furent offerts à Nigel et au ministre qui ne tarda pas à prendre congé. Le jeune lord aurait bien voulu l’accompagner, dans l’espoir d’obtenir quelque éclaircissement sur l’apparition qu’il venait de voir, mais il en fut empêché par son hôte qui témoigna le désir de lui parler dans son bureau.

« J’espère, milord, lui dit le bourgeois, que les préparatifs qu’exige votre présentation à la cour sont assez avancés pour que vous puissiez y paraître après-demain. Ce sera peut-être le dernier jour d’ici à quelque temps où Sa Majesté recevra publiquement ceux qui, par leur naissance, leur rang ou leur emploi, ont quelque droit de lui faire leur cour. Le jour suivant il va à Théobald, où il s’occupe tellement de la chasse et d’autres divertissements qu’il ne se soucie pas d’être dérangé. — Je serai prêt à lui offrir mes respects, dit le jeune lord, mais c’est tout au plus si j’ai le courage de le faire ; les amis auprès desquels j’aurais dû trouver aide et protection m’ont trahi ou se sont éloignés de moi… Assurément, je ne les importunerai pas pour qu’ils m’accordent leur appui dans cette circonstance ; et cependant, quoique je convienne que ce soit un enfantillage, je dois avouer ma répugnance à paraître seul sur un théâtre si nouveau pour moi. — Il est peut-être bien hardi à un artisan comme moi, dit Heriot, de faire une telle offre à un noble lord, mais il faut que j’aille demain à la cour ; je puis vous accompagner jusqu’au salon de réception en vertu du privilège que j’en ai comme appartenant à la maison du roi. Je puis même faciliter votre entrée si elle éprouvait quelque difficulté, et vous indiquer le moment opportun et la manière convenable d’approcher de la personne du roi ; mais je ne sais pas, » ajouta-t-il en souriant, « si ces petits avantages pourront balancer l’incongruité de les tenir d’un vieil orfèvre. — Dites plutôt du seul ami que j’aie trouvé à Londres, » dit Nigel en lui présentant la main.

« Si vous envisagez ainsi la chose, » reprit l’honnête bourgeois, « il n’y a plus rien à dire… Je viendrai vous chercher demain dans une barque convenable pour cette occasion : mais rappelez-vous, mon bon jeune lord, que, comme certains hommes de ma classe, je ne cherche pas l’occasion d’en sortir, et de m’associer à ceux dont le rang est supérieur au mien ; ainsi, ne craignez pas de mortifier mon orgueil en me laissant à distance, soit en présence du souverain, soit dans toute autre occasion où il conviendra pour tous deux que nous soyons séparés. Du reste, toutes les fois que je pourrai vous être bon à quelque chose, croyez que je me trouverai trop heureux de servir le fils de mon ancien protecteur. »

La conversation était tombée sur un sujet si éloigné du point qui intéressait la curiosité du jeune homme, qu’il n’y eut pas moyen de l’aborder ce soir-là. Il fit donc ses remercîments et ses compliments à George Heriot, et prit congé, promettant de se tenir prêt à s’embarquer avec lui le sur lendemain matin à dix heures.

La race des porteurs de fallots, célébrée par le comte Antoine Hamilton, comme particulière à la ville de Londres sous le règne de Jacques Ier, avait déjà commencé ses fonctions, et l’un d’eux avait été retenu pour éclairer avec sa torche résineuse le jeune lord et son domestique jusque chez eux. En effet, quoiqu’ils commençassent à connaître un peu mieux les rues de la ville, ils auraient pu encore, dans l’obscurité, courir le risque de se tromper de chemin. Cette circonstance donna à l’ingénieux Moniplies l’occasion de se rapprocher de son maître, après qu’il eut passé son bras gauche dans les courroies de son bouclier, et dégagé son sabre du fourreau, de manière à pouvoir l’en tirer facilement, et à être prêt en cas de besoin.

« Si ce n’était pour le bon vin et la bonne chère que nous avons eus chez ce vieux marchand, milord, » commença le judicieux serviteur, « et si je ne lui connaissais la réputation d’un homme juste sous plusieurs rapports, et d’un véritable bourgeois d’Édimbourg, j’aurais été bien aise de voir comment son pied était tourné, et s’il ne se trouvait pas un pied fourchu sous les belles rosettes de son soulier de cuir de Cordoue… — Comment, maraud, répondit Nigel, voilà ce qu’on gagne à vous traiter généreusement ? Maintenant que vous avez rempli votre estomac affamé, vous vous raillez du bon marchand qui vous a fait du bien. — Non, milord, ne vous en déplaise, dit Moniplies… je voudrais seulement en savoir un peu plus long sur lui… J’ai mangé son pain et sa viande, c’est vrai… et c’est une honte que des gens de sa sorte en aient à donner quand Votre Seigneurie et moi aurions eu de la peine à trouver pour notre compte un bouillon et un gâteau d’avoine… J’ai bu son vin aussi. — Je m’en aperçois, reprit son maître, et en plus grande quantité que vous n’auriez dû. — Pardonnez-moi, milord, reprit Moniplies ; il vous plaît de parler de la sorte, parce que j’ai vidé une bouteille avec ce jeune gaillard de Jenkin (c’est ainsi qu’on nomme le garçon apprenti), mais c’était par pure reconnaissance pour le service qu’il m’a rendu. J’avoue, de plus, que je leur ai chanté la bonne vieille chanson d’Elsie Marley, qu’ils n’avaient jamais entendu chanter de leur vie. »

Et tout en cheminant il se mit à chanter


Connaissez vous la fière Elsie ?
C’est la femme qui vend du blé :
Son orgueil est si redoublé
Qu’elle ne nourrit plus sa truie.


Au milieu de sa carrière le chanteur fut interrompu par son maître qui, le saisissant d’une main ferme, le menaça de le faire mourir sous le bâton, s’il amenait sur lui les hommes du guet par cette mélodie intempestive.

« Je vous demande pardon, milord, humblement pardon, seulement en pensant à ce Jin Yin, comme on l’appelle, j’ai de la peine à m’empêcher de fredonner… Oh ! connaissez-vous ? Mais encore une fois, je demande pardon à Votre Honneur, et je serai muet si vous me l’ordonnez. — Non, maraud, dit Nigel, parlez, car je vois bien que vous en diriez plus sous prétexte de vous taire que si je vous donne toute licence. Mais qu’est-ce ? qu’avez-vous à dire contre maître Heriot ? »

Peut-être, en lui accordant cette liberté, le jeune lord espérait-il que son domestique entamerait le sujet de la dame qui avait paru à la prière d’une manière si mystérieuse. Peut-être désirait-il seulement que Moniplies donnât cours, en parlant d’un ton de voix calme et posé, à cette surabondance d’esprits animaux qui menaçait de s’exhaler en chansons bruyantes. Le fait est qu’il permit à son domestique de raconter son histoire à sa manière.

« Ainsi donc, » dit l’orateur, profitant du privilège qui lui était laissé, « je voudrais bien savoir quelle espèce d’homme est ce maître Heriot… Il a fourni à Votre Seigneurie des monceaux d’or, à ce que j’entends, et si cela est, il a eu son but là-dedans, comme c’est la mode dans ce monde. Or, si Votre Seigneurie avait ses bonnes terres à sa disposition, il n’y a pas de doute que cet individu, avec d’autres du même métier, qui s’appellent orfèvres, moi je dis usuriers, ne fussent bien aises d’échanger tant de livres de poussière africaine… par ce mot j’entends dire de l’or… contre tant de centaines de beaux et bons acres de terre en Écosse. — Mais vous savez que je n’ai pas de terres, interrompit le jeune lord, du moins qui puissent servir de garantie aux dettes que je contracterais dans ce moment. Il me semble qu’il était inutile de me rappeler cela. — C’est vrai, milord, très-vrai, reprit Moniplies ; c’est ce que la plus mince capacité peut comprendre sans qu’il soit besoin d’explication : or, ainsi donc, milord, à moins que maître George ne puisse assigner à sa libéralité quelque autre motif, puisqu’il n’est pas question de vos biens, et comme d’ailleurs il gagnerait peu de chose à la capture de votre corps, qui nous dit que ce n’est pas à votre âme qu’il en veut ? — À mon âme, drôle que vous êtes ! s’écria le jeune lord ; et quel bien pourrait-il lui revenir de mon âme ? — Que sa sais-je ? répliqua Moniplies ; ils vont rugissant et cherchant qui ils peuvent dévorer… Sans doute ils aiment la pâture qu’ils recherchent de cette manière… Et, milord, on dit, » ajouta Moniplies en se rapprochant encore plus de son maître, « on dit que ce maître Heriot a déjà un esprit dans sa maison. — Un esprit ! que voulez-vous dire ? reprit Nigel. Je vous casserai la tête, maudit ivrogne que vous êtes, si vous continuez à me débiter des sottises. — Ivrogne ! » répondit son Adèle serviteur : « est-ce ainsi que vous me traitez ? Et voyons ; pouvais-je faire moins que de boire à la santé de Votre Seigneurie à genoux, lorsque maître Jenkin me la proposa ?… Malheur à ceux qui n’auraient pas voulu ! j’aurais coupé les jarrets de ma propre main avec mon sabre à l’impudent coquin qui s’y serait refusé, et je l’aurais fait tomber à genoux bon gré mal gré, et d’une manière qui lui aurait donné de la peine à se relever. Mais, pour en venir à cet esprit, » ajouta-t-il, voyant que son maître ne répondait pas à cette vaillante sortie… « Votre Seigneurie l’a vu de ses propres yeux. — Je n’ai pas vu d’esprit, » répondit Glenvarloch, dont cependant la respiration était suspendue, comme quelqu’un qui s’attend à une découverte extraordinaire ; « que voulez-vous dire par un esprit ? — Vous avez vu paraître à la prière une jeune dame qui n’a rien dit à personne, et qui seulement a fait des signes et des révérences au vieux maître et à la vieille maîtresse de la maison ; savez-vous qui elle est ? — Non vraiment ; c’est quelque parente de la famille, je suppose. — Non, de par le diable ! elle n’est pas de leur sang, si tant est qu’elle ait même une goutte de sang dans tout son corps. Je vous dirai ce qui est bien connu pour une vérité à tous ceux qui demeurent dans les environs de Lombard-Street : cette femme ou fille, ou comme vous voudrez l’appeler, est morte depuis plusieurs années, quoiqu’elle apparaisse, comme vous voyez, même pendant leurs dévotions. — Vous conviendrez au moins que c’est un bon esprit, dit Nigel Olifaunt, puisqu’elle choisit un tel moment pour visiter ses amis. — Quant à cela, je ne sais pas, milord, » répondit le superstitieux serviteur ; « je ne connais pas d’esprit qui aurait été en état de faire face au révérend M. John Knox, auquel mon père est resté fidèle dans ses plus grandes persécutions, excepté quand la cour s’est déclarée contre lui : car mon père fournissait la cour de viande de boucherie. Mais cet ecclésiastique qui était là n’est pas de la même race que l’éloquent maître Rollock, que M. David Black de North Leith, et d’autres semblables… Hélas ! qui sait, n’en déplaise à Votre Seigneurie, si les prières que cet Anglais a lues dans leur vieux livre de messe noir n’ont pas autant de puissance pour évoquer les esprits qu’une bonne prière sortant du cœur, et ardente comme un fer rouge, peut en avoir pour les chasser, de même que l’odeur du foie de poisson chassa le malin esprit de la chambre nuptiale de Sara, fille de Raguel, histoire dont pourtant je n’oserais pas affirmer la vérité, des gens plus instruits que moi en ayant douté ?… — Eh bien ! en bien ! » s’écria Nigel avec impatience ; « nous approchons de la maison, et je vous ai permis de parler tant qu’il vous plairait sur ce sujet, pour voir jusqu’où iraient votre impertinente curiosité et vos folles superstitions, et qu’il n’en fût plus question à l’avenir. Pour qui vous ou les imbéciles qui vous ont si bien informé prennent-ils donc cette dame ? — Je ne puis répondre d’une manière précise à cette question, reprit Moniplies ; mais, ce qu’il y a de sûr, c’est que son corps est mort et a été déposé dans la tombe il y a bien long-temps, quoiqu’elle erre encore ainsi sur la terre, et qu’elle apparaisse principalement dans la maison de maître Heriot, et aussi dans quelques autres lieux où elle a été vue de gens qui la connaissent bien. Mais qui est-elle ? c’est ce que je ne prétends pas expliquer, non plus que la manière dont elle s’est ainsi attachée à une famille en particulier, de même que le Brownie ou esprit familier des montagnards. On dit qu’elle a une file d’appartements à elle : antichambre, salon, chambre à coucher ; mais du diable si elle dort dans un autre lit que son cercueil ! et puis les portes et les croisées sont calfeutrées de façon à empêcher le moindre rayon de jour de pénétrer chez elle, et elle n’est éclairée que par des torches. — À quoi bon si c’est un esprit ? demanda lord Nigel. — Comment puis-je le dire à Votre Seigneurie ? répondit le domestique. Je remercie Dieu de ne rien savoir de ce qui a rapport à ses fantaisies ou à ses antipathies. Tout ce que je sais, c’est que son cercueil est là, et je demande à Votre Seigneurie quel besoin une personne vivante a d’un cercueil ? pas plus, il me semble, qu’un esprit d’une lanterne. — Quelle raison, répéta Nigel, peut avoir une créature si jeune et si belle de contempler habituellement le lit où elle doit trouver un dernier, un éternel sommeil ? — Ma foi, je ne sais pas, milord ; mais le cercueil y est bien, comme me l’ont assuré ceux qui l’ont vu. Il est de bois d’ébène avec des clous d’argent, et doublé en dedans de riche damas, digne de servir au lit d’une princesse. — C’est singulier, » dit Nigel, dont la tête, semblable à celle des jeunes gens doués d’une imagination active, accueillait avec exaltation tout ce qui avait quelque chose d’extraordinaire ou de romanesque. « Mange-t-elle avec la famille ? — Qui ! elle ? » s’écria Moniplies surpris de cette question ; « celui qui voudrait souper avec elle aurait besoin d’une cuiller à long manche, à ce que je crois. On met tous les jours pour elle quelque chose dans le tour, tel est le nom qu’on donne à une machine, à une espèce de boîte ouverte qui tourne, dont un côté est en dehors du mur, et l’autre en dedans. — J’ai vu cette invention dans les couvents étrangers, dit le lord de Glenvarloch ; et est-ce ainsi qu’elle reçoit sa nourriture ? — On dit qu’on y met tous les jours quelque chose pour la forme, répondit le domestique ; mais on ne peut pas supposer qu’elle y touche plus que les images de Baal et du Dragon ne touchaient aux mets délicats qu’on plaçait devant eux. Il y a dans la maison assez de domestiques et de servantes d’un bon appétit pour vider les plats aussi bien que les soixante et dix prêtres de Bel, outre leurs femmes et leurs enfants. — Et ne la voit-on jamais qu’à la prière ? — Jamais, à ce qu’on m’a dit. — C’est bien singulier, » répéta Nigel d’un air rêveur. « Sans les ornements qu’elle porte, et surtout si elle n’assistait pas au service de l’Église protestante, je pourrais me former une opinion, et croire que c’est une religieuse catholique qui, pour quelque raison puissante, a obtenu de se cloîtrer de cette manière à Londres, ou quelque malheureuse victime des superstitions de l’Église romaine, qui subit une cruelle pénitence. Mais, dans l’état des choses, je ne sais que penser. »

Sa rêverie fut interrompue par le coup que frappa le porte-fallot à la porte de l’honnête Christie. Dame Nelly accourut aussitôt avec des révérences, des sourires et des minauderies, pour accueillir son honorable locataire, et le conduire dans son appartement.



CHAPITRE VIII.

L’ENTREMETTEUSE.


Oui, regardez bien cette matrone, et ne riez pas, Henri, de son vieux chapeau en clocher et de son garde-vue de velours. Je l’ai surnommée l’oreille de Denis ; je veux parler de cette voûte en forme d’oreille, construite dans les prisons pour recueillir les plaintes et les gémissements des malheureuses victimes : de même Martha recueille avidement pour servir ses desseins tout ce qui se passe ou est censé se passer dans cette grande ville ; elle répète tout cela aux autres si son intérêt l’exige, et le répétera de même pour le vôtre, si votre intérêt et le sien peuvent s’accorder.
La Conspiration.


Il faut maintenant que nous fassions connaître au lecteur un autre personnage beaucoup plus affairé et plus important que sa situation ostensible dans le monde ne paraissait l’annoncer, en un mot, dame Ursule Suddlechop, femme de Benjamin Suddlechop, le plus fameux barbier de tout Fleet-Street. Cette dame avait son mérite particulier, qui était principalement, si on doit en croire ce qu’elle disait d’elle-même, un désir ardent d’être utile à ses semblables. Laissant à son époux, maigre et affamé, la gloire d’avoir la main la plus habile et la plus légère de tous les barbiers de Londres, et le soin d’une boutique où des apprentis sans ressource écorchaient la figure de ceux qui étaient assez sots pour la leur confier, la dame faisait pour son compte un commerce plus lucratif, mais qui avait tant de branches secrètes et divergentes qu’il offrait en apparence plus d’une contradiction.

Ses fonctions les plus hautes et les plus importantes étaient d’une nature secrète et confidentielle ; et dame Ursule Suddlechop passait pour n’avoir jamais trahi une affaire qui lui était confiée, à moins qu’elle n’eût été mal payée, ou que quelqu’un n’eût jugé à propos de lui donner le double pour la faire parler ; et ces circonstances arrivaient si rarement que sa réputation était irréprochable du côté de la discrétion comme du côté de la complaisance et de la probité.

Dans le fait c’était une femme admirable, et qui savait se rendre utile aux fragilités et aux passions humaines dans leur naissance, leurs progrès et leurs résultats. Elle savait procurer une entrevue à des amants qui pouvaient donner de bonnes raisons pour se voir secrètement ; débarrasser une belle qui s’était livrée à une passion coupable du fardeau qui en était la suite, et peut-être même faire adopter le rejeton d’un amour illégitime par quelque couple dont la tendresse avait été sanctifiée par les nœuds de l’hymen, mais auquel le ciel n’avait pas accordé d’enfants. Elle pouvait plus encore que tout cela ; car elle avait été initiée dans des secrets plus profonds et plus précieux : élève de mistress Turner, elle avait appris de cette femme célèbre l’art de faire de l’empois jaune, et deux ou trois autres secrets d’une plus grande importance, quoique aucun peut-être ne fût aussi criminel que ceux dont sa maîtresse avait été accusée. Mais tout ce qu’il y avait de sombre et de profond dans son caractère était caché sous l’extérieur de la bonne humeur et de la gaieté, par le rire plein de franchise et l’agréable plaisanterie au moyen desquels la bonne dame savait se concilier ses voisins d’un certain âge, et par les différents petits artifices qui la rendaient agréable à la jeunesse et surtout à celle de son propre sexe.

Dame Ursule ne paraissait guère avoir plus de quarante ans : sa taille n’était pas épaissie jusqu’à l’excès, et ses traits encore agréables, quoique sa personne fût un peu chargée d’embonpoint, et que la bonne chère eût coloré son teint de couleurs un peu trop vives, avaient une expression d’enjouement et de bonne humeur qui faisaient ressortir les restes d’une beauté sur son déclin. On croyait dans son quartier, et assez loin à la ronde, qu’un mariage, une naissance, un baptême, ne pouvaient se célébrer convenablement si dame Ursule n’y était présente. Elle savait imaginer toutes sortes de jeux, de divertissements et de plaisanteries pour amuser les nombreuses sociétés que l’hospitalité de nos ancêtres rassemblait dans de telles occasions ; et par suite, sa présence était littéralement regardée comme indispensable, dans ces joyeuses circonstances, par tous les bourgeois du moyen rang. On lui supposait aussi tant d’expérience du monde et des difficultés de la vie, que la moitié des amoureux du quartier la choisissaient pour leur confidente, lui communiquaient leurs secrets, et prenaient les conseils de la dame Ursule. Les riches récompensaient ses services par des bagues, ou, ce qu’elle aimait encore mieux, par des pièces d’or, et elle prêtait généreusement son secours aux pauvres par les mêmes motifs qui portent les jeunes praticiens en médecine à les soigner, moitié par compassion, et moitié pour s’exercer la main.

La réputation de dame Ursule dans la Cité était d’autant plus grande, que sa pratique s’était étendue au-delà de Temple-Bar, et qu’elle avait des connaissances, même des protecteurs et des protectrices, parmi les gens de qualité : or, à cette époque, le rang de ces personnes, attendu que le nombre en était moindre, et qu’il était beaucoup plus difficile d’approcher de la cour, jouissait d’un degré d’importance inconnu de nos jours, où le pied du bourgeois marche de si près sur les talons du courtisan. La dame Ursule entretenait donc soigneusement ses relations avec ses pratiques du haut parage, partie par un petit commerce de parfums, essences, pommades, ornements de tête venant de France, porcelaines et curiosités de la Chine, qui commençaient déjà à être à la mode (sans parler de diverses drogues à l’usage principalement des femmes) ; et partie par d’autres services qui avaient plus ou moins de rapport avec les branches secrètes de son commerce dont nous avons déjà parlé.

Avec des moyens de succès aussi variés et aussi nombreux, la dame Ursule était pourtant pauvre, et elle se serait probablement mieux trouvée, ainsi que son mari, d’y renoncer entièrement, pour se livrer tranquillement aux soins de son ménage, et aider Benjamin dans ce qui concernait son état. Mais Ursule aimait le luxe et la bonne chère ! elle n’aurait pu s’accoutumer ni à la frugale économie de la table de Benjamin, ni à la sécheresse de sa conversation.

C’est dans la soirée du jour où lord Nigel Olifaunt avait dîné chez le riche orfèvre, que nous mettons en scène pour la première fois Ursule Suddlechop. Elle avait ce matin-là fait une longue tournée dans le quartier de Westminster, et se sentant fatiguée, elle s’était mise dans un certain fauteuil de cuir devenu luisant par l’usage, qui était placé au coin de la cheminée, où brillait un petit feu bien animé. Là, entre le sommeil et la veille, elle ouvrait de temps en temps un œil pour épier les premiers bouillons d’un pot d’ale bien épicée, sur la surface brune de laquelle nageait une pomme sauvage grillée, tandis qu’une petite mulâtresse s’occupait, avec plus de soin encore, d’un ris de veau qui cuisait dans une casserole d’argent de l’autre côté de la cheminée. Dame Ursule se proposait probablement de terminer par ce repas une journée bien employée, dont elle regardait les travaux comme finis, et du reste de laquelle elle croyait pouvoir disposer. Elle se trompait pourtant, car, au moment où l’ale[37] était bonne à boire, et comme la petite bonne au teint cuivré annonçait que le ris de veau était prêt, la voix grêle et fêlée de Benjamin se fit entendre du bas de l’escalier :

« Dame Ursule ! eh ! dites donc, ma femme ! mon amour ! on vous attend avec plus d’impatience qu’on ne demande un cuir pour un rasoir émoussé. — Je voudrais que quelqu’un t’enfonçât le rasoir dans le gosier, pour t’empêcher de braire ainsi, vieil âne, » se dit la dame en elle-même, dans le premier moment d’irritation contre son criard de mari. Puis elle reprit : « Eh bien ! qu’y a-t-il, maître Suddlechop ?… J’allais me mettre au lit ; je n’ai fait que courir toute la journée. — Ce n’est pas moi, mon cœur, qui vous demande, dit le patient Benjamin, c’est la servante écossaise du voisin Ramsay qui demande à vous parler sur-le-champ. »

À ces mots, dame Ursule jeta un regard inquiet sur le mets cuit à point qui était dans la casserole, et répondit avec un soupir : « Dites à Jenny l’Écossaise de monter, maître Suddlechop. Je serais charmée d’entendre ce qu’elle veut me dire. » Puis elle ajouta en baissant le ton, « et j’espère qu’elle ira au diable sur un bûcher enduit de poix, comme cela est arrivé avant elle à plus d’une sorcière écossaise. »

La servante entra, et comme elle n’avait rien entendu du charitable souhait que venait de faire dame Suddlechop, elle lui fit une respectueuse révérence, et lui dit que sa jeune maîtresse étant rentrée chez elle malade, désirait voir la dame Ursule sur-le-champ. « Ne pourrait-elle pas attendre à demain, Jenny, ma bonne fille ? dit la dame Ursule ; car j’ai été Jusqu’à White-Hall aujourd’hui, et j’ai les jambes cassées, ma bonne fille. — Eh bien ! » dit Jenny avec beaucoup de calme, « s’il en est ainsi, il faut que je prenne moi-même les miennes à mon cou, et que je m’en aille le long de la rivière jusqu’à Hungerfordstaris, chercher la vieille mère Redcap, qui fait le métier de consoler les jeunes créatures de même que vous, bonne dame ; car il faut que la pauvre enfant voie l’une de vous deux avant de se coucher, et voilà tout ce que j’en sais. »

En parlant ainsi, la vieille bonne, sans autre prière, tourna les talons, et allait se retirer, lorsque la dame Ursule s’écria : « Non, non ; si la chère enfant votre maîtresse a besoin de bons avis et de tendres soins, vous n’avez pas besoin d’aller chez la mère Redcap, Janet. Elle peut très bien convenir à des femmes de matelots, à des femmes d’épiciers, et autres de ce genre ; mais personne que moi ne pourrait soigner la jolie mistress Marguerite, la fille de l’horloger de Sa Majesté très-sacrée. Ainsi donc, je ne vais prendre que le temps de mettre mon manteau, mes patins et mon capuchon, et je traverserai la rue sur-le-champ, pour me rendre chez le voisin Ramsay. Mais dites-moi vous-même, bonne Janet, n’êtes-vous point fatiguée des caprices et des fantaisies de votre jeune maîtresse ? car elle en change vingt fois par jour. — Ma foi, non, pas moi, » répondit l’endurante servante, « à moins que ce ne soit quand elle est un peu difficile sur la manière dont je lave ses dentelles. Mais je suis sa bonne depuis son enfance, voisine Suddlechop, et cela fait une différence. — Oui-dà, » reprit dame Ursule, s’occupant à s’envelopper de manière à se garantir de l’air du soir ; « et vous savez à n’en pouvoir douter qu’elle a deux cents livres sterling de revenu en bonnes terres à sa disposition. — Qui lui ont été léguées par sa grand’mère. Dieu fasse paix à son âme ! ajouta Janet l’Écossaise : elle ne pouvait les laisser à une plus jolie fille. — C’est vrai, très-vrai, mistress ; car, malgré tous ses petits caprices, j’ai toujours dit que mistress Marguerite Ramsay était la plus jolie fille du monde… Et la pauvre Jenny, je gage qu’elle n’a pas soupé ? »

Jenny ne pouvait pas dire autrement ; car son maître étant sorti, les deux garçons apprentis, après avoir fermé la boutique, étaient partis pour le chercher, et elle était allée avec l’autre bonne chez Sandy Mac Given pour voir un ami arrivé d’Écosse.

« Ce qui était bien naturel, mistress Janet, » dit dame Ursule, qui trouvait son intérêt d’être toujours de l’avis de tout le monde.

« Et pendant ce temps-là le feu s’est éteint, dit Janet. — Ce qui était encore bien naturel, dit dame Suddlechop. Mais pour couper court, Jenny, je vais emporter avec moi mon petit souper, car je n’ai pas dîné d’aujourd’hui, et il se pourrait bien que ma jeune mistress Marguerite mangeât un morceau avec moi ; car c’est souvent d’avoir l’estomac vide, Jenny, que les jeunes personnes se mettent dans la tête qu’elles sont malades. » En parlant ainsi elle remit le pot d’argent qui contenait l’ale entre les mains de Jenny ; et prenant son manteau avec la vivacité d’une personne déterminée à sacrifier son penchant à son devoir, elle cacha la casserole sous ses larges plis, et commanda à Wilsa, la petite mulâtresse, de les éclairer jusque chez le voisin Ramsay.

Où allez-vous si tard ? » dit le barbier à sa femme, lorsqu’elle traversa la boutique, où il était assis avec ses garçons affamés devant un plat de morue entourée de navets.

« Si je vous le disais, Gaffie, » dit la dame d’un air de froideur et de dédain, « Je crois que vous ne seriez pas dans le cas d’y aller pour moi ; ainsi donc il est inutile que vous le sachiez. » Benjamin était trop accoutumé au genre de vie indépendant de sa femme pour continuer ses questions : la dame non plus ne lui donna pas le temps de lui en faire une autre ; mais elle sortit de la boutique en disant au plus âgé des apprentis d’attendre son retour, et de veiller à la maison pendant son absence.

La nuit était sombre et pluvieuse, et quoique les deux boutiques ne fussent pas éloignées l’une de l’autre, dame Ursule, tout en trottant, les jupes retroussées, eut encore le temps de se plaindre et de murmurer en elle-même : « Qu’ai-je donc fait pour être condamnée à marcher ainsi au premier signe d’une vieille folle et pour le moindre caprice d’une jeune péronnelle ? Il m’a fallu trotter de Temple-Bar à White-Chapel, parce que la femme d’un fabricant d’épingles s’était piqué le doigt… Ma foi, son mari ayant £ait l’instrument de sa blessure aurait bien pu se charger de la guérir… Et maintenant c’est pour cette fantasque créature, la jolie mistress Marguerite… une beauté qui ressemble à une poupée hollandaise, et qui a autant de caprices, de fantaisies et de vanité que si c’était une duchesse… Je l’ai vue dans le même jour aussi variable qu’une girouette, aussi entêtée qu’une mule. Je voudrais savoir laquelle de sa petite tête vaporeuse ou de la vieille cervelle calculatrice et fêlée de son père renferme le plus de lubies : mais aussi elle a deux cents bonnes livres sterling de rente en terres, et son père qui, outre sa bizarrerie, est aussi un vieux ladre, est notre propriétaire, et elle lui a demandé du répit pour notre loyer ; ainsi, avec l’aide de Dieu, il faut que je me soumette… D’ailleurs ce n’est que par ce capricieux petit démon que je puis arriver au secret de maître George Heriot, et mon honneur est intéressé à le découvrir ; ainsi, andiamos ! comme on dit en langue franque. »

Tout en réfléchissant ainsi, elle s’était avancée à grands pas vers l’habitation de l’horloger, où elle était arrivée à la fin de ses réflexions. La servante lui ouvrit au moyen d’un passe-partout. Dame Ursule se glissa dans la maison, tantôt éclairée, tantôt dans les ténèbres, non pas comme la charmante lady Christabelle, au milieu de sculptures gothiques et d’antiques armures, mais cherchant son chemin, non sans faire plus d’un faux pas, à travers les débris des vieilles machines et les modèles de nouvelles inventions, restes de conceptions inutiles, les uns brisés, les autres qui n’étaient pas même terminés, et dont l’appartement de ce mécanicien bizarre, quoique ingénieux, était sans cesse encombré.

À la fin elle arriva par un petit escalier étroit à l’appartement de la jolie mistress Marguerite, l’astre qui attirait les regards de tous les jeunes gens à marier de Fleet-Street. Elle était assise dans une posture moitié boudeuse, moitié désolée ; son joli dos et ses blanches épaules étaient courbés, son menton rond à fossette reposait dans le creux de sa petite main, tandis que ses doigts étaient pliés sur sa bouche. Son coude était appuyé sur la table, et ses yeux semblaient fixés sur un feu de charbon de terre qui commençait à s’éteindre. Elle tourna à peine la tête quand dame Ursule entra ; et lorsque la présence de cette estimable matrone lui eut été plus distinctement annoncée par la vieille bonne, mistress Marguerite, sans changer de posture, murmura quelques mots inintelligibles.

« Allez à vos affaires avec Wilsa dans la cuisine, mistress Jenny, dit la dame Ursule, qui était faite à tous les genres de caprices de ses malades ou de ses pratiques, quelque soit le nom qu’on veuille leur donner. Mettez la casserole et le pot d’ale auprès du feu, et descendez… Il faut que je cause en tête-à-tête avec ma belle petite mistress Marguerite : et il n’y a pas un jeune homme d’ici à Bow-Street qui ne m’enviât ce privilège. »

Les servantes se retirèrent à l’instant, et dame Ursule, ayant ranimé les restes du feu de manière à y placer convenablement sa casserole, s’approcha le plus près qu’elle put de la jeune malade, et lui demanda, en baissant la voix et d’un ton insinuant et confidentiel, ce qui pouvait chagriner la fleur et l’orgueil du quartier.

« Rien, madame, dit Marguerite avec un peu d’humeur, et en changeant de posture de manière à tourner le dos, pour ainsi dire, à son obligeante voisine.

« Rien, mon ange ! reprit dame Suddlechop… Êtes-vous dans l’usage de faire lever vos amis à cette heure pour rien ? — Ce n’est pas moi qui vous ai envoyé chercher, madame, » reprit la jeune fille d’un air boudeur.

« Et qui donc est-ce alors ? demanda Ursule ; si l’on ne m’était pas venu chercher, je ne serais pas sortie à cette heure de nuit, je vous assure. — C’est sans doute cette vieille folle de Jenny qui l’a fait de sa tête, répondit Marguerite : car voilà deux heures qu’elle m’étourdit en me parlant de vous et de la mère Redcap. — De moi et de la mère Redcap ! oui, en vérité c’est une vieille folle d’accoupler ainsi les gens… Mais, voyons, voyons ma jolie petite voisine ; Jenny n’est pas si sotte après tout : elle sait que les jeunes filles ont besoin d’autres conseils que ceux qu’elle peut donner, et elle sait où les aller chercher… Ainsi il faut prendre courage, ma belle enfant, me dire ce qui vous chagrine, et laisser à dame Ursule le soin d’en trouver le remède. — Eh bien, si vous êtes si habile, mère Ursule, reprit la jeune fille, vous n’avez qu’à deviner ce que j’ai, sans qu’il soit besoin de vous le dire. — Oui, oui, mon enfant, » reprit la complaisante matrone, « personne ne sait mieux que moi ce bon vieux jeu. Devinez ma pensée ; or je gagerais que votre petite tête fermente parce qu’elle désire porter une coiffure d’un pied plus haute que celle de nos dames de la Cité… Ou peut-être avez-vous envie de faire un tour à Islington ou à Ware, et votre père a de l’humeur et ne veut pas y consentir… Ou… — Vous êtes une vieille folle, dame Suddlechop, » dit Marguerite avec impatience, « et vous vous mêlez de choses auxquelles vous n’entendez rien. — Folle tant que vous voudrez, mistress, » dit dame Ursule offensée à son tour, « mais pas beaucoup plus vieille que vous, mistress… pas d’un grand nombre d’années, du moins. — Oh, oh ! nous nous fâchons, à ce qu’il paraît, dit la jeune beauté ; et je vous prie, madame Ursule, comment se fait-il que vous, qui n’êtes pas plus vieille que moi d’un grand nombre d’années, veniez me parler de toutes ces sottises ; tandis que moi qui suis beaucoup plus jeune, quoique vous en disiez, j’ai assez de bon sens pour ne me soucier ni de parure ni d’Islington ? — Fort bien, fort bien, ma jeune mistress ! » dit la sage conseillère en se levant… « Je m’aperçois que je ne suis ici d’aucune utilité, et il me semble que, sachant mieux que personne ce dont il s’agit, vous pourriez vous dispenser de faire déranger les gens à minuit pour leur demander leur avis. — Allons, vous voilà en colère maintenant, la mère, » dit Marguerite en la retenant ; « cela vient de ce que vous êtes sortie le soir sans souper… Je ne vous ai jamais entendu dire un mot avec humeur après avoir rempli votre estomac.. Ici, Janet ; apportez une assiette et du sel pour la dame Ursule… Et qu’avez-vous donc là dans ce pot ?… Je crois, sur ma foi, que c’est de mauvaise ale ; fi, fi !… que Janet la jette par la fenêtre, ou plutôt qu’elle la garde pour le coup du matin de mon père, et qu’elle vous apporte la bouteille de Canaries qui lui était destinée ; le brave homme ne s’apercevra jamais de la différence, et l’ale lui aidera à digérer ses profonds calculs tout aussi bien que le vin. — Vraiment, mon cœur, je suis entièrement de votre avis, » répondit la dame Ursule, dont le ressentiment passager s’était évanoui devant ces préparatifs de bonne chère. S’établissant alors dans un grand fauteuil devant une table à trois pieds, elle se mit à manger de fort bon appétit le petit mets délicat qu’elle s’était préparé. Elle ne manqua cependant pas aux devoirs de la politesse, et pressa plusieurs fois, mais inutilement, mistress Marguerite de le partager avec elle.

« Au moins faites-moi raison d’un verre de Canaries, reprit la dame Ursule… J’ai entendu dire à ma grand’mère qu’avant que les protestants vinssent, les vieux confesseurs catholiques et leurs pénitents buvaient toujours ensemble un verre de Canaries avant de commencer la confession. — Je ne boirai pas de Canaries, assurément, dit Marguerite ; et je vous ai déjà dit que si vous ne pouviez deviner ce que j’ai, je n’aurais jamais le courage de vous l’apprendre. »

En parlant ainsi, elle se détourna encore une fois de la dame Ursule, et reprit son attitude rêveuse, sa tête appuyée sur sa main, son coude sur la table, et tournant le dos, ou du moins une épaule, à sa confidente.

« Eh bien donc, dit dame Ursule, il faut que j’exerce sérieusement mon art. Donnez-moi cette jolie main, et je vous dirai par la chiromancie, aussi bien qu’aucune Égyptienne, de quel pied vous boitez. — Comme si je vous avais dit que je boitais d’un pied, » dit Marguerite avec dédain, mais lui abandonnant sa main tout en conservant sa position oblique.

« Je vois là de belles lignes, dit Ursule, et qui ne sont pas difficiles à déchiffrer… Plaisir et richesses, d’heureuses nuits et des réveils agréables, et un équipage qui fera trembler les voûtes de White-Hall… Oh ! j’ai touché l’endroit sensible… Vous souriez donc à présent, ma belle petite… Et pourquoi ne serait-il pas lord-maire, et n’irait-il pas à la cour dans son carrosse comme tant d’autres l’ont fait avant lui ? — Lord-maire…. fi ! s’écria Marguerite… — Et pourquoi faire fi du lord-maire, mon cœur ? ou peut-être est-ce ma prophétie dont vous vous moquez ? mais il y a des lignes de travers dans les vies les plus heureuses aussi bien que dans la vôtre, mignonne ; et quoique je voie dans cette jolie main le bonnet plat d’un apprenti, je vois en même temps briller dessous deux yeux noirs étincelants qui n’ont pas leurs pareils dans tout le quartier de Faringdon Without. — De qui voulez-vous parler, madame ? » demanda froidement Marguerite.

« De qui parlerais-je, répondit dame Ursule, si ce n’est du prince des apprentis, du roi de la bonne compagnie, Jenkin Vincent ? — Fi donc, femme ! Jenkin Vincent… un manant… un badaud de Londres ! » s’écria la jeune fille indignée.

« Oui-da, le vent vient-il de là, ma belle ? reprit la dame ; il est un peu changé en ce cas depuis notre dernière conversation ; car j’aurais juré alors qu’il était favorable à Jenkin : le pauvre garçon vous aime à en perdre la tête, et préfère un de vos yeux au premier rayon de soleil de la grande fête de mai. — En ce cas je voudrais que mes yeux eussent, comme le soleil, la faculté de l’aveugler, répliqua Marguerite, afin d’apprendre au manant à garder sa place. — Il est vrai, dit la dame Ursule, qu’il y a des gens qui trouvent Francis Tunstall aussi joli garçon que Jenkin ; et d’ailleurs il est cousin au troisième degré d’un chevalier baronnet, et vient d’une bonne maison : peut-être songez-vous à un voyage dans le Nord ? — Peut-être… mais ce ne sera point avec un apprenti de mon père… Je vous en remercie, dame Ursule. — Que le diable devine donc vos pensées ! Voilà ce que c’est que de vouloir ferrer un cheval qui regimbe et ne veut jamais aller droit. — Écoutez-moi donc, et faites attention à ce que je vais vous dire… Aujourd’hui j’ai dîné en ville. — Je puis vous dire où, c’est chez votre parrain, le riche orfèvre… Vous voyez bien que je sais quelque chose… Je pourrais même vous dire avec qui, si je voulais. — Vraiment ? » s’écria Marguerite en se retournant avec l’accent d’une vive surprise, et rougissant jusqu’aux yeux.

« Avec le vieux sir Mungo Malagrowther, ajouta la sibylle… Il s’est fait raser chez Benjamin en se rendant à la Cité. — Fi ! c’est un vieux squelette ambulant ! une anatomie vivante. — C’est la vérité, ma chère ; c’est une honte de le voir hors du charnier de Saint-Pancrace, car je ne connais pas d’autre endroit qui lui convienne, à ce vieux railleur à langue de vipère ; il a dit à mon mari… — Quelque chose qui n’a aucun rapport avec ce dont il s’agit, j’en répondrais. Il faut donc que je parle… Il y avait à dîner avec nous un seigneur. — Un seigneur ! La jeune fille a perdu la tête, s’écria dame Ursule. — Il y avait à dîner, » poursuivit Marguerite sans prendre garde à cette interruption, « un seigneur… un seigneur écossais. — Que Notre-Dame ait pitié d’elle ; elle est tout à fait folle !… A-t-on jamais entendu dire que la fille d’un horloger se soit éprise d’un seigneur, et d’un seigneur écossais, pour couronner l’œuvre, quand on sait que les nobles de ce pays sont orgueilleux comme Lucifer, et pauvres comme Job ? Un seigneur écossais ! dit-elle ? J’aimerais autant vous entendre parler d’un colporteur juif. Je voudrais vous voir songer à la fin que peut avoir tout cela, ma belle petite, avant de donner tête baissée dans les ténèbres. — Cela ne vous regarde pas, Ursule ; c’est votre secours, et non vos conseils que je vous demande, et vous savez qu’il est en mon pouvoir de le reconnaître.

— Oh ! ce n’est pas l’intérêt qui me guide, mistress Marguerite, » interrompit l’obligeante personne ; » mais vraiment je voudrais vous voir écouter un bon avis… Songez un peu à votre condition.

— Mon père est artisan de profession, mais il ne l’est pas par le sang. Je lui ai entendu dire que nous descendons, de loin, à la vérité, des grands comtes de Dalwolsey. — Oui, oui, c’est cela même… Parmi vous autres Écossais, je n’ai jamais connu personne qui ne descendît de quelque ancienne maison, et la descente n’est en effet souvent qu’une chute pitoyable. Et quant à l’éloignement de la parenté, je le crois bien, vraiment, il est tel que vous vous êtes entièrement perdus de vue… Mais ne secouez pas votre jolie tête avec cet air de dédain, ma belle petite, et dites-moi le nom de ce jeune seigneur du nord, afin que nous voyions quel remède appliquer à tout ceci. — C’est lord Glenvarloch, celui qu’on appelle lord Nigel Olifaunt, » dit Marguerite à voix basse et en se détournant pour cacher sa rougeur.

« Jésus ! que le ciel nous aide ! s’écria la dame Suddlechop ; c’est le diable, et quelque chose de pire ! — Que voulez-vous dire ? » demanda la jeune fille surprise de la vivacité de cette exclamation.

« Eh quoi ! ne savez-vous pas, dit la dame, quels ennemis puissants il a à la cour ? ne savez-vous pas ?… Mais que le diable emporte ma langue ! elle va plus vite que mon jugement… Il me suffit de vous dire que vous feriez mieux de placer votre lit nuptial sous un toit prêt à tomber en ruine que de penser au jeune Glenvarloch. — Il est donc malheureux ? dit Marguerite ; je le savais, je l’avais deviné… Il y avait quelque chose de triste dans sa voix, même quand il disait quelque chose de gai… il y avait une teinte de douleur dans son sourire mélancolique… Il ne se serait pas ainsi emparé de mes pensées, si je l’avais vu dans tout l’éclat de la prospérité — Les romans lui ont tourné la tête, dit la dame Ursule ; c’est une fille perdue… entièrement perdue… Aimer un lord écossais, et ne l’en aimer que mieux parce qu’il est malheureux ! Eh bien, mistress, je suis très-fâchée qu’il s’agisse d’une chose dans laquelle je ne puis vous aider… ce serait contre ma conscience, et c’est une affaire au-dessus de mon état et de mon art… mais je vous garderai le secret. — Vous n’aurez pas la lâcheté de m’abandonner après m’avoir arraché mon secret, » s’écria Marguerite avec indignation… « Si vous l’osez, je sais un moyen d’en tirer vengeance ; et si vous me servez, au contraire, vous en serez largement récompensée. Rappelez-vous que la maison qu’habite votre mari appartient à mon père. — Je ne me le rappelle que trop bien, » reprit Ursule après un moment de réflexion, « et je voudrais pouvoir vous servir par tous les moyens qui sont à ma portée ; mais comment me mêler d’affaires où il est question de gens de rang ?… Je n’oublierai jamais la pauvre mistress Turner, mon honorée protectrice ; Dieu veuille avoir son âme ! elle eut le malheur de se mêler de l’affaire de Sommerset et d’Overbury ; le grand seigneur et sa femme trouvèrent le moyen de sauver leur cou, et de la laisser, elle et une demi-douzaine d’autres, souffrir à leur place. Jamais je n’oublierai quel spectacle c’était de la voir montée sur l’échafaud, ayant autour de son joli cou la collerette apprêtée à l’empois jaune, que je l’avais si souvent aidée à faire, et qui devait bientôt être remplacée par une grossière corde de chanvre. Une telle vue, mon cœur, est faite pour inspirer la crainte de se mêler d’affaires dangereuses auxquelles on ne touche point sans risquer de s’y brûler les doigts. — Allons donc, folle que vous êtes ! est-ce que c’est moi qui puis vous engager à des pratiques aussi criminelles que celles pour lesquelles on fit périr cette misérable ? Tout ce que je vous demande, c’est de vous informer exactement des affaires qui amènent ce jeune seigneur à la cour. — Et quand vous saurez son secret, que vous en reviendra-t-il, ma chère ?… Et cependant je me chargerai de votre commission si vous voulez en faire autant pour moi. — Et que voudriez-vous que je fisse ? — Une chose qui vous a déjà mise en colère quand je vous l’ai demandée… Je voudrais avoir quelque renseignement sur l’histoire du revenant qu’on voit chez votre parrain à l’heure de la prière. — Non, dit mistress Marguerite, pour rien au monde je ne consentirai à épier les secrets de mon parrain… Non, Ursule, non, je ne chercherai jamais à surprendre ce qu’il désire me cacher ; mais vous savez que j’ai une fortune qui m’appartient en propre, et qui ne tardera pas à être à ma disposition… Pensez à quelque autre récompense. — Oui, oui, je sais bien cela, reprit la conseillère ; ce sont ces deux cents livres de revenu, et l’indulgence de votre père, qui font que vous êtes si volontaire, mon cœur. — Cela se peut, dit Marguerite Ramsay ; en attendant, servez-moi avec fidélité, et prenez cette bague de prix : je m’engage à la racheter de vos mains pour cinquante belles pièces d’or, quand je serai maîtresse de ma fortune. — Cinquante belles pièces d’or, répéta la dame, et cette bague, qui est belle et précieuse, en gage de votre exactitude à me tenir parole !… Eh bien ! mon cœur, si je dois mettre mon cou en péril, j’avouerai que je ne puis l’exposer pour une amie plus généreuse ; et le plaisir de vous obliger, certes, serait bien suffisant pour m’y décider, si ce n’est que Benjamin devient de jour en jour plus paresseux ; et notre famille… — N’en dites pas davantage, interrompit Marguerite, je vois que nous nous entendons ; et maintenant, apprenez-moi ce que vous savez des affaires de ce jeune homme, et ce qui vous inspire une si grande répugnance de vous en mêler. — Je n’en puis pas encore dire grand’chose, répondit la dame Ursule ; tout ce que je sais, c’est qu’il a contre lui l’homme le plus puissant de la cour ; mais j’en apprendrai davantage, car il faudrait qu’un livre fût bien obscur pour que je ne parvinsse pas à le déchiffrer pour l’amour de vous, ma jolie mistress Marguerite. Savez-vous où demeure ce jeune lord ? — Je l’ai appris par hasard, » répondit Marguerite, qui paraissait honteuse de l’exactitude de sa mémoire dans cette occasion. « Il loge, je crois, chez un nommé Christie, si je ne me trompe, un marchand du quai Saint-Paul. — Un joli logement pour un jeune baron !… Et bien, prenez courage mistress Marguerite, si, semblable à quelques-uns de ses compatriotes, il est venu comme une chenille, comme eux il changera de peau et deviendra papillon. Ainsi, je vais boire un dernier verre de Canaries, en vous souhaitant une bonne nuit et d’agréables rêves, et vous aurez de mes nouvelles avant vingt-quatre heures. Je vous engage à reposer votre tête sur l’oreiller, et vous souhaite encore une fois un bon repos, ma perle des perles, ma marguerite des marguerites. »

En parlant ainsi, elle baisa la joue de sa jeune amie ou protectrice, qui semblait la laisser faire à regret, et partit du pas léger et furtif d’une personne accoutumée à mettre dans sa marche promptitude et mystère.

Marguerite Ramsay la regarda s’en aller, et resta quelques moments les yeux attachés sur la porte dans un silence inquiet. « J’ai peut-être mal fait, murmura-t-elle enfin, de me laisser arracher mon secret ; mais elle est adroite, hardie, serviable et fidèle, du moins je le crois ; dans tous les cas, elle sera fidèle à ses intérêts ; et c’est par là que je la tiens… Cependant, je voudrais n’avoir rien avoué… je sens que j’ai commencé une œuvre désespérée… car, que m’a-t-il dit qui puisse me justifier de me mêler de ses affaires ? Rien, que des paroles du sens le plus ordinaire… des propos de table et de simples lieux communs… Cependant, qui sait ? » Elle dit, et s’interrompit tout à coup, se regardant en même temps dans une glace qui, réfléchissant une figure de la plus grande beauté, lui suggéra probablement une terminaison plus favorable à sa phrase que sa bouche n’aurait osé l’exprimer.


CHAPITRE IX.

PRÉSENTATION À LA COUR.


Quel état pitoyable que celui d’un solliciteur, oui c’est le plus malheureux des hommes, celui que le sort cruel a réduit à venir implorer de la cour ce que peu y ont trouvé, et ce qui est refusé à beaucoup ; ô toi, qui n’as jamais sollicité, que tu es loin de savoir dans quel enfer on existe quand on attend quelque grâce de la cour. Vois l’infortuné perdre des jours utiles, passer ses longues nuits dans le mécontentement et les murmures, avancer aujourd’hui et reculer demain ; se dessécher d’inquiétude et de chagrin, gagner la faveur du prince, et ne pouvoir arriver à celle de ses ministres ; après avoir obtenu ce qu’il demande, l’attendre encore plusieurs années ; avoir l’âme sans cesse irritée par les contre-temps et les mécomptes ; le cœur rongé de soucis et de désespoir, flatter, ramper, attendre, dépenser son argent en voitures, en chevaux, en présents, jusqu’à ce que, manquant de tout lui-même, il arrive ainsi à sa ruine totale.
Comte de la mère Hubberd.


Le matin du jour où George Heriot se préparait à escorter le jeune lord Glenvarloch à la cour avait paru, et, comme on le suppose bien, ce n’était pas sans agitation que le jeune homme voyait approcher l’instant d’où son sort devait dépendre. Il se leva de bonne heure, fit sa toilette avec plus de soin que de coutume, et comme la générosité de son compatriote le plébéien lui avait donné les moyens de faire valoir les avantages de sa personne par un costume riche et élégant, il ne put s’empêcher, les yeux sur le miroir, de jeter sur lui-même un coup d’œil d’approbation. Il obtint d’une manière plus positive et plus bruyante celle de son hôtesse ; car dame Nelly s’écria que, dans son opinion, il aurait le vent sur tous les galants de la cour, qui n’auraient plus qu’à plier leurs voiles ; ce qui prouvait qu’elle savait enrichir sa conversation des métaphores familières aux gens qui traitaient d’affaires avec son mari.

À l’heure marquée, la barque de maître Heriot arriva ; elle était bien équipée et bien montée, et recouverte d’une banne sur laquelle on avait peint son chiffre et les armes de la compagnie des orfèvres.

En voyant paraître l’ami qui lui donnait des preuves d’un attachement si désintéressé, le jeune lord de Glenvarloch le reçut avec tous les égards dont il était digne.

Maître Heriot fit part à son jeune ami de la libéralité de son souverain, et lui remit les 200 livres sterling, sans vouloir retenir ce qu’il lui avait avancé. Nigel éprouva toute la reconnaissance que méritait la généreuse amitié du digne bourgeois, et les expressions ne lui manquèrent pas pour la lui témoigner.

Cependant, comme le jeune et noble lord s’embarquait pour se rendre devant son souverain, sous la protection d’un homme dont le titre le plus distingué était celui de membre éminent de la corporation des orfèvres, il ne put s’empêcher de sentir quelque surprise, pour ne pas dire quelque confusion, en songeant à la situation où il se trouvait. Richard Moniplies, en se rendant au bateau pour y prendre sa place, ne put s’empêcher non plus de murmurer que les temps étaient bien changés, et qu’il y avait de la différence entre maître Heriot et son père ; mais aussi c’était bien autre chose de travailler l’or et l’argent, ou de battre du cuivre et de l’étain.

À l’aide des rames de quatre vigoureux bateliers, ils glissaient sur la Tamise, qui était alors la grande route de Londres à Westminster, car peu de gens se hasardaient à parcourir à cheval les rues étroites et populeuses de la ville, et les voitures étaient alors un luxe réservé à la plus haute noblesse ; aucun bourgeois, quel que fût son rang, n’y aurait osé aspirer. Le complaisant conducteur de Nigel voulut lui faire remarquer la beauté des rives de la Tamise, principalement du côté du nord, où les jardins des splendides hôtels descendaient jusqu’au bord de l’eau, mais ce fut en vain. L’esprit du jeune lord était rempli de pensées qui l’agitaient péniblement sur la manière dont il allait être reçu de ce monarque pour lequel sa famille s’était presque entièrement ruinée ; et l’anxiété secrète ordinaire à ceux qui se trouvent en semblable position lui faisait supposer des questions qui lui étaient adressées par le roi ; et il se fatiguait l’imagination pour y trouver des réponses. Son compagnon vit que sa tête travaillait, et craignit de l’importuner par une plus longue conversation ; de sorte que, lorsqu’il lui eut expliqué brièvement le cérémonial observé à la cour les jours de présentation, il garda le silence pendant tout le reste du voyage.

Ils débarquèrent au pied de l’escalier de White-Hall, et entrèrent dans le palais après avoir décliné leurs noms, les gardes ayant rendu à lord Glenvarloch les honneurs dus à son rang. Le cœur du jeune homme battit avec violence quand il se trouva dans l’enceinte des appartements du roi. L’éducation qu’il avait reçue en pays étranger, dirigée d’une manière assez rétrécie, ne lui avait donné que des idées très-imparfaites de la grandeur d’une cour ; et les réflexions philosophiques qui lui avaient appris à mépriser le cérémonial et l’éclat extérieur, de même que toutes maximes de pure philosophie, se trouvèrent en défaut devant les impressions que devait faire naturellement sur l’esprit d’un jeune homme sans expérience la magnificence extraordinaire de ce spectacle. Les appartements splendides qu’ils traversaient, le riche costume des gardes, des huissiers et des domestiques, et le cérémonial si nouveau pour lui qui marquait leur passage à travers une longue file d’appartements tout cet étalage, en un mot, insignifiant et vulgaire aux yeux d’un courtisan expérimenté, avait quelque chose de redoutable et même d’alarmant pour un homme qui passait par là pour la première fois, et qui était inquiet de l’accueil que lui ferait le souverain.

Heriot, soigneusement attentif à épargner à son jeune ami le moindre embarras, avait eu soin de donner le mot d’ordre nécessaire aux gardiens, huissiers de la chambre ou chambellans, quels que fussent leur titre et leur rang ; et ils s’étaient avancés sans opposition.

Ils traversèrent de cette manière plusieurs antichambres, la plupart remplies de gardes, de gens attachés à la cour et de leurs connaissances. Une foule d’hommes et de femmes, parés de leurs plus beaux habits et les yeux immobiles de curiosité, dévorant du regard tout ce qui se passait devant eux, étaient modestement rangés le long du mur, d’une manière qui indiquait des spectateurs et non des acteurs dans cette pompeuse représentation.

De ces appartements extérieurs lord Glenvarloch et son ami de la Cité passèrent dans un vaste et magnifique salon qui communiquait avec la salle d’audience : là n’étaient admis que ceux qui, par leur naissance, par leur charge dans l’État ou dans la maison du roi, ou enfin par une faveur particulière de Sa Majesté, avaient le droit de venir présenter leurs respects au souverain.

Au milieu de cette société favorisée et choisie, Nigel remarqua sir Mungo Malagrowther, qui, évité ou rebuté de ceux qui savaient combien son crédit était bas à la cour, fut trop heureux de trouver l’occasion de s’accrocher à une personne du rang de lord Glenvarloch, lequel n’avait pas encore assez d’expérience pour avoir appris à se débarrasser d’un importun.

Le chevalier s’empressa de donner à ses traits cyniques et grimaçants l’expression du sourire ; et après avoir fait à George Heriot un signe de tête accompagné d’un geste imposant de la main, qui indiquait à la fois la supériorité et la protection, il mit de côté tout net le digne bourgeois, auquel il devait tant de dîners, pour s’attacher exclusivement au jeune lord, quoiqu’il le soupçonnât de se trouver dans une position aussi fâcheuse que la sienne propre. Cependant l’attention de cet original, toute singulière et quelque peu flatteuse qu’elle était, ne fut pas entièrement indifférente au lord Glenvarloch, en ce qu’elle servit à le distraire des réflexions pénibles et inquiétantes auxquelles le laissait livré le silence complet et un peu forcé de son bon ami Heriot. D’ailleurs il ne pouvait s’empêcher de prendre intérêt aux remarques caustiques et piquantes d’un courtisan mécontent, mais observateur : si d’une part un auditeur patient, revêtu de ce rang et de ce titre élevé, était une rare bonne fortune pour le satirique chevalier, de l’autre Nigel ne pouvait point repousser un compagnon que sa pénétration et ses dispositions communicatives rendaient au moins fort amusant. Pendant ce temps Heriot, dédaigné par sir Mungo, et se refusant à tous les efforts que la politesse et la reconnaissance inspiraient à lord Glenvarloch pour l’engager à prendre part à la conversation, se tenait debout à côté d’eux, sa physionomie exprimant un demi-sourire : mais ce sourire lui était-il arraché par les saillies de sir Mungo ou par les ridicules de ce même personnage ? c’est ce qu’il eût été difficile de décider.

Le trio occupait un coin du salon près de la porte de la salle d’audience, qui n’était pas encore ouverte, lorsque Maxwell, avec sa baguette, insigne de ses fonctions, vint traverser l’appartement d’un air affairé : tous ceux qui le remplissaient, à l’exception des hommes de haut rang, s’empressèrent de lui faire place. Il s’arrêta auprès du groupe dont nous venons de parler, regarda un moment le jeune lord écossais, fit une légère inclination de tête à Heriot, et, s’adressant enfin à sir Mungo Malagrowther, se plaignit brusquement à lui de l’indiscrétion des gentilshommes pensionnés et des gardes qui laissaient toute espèce de bourgeois, solliciteurs et écrivains, se glisser dans les appartements extérieurs sans respect ni décence. « Les Anglais, ajouta-t-il, en étaient scandalisés. On ne se serait permis rien de semblable sous le règne de la reine ; de son temps les cours étaient pour le peuple et les appartements pour la noblesse ; et il faut s’en prendre à vous autres attachés à la maison du roi, sir Mungo, si tout n’y est pas mieux ordonné. »

Le chevalier, attaqué d’un de ces accès de surdité auxquels il était sujet dans de semblables occasions, répondit : « Il n’est pas étonnant que le peuple prenne des libertés quand il voit en place des gens qui ne sont guère au-dessus de lui pour la naissance et les manières. — Vous avez raison, monsieur, parfaitement raison, dit Maxwell en posant sa main sur la broderie ternie de la manche du vieux chevalier ; « quand ces gens-là voient des hommes en place vêtus de la défroque des comédiens, il n’est pas étonnant que la cour soit encombrée d’intrus. — N’est-il pas vrai que ma broderie est de bon goût, monsieur Maxwell ? » répondit le chevalier affectant d’interpréter les paroles de l’huissier de la chambre d’après son geste. « Elle est d’un dessin riche et ancien, ouvrage du père de votre mère, le vieux James Stitchell, honnête tailleur de Merlin’s-Wynd qui avait ma pratique, ce que je me rappelle avec plaisir en songeant que votre père a jugé à propos d’épouser sa fille. »

Maxwell fit la grimace ; mais sentant qu’il n’y avait aucune réparation à espérer de sir Mungo, et qu’en poursuivant cette querelle avec un tel adversaire il ne ferait que se rendre ridicule et donner de la publicité à une mésalliance dont il était honteux, il cacha son ressentiment sous un sourire moqueur, exprimant son regret que sir Mungo fût devenu trop sourd pour qu’il fût possible de causer avec lui. Alors, continuant sa route, il alla se planter auprès de la porte de la salle d’audience, où il devait remplir les fonctions de vice-chambellan ou d’huissier.

« La porte de la salle d’audience va s’ouvrir, » dit tout bas l’orfèvre à son jeune ami : « ma condition ne me permet pas d’aller plus loin avec vous ; ne manquez pas de vous présenter hardiment comme il convient à votre naissance et de remettre au roi votre supplique, qu’il ne refusera certainement pas et à laquelle il fera, j’espère, un accueil favorable. »

Comme il parlait, la porte de la salle d’audience s’ouvrit effectivement ; et, comme il est d’usage en semblable occasion, les flots des courtisans commencèrent à y entrer lentement, mais d’une manière successive et non interrompue. Lorsque Nigel se présenta à son tour à la porte et dit son nom et son titre, Maxwell sembla hésiter. « Vous n’êtes connu de personne, dit-il, et mon devoir ne me permet pas de laisser passer chez le roi, milord, un individu dont la figure m’est inconnue, à moins qu’une personne respectable ne m’en réponde. — Je suis venu avec maître George Heriot, » dit Nigel un peu embarrassé de cette interruption inattendue.

« Le nom de maître Heriot aura son poids toutes les fois qu’il s’agira d’or et d’argent, milord, » reprit Maxwell avec un air de politesse railleuse ; mais il n’en est pas de même en fait de rang et de naissance. Les devoirs de ma charge sont positifs sur ce point. L’entrée est obstruée, je suis très-fâché de vous le dire, milord, mais il faut que Votre Seigneurie fasse place. — De quoi s’agit-il ? demanda un vieux seigneur écossais qui avait été parler à George Heriot après que Nigel s’en était séparé, et qui s’avança en remarquant une espèce d’altercation entre Maxwell et ce jeune homme.

« C’est seulement M. le vice-chambellan Maxwell, dit sir Mungo Malagrowther, qui exprime sa joie de voir à la cour le lord Glenvarloch, au père duquel il doit sa charge. Au moins je crois que c’est ce dont il est question, car Votre Seigneurie connaît mon infirmité. » Il y eut ici des éclats de rire étouffés, et tels que le permettait le lieu, parmi tous ceux qui entendirent cet échantillon de l’humeur sarcastique de sir Mungo. Mais le vieux seigneur, s’avançant encore davantage, s’écria : « Quoi ! le fils de mon brave et ancien adversaire Ochtred Olifaunt…. Je vais le présenter moi-même. »

En parlant ainsi, il prit Nigel par le bras sans autre cérémonie et allait l’entraîner en avant, quand Maxwell, tenant toujours sa baguette devant la porte, dit avec un peu d’hésitation et d’embarras : « Milord, ce gentilhomme n’est pas connu, et j’ai ordre d’être très-scrupuleux. — Bah, bah ! dit le vieux lord, je répondrais qu’il est le fils de son père, rien qu’à la coupe de son front… et toi, Maxwell, tu connaissais assez bien son père pour nous épargner tes scrupules…. laisse nous passer. » En parlant ainsi il mit de côté la baguette du chambellan et entra dans la salle d’audience, tenant toujours le jeune homme sous le bras.

« Il faut que je fasse connaissance avec vous, jeune homme ; il le faut absolument. J’ai bien connu votre père, mon cher : j’ai rompu une lance avec lui et croisé ma lame avec la sienne, et je suis glorieux de vivre pour m’en vanter. Il était du parti du roi et moi du parti de la reine pendant les guerres de Douglas. Nous étions tous deux alors de jeunes gaillards qui ne craignions ni le fer ni le feu, et nous avions de plus, entre nous, quelque vieille haine féodale qui nous était transmise de père en fils avec nos sceaux, nos grands sabres à double poignée, nos cottes d’armes et les aigrettes de nos casques. — Trophaut, milord de Huntinglen, » dit à voix basse un gentilhomme de la chambre ; « voici le roi ! »

Le vieux comte se le tint pour dit et se tut. Jacques entrant par une porte de côté, entouré d’un petit groupe de courtisans favoris et d’officiers de sa maison, auxquels il s’adressait de temps en temps, reçut successivement les respects de ceux qui avaient été admis en sa présence. La toilette du monarque avait été plus soignée dans cette occasion qu’elle ne l’était le jour où nous le présentâmes pour la première fois au lecteur ; mais il y avait une gaucherie naturelle dans sa taille, qui faisait qu’aucun habit ne pouvait bien lui aller, et la prudence ou la pusillanimité de son caractère lui avait fait contracter l’habitude, dont nous avons déjà parlé, de porter un vêtement assez rembourré pour pouvoir résister à un coup de poignard, ce qui donnait une roideur désagréable à sa tournure, et contrastait d’une manière singulière avec sa mobilité perpétuelle et avec les gestes continuels et bizarres qui accompagnaient sa conversation. Cependant, malgré le peu de noblesse de son extérieur, il avait dans ses manières tant de bienveillance, de familiarité et de bonhomie, il cherchait si peu à cacher ses défauts et était si indulgent pour ceux des autres, que ses qualités, jointes à une certaine dose d’esprit naturel et d’instruction, ne manquaient jamais de produire une impression favorable sur les personnes qui l’approchaient.

Lorsque le comte de Huntinglen présenta Nigel à son souverain, cérémonie dont le digne pair se chargea lui-même, le roi reçut le jeune lord très-gracieusement, et témoigna à son introducteur qu’il était bien aise de les voir à côté l’un de l’autre, « car, si je ne me trompe, milord Huntinglen, continua-t-il, vos ancêtres à tous deux ne vivaient pas en fort bonne intelligence… et vous-même avec le père de ce jeune homme, vous vous êtes vus face à face l’épée à la main, ce qui est une posture plus désagréable. — Et ce futYotre Majesté, dit lord Huntinglen, qui ordonna au lord Ochtred et à moi de nous donner la main, ce jour mémorable où Votre Majesté réunit dans un banquet tous les nobles qui étaient divisés par des haines, et voulut qu’il se réconciliassent. — Je m’en souviens bien, dit le roi, je m’en souviens fort bien… ; C’était un beau jour, le 19 septembre, le plus beau des jours de l’année… Il y avait de quoi rire en voyant comme quelques-uns d’entre eux faisaient la grimace en se serrant la main… Sur mon âme, je crus qu’il y en aurait, surtout parmi ces chefs montagnards, qui éclateraient en notre présence ; mais nous les fîmes marcher en se tenant par la main jusqu’à la place, nous-même étant à leur tête, et nous les forçâmes de boire amicalement entre eux à l’extinction des haines et à la perpétuité de l’amitié. Le vieux John Anderson était prévôt cette année-là… le bonhomme en pleura de joie, et les baillis et conseillers en dansaient d’allégresse et de triomphe, tête nue en notre présence, comme de jeunes poulains. — Ce fut en effet un heureux jour, dit lord Huntinglen, et qui ne sera pas oublié dans l’histoire du règne de Votre Majesté. — Je ne voudrais pas qu’il le fût, milord, répondit le monarque ; je ne voudrais pas qu’il fût omis dans nos annales. Oui, oui, beati pacifici… Mes sujets anglais ont raison de se réjouir de m’avoir, car je voudrais qu’il sussent que je suis le seul homme pacifique qui soit jamais sorti de la famille. Si Jacques à la Face-de-Feu fût venu au milieu de vous, dit-il en regardant autour de lui, ou mon bisaïeul de Flodden-Field… — Nous l’aurions renvoyé dans le nord, » dit à voix basse un seigneur anglais.

« Au moins, » dit un autre du même ton et de manière à ne pouvoir être entendu, « nous aurions eu un homme pour souverain, quoique ce n’eût été qu’un Écossais.

« Et maintenant, jeune cadet, » dit le roi à lord Glenvarloch, « où avez-vous passé votre jeunesse ? — À Leyde, en dernier lieu, sous le bon plaisir de Votre Majesté, répondit lord Nigel. — Ah, ah ! un savant ! dit le roi, et sur mon honneur un jeune homme modeste et ingénu qui n’a pas oublié comment on rougit comme la plupart de nos jeunes voyageurs ! Nous le traiterons en conséquence. »

Alors se redressant et toussant légèrement pour s’éclaircir la voix, le savant monarque, après avoir regardé autour de lui, avec l’air d’importance que donne le sentiment d’une profonde supériorité, tandis que tous les courtisans, qu’ils entendissent ou n’entendissent pas le latin, se pressaient avidement pour l’écouter, continua ainsi ses questions :

« Hem ! hem ! Salve, bis quaterque salve, Glenvarlochides noster[38]. Nuperumne ab Lugduno-Batavorum Britanniam rediisti[39] ?

« Le jeune homme répondit en s’inclinant fort bas :

« Imo, Rex augustissime ; biennium ferè apud Lugdunenses moratus sum[40]. »

Jacques continua :

« Biennium dicis ? Benè, benè, optimè factum est. — Non uno die quod dicunt ; intelligisti, domine Glenvarlochiensis[41]. Ah ! ah ! »

Nigel répondit par une profonde inclination, et le roi se retournant vers ceux qui étaient derrière lui, dit :

« Adolescens quidem ingenui vultûs ingenuique pudoris[42]. » Puis reprenant ses savantes questions : « Et quid hodie Lugdunenses loquuntur ?… Vossius vester nihilne novi scripsit ?… Nihil certe, quod doleo, typis recenter edidit[43]. — Valet quidem Vossius, rex benevole, répondit Nigel ; ast senex veneratissimus annum agit, ni fallor, septuagesimum[44]. — Virum, mehercle, vix tam grand œvum crediderim[45], répondit le monarque. Et Vorstius iste ? Arminii improbi successor œque ac sectator, herosne adhuc, ut cum Homero loquar, ζώος ἒστι καί ἐπ´ὶ χθονὶ δέρκων[46] ? »

Par bonheur Nigel se rappela que Vorstius, le théologien cité dans les questions de Sa Majesté sur l’état de la littérature en Hollande, avait été engagé avec Jacques dans une querelle de controverse à laquelle le roi avait pris un intérêt si profond qu’il avait fini par faire entendre aux Provinces-Unies, dans sa correspondance officielle, qu’elles feraient bien d’avoir recours au bras séculier pour arrêter les progrès de l’hérésie, en adoptant des mesures violentes contre la personne du professeur, demande que les principes de tolérance universelle de leurs Illustres Puissances les portèrent à éluder, quoique avec quelque peine. Étant au fait de tout cela, lord Glenvarloch, bien qu’il ne fut courtisan que depuis peu de minutes, eut assez d’adresse pour répliquer :

« Vivum quidem, haud diu est, hominem videbam ; vivere autem quis dicat qui sub fulminibus eloquentiœ tuœ, rex magne, jamdudum pronus jacet et prostratus[47]. »

Ce dernier tribut rendu à ses talents polémiques porta au comble la satisfaction de Jacques, que le triomphe et la joie d’avoir pu déployer son érudition de cette manière avaient déjà élevée à un point qui n’était pas médiocre.

Il se frotta les mains, fit claquer ses doigts, s’agita et sourit en s’écriant : « Euge ! belle ! optime ! » puis, se tournant vers les évêques d’Exeter et d’Oxford qui étaient derrière lui, « Vous voyez, milords, leur dit-il, un échantillon assez passable de notre latinité écossaise, et je voudrais que tous nos sujets d’Angleterre parlassent aussi bien la langue latine que ce jeune homme et tant d’autres jeunes gens d’une naissance honorable de notre vieux royaume. Remarquez aussi que nous conservons la prononciation primitive, c’est-à-dire la prononciation romaine, comme toutes les autres nations savantes du continent, de sorte que nous pouvons communiquer avec tout savant de l’univers, quel que soit son pays, pourvu qu’il parle latin ; tandis qu’au contraire vous autres Anglais, nos doctes sujets, avez introduit dans vos universités, très-savantes d’ailleurs, une manière de prononcer[48] qui (ne vous fâchez pas si je vous le dis sans détour) ne peut être entendue d’aucune nation de la terre, excepté la vôtre ; ce qui fait que le latin, quoad Anglos[49], cesse d’être communis lingua, le drogman ou interprète général de tous les savants de l’univers. »

L’évêque d’Exeter s’inclina comme reconnaissant la justesse du jugement porté par le roi ; mais celui d’Oxford ne plia pas, se rappelant sans doute sur quels sujets s’étendait sa puissance épiscopale, et aussi disposé peut-être à se laisser brûler vif pour la défense de la latinité de l’université que pour aucun point de ses dogmes religieux.

Le roi, sans attendre la réponse de l’un ou de l’autre prélat, continua de questionner lord Nigel, mais dans sa langue naturelle. « Eh bien ! digne nourrisson des Muses[50], qui vous amène ainsi du nord ? — Le désir de rendre mes hommages à Votre Majesté, » répondit le jeune lord en fléchissant un genou, « et de déposer devant vous mon humble et respectueuse pétition. »

Si l’on eût présenté un pistolet à Jacques, il aurait certainement été plus effrayé ; mais en mettant de côté la peur, il n’en serait pas résulté un effet plus antipathique à son humeur indolente.

« Était-ce donc pour en venir là, s’écria le roi, et sera-t-il dit qu’aucun homme, ne fût-ce que pour la rareté du fait, ne pourra venir d’Écosse, si ce n’est ex proposito, dans le dessein bien concerté de voir ce qu’il pourra tirer de son souverain ? Il y a trois jours à peine que nous avons pensé être tué, et faire prendre le deuil à trois royaumes, par la précipitation brutale avec laquelle un rustre maladroit est venu nous fourrer un paquet dans la main ; et maintenant nous voici assiégé de la même manière jusque dans notre cour… Remettez cela à notre secrétaire, milord, remettez-lui cela. — J’ai déjà présenté mon humble supplique au secrétaire d’état de Votre Majesté, dit lord Glenvarloch ; mais il m’a semblé… — Qu’il n’a pas voulu la recevoir, je le parierais, » reprit le roi en l’interrompant. « Sur mon âme notre secrétaire connaît ce point de mon métier de roi, qu’on appelle refuser, beaucoup mieux que moi-même, et ne s’occupe que des choses qui lui plaisent. Je pense que je lui serais un meilleur secrétaire qu’il ne l’est pour moi. Eh bien ! milord, vous êtes le bienvenu à Londres, et comme vous paraissez être un jeune homme intelligent et instruit, je vous conseille de vous en retourner du côté du nord le plus tôt que vous pourrez, et de vous établir à Saint-André[51]. Nous serons bien aise que vous réussissiez dans vos études : Incumbite remis fortifer[52]. »

Tout en parlant ainsi le roi tenait la pétition du jeune lord d’un air insouciant : il semblait attendre que le suppliant tournât le dos pour la jeter de côté et ne plus s’en occuper. Le pétitionnaire, qui comprit tout ceci aux regards froids et indifférents du roi, et à la manière dont il chiffonnait et tortillait le papier, se leva plein d’un sentiment d’amertume, de désappointement et de colère, et faisant un profond salut, il se préparait à se retirer. Mais lord Huntinglen, qui était auprès de lui, l’arrêta dans cette intention en le tirant par son manteau d’une manière à peine sensible, et Nigel, comprenant cet avis, fit seulement quelques pas en arrière. Pendant ce temps lord Huntinglen, s’agenouillant à son tour devant le roi Jacques, lui dit ; « Votre Majesté daignera-t-elle se rappeler que, dans une certaine occasion, elle m’a promis de m’accorder une grâce chaque année de sa précieuse vie ? — Je m’en souviens fort bien, répondit Jacques ; je m’en souviens fort bien, et j’ai de bonnes raisons pour cela. Ce fut lorsque vous m’arrachâtes des griffes de ce traître Ruthven qui m’avait pris à la gorge, et, en sujet fidèle, le frappâtes de votre poignard. La joie de notre libération nous ayant mis en quelque sorte hors de nous-même, nous fîmes alors la promesse, que vous nous rappelez ici assez inutilement, de vous accorder une grâce chaque année. Or, en reprenant le parfait usage de nos facultés royales, nous confirmâmes cette promesse, mais toujours restrictivè et conditionaliter, à savoir, pourvu que les demandes de Votre Seigneurie fussent telles que dans notre prudence royale nous jugerions raisonnable de les lui accorder. — Il est vrai, très-gracieux souverain, répondit le vieux comte ; et oserai-je demander à Votre Majesté si j’ai jamais abusé de ses royales bontés ?

— Non, sur ma foi ! non, dit le roi. Je ne me rappelle pas que vous ayez jamais demandé grand’chose pour vous-même, si ce n’est un chien, un faucon ou un daim de notre parc royal de Théobald, ou quelque chose de semblable. Mais à quoi bon cette préface ?… où voulez-vous en venir ? — À demander une grâce à Votre Majesté, répondit lord Huntinglen ; c’est que Votre Majesté daigne à l’instant lire le placet du lord Glenvarloch, et faire en cela ce que sa royale justice croira convenable, sans en référer à son secrétaire ou à aucun autre membre de son conseil.

— Sur mon âme, milord, voilà qui est étrange ! s’écria le roi ; vous plaidez pour le fils de votre ennemi. — D’un homme qui fut mon ennemi jusqu’au moment où Votre Majesté en fit mon ami, répliqua lord Huntinglen. — Bien parlé, milord, dit le roi, et dans le véritable esprit du christianisme… Quant à la pétition de ce jeune homme, je devine en partie de quoi il est question, et il est bien certain que j’avais promis à George Heriot d’avoir des bontés pour lui. Mais voilà où le bât blesse, c’est que Steenie et fanfan Charles ne peuvent pas entendre parler de cette affaire, ni votre propre fils non plus, milord ; de sorte que votre protégé ferait mieux, ce me semble, de retourner en Écosse avant de s’attirer par là quelque malheur. — Sous le bon plaisir de Votre Majesté, la part que mon fils peut prendre dans cette affaire n’aura aucune influence sur ma conduite, répliqua le comte ; ce n’est ni par lui ni par aucun autre jeune étourdi que je me laisserai diriger. — Sur ma foi, ni moi non plus, reprit le monarque ; par l’âme de mon père, il ne faut pas qu’aucun d’eux s’avise de jouer le rôle de roi avec moi, je ferai ce que je veux et ce que je dois comme un souverain qui ne connaît pas d’obstacle à sa volonté. — Votre Majesté m’accordera donc la grâce que je demande ? dit lord Huntinglen. — Oui, sur ma foi ! oui, je vous l’accorderai, dit le roi ; mais suivez-moi par ici, mon cher, afin que nous puissions parler plus secrètement… »

Il entraîna lord Huntinglen, d’un pas pressé, à travers la foule des courtisans qui regardaient tous cette scène peu ordinaire avec une profonde attention, ainsi qu’il est d’usage à la cour en des circonstances semblables. Le roi entra dans un petit cabinet, et son premier mouvement fut de dire à lord Huntinglen d’en fermer la porte au verrou, mais il contredit sur-le-champ cet ordre, en s’écriant : « Non, de par le pain que je mange ! je suis un roi libre ; je ferai ce que je veux et ce que je dois… Je suis justus et tenax propositi… Malgré cela, lord Huntinglen, tenez-vous à la porte, de peur que Steenie n’arrive avec son humeur folle. — Oh ! mon pauvre maître, » murmura en soupirant le comte d’Huntinglen, « quand vous étiez dans notre froide patrie, un sang plus chaud coulait dans vos veines. »

Le roi jeta rapidement les yeux sur la pétition, les portant de temps en temps vers la porte, et puis se hâtant de les baisser de nouveau sur le papier, honteux que lord Huntinglen, qu’il estimait, le soupçonnât de timidité.

« Je dois l’avouer, » dit le roi après un examen rapide du mémoire, « c’est une affaire malheureuse, et plus malheureuse encore qu’elle ne m’avait été représentée, quoique j’en eusse déjà quelque connaissance… Ainsi donc le jeune homme ne réclame le paiement de l’argent que nous lui devons qu’afin de dégager son domaine paternel ? Mais ensuite, Huntinglen, il peut avoir d’autres dettes, et quel besoin a-t-il de s’embarrasser de tant d’acres de terre stérile ? Qu’il renonce à ce bien, mon cher, qu’il y renonce ; notre chancelier d’Écosse l’a promis à Steenie…. C’est le meilleur terrain pour la chasse qu’il ait dans tout ce royaume… Et fanfan Charles et Steenie veulent y tuer un daim l’année prochaine… Il faut qu’ils aient ce domaine, et nous paierons au jeune homme ce qui lui est dû jusqu’au dernier sou[53] : il n’aura qu’à le dépenser à notre cour… Ou bien, s’il est si affamé de terres, nous rassasierons son appétit : il en aura en Angleterre qui valent le double, que dis-je ? qui valent dix fois ces maudites montagnes, ces rochers, ces bruyères et ces marais dont il est si amoureux. »

Tout en parlant ainsi, le pauvre roi parcourait en long et en large l’appartement dans un état d’incertitude vraiment pitoyable, et que rendaient encore plus ridicule la manière dont il écartait les jambes et l’habitude peu gracieuse qu’il avait en pareil cas de jouer avec les nœuds de rubans qui attachaient ses hauts de chausses.

Lord Huntinglen l’écouta d’un air calme, et lui répondit : « n’en déplaise à Votre Majesté, voici la réponse que fit Naboth à Achab qui convoitait sa vigne : Que Dieu me préserve de te céder l’héritage de mes pères ! — Eh, eh ! milord, s’écria Jacques, dont le nez et les joues étaient devenus rouges comme du feu, j’espère que vous n’avez pas l’intention de m’apprendre la théologie… Vous avez tort de craindre, milord, que je me refuse à rendre justice à aucun homme ; et puisque Votre Seigneurie ne veut pas m’aider à arranger cette affaire d’une manière plus pacifique, ce qui, dans mon opinion, vaudrait mieux pour le jeune homme, comme je l’ai déjà dit, eh bien ! puisqu’il en faut venir là, de par la mort ! je suis un roi libre, et quand il aura son argent, il pourra dégager sa terre et y faire bâtir une église et un moulin, s’il lui plaît. » En parlant ainsi, il se mit à écrire à la hâte un mandat sur sa trésorerie d’Écosse pour la somme en question, et il ajouta : « Comment fera-t-on pour la payer ? c’est ce que je ne vois pas ; mais je gage qu’il trouvera de l’argent sur ce bon chez les orfèvres : ils en procurent à tout le monde, moi seul excepté… Et maintenant vous voyez, milord de Huntinglen, que je ne suis pas un homme capable de manquer à ma parole, en vous refusant la grâce que je me suis engagé de vous accorder : je ne suis ni un Achab qui convoite la vigne de Naboth, ni un homme de cire, que les favoris et les conseillers peuvent mener par le nez comme il leur plaît… Vous conviendrez, j’espère, à présent, que je ne suis rien de tout cela. — Vous êtes ce que vous fûtes toujours, mon noble prince, » dit lord Huntinglen, en s’agenouillant pour baiser la main du souverain, « le plus juste et le plus généreux des rois quand vous suivez les mouvements de votre propre cœur. — Oui, oui, » dit le roi qui riait avec bonhomie, tout en relevant son fidèle serviteur, « c’est ce que vous dites tous, quand je fais ce que vous voulez… Mais, tenez, emportez ce mandat, et hâtez-vous de vous éloigner avec le jeune homme… Je suis étonné que Steenie et fanfan Charles ne soient pas déjà venus nous interrompre. »

Lord Huntinglen se hâta de sortir du cabinet, prévoyant une scène dont il ne se souciait pas d’être témoin. En effet, une violente discussion ne manquait point d’avoir lieu, lorsque Jacques avait rassemblé assez de courage pour agir en maître, comme il aimait tant à s’en vanter, et faire une fois sa volonté, en opposition avec celle de son impérieux favori Steenie : tel était le nom qu’il avait donné à Buckingham à cause d’une ressemblance qu’il croyait voir entre la belle figure du duc et celle que les peintres italiens ont prêtée à saint Étienne, le premier martyr. Dans le fait, ce hautain favori, qui avait la bonne fortune extraordinaire d’être aussi bien dans les bonnes grâces de l’héritier présomptif de la couronne que dans celles du monarque régnant, avait beaucoup perdu du respect qu’il montrait à ce dernier, et il était évident pour les courtisans qui avaient quelque pénétration, que Jacques supportait sa domination plutôt par habitude, par timidité, et surtout par la crainte que lui inspirait le caractère fougueux du duc, que par aucun reste de tendresse pour celui dont la grandeur avait été l’ouvrage de ses mains. Pour s’épargner la peine de voir ce qui allait se passer au retour du duc, et pour éviter au roi le surcroît d’humiliation que la présence d’un tel témoin n’aurait pas manqué de lui causer, le comte quitta le cabinet le plus promptement possible, après avoir eu soin toutefois de mettre dans sa poche l’ordre important écrit de la main du roi.

Il ne fut pas plutôt rentré dans la salle d’audience qu’il s’empressa de chercher lord Glenvarloch. Celui-ci s’était retiré dans une embrasure de croisée pour se soustraire aux regards des curieux. Le vieux comte, l’ayant pris par le bras sans lui parler, le fit passer de la salle d’audience dans un salon voisin. Là ils trouvèrent le digne orfèvre qui s’approcha d’eux avec des regards scrutateurs : le vieux lord coupa court à toute question en s’écriant : « Tout va bien… Votre barque est-elle là ? » Heriot répondit affirmativement… « Alors, dit lord Huntinglen, vous me prendrez avec vous ; et moi, en revanche, je vous donnerai à dîner à tous deux, car il faut que nous causions ensemble. »

Ils suivirent tous deux le comte, sans parler, et étaient arrivés à la seconde antichambre, quand l’annonce officielle des huissiers de la chambre, et l’empressement avec lequel tout le monde se recula pour ouvrir un passage, tout en se murmurant les uns aux autres : « C’est le duc, c’est le duc ! » les avertirent de l’approche de ce favori tout-puissant.

Il entra, ce malheureux favori des rois, vêtu du costume somptueux et pittoresque que le pinceau de Van Dyck a rendu immortel, et qui caractérise si bien ce siècle orgueilleux, où l’aristocratie, quoique sapée dans ses fondements et penchant vers sa ruine, cherchait encore par une pompe extérieure et par la profusion de ses dépenses à établir sa prédominance sur les ordres inférieurs. Grâce à la belle et imposante figure du duc de Buckingham, à sa tournure noble et à ses gestes gracieux, ce costume pittoresque lui allait mieux qu’à aucun homme de son siècle. Toutefois en ce moment il avait l’air troublé ; ses vêtements étaient un peu plus en désordre qu’il ne convenait au lieu où il se trouvait, son pas était brusque, et sa voix impérieuse.

Chacun remarqua le nuage sombre étendu sur son front, et l’on se retira précipitamment pour lui faire place. Par suite de ce mouvement, le comte de Huntinglen, qui n’affecta pas de se presser d’une manière extraordinaire dans cette occasion, et ses deux compagnons qui, lors même qu’ils l’auraient voulu, n’auraient pu décemment le quitter, restèrent pour ainsi dire tout seuls au milieu de l’appartement et sur le passage du favori courroucé. Il porta la main à son bonnet d’un air sombre en regardant lord Huntinglen, mais il se découvrit tout à fait en voyant Heriot, et abaissa jusqu’à terre sa toque ornée de plumes flottantes, avec la démonstration moqueuse d’un profond respect… En lui rendant son salut, ce qu’il fit d’un air simple et sans affectation, le bourgeois se contenta de lui dire : « Trop de politesse, milord duc, est souvent tout le contraire de la bienveillance… — Je suis fâché que vous pensiez ainsi, maître Heriot, répondit le duc ; je voulais seulement, par mes hommages empressés, réclamer votre protection, monsieur, votre patronage… Vous êtes devenu, à ce que j’apprends, un solliciteur de grâces… l’appui, le protecteur, le soutien des gens de mérite et de qualité qui ont quelque faveur à demander à la cour, et à qui il arrive d’être sans le sou… J’espère que vos sacs d’argent seront d’un poids suffisant pour soutenir vos nouvelles prétentions. — Ils me soutiendront d’autant mieux, milord, reprit l’orfèvre, que mes prétentions ne sont pas grandes. — Oh ! vous êtes trop modeste, bon maître Heriot, » reprit le duc sur le même ton d’ironie… « vous avez un puissant crédit à la cour, pour le fils d’un chaudronnier d’Édimbourg. Ayez la bonté de me présenter à cet illustre seigneur qui a eu l’honneur et l’avantage d’obtenir votre protection. — C’est moi qui m’en chargerai, milord, » interrompit lord Huntinglen, en appuyant avec force sur le mot moi… « Milord duc, vous voyez dans ce jeune seigneur Nigel Olifaunt, lord de Glenvarloch, et le représentant d’une des plus anciennes et des plus puissantes baronnies de l’Écosse… Lord Glenvarloch, je vous présente Sa Grâce, le duc de Buckingham, représentant de sir George Villiers, chevalier de Brookerby dans le comté de Leicester. »

Le duc rougit tout en saluant lord Glenvarloch d’un air dédaigneux, politesse que celui-ci lui rendit avec hauteur, et avec une indignation comprimée. « Nous nous connaissons maintenant, » dit le duc, après un moment de silence, et comme s’il eût découvert dans le jeune lord quelque chose qui méritait une attention plus sérieuse que la raillerie amère par laquelle il avait commencé. « Nous nous connaissons… et vous connaissez en moi, milord, votre ennemi… — Je vous remercie de votre franchise, milord duc, répondit Nigel : un ennemi déclaré vaut mieux qu’un ami sur lequel on ne peut faire fond. — Quant à vous, milord Huntinglen, il me semble que vous venez d’abuser de l’indulgence qui vous est acquise en qualité de père de l’ami du prince et du mien. — Sur ma foi, milord duc, répondit le comte, il est facile à quelqu’un d’abuser d’un sentiment dont il ignore l’existence. Ce n’est ni d’après mon approbation, ni dans la vue de gagner mes bonnes grâces que mon fils voit une compagnie si élevée. — Oh ! nous vous connaissons, et nous vous passons bien des choses. Vous êtes de ces gens résolus à se prévaloir toute leur vie du mérite d’une seule bonne action. — Ma foi, milord, s’il en est ainsi, j’ai du moins l’avantage sur ceux qui prennent encore bien plus de libertés que moi, sans avoir jamais fait aucune action qui les y autorise. Mais mon intention n’est point d’avoir de querelle avec vous, milord : vous suivez votre route, et moi la mienne… »

Buckingham ne répondit qu’en remettant son bonnet sur sa tête, et secouant ses plumes majestueuses d’un air insouciant et dédaigneux… Ils se séparèrent ainsi : le duc continua de traverser les appartements ses trois interlocuteurs, quittant le palais et ayant descendu les degrés de White-Hall, entrèrent dans la barque du digne bourgeois.



CHAPITRE X.

UN NOUVEL AMI.


N’allez pas confier votre fortune aux chances de ces petits morceaux d’os cubiques, mouchetés de noir… Ne la noyez pas comme cette reine d’Égypte, de honteuse mémoire, qui fit dissoudre une riche perle dans une coupe de vin… C’est par de tels moyens, Lothario, que les acres de terre se réduisent à quelques pieds, et les livres sterling en liards, que le crédit se change en opprobre, et que la pauvre dupe, qui aurait pu passer une vie aisée et honorable, arrive à sa ruine et descend au tombeau couverte de honte.
Le Changement.


Quand ils voguèrent paisiblement sur la Tamise, lord Huntinglen tira de sa poche la pétition, et montrant à Heriot l’ordonnance royale qui y était ajoutée, il lui demanda si elle était en bonne et due forme… L’honnête bourgeois se hâta de la lire, étendit la main comme pour féliciter lord Glenvarloch ; puis se ravisant, il tira ses lunettes (qui étaient un présent de David Ramsay), et se remit à examiner l’ordonnance avec l’attention la plus minutieuse et la plus rigoureuse aux formes voulues dans les affaires… « Elle est en règle et bien positive, dit-il en regardant le comte de Huntinglen, et je m’en réjouis sincèrement… — Je n’ai aucun doute là-dessus, répondit le comte ; le roi entend bien les affaires, et s’il ne s’en mêle pas plus souvent, c’est que son indolence fait tort à ses moyens naturels. Mais que peut-on faire maintenant pour notre jeune ami, maître Heriot ? Vous connaissez ma position… Les seigneurs écossais qui vivent à la cour ont rarement de l’argent à leur disposition. Et cependant, à moins qu’on ne puisse trouver sur-le-champ à emprunter une somme sur ce bon, les choses étant dans l’état où vous me les avez représentées, d’après le peu que vous m’en avez dit à la hâte, je prévois que le terme expirant, les biens seront saisis en vertu de l’hypothèque. — Il est vrai, » répliqua Heriot un peu embarrassé, « qu’il faut une somme considérable pour les racheter… et que si on ne peut la trouver, à l’expiration du délai, comme disent nos hommes de loi, le bien sera adjugé au créancier… — Mes nobles et dignes amis, vous qui avez soutenu ma cause d’une manière si inattendue, si peu méritée, interrompit Nigel, de grâce ! que je ne devienne pas un fardeau pour votre généreuse amitié ; vous n’avez déjà que trop fait pour moi, sans que j’eusse aucun droit à vos bontés. — Paix ! jeune homme, paix ! dit lord Huntinglen : laissez-nous, le vieil Heriot et moi, trouver un moyen de vous sortir d’affaire… Il va parier… écoutons-le… — Milord, reprit le bourgeois, le duc de Buckingham se moque des sacs d’argent de la Cité, et cependant ils peuvent s’ouvrir quelquefois à propos pour arrêter la ruine d’une noble maison. — Nous savons cela, interrompit Huntinglen… ne vous occupez pas de Buckingham, et voyons le remède. — J’ai déjà fait entendre à lord Glenvarloch, continua Heriot, que l’argent nécessaire pour dégager ses biens pourrait être avancé sur un ordre semblable à celui-ci, et je m’engage en ce moment sur l’honneur à le trouver ; mais aussi, pour que le prêteur ait toute sécurité, il faut qu’il se mette dans les souliers[54] du créancier qu’il va rembourser. — Qu’il se mette dans ses souliers ! s’écria le comte ; qu’ont les souliers ou les bottes à faire ici, mon bon ami ? — C’est un terme de loi, milord ; dans le cours de mes affaires j’en ai recueilli quelques-uns, dit Heriot. — Oui, oui, et quelque chose de mieux encore, maître George, reprit lord Huntinglen ; mais que signifie cette expression ? — Seulement, répondit le bourgeois, que le prêteur de l’argent doit traiter avec le propriétaire de l’hypothèque sur le domaine de Glenvarloch, et obtenir que celui-ci lui transporte son droit et le mette en son lieu et place, de telle sorte que les terres demeureront en garantie pour la dette, dans le cas où l’ordre sur la trésorerie d’Écosse ne serait pas payé. Je craindrais que le peu de solidité du crédit ne mît beaucoup d’obstacle à ce qu’on pût trouver une somme aussi considérable sans cette double garantie. — Halte-là ! s’écria le comte de Huntinglen, halte-là !… il me vient une pensée… et si le nouveau créancier faisait autant de cas du domaine sous le rapport de la chasse que milord duc de Buckingham, et qu’il eût envie d’y tuer un daim dans la saison ? il me semble que, d’après votre plan, maître George, lord Glenvarloch court autant de chances d’être dépossédé du domaine par le nouveau prêteur que par le détenteur actuel de l’hypothèque. »

Le bourgeois se mit à rire. « Je prends l’engagement, dit-il, que le plus déterminé chasseur auquel je puisse m’adresser dans cette occasion ne portera pas ses pensées plus loin que le rendez-vous de chasse du lord-maire dans la forêt d’Epping. Mais la réflexion de Votre Seigneurie est juste : il faut que le créancier s’engage à laisser à lord Glenvarloch un temps suffisant pour qu’il puisse racheter son domaine au moyen du mandat sur la trésorerie d’Écosse donné par le roi ; il faudra aussi qu’il renonce à profiter du terme prochain, ce qui, je crois, peut se faire d’autant plus facilement que le remboursement actuel doit avoir lieu au nom même de lord Glenvarloch. — Mais où trouverons-nous à Londres une personne capable de dresser les actes nécessaires ? demanda le comte. Si mon vieil ami sir John Skene de Halyards eût vécu, nous aurions pu prendre son avis ; mais le temps presse, et… — Je connais, dit Heriot, un orphelin qui fait le métier d’écrivain auprès de Temple-Bar. Il sait dresser des actes d’après la coutume d’Angleterre et d’Écosse, et je me suis souvent fié à lui dans des affaires de poids et d’importance. Je l’enverrai chercher par un de mes domestiques, et les actes respectifs peuvent être rédigés en présence de Votre Seigneurie ; car dans l’état des choses il ne faut pas perdre de temps. » Le comte y donna son assentiment, et comme ils étaient arrivés au pied de l’escalier particulier qui conduisait du bord de la rivière à l’hôtel habité par le vieux lord, le messager fut expédié sans délai.

Nigel, qui était resté silencieux et confondu pendant que ces amis zélés s’occupaient ainsi des mesures qui devaient dégager sa fortune, fit alors une autre tentative pour leur exprimer ses remercîments et sa reconnaissance ; mais il fut de nouveau réduit au silence par lord Huntinglen, qui déclara qu’il ne voulait pas entendre un mot à ce sujet, et proposa de faire un tour dans les allées du jardin, ou de s’asseoir sur le banc de pierre qui dominait la Tamise, jusqu’à ce que l’arrivée de son fils donnât le signal du dîner.

« Je désire faire faire à Dalgarno la connaissance de lord Glenvarloch, dit le comte ; ils doivent être proches voisins, et je me flatte qu’ils vivront en meilleure intelligence que leurs ancêtres. Il n’y a que trois milles d’Écosse entre les deux châteaux, et les tourelles de l’un sont visibles du haut des remparts de l’autre.

Le vieux comte garda le silence un moment, et parut rêver aux souvenirs que le voisinage des châteaux avait fait naître en lui.

« Lord Dalgarno suit-il la cour à New-Market la semaine prochaine ? » demanda Heriot, comme pour changer de conversation.

« Je crois qu’il en a l’intention, » répondit lord Huntinglen ; puis il retomba dans sa rêverie pendant une minute ou deux ; et s’adressant ensuite un peu brusquement à Nigel : « Mon jeune ami, lui dit-il, quand vous rentrerez en possession de votre héritage, ce qui, je me flatte, ne sera pas long, j’espère que vous n’augmenterez pas la foule de nos courtisans oisifs, mais que vous résiderez dans vos domaines paternels, que vous prendrez soin de vos anciens vassaux, servirez de secours et d’appui à vos parents moins favorisés de la fortune, protégerez le pauvre contre l’oppression subalterne ; en un mot, que vous ferez ce que faisaient nos ancêtres avec moins de lumières et de moyens que nous. — Et cependant celui qui conseille de rester sur ses terres, ajouta Heriot, fut constamment l’ornement de la cour. — Oui, j’en conviens ; c’est un vieux courtisan qui vous parle, reprit le comte, et le premier de la famille à qui on ait pu donner ce nom. Ma barbe grise tombe sur une fraise de batiste et sur un pourpoint de soie ; celle de mon père descendait sur un justaucorps de peau de buffle et sur une cuirasse. Je ne voudrais pas voir revenir ces jours de combats ; mais j’aimerais à faire retentir encore une fois les chênes de mes vieux bois de Dalgarno du cri de chasse, du son du cor et des aboiements des chiens ; j’aimerais à entendre résonner dans la vieille salle de pierre les joyeuses acclamations de mes vassaux et de mes tenants, pendant que la bouteille passerait gaiement à la ronde parmi eux. J’aimerais à voir le large Tay encore une fois avant de mourir. La Tamise elle-même, dans mon opinion, ne peut lui être comparée. — À coup sûr, milord, répliqua l’orfèvre, tout cela serait bien facile à faire : il ne faudrait qu’un moment de résolution et un voyage de quelques jours pour vous transporter où vous désirez être… Qui peut vous en empêcher ? — L’habitude, maître George, l’habitude, répondit le comte : pour les jeunes gens, elle est semblable à un réseau de soie léger à porter et facile à rompre, mais elle pèse sur nos membres vieillis, comme si le temps la transformait en une chaîne de fer. N’aller en Écosse que pour peu de temps, ce serait un voyage inutile ; et, en songeant à m’y fixer, je ne puis supporter la pensée de quitter mon vieux maître auquel je m’imagine quelquefois être utile, et dont j’ai partagé si long-temps la bonne et la mauvaise fortune. Mais Dalgarno sera un noble Écossais. — A-t-il déjà vu l’Écosse, milord ? — Il y est allé l’année dernière, et ce qu’il a raconté du pays a donné au prince un ardent désir de le visiter. — Lord Dalgarno est en grande faveur auprès de Son Altesse et du duc de Buckingham, ajouta l’orfèvre. — C’est vrai, répondit le comte ; et je désire que ce soit pour leur avantage à tous. Le prince est juste et équitable dans ses sentiments, quoique froid et roide dans ses manières, et très-opiniâtre sur des bagatelles : quant au duc, il est noble et brave, franc et généreux, plein de fougue, d’ambition et d’impétuosité. Dalgarno n’a aucun de ces défauts, et ceux qu’il peut avoir se corrigeront peut-être par la compagnie qu’il fréquente. Mais tenez, le voici. »

Lord Dalgarno s’avançait effectivement du bout de l’allée qu’ils avaient en face, vers le banc où son père et ses hôtes étaient assis, de sorte que Nigel eut tout le loisir d’examiner sa tournure et sa physionomie. Il était habillé à la dernière mode, qui était riche et magnifique, et convenait bien à ses vingt-cinq ans, à sa taille noble et à sa belle figure, dans laquelle il était facile de retrouver les traits mâles de son père, mais adoucis par un air de politesse habituel que le vieux comte n’avait jamais daigné prendre à regard de ce qu’on appelle le monde. D’ailleurs son abord était franc et aisé, exempt de hauteur et d’orgueil, et n’indiquait certainement ni une froideur hautaine ni une présomptueuse impétuosité. Jusque-là c’était avec justice que son père l’avait absous des défauts caractéristiques qu’il attribuait aux manières du prince et de son favori Buckingham.

Pendant que le vieux comte présentait à son fils sa nouvelle connaissance, lord Glenvarloch, comme un jeune homme dont il désirait le voir devenir l’ami, Nigel observait avec attention la physionomie de lord Dalgarno, pour voir s’il n’y surprendrait rien de cette prévention secrète dont le roi avait touché quelques mots, et qu’il semblait attribuer à la division d’intérêts existante entre le jeune lord Nigel et le duc de Buckingham, mais il ne put en rien découvrir ; au contraire, lord Dalgarno reçut sa nouvelle connaissance avec cette franchise et cette politesse qui gagnent le cœur au premier abord, quand elles s’adressent à un jeune homme plein de candeur et de sincérité.

Il est presque inutile de dire que Nigel répondit avec empressement et cordialité à cet accueil amical. Depuis plusieurs mois, et à l’âge d’environ vingt-deux ans, les circonstances où il se trouvait l’avaient privé de la société des jeunes gens de son âge. À la nouvelle de la mort soudaine de son père, il avait quitté les Pays-Bas pour retourner en Écosse : et, dès son arrivée dans ce pays, il s’était trouvé plongé, de manière à n’entrevoir que peu d’espérance d’en sortir, dans des procès qui menaçaient tous de se terminer par l’aliénation de son patrimoine. Le deuil qu’il portait, plus dans l’intérieur encore qu’au dehors, un sentiment de fierté blessée et d’amertume, causée par des malheurs si inattendus et si peu mérités, l’incertitude de l’issue que pourraient avoir ses affaires, tout s’était réuni pour porter le jeune lord Glenvarloch à mener une vie très-retirée pendant son séjour en Écosse. Le lecteur sait déjà de quelle manière il avait passé son temps à Londres. Mais ce genre de vie triste et solitaire ne convenait ni à son âge ni à son caractère, qui était fait pour les douceurs de la société. Ce fut donc avec une joie sincère qu’il accueillit les avances d’un jeune homme de son âge et de son rang, et lorsqu’il eut échangé avec lord Dalgarno quelques-unes de ces paroles et de ces signes par lesquels les jeunes gens reconnaissent aussi sûrement que par ceux de la franc-maçonnerie le désir mutuel qu’ils ont de s’être agréables, on aurait dit que les deux jeunes lords étaient déjà d’anciennes connaissances.

Au moment où cette liaison tacite s’établissait, un des domestiques de lord Huntinglen parut dans l’allée, amenant un homme en habit de bougran noir. Cet homme suivait son introducteur avec une vitesse qui paraîtra méritoire, si l’on considère que, d’après ses idées de respect et de convenance, il tint son corps courbé presque en parallèle avec l’horizon, depuis le moment où il aperçut la compagnie jusqu’à celui où il arriva devant elle.

« Qui vient ici, maraud ? » s’écria le vieux lord à qui une longue absence de son pays natal n’avait fait perdre ni l’impatience ni la vivacité d’appétit ordinaire aux barons écossais… « et pourquoi diable John Cook, que l’enfer confonde, nous fait-il attendre si long-temps le dîner ? — Je crois que nous devons nous en prendre à nous-mêmes de l’arrivée de cet individu, dit George Heriot : c’est l’écrivain que nous avons envoyé chercher… Levez la tête, mon garçon, et regardez-nous en face, ainsi que doit le faire tout honnête homme, au lieu de nous menacer de votre caboche comme un bélier de ses cornes. »

L’écrivain releva la tête à l’instant, et son action parut celle d’un automate qui obéit soudainement à l’impulsion d’un ressort. Mais ce qu’il y a d’étrange, c’est que ni la hâte avec laquelle il s’était rendu aux ordres de son patron, dont le message lui annonçait une affaire de la plus grande importance, ni même la posture dans laquelle, par pure humilité, il avait tenu sa tête courbée vers la terre depuis le moment où il avait mis le pied sur les domaines du comte de Huntinglen, n’avaient pu colorer ses joues de la plus faible rougeur. La rapidité de sa marche et la fatigue avaient couvert son front de grosses gouttes ; mais son teint était aussi pâle, aussi couleur de suif que jamais… et ce qui parut plus extraordinaire encore, quand il releva la tête, ses cheveux même pendaient de chaque côté de ses joues aussi plats, aussi lisses, en un mot dans le même état où ils étaient quand nous le présentâmes pour la première fois au lecteur, paisiblement assis devant son humble bureau.

Lord Dalgarno ne put étouffer complètement un éclat de rire en voyant cette ridicule figure puritaine venir se présenter à la compagnie comme une anatomie vivante, et même il dit tout bas à l’oreille de lord Glenvarloch ces vers :


Le diable te confonde, ami,
Avec ton visage à la crème !
Où donc as-tu pris cet air blême ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Nigel était trop peu familiarisé avec le théâtre anglais pour entendre une citation déjà connue à Londres au point de servir fréquemment d’allusion. Lord Dalgarno vit qu’il n’était pas compris, et il ajouta… « Cet homme, d’après son visage, doit être un saint ou le plus hypocrite coquin qui soit au monde ; et j’ai une si excellente opinion de la nature humaine, que je soupçonne toujours le pis. Voulez-vous faire un tour avec moi dans le jardin, milord, ou bien voulez-vous continuer de faire partie de ce grave conciliabule ? — Je vous accompagnerai très-volontiers, milord, » dit Nigel ; et en conséquence ils allaient s’éloigner lorsque George Heriot, qui tenait aux formes comme tous les gens de sa condition, observa que comme l’affaire qui les occupait regardait lord Glenvarloch, celui-ci ferait mieux de rester pour en être témoin, et la connaître à fond.

« Ma présence est tout à fait inutile, reprit le jeune lord : quand je resterais là, mon ignorance des affaires est telle que je ne pourrais que vous déranger sans m’en instruire davantage. Je puis vous dire d’avance ce que je vous dirais après avoir tout entendu, c’est que je n’oserais retirer le gouvernail des mains des obligeants pilotes qui ont déjà dirigé ma course jusqu’à la vue d’un port favorable et inespéré… Je signerai, et scellerai tout ce que vous jugerez à propos de me conseiller. Quant au contenu des actes, j’en apprendrai davantage par une courte explication de maître Heriot, s’il veut bien prendre la peine de me la donner, que par toutes les phrases savantes et les termes de loi de ce praticien. — Il a raison, dit lord Huntinglen ; notre jeune ami a raison de nous confier cette affaire à vous et à moi, maître Gorge… il n’a pas mal placé sa confiance. »

Maître Heriot jeta un regard sur les deux jeunes lords qui se promenaient le long de l’allée en se tenant le bras, et il dit enfin : « Il est vrai qu’il n’a pas mal placé sa confiance, comme le dit très-bien Votre Seigneurie ; mais cependant il n’est pas dans la bonne voie, car il convient à tout homme de prendre connaissance de ses propres affaires. »

Après avoir fait cette observation, il se mit à examiner différents papiers avec lord Huntinglen et l’écrivain, et à discuter de quelle manière on pourrait rédiger les actes pour présenter une sécurité suffisante à ceux qui devaient avancer l’argent, et conserver en même temps au jeune lord le droit de racheter ses domaines patrimoniaux, dans le cas où il se trouverait en mesure de le faite par le paiement de l’ordre qu’il avait sur la trésorerie d’Écosse, ou de toute autre manière. Il est inutile de nous appesantir davantage sur ce sujet ; mais il ne peut être sans importance de remarquer ici, comme trait caractéristique, qu’Heriot entra dans les détails les plus minutieux sur les points de droit, avec une précision qui prouvait que l’expérience lui avait appris à fond tous les détours de la jurisprudence écossaise. Quant au lord Huntinglen, quoique moins familiarisé avec les détails techniques, il ne laissa pas l’affaire avancer d’un pas avant d’avoir préalablement acquis une idée générale, mais claire, de sa marche et de son but.

« Ils paraissaient être admirablement secondés dans leurs bienveillantes intentions envers le jeune Glenvarloch, par les connaissances et le zèle de l’écrivain qu’Heriot avait procuré pour cette affaire, la plus importante pour laquelle Andrew eût jamais été appelé de sa vie. En effet, ces graves intérêts étaient discutés en sa présence par des personnages aussi importants qu’un noble comte et un homme qui par sa fortune et sa réputation était dans le cas de devenir un jour, sinon lord-maire, au moins alderman de son quartier.

Ils étaient si profondément ensevelis dans ces discussions importantes, que le digne comte oubliait jusqu’à son appétit : il voulait que l’écrivain eût reçu les instructions qui lui étaient nécessaires, et que tout fût bien examiné et bien pesé avant qu’il se mît à dresser les actes. Cependant les deux jeunes gens se promenaient sur la terrasse qui donnait sur la rivière, et lord Dalgarno, comme l’aîné et le plus expérimenté des deux, dirigeait la conversation sur les sujets qu’il croyait les plus propres à intéresser son nouvel ami.

Ces sujets avaient naturellement rapport aux plaisirs de la cour, et lord Dalgarno exprima une grande surprise en apprenant que Nigel se proposait de retourner immédiatement en Écosse.

« Vous voulez plaisanter ! s’écria-t-il. À quoi bon vous le cacher, il n’est bruit à la cour que du succès extraordinaire de votre pétition contre la plus puissante influence qui domine en ce moment l’horizon de White-Hall… chacun parle de vous, s’occupe de vous, fixe les yeux sur vous, et se demande quel est ce jeune lord écossais qui a été si loin dans un jour. Tout le monde se demande à l’oreille jusqu’à quel point vous pourrez pousser votre fortune. Et tout cela se réduirait à retourner en Écosse, manger des galettes d’avoine cuites sur un feu de tourbe ; vous faire secouer la main par le premier manant à bonnet bleu auquel il plaira de vous appeler cousin, quoique la parenté remonte jusqu’à Noé ; boire de l’ale écossaise à deux sous la pinte, manger la chair d’un daim affamé quand vous pourrez l’attraper, monter un bidet du pays, et vous entendre appeler mon très-honorable et très-digne lord ! — J’avoue que la perspective n’est pas très-brillante, dit lord Glenvarloch, quand même milord Votre père et le bon maître Heriot réussiraient à remettre mes affaires sur un pied raisonnable. Et cependant je me flatte de pouvoir faire quelque chose pour mes vassaux, comme mes ancêtres l’ont fait avant moi, et d’apprendre à mes enfants, ainsi que je l’ai appris moi-même, à faire, s’il le faut, quelques sacrifices personnels, afin de se maintenir avec dignité dans le rang où la Providence les a placés. »

Lord Dalgarno, après avoir essayé deux ou trois fois d’étouffer une envie de rire pendant ce discours, s’abandonna enfin sans réserve à un accès de gaieté si franc et si irrésistible que, tout mécontent qu’en fut Nigel, entraîné par la contagion de l’exemple, il ne put s’empêcher de se joindre à des éclats de rire qui lui semblaient non seulement sans motif, mais même impertinents. Il reprit pourtant bientôt son sérieux, et dit d’un ton qui semblait fait pour calmer l’extrême gaieté de lord Dalgarno : « Voilà qui est très-bien, milord ; mais comment dois-je prendre cet accès de belle humeur ? » Lord Dalgarno ne lui répondit que par des éclats de rire redoublés, et il finit par s’attacher au manteau de lord Glenvarloch comme pour s’empêcher de tomber à terre dans les convulsions qui l’agitaient. Nigel resta long-temps partagé entre la honte et le ressentiment de se voir ainsi devenu un objet de ridicule pour sa nouvelle connaissance : le sentiment des obligations qu’il avait au père l’empêchait seul d’exprimer au fils son mécontentement. Enfin, lord Dalgarno revint à lui ; et quoique les larmes lui coulassent encore des yeux, il dit d’une voix entrecoupée : « Je vous demande pardon, mon cher lord Glenvarloch ; je vous demande dix mille pardons. Mais ce tableau de dignité champêtre, accompagné de votre air de surprise et de ressentiment en me voyant rire de ce qui aurait excité la gaieté du dernier chien de cour qui aurait seulement aboyé une fois à la lune dans les cours de White-Hall : tout cela était tel qu’il n’y avait pas moyen d’y résister… Eh quoi, mon cher lord ! vous, jeune et joli garçon, d’une haute naissance, possesseur d’un titre et d’un domaine dont vous portez le nom, reçu du roi à votre début à la cour d’une manière qui ne permet pas de douter du succès que vous y obtiendrez, si vous savez tirer parti de votre faveur… car le roi a déjà déclaré que vous étiez un beau garçon, et que vous aviez fait de bonnes études… vous que toutes les femmes, et surtout les beautés les plus célèbres de la cour, désirent voir, parce que vous arrivez de Leyde, que vous êtes né en Écosse, et que vous avez déjà gagné la cause la plus aventurée… vous, dis-je, avec une tournure de prince, un œil de feu et un esprit aussi vif, vous penseriez à quitter la partie quand vous êtes le maître du jeu, à vous en retourner précipitamment dans votre triste et froid pays du nord pour y épouser… voyons un peu, une grande fille droite comme une perche, aux yeux bleus, au teint blanc, qui vous apportera dix-huit quartiers dans son écusson, quelque chose de semblable à la femme de Loth nouvellement descendue de son piédestal, avec laquelle vous irez vous enfermer dans votre chambre à tapisserie !… De par le ciel, je ne puis résister à cette idée ! »

Il est rare qu’un jeune homme, quelle que soit l’élévation de son esprit, ait des principes assez fermes et assez de force de caractère pour résister au pouvoir du ridicule… Moitié irrité, et, il faut l’avouer aussi, moitié honteux de ses meilleures et de ses plus courageuses résolutions, Nigel n’eut pas le courage de jouer le rôle d’un patriote austère, d’un moraliste rigide, en présence d’un jeune homme qui, par une abondante facilité de langage et l’habitude de la haute société, obtenait sur lui un ascendant momentané en dépit de son jugement et de sa raison. Il pensa même que toute tentative de ce genre demeurerait inutile. Il chercha donc à éluder et à éviter de plus longs débats en avouant franchement que si ce n’était pas par goût qu’il retournait dans son pays, c’était du moins par nécessité. Ses affaires étaient en désordre, et son revenu très-précaire.

« Et qui voyons-nous à la cour dont les affaires soient en ordre et dont le revenu ne soit pas tout au moins très précaire ? dit lord Dalgarno. Tout le monde y est perdant ou gagnant… Ceux qui ont de la fortune y viennent pour s’en débarrasser ; tandis que les jolis garçons qui, comme vous et moi, mon cher Glenvarloch, se trouvent peu favorisés sous ce rapport, ont la plus belle chance du monde de partager les dépouilles des premiers. — Je n’ai aucune ambition de ce genre, répliqua Nigel ; et j’en aurais une semblable, qu’à vous parler franchement, lord Dalgarno, je ne possède pas les moyens de m’y livrer : c’est tout au plus si je puis dire que l’habit que je porte m’appartient… Je le dois, et je ne rougis pas de le dire, à l’amitié de ce digne orfèvre. — Je ne veux plus rire, quelque envie que vous m’en donniez, dit lord Dalgarno ; mais bon Dieu fallait-il donc vous adresser à ce riche orfèvre pour votre habit ? Comment diable ! j’aurais pu vous mener chez un tailleur de confiance qui vous en aurait fourni une demi-douzaine seulement pour l’amour de ce petit mot, milord, que vous placez devant votre nom… Et puis ensuite votre orfèvre, si c’est réellement un brave orfèvre, vous aurait fourni une bourse pleine de beaux nobles d’or à la rose, qui vous aurait permis d’en acheter trois fois autant, ou vous aurait mis en état de faire quelque chose de mieux. — Je n’entends rien à ces manières d’agir, milord, » répondit Nigel, dont le mécontentement surmontait la timidité ; « si je suivais la cour de mon souverain, c’est que j’aurais le moyen de soutenir, sans avoir recours à des emprunts ou à de semblables expédients, le costume et la représentation que mon rang exige. — Que mon rang exige ! répéta lord Dalgarno. Par ma foi, ces paroles sont dignes de mon père. Je suppose que vous aimeriez à paraître à la cour comme lui, suivi d’une bonne vingtaine de vieux habits bleus à têtes blanches et nez rouges, avec des boucliers et des sabres dans leurs mains, que l’âge d’une part, et l’usage des liqueurs fortes de l’autre, rendent tremblantes au point de ne pouvoir s’en servir, ayant sur le bras, pour indiquer à qui ils appartiennent, autant de grandes plaques d’argent qu’il en faudrait pour former un service d’argenterie digne de la cour… des coquins qui ne sont bons qu’à remplir nos antichambres de l’odeur des oignons et du genièvre, pouah ! — Ces pauvres diables, objecta lord Glenvarloch, ont sans doute servi votre père à la guerre ; que deviendraient-ils s’il les chassait ? — Ma foi, ils iraient à l’hôpital, ou ils se tiendraient au bout du pont pour y vendre des fouets. Le roi est plus riche que mon père, et cependant vous voyez ceux qui l’ont servi dans ses guerres en être réduits là tous les jours. Ou bien, quand leurs habits bleus seraient entièrement usés, ils feraient de beaux épouvantails. Voici un drôle là-bas qui descend cette allée ; le corbeau le plus intrépide n’oserait pas approcher à trois pieds de ce nez de cuivre… Je vous assure, comme vous verrez bientôt, qu’il y a plus de parti à tirer de mon valet de chambre ou de mon petit vaurien de page, que d’une vingtaine de ces vieux monuments des guerres de Douglas, où on se coupait la gorge dans l’espoir réciproque de trouver douze sous d’Écosse sur la personne du mort… Aussi, milord, en revanche, ils mangent maintenant comme quatre, et boivent de l’ale ni plus ni moins que si leurs ventres étaient des tonneaux… Mais voici la cloche du dîner qui va sonner ; écoutez : elle éclaircit sa voix rouillée par un branle préliminaire… C’est encore un reste bruyant d’antiquité, qui, si j’étais le maître, serait bientôt au fond de la Tamise. En quoi diable cela peut-il intéresser les passants et les ouvriers du Strand, de savoir que le comte de Huntinglen va se mettre à table ? Mais mon père regarde de notre côté… Il faut que nous arrivions à temps pour les grâces, ou nous tomberions en disgrâce, si vous voulez bien me pardonner une pointe qui ferait rire Sa Majesté. Vous nous trouverez tout d’une pièce ; et accoutumé comme vous l’êtes aux petits plats des pays étrangers, je suis honteux que vous voyiez nos chapons lardés, nos montagnes de bœuf et nos océans de soupe, aussi formidables que les rochers et les lacs des hautes terres… Mais vous ferez meilleure chère demain… Où logez-vous ? J’irai vous voir… Il faut que je sois votre guide à travers ce désert populeux, jusqu’à cerlaines terres enchantées, que vous auriez peine à découvrir sans boussole ni pilote… Où demeurez-vous ? — Vous me trouverez à Saint-Paul, » dit Nigel un peu embarrassé, « à l’heure que vous voudrez m’indiquer. — Vous ne voulez pas être dérangé, répondit le jeune lord ; oh ! n’ayez pas peur, je ne serai pas importun. Mais nous voici arrivés devant cet énorme approvisionnement de viande, de volaille et de poisson… Je m’étonne seulement que la table ne fléchisse pas sous le poids. »

Ils étaient, en effet, arrivés dans la salle à manger de l’hôtel, où une table servie avec profusion et de nombreux domestiques justifiaient, jusqu’à un certain point, les railleries du jeune lord. Le chapelain et sir Mungo Malagrowther étaient au nombre des convives ; et le dernier complimenta lord Glenvarloch sur l’effet qu’il avait produit à la cour. « On aurait dit que vous aviez la pomme de discorde dans votre poche, milord, ou que vous étiez vous-même le fameux brandon dont Althéa accoucha, et qu’elle l’avait déposé cette fois dans un baril de poudre ; car le roi, le prince et le duc se sont pris aux cheveux à cause de vous, ainsi que bien d’autres qui ignoraient jusqu’à ce jour que vous fussiez au monde. — Faites attention à ce que vous avez dans votre assiette, sir Mungo, interrompit le comte, cela se refroidit pendant que vous parlez. — L’avis vient à propos, milord, répliqua le vieux chevalier ; il est rare que les dîners de Votre Seigneurie brûlent la bouche… Vos serviteurs deviennent vieux comme nous-mêmes, milord, et il y a loin de la cuisine à la salle à manger. »

Après cette petite évacuation de bile, sir Mungo se tint tranquille jusqu’à ce que les plats eussent été enlevés ; alors, fixant ses yeux sur le riche pourpoint neuf de lord Dalgarno, il le complimenta sur son économie, prétendant le reconnaître pour le même que son père avait porté à Édimbourg du temps de l’ambassadeur d’Espagne. Lord Dalgarno, qui avait trop d’habitude du monde pour se laisser émouvoir de tout ce qui venait de ce côté, continua de casser ses noisettes avec beaucoup de sang-froid, en répondant qu’à la vérité le justaucorps appartenait en quelque sorte à son père, car il était probable que d’un moment à l’autre on viendrait lui en demander le prix, qui était de cinquante livres. Sir Mungo ne manqua pas de répéter au comte cette agréable nouvelle, en l’arrangeant à sa manière. « Son fils, lui dit-il, s’entendait mieux à faire des marchés que Sa Seigneurie ; car il avait acheté un justaucorps aussi riche que celui que Sa Seigneurie portait lorsque l’ambassadeur d’Espagne fut reçu à Holy Rood, et ce vêtement ne lui coûtait que cinquante livres d’Écosse[55], ce qui n’était pas un marché de fou. — Livres sterling, s’il vous plaît, milord, répondit le comte avec calme, — et c’est bien un marché de fou dans tous les temps du verbe… Dalgarno fut un fou quand il acheta ; je serai un fou quand je paierai ; et vous, sir Mungo, je vous demande bien pardon, vous êtes un fou in prœsenti de discuter ce qui ne vous regarde pas. »

En parlant ainsi, le comte s’occupa de l’affaire sérieuse pour laquelle on était à table : il fit circuler la bouteille avec une rapidité qui augmenta la gaieté tout en menaçant la tempérance de ses convives. Mais bientôt la joie fut interrompue : on vint annoncer que l’écrivain avait dressé les actes qui pressaient le plus. À l’instant même, George Heriot se leva de table en disant qu’il ne convenait pas de faire aller de pair les verres et les conversations d’affaires. Le comte demanda d’abord au scribe si on lui avait mis un couvert dans l’office, et en reçut cette réponse respectueuse : « À Dieu ne plaise qu’il fût assez animal pour avoir songé à manger ou à boire avant d’avoir exécuté les ordres de Leurs Seigneuries ! — Tu mangeras avant de partir, répliqua lord Huntinglen, et je veux que tu essaies de plus si un verre de Canaries ne parviendra pas à faire monter quelques couleurs sur tes joues ; ce serait une honte pour ma maison qu’on t’en vît sortir et te glisser dans le Strand avec cette figure de spectre que tu as maintenant… Veillez à ce qu’on lui donne bien à dîner, Dalgarno, car l’honneur de notre maison y est intéressé. »

Lord Dalgarno donna des ordres pour qu’on servît cet homme. Pendant ce temps, lord Huntinglen et le marchand signaient les actes dont ils prirent chacun une copie, terminant de cette manière une affaire dont la partie principale ne savait guère autre chose, sinon qu’elle était confiée à la prudence d’un ami fidèle et zélé, qui se chargeait de procurer l’argent, et de dégager les biens par le paiement de la somme pour laquelle ils étaient hypothéqués, et cela au terme du 1er août, à l’heure de midi, dans l’église Saint-Gilles, à Édimbourg, auprès de la tombe du comte de Murray, régent d’Écosse ; car tels étaient le lieu, le jour et l’heure fixés pour ce remboursement.

Quand cette affaire eut été terminée, le vieux comte aurait bien voulu se remettre à table ; mais le marchand, alléguant l’importance des actes qu’il avait sur lui, et l’affaire qui devait l’occuper le lendemain de bonne heure, non seulement s’y refusa pour lui-même, mais même emmena avec lui dans sa barque lord Glenvarloch, qui autrement se serait montré peut-être plus traitable.

Lorsqu’ils furent embarqués, George Heriot jeta un regard sérieux sur l’hôtel qu’ils venaient de quitter. « Là, dit-il, habitent l’ancienne et la nouvelle mode… Le père est semblable à un noble sabre antique, mais endommagé par la rouille, par la négligence et l’oisiveté… Le fils est comme vos rapières modernes bien montées, bien dorées et façonnées au goût du jour, et c’est le temps seul qui prouvera si le métal répond à l’apparence. Dieu le veuille ! c’est le vœu d’un ancien ami de la famille. »

Il ne se passa rien d’important entre eux jusqu’à l’heure où lord Glenvarloch étant débarqué au quai Saint-Paul, prit congé de son ami le citadin, et se retira dans son appartement, suivi de Richard. Celui-ci, enchanté des événements de la journée et de la bonne réception dont il avait eu sa part à l’hôtel de lord Huntinglen, en fit le plus brillant récit à la gentille dame Nelly, qui se réjouit d’apprendre que le soleil commençait enfin à briller, comme le disait Richie, du bon côté de la haie.



CHAPITRE XI.

MŒURS D’UN JEUNE COURTISAN.


Vous ne connaissez pas les mœurs du temps… Ici les vices ressemblent tant aux vertus, qu’il est difficile d’en trouver la différence ; ils portent les mêmes habits, se nourrissent des mêmes mets, couchent dans le même lit, et se servent des mêmes voitures.
Ben Johnson..


Le lendemain matin, tandis que Nigel, qui venait d’achever de déjeuner, se demandait de quelle manière il emploierait sa journée, son attention fut attirée par un bruit qui se fit entendre sur l’escalier, et un petit moment après entra dame Nelly, les joues écartâtes, et qui tout émue annonça d’une voix à peine intelligible… « Un jeune seigneur, monsieur, et quel autre, » ajouta-t-elle en passant légèrement la main sur ses lèvres, « serait assez impertinent ?… c’est un jeune seigneur qui vous demande, monsieur. »

À peine avait-elle achevé, qu’on vit lord Dalgarno entrer d’un air gai, avec un maintien dégagé et plein d’aisance, et paraissant aussi content de revoir son ami, que s’il l’eût trouvé dans un palais. Nigel, au contraire, car l’amour-propre a une puissante influence sur les jeunes gens, fut décontenancé et mortifié d’être surpris par un jeune homme aussi brillant dans une chambre qui, depuis l’arrivée d’un petit-maître si bien mis et si élégant, lui paraissait encore plus basse, plus étroite, plus sombre et plus mesquine. Il essaya de balbutier quelques excuses sur la manière dont il était logé ; mais lord Dalgarno l’interrompit.

« Pas un mot, dit-il, pas un seul mot à ce sujet… Je vois pourquoi vous avez jeté l’ancre ici, mais je sais être discret… Une si jolie hôtesse attirerait dans un plus mauvais gîte. — Sur ma parole, sur mon honneur… s’écria lord Glenvarloch. — Je vous en prie, qu’il n’en soit plus question, répéta lord Dalgarno : je ne suis pas un indiscret, et je n’ai pas envie de marcher sur vos brisées… il y a assez de gibier de cette espèce, grâce au ciel, pour que je puisse en abattre quelque pièce pour mon propre compte. »

Tout ceci fut dit d’une manière tellement positive, et d’après l’explication adoptée, la galanterie de lord Glenvarloch se trouvait si naturellement établie, que Nigel cessa de chercher à nier : moins honteux peut-être (car telle est la faiblesse humaine) d’un vice supposé que de sa pauvreté réelle, il changea de conversation, et laissa la réputation de la pauvre Nelly à la merci des fausses interprétations du jeune lord.

Il lui offrit avec quelque embarras de se rafraîchir ; lord Dalgarno répondit qu’il avait déjeuné depuis long-temps, mais que, sortant de faire une partie de paume, il accepterait volontiers un verre de la petite bière de la jolie hôtesse. Ceci ne fut pas difficile à lui procurer. Il but, et trouva la bière excellente ; et comme l’hôtesse n’avait pas manqué d’apporter le verre elle-même, lord Dalgarno profita de cette occasion de la regarder plus attentivement, puis il but gravement à la santé de son mari, en faisant un signe de tête imperceptible à lord Glenvarloch. Dame Nelly s’en trouva singulièrement flattée ; et passant ses mains sur son tablier, elle dit que Leurs Seigneuries faisaient beaucoup d’honneur à son John : il n’y avait pas dans toute la rue, et même dans Saint-Paul, un plus brave homme et plus laborieux que lui.

Elle aurait sans doute continué, et n’aurait pas manqué de parler de la différence d’âge qui existait entre eux comme du seul inconvénient propre à diminuer leur bonheur conjugal ; mais son locataire, qui n’avait aucune envie de s’exposer davantage aux railleries du jeune lord, lui fit signe de quitter la chambre.

Dalgarno la regarda sortir, puis considéra lord Glenvarloch eu secouant la tête, et en répétant ces vers si connus :


Milord, méfiez-vous de l’âcre Jalousie,
De ce monstre aux yeux verts qui lui-même pétrit
L’aliment dont il se nourrit[56].


— Mais allons, » dit-il en changeant de ton, « je ne sais pas pourquoi je vous tourmenterais ainsi, moi qui ai tant de folies à me reprocher ; je devrais plutôt m’excuser de me trouver ici, et vous dire pourquoi j’y suis venu. »

En parlant ainsi, il prit un siège, et en approchant un autre pour lord Glenvarloch, en dépit de l’empressement de ce dernier à le prévenir dans cet acte de politesse, il continua sur le même ton d’aisance et de familiarité.

« Nous sommes voisins, milord, et nous venons seulement de nous voir pour la première fois. Or, je connais assez le cher pays pour être convaincu que des voisins en Écosse doivent être amis intimes ou ennemis jurés… marcher en se donnant la main, ou être sans cesse à tirer l’épée… et quant à moi, je préfère vous donner la main, à moins que vous ne rejetiez mon offre. » — Comment me serait-il possible, milord, de refuser une offre faite avec tant de franchise, quand même votre père n’aurait pas été un second père pour moi ? » En prenant la main de lord Dalgarno, il ajouta : « Il me semble que je n’ai pas perdu de temps, puisque n’ayant encore paru à la cour qu’une seule fois, j’y ai acquis un bon ami, et un ennemi puissant. — L’ami vous remercie de la justice que vous lui rendez ; mais, mon cher Glenvarloch, ou plutôt, car les titres sentent trop la cérémonie entre nous qui sommes de la bonne souche, quel est votre nom de baptême ? — Nigel, répondit lord Glenvarloch. — Alors nous serons Nigel et Malcolm l’un pour l’autre, et milord pour le monde plébéien qui nous entoure. Mais, je voulais vous demander qui vous supposiez votre ennemi. — Pas un moindre personnage que le tout-puissant favori, le grand duc de Buckingham. — Vous rêvez… Qui a pu vous inspirer une telle opinion ? — Il me l’a dit lui-même ; et en cela, du moins, il a su agir d’une manière franche et honorable avec moi. — Oh ! vous ne le connaissez pas encore : le duc est un composé de cent qualités nobles et généreuses, en vertu desquelles il s’irrite et se cabre comme un coursier impétueux au moindre obstacle qu’il rencontre sur sa route ; mais il ne pense pas ce qu’il dit dans ces moments de chaleur. J’ai, Dieu merci, plus d’influence sur lui que la plupart de ceux qui l’entourent. Vous viendrez le voir avec moi, et vous verrez comme vous en serez reçu. — Je vous ai dit, milord, » répondit Glenvarloch avec une fermeté mêlée d’un peu de hauteur, « que le duc de Buckingham, sans avoir reçu de moi la plus légère offense, s’est déclaré mon ennemi en face de toute la cour, et il se rétractera d’une manière aussi publique que l’a été cette agression avant de recevoir de moi la plus légère avance. — Vous agiriez très-convenablement dans tout autre cas ; mais dans celui-ci vous avez tort. Buckingham a l’ascendant sur l’horizon de la cour ; et, en raison de ce que le duc lui est contraire ou favorable, un courtisan voit hausser ou baisser sa fortune. Le roi vous dirait de vous rappeler votre Phèdre :


Arripiens geminas, ripis cedentibus, ollas[57].


Et ainsi de suite. Vous êtes le vase de terre, prenez garde de vous heurter contre le pot de fer. — Le vase de terre évitera la rencontre en se mettant hors du courant… Mon projet n’est pas de reparaître à la cour. — Oh ! vous serez infailliblement obligé d’y aller. Vous verrez que votre affaire d’Écosse marchera mal sans cela ; car il vous faut protection et faveur pour tirer parti de l’ordonnance que vous avez obtenue. Nous en causerons plus au long une autre fois ; mais dites-moi en attendant, mon cher Nigel, si vous n’avez pas été surpris de me voir chez vous si tôt ? — Je suis surpris que vous ayez pu me découvrir dans ce coin obscur. — Oh ! mon page Lutin est un vrai démon pour ces sortes de découvertes. Je n’ai qu’à lui dire : Lutin, je voudrais savoir où un tel, où une telle demeure ; et il m’y conduit comme par enchantement. — J’espère qu’il ne vous attend pas dans la rue ? Je vais envoyer mon domestique le chercher. — Ne vous en occupez pas ; il est sans doute en ce moment à jouer au petit palet ou à la fossette avec les derniers polissons du quai, à moins qu’il n’ait renoncé à ses anciennes habitudes. — Et ne craignez-vous pas que ses mœurs ne se corrompent dans une telle compagnie ? — Que la compagnie qu’il fréquente prenne plutôt garde aux siennes, dit Dalgarno froidement ; car il faudrait que ce fût une vraie troupe de démons si Lutin ne leur enseignait pas plus de méchanceté qu’il n’en apprendrait lui-même. Il est, Dieu merci, versé à fond dans la science du mal pour son âge. Je puis m’épargner la peine de m’occuper de ses mœurs, car rien désormais ne les rendra meilleures ou pires. — Et que pouvez-vous dire de sa conduite à ses parents, milord ? — Et où voulez-vous que j’aille les chercher pour leur en rendre compte ? — Il peut être orphelin, mais assurément, pour être page dans la maison de Votre Seigneurie, ses parents doivent être d’un certain rang. — D’un rang aussi élevé que celui auquel le gibet a pu les faire monter, » répondit lord Dalgarno avec la même indifférence. « Ils ont été pendus tous deux, à ce que je crois ; du moins c’est ce que m’ont fait entendre les Égyptiens desquels je l’ai acheté, il y a cinq ans. Je vois que cela vous surprend maintenant ; mais ne vaut-il pas mieux au lieu d’un petit gentilhomme paresseux et fainéant auquel, d’après vos idées de l’autre monde, j’aurais dû servir de pédagogue, veillant moi-même à ce qu’il se lavât les mains et la figure, dît ses prières, apprît son rudiment, ne se servît pas de vilains mots, brossât son chapeau, et ne mît son plus bel habit que le dimanche ; ne vaut-il pas mieux, dis-je, qu’au lieu d’un grand dadais de la sorte, j’aie un petit drôle comme celui que vous allez voir ? »

Il donna un coup de sifflet aigu, et le page dont il parlait s’élança dans la chambre d’une manière presque aussi soudaine que si c’eût été une apparition. À sa taille il ne paraissait pas avoir plus de quinze ans, mais à sa figure on pouvait lui donner deux ou trois années de plus. Il était bien fait et richement vêtu ; son visage, maigre et d’une teinte bronzée, annonçait son origine égyptienne, et ses yeux noirs, étincelants, semblaient pénétrer jusqu’au fond de l’âme tous ceux qu’il regardait.

« Le voici, dit Dalgarno, ne redoutant rien, prêt à exécuter tous les ordres qu’on lui donnera, bons, mauvais ou indifférents… sans égal dans sa tribu, comme vaurien, voleur et menteur. — Toutes qualités, répliqua l’effronté page, qui, chacune à l’occasion, ont été utiles à Votre Seigneurie. — Sors d’ici, fils de Satan, lui dit son maître ; va-t’en, disparais, ou ma baguette magique te chatouillera les oreilles. (Le page se retourna et disparut aussi subitement qu’il était entré.) Vous voyez, reprit lord Dalgarno, qu’en choisissant ma maison, la plus grande marque d’égards que je puisse donner aux gens de sang noble, c’est de les en exclure… Ce gibier de potence suffirait tout seul pour corrompre toute une chambrée de pages, fussent-ils descendus des rois et des czars. — J’ai de la peine à croire qu’un seigneur ait besoin des services d’un page tel que votre Lutin, dit Nigel ; vous voulez vous moquer de mon inexpérience. — Le temps vous montrera si je plaisante ou non, mon cher Nigel, répondit Dalgarno ; en attendant j’ai à vous proposer de profiter de la marée pour faire une promenade sur la rivière, et à midi j’espère que vous dînerez avec moi. »

Nigel consentit avec plaisir à un projet qui lui promettait tant d’amusement. Son nouvel ami et lui, suivis de Lutin et de Moniplies, qui, ainsi accouplés, ressemblaient beaucoup à l’ours accompagné d’un singe, allèrent prendre possession de la barque de lord Dalgarno, laquelle, avec ses bateliers portant sur leurs bras la plaque gravée aux armes de Sa Seigneurie, était toute prête à les recevoir. On respirait sur la rivière un air délicieux, et la conversation piquante de lord Dalgarno donnait un attrait de plus aux plaisirs de cette petite excursion. Non seulement il faisait connaître à son compagnon les divers édifices publics et les hôtels des seigneurs devant lesquels ils passèrent en remontant la Tamise, mais il savait assaisonner ces détails d’une foule d’anecdotes sur la politique ou la chronique scandaleuse de la cour. S’il n’avait pas un esprit supérieur, du moins il possédait parfaitement le jargon à la mode : et dans ce siècle comme dans le nôtre, un pareil langage suppléait amplement à tout ce qui pouvait manquer du reste.

C’était un genre de conversation entièrement nouveau pour son compagnon, non moins que le monde qu’il lui apprenait à connaître ; et il n’est pas étonnant que Nigel, malgré son bon sens naturel et l’indépendance de son esprit, supportât assez facilement l’air de supériorité que son ami prenait en travaillant de la sorte à son instruction. À la vérité il aurait été difficile de le prendre autrement : essayer de jouer le rôle de censeur et répondre par une morale austère aux propos légers de lord Dalgarno, qui tenait toujours le milieu entre le sérieux et la plaisanterie, eût été se donner un air de pédantisme et de ridicule. D’un autre côté, toutes les tentatives que faisait Nigel pour répondre à son adversaire sur un ton également enjoué ne faisaient que montrer à quel point il lui était inférieur dans ce genre de discussion badine. Il faut avouer aussi que l’inexpérimenté Glenvarloch, quoique désapprouvant une grande partie de ce qu’il entendait, s’effarouchait beaucoup moins du langage et des manières de son nouveau compagnon que la prudence ne l’aurait voulu.

Lord Dalgarno se gardait bien d’effrayer son prosélyte en insistant sur les points qui paraissaient le plus en opposition avec ses principes et ses habitudes ; et il mêlait si adroitement le badinage au sérieux, qu’il était impossible à Nigel de découvrir jusqu’à quel point il pensait réellement ce qu’il disait, et quelle part devait en être attribuée à une humeur naturellement folle et railleuse. De temps en temps aussi on voyait briller dans la conversation de lord Dalgarno des éclairs d’honneur et de courage, qui semblaient indiquer que s’il était excité à agir par quelque motif noble et puissant, il se montrerait bien différent du courtisan efféminé et du voluptueux épicurien dont il paraissait avoir adopté le caractère.

En redescendant la rivière, lord Glenvarloch remarqua que la barque passait devant l’hôtel du comte de Huntinglen ; il le fit observer à lord Dalgarno, en lui disant qu’il croyait que leur dîner devait avoir lieu chez le vieux lord.

« Non, en vérité, s’écria le jeune lord, j’ai trop de charité pour vouloir vous gorger une seconde fois de bœuf à moitié cru et de vin de Canaries. Je vous assure que mon projet vaudra mieux qu’un second banquet scythe de ce genre. Et quant à mon père, il se propose de dîner aujourd’hui chez le grave et vieux comte Northampton, autrefois lord Henri Howard, le célèbre réfutateur de prétendues prophéties. — Et ne l’accompagnez-vous pas ? — Pourquoi faire ? Pour entendre Sa docte Seigneurie parler de vieilles affaires politiques en mauvais latin, langue dont le vieux renard a l’artifice de se servir pour donner au savant monarque anglais l’occasion de corriger ses fautes de grammaire ! — Mais pour montrer votre respect à milord votre père en le suivant. — Milord mon père, reprit Dalgarno, ne manque pas d’habits bleus pour le suivre sans avoir besoin d’un papillon comme moi. Il peut porter le verre à ses lèvres sans mon secours ; et si sa tête paternelle venait à s’étourdir, il a bien assez de gens pour conduire Sa très-honorable Seigneurie à son très-honorable lit. Allons, ne me regardez pas de cet air effrayé, comme si mes paroles allaient faire couler à fond la barque qui nous porte… J’aime mon père… je l’aime tendrement, et je le respecte même, quoique je ne respecte pas grand’chose au monde… Jamais vieux Troyen plus brave ne ceignit un sabre à un ceinturon de cuir… Mais ensuite il appartient à l’ancien monde, et moi au nouveau : il a fait ses folies, et je fais les miennes, et moins l’un de nous sera témoin des peccadilles de l’autre, plus il y aura d’estime et de respect ; je crois que voilà parler convenablement : plus il y aura, dis-je, de respect entre nous. Séparés, chacun de nous est lui-même, c’est-à-dire tel que l’ont fait la nature et les circonstances ; mais accouplez-nous l’un avec l’autre, et vous serez sûr d’avoir en laisse, soit un vieux, soit un jeune hypocrite, et peut-être tous deux à la fois. »

Comme il parlait ainsi, la barque s’arrêta devant Black-Friars, et lord Dalgarno s’élança sur le rivage, et jeta son manteau et sa rapière à son page, en recommandant à son compagnon de faire de même. « Nous allons nous trouver dans une foule de petits-maîtres, dit-il, et si nous marchions ainsi affublés, nous ressemblerions à l’hidalgo au visage hâlé, qui s’enveloppe dans son manteau pour cacher les défauts de son pourpoint. — J’ai connu plus d’un honnête homme qui en faisait autant, n’en déplaise à Votre Seigneurie, » dit Richard Moniplies, qui avait guetté l’occasion de se mêler de la conversation, et qui probablement se rappelait, à propos de manteau et de pourpoint, que naguère encore il s’était trouvé dans un cas semblable.

Lord Dalgarno le regarda avec de grands yeux, comme tout étonné de son assurance, et lui répondit : « Vous pouvez savoir bien des choses, l’ami ; mais en attendant vous ne savez rien de ce qui concerne principalement le service de votre maître, c’est-à-dire quelle manière porter son manteau pour montrer avec avantage les galons d’or qui en couvrent les coutures, et la doublure de martre… Voyez comment Lutin porte mon épée, et comme en la couvrant en partie de son manteau, il a soin de laisser à découvert la poignée d’argent massif et le riche travail de la monture. Donnez votre épée à votre domestique, Nigel, » continua-t-il en s’adressant à lord Glenvarloch, « afin qu’il prenne une leçon dans un art si nécessaire. — Est-il bien prudent, » objecta Nigel en détachant son épée et en la donnant à Richie, de marcher tout à fait sans armes ? — Pourquoi pas ? répondit son compagnon… Vous pensez maintenant à Od Reekie[58], comme mon père se plaît à appeler votre bonne capitale d’Écosse, où il y a tant de querelles particulières et de tumultes publics qu’un homme d’un certain rang ne peut traverser High-Street deux fois sans mettre sa vie trois fois en danger… Ici, monsieur, on ne souffre pas dans la rue de semblable tapage ; aussitôt qu’une épée est tirée, nos bourgeoise tête de bœufs prennent fait et cause, et Aux bâtons ! est le cri de guerre. — Et c’est un terrible cri, ajouta Richie, comme ma pauvre tête s’en souvient encore. — Si j’étais votre maître, maraud, s’écria lord Dalgarno, votre tête s’en souviendrait encore mieux : et jamais vous n’auriez l’audace de dire un mot avant qu’on vous adressât la parole. »

Richie murmura quelque réponse confuse ; mais il profita de l’avis, et se rangea derrière son maître avec Lutin. Celui-ci ne manqua pas d’exposer son nouveau compagnon aux plaisanteries des passants, imitant, aussi souvent qu’il le pouvait sans être aperçu par Richie, sa tournure droite et roide et sa figure revêche.

« Et maintenant, dites-moi, mon cher Malcolm, reprit Nigel, de quel côté nous tournons nos pas, et si nous dînerons dans un appartement qui soit à vous ? — Un appartement qui soit à moi ! Oui, assurément, répondit lord Dalgarno, vous dînerez dans un appartement qui sera à moi, à vous, et à vingt autres encore, et où la table vous offrira une meilleure chère, de meilleurs vins, et sera mieux servie, en un mot, que si nous nous réunissions tous pour la tenir à frais communs… Nous allons au plus célèbre Ordinaire de Londres. — C’est-à-dire, en langage ordinaire, à l’auberge ou dans une taverne. — Une auberge ou une taverne, mon simple et novice ami ! s’écria lord Dalgarno. Non, non ; ces endroits sont bons pour les bourgeois ruinés qui vont y fumer la pipe et y boire une pinte, pour les fripons de procureurs qui y pressurent leurs malheureuses victimes, et pour les étudiants du Temple qui y débitent leurs bons mots, aussi vides de sens que les coquilles des noix qu’ils ont mangées, ou encore pour la petite noblesse qui vient y faire des libations d’un si pauvre vin qu’il rend hydropique au lieu d’enivrer. Mais un Ordinaire est une institution de création nouvelle, consacrée à Momus et à Comus, où les nobles et les courtisans du jour se rassemblent avec les premiers génies et les esprits les plus déliés du siècle… où le vin est la pure essence de la grappe la mieux choisie, aussi délicat que le génie du poète, aussi vieux, aussi généreux que le sang des nobles… Ensuite la chère y est un peu différente de notre grossière nourriture terrestre : la terre et les mers sont mises à contribution pour fournir les mets qui la composent, et six ingénieux cuisiniers se mettent continuellement l’esprit à la torture pour que leur art rivalise, et surpasse, s’il est possible, la qualité exquise des matières premières. — Tout ce que je puis entendre à cette belle définition, dit lord Glenvarloch, c’est, comme je l’avais d’abord compris, que nous allons dans quelque taverne du grand genre, où nous serons grandement traités, pourvu que nous payions grandement notre écot. — Écot ! » s’écria lord Dalgarno du même ton qu’auparavant ; « périsse ce mot vulgaire et grossier ! Quelle profanation ! Monsieur le chevalier de Beaujeu, l’honneur de Paris et la fleur de la Gascogne, lui qui vous dira l’âge de toute espèce de vin, rien qu’à en sentir le parfum ; lui qui distille ses sauces dans un alambic, à l’aide de la philosophie de Raimond Lulle ; qui découpe avec une précision si exquise, qu’il donne au noble chevalier ou au simple écuyer la portion exacte de faisan qui convient à son rang ; qui même vous séparera un becfigue en douze parts avec une justesse si scrupuleuse que, de douze convives, aucun n’aura l’avantage sur l’autre de l’épaisseur d’un cheveu ou de la vingtième partie d’une drachme ! et cependant vous pouvez parler de lui et d’un écot dans la même phrase ! Vous ignorez donc qu’il est l’arbitre général et bien connu dans tout ce qui touche les mystères du passage du hasard, du dedans et dedans, du penneck et du verquire[59] ? et que sais-je moi ? Beaujeu est le roi du jeu de cartes et le prince des dés. Lui, demander un écot comme le fils d’un grossier tournebroche à nez rouge et à tablier vert ! Ô mon cher Nigel, quel mot avez-vous prononcé ! et en parlant de qui ? Votre seule excuse, pour un tel blasphème, c’est que vous ne le connaissez pas ; et cependant c’est tout au plus si je la regarde comme valable ; car, être resté un jour à Londres sans connaître Beaujeu, cela seul est un crime. Mais vous allez le voir dans ce bienheureux moment, et vous apprendrez à vous regarder vous-même avec horreur pour les sacrilèges dont vous vous êtes rendu coupable. — C’est fort bien, répliqua Nigel ; mais, dites-moi, ce digne chevalier ne peut pas soutenir toute cette bonne chère à ses propres frais ? — Non, non ; il y a une espèce de cérémonie que les amis et les habitués de mon chevalier connaissent fort bien, mais que vous n’avez nullement besoin de savoir maintenant. Il y a, comme le dirait Sa Majesté, un symbolum à débourser, autrement dit, un mutuel échange de politesses entre Beaujeu et ses convives. Il leur fait généreusement présent d’un dîner, accompagné de bon vin, toutes les fois qu’ils veulent se donner le plaisir de fréquenter sa maison à l’heure de midi ; et eux, par reconnaissance, lui font présent d’un jacobus. Ensuite, vous saurez qu’outre Comus et Bacchus, cette princesse des affaires sublunaires, la diva Fortuna, a aussi son culte chez Beaujeu, et que lui, son grand-prêtre officiant, trouve, comme de raison, des avantages considérables dans la part qui lui revient du sacrifice. — En d’autres termes, cet homme tient une maison de jeu. — Une maison où vous pouvez jouer certainement, si vous en avez envie, de même que vous pouvez jouer dans votre appartement ; je me souviens même que le vieux Tom Tally, par gageure, a fait une partie de putt avec Quinze-le-Va, un Français, pendant le service du matin à Saint-Paul : il est vrai que c’était une matinée de brouillard, que le ministre était à moitié endormi, et que toute la congrégation se composait d’une vieille femme aveugle et d’eux-mêmes, au moyen de quoi ils évitèrent d’être surpris. — Cela n’empêche pas, Malcolm, » reprit Nigel d’un ton grave, « que je ne puis dîner aujourd’hui avec vous à cet Ordinaire. — Et, de par le ciel ! quelle est la raison qui vous fait rétracter votre promesse ? — Je ne la rétracte pas, Malcolm ; mais je suis lié par une promesse antérieure, et que je fis il y a bien long-temps à mon père, de ne jamais passer le seuil d’une maison de jeu. — Je vous dis que ce n’en est pas une, répondit lord Dalgarno ; ce n’est, en termes ordinaires, qu’une maison où l’on donne à manger, tenue sur un pied plus distingué et mieux fréquentée que les autres de cette ville. Et si quelques personnes s’y amusent à des jeux de cartes ou de dés, ce sont des hommes d’honneur, et qui jouent honorablement, en n’exposant que ce qu’ils ont le moyen de perdre. Ce n’était, ce ne pouvait être une maison de ce genre que votre père vous recommanda d’éviter. D’ailleurs, il aurait pu également vous faire jurer que Vous n’entreriez jamais dans une auberge, une taverne, une maison où l’on mange, ou tout autre endroit ouvert au public ; car il n’y en a pas un seul où vos regards ne puissent être souillés de la vue de ces images de carton coloriées, et vos oreilles profanées par le bruit de ces petits carrés d’ivoire mouchetés. La seule différence, c’est que là où nous allons, nous pouvons rencontrer des gens de qualité qui s’amusent à faire une partie ; et, dans les maisons ordinaires, vous trouverez des escrocs et des tapageurs, qui chercheront à vous dépouiller de votre argent, les uns par finesse, les autres en vous cherchant querelle. — Je suis certain que vous ne pouvez chercher à m’entraîner dans le mal, dit Nigel ; mais mon père avait pour le jeu une horreur inspirée par ses principes religieux, je crois, autant que par la prudence : il supposait, d’après je ne sais quelle circonstance, qui, j’espère, l’avait trompé, que j’aurais du penchant pour cette passion, et je vous ai dit quelle promesse il exigea de moi. — Eh bien ! sur mon honneur, reprit Dalgarno, cette application me fournit la raison la plus puissante d’insister pour que vous veniez avec moi. Un homme qui veut fuir un danger doit préalablement chercher à en connaître la réalité et l’étendue, et cela dans la compagnie d’un guide confidentiel, d’un ami qui puisse lui servir de sauvegarde. Croyez-vous que je sois joueur moi-même ? Par ma foi ! les chênes de mon père croissent trop loin de Londres et sont trop bien enracinés dans les rochers du Perthshire pour que j’aille leur faire courir la chance d’un dé, quoique j’aie vu de cette manière des forêts entières abattues comme des quilles. Non, non ; ce sont des passe-temps bons pour les riches Anglais, et non pour les pauvres nobles de l’Écosse. Cet endroit, je vous le répète, est une maison où l’on donne à manger, et vous et moi n’y allons que pour cela. Si d’autres y vont pour jouer, c’est leur faute, non celle de la maison ou la nôtre. »

Peu satisfait de ces raisonnements, Nigel insistait encore sur la promesse qu’il avait faite à son père : mais enfin son compagnon parut mécontent et disposé à lui imputer des soupçons injurieux et déshonorants. Lord Glenvarloch ne put résister à ce changement de ton : il se rappela qu’il devait beaucoup à Dalgarno, soit à cause des services et des preuves d’amitié qu’il avait reçus de son père, soit pour la manière franche dont le jeune homme était entré en liaison avec lui. Il n’avait aucune raison de persister à croire que la maison où ils allaient dîner fût du genre de celles dont son père lui avait défendu l’entrée : enfin il se sentait assez fort de sa résolution de ne jamais jouer à des jeux de hasard. Il apaisa donc lord Dalgarno en lui annonçant qu’il était prêt à le suivre ; et le jeune courtisan, reprenant immédiatement sa bonne humeur, recommença la description ampoulée et grotesque de l’établissement de M. de Beaujeu : il ne se tut qu’en arrivant à la porte du temple de l’hospitalité, auquel présidait cet éminent professeur.



CHAPITRE XII.

L’ORDINAIRE.


C’est ici la basse-cour où se réunit tous les jours l’élite des coqs de combat ; c’est ici qu’ils agitent leurs ailes, chantent jusqu’à s’enrouer, et se battent pour un grain d’orge. Ici deux poulets à peine éclos apprennent à dresser la crête, à se servir de leurs ergots, et à chanter comme le coq le plus fier lui-même.
Le jardin aux ours.


L’Ordinaire, expression qui paraît ignoble aujourd’hui, était du temps de Jacques une institution nouvelle, aussi à la mode parmi les jeunes gens de ce siècle que les clubs du premier genre le sont parmi les fashionables du jour. La principale différence qui existe entre ces établissements, c’est que le premier était ouvert à quiconque avait une mise assez élégante et assez d’assurance pour s’y présenter. La compagnie se rassemblait habituellement pour dîner à une heure fixe, et le directeur de la maison faisait les honneurs de la table, et remplissait les fonctions de maître des cérémonies.

M. le chevalier Saint-Priest de Beaujeu (suivant le titre qu’il se donnait) était un Gascon fin et délié autant que maigre et fluet : il se trouvait banni de son pays, à ce qu’il prétendait, à cause d’une affaire d’honneur dans laquelle il avait eu le malheur de tuer son antagoniste, quoique ce fût la meilleure lame de toute la France. Ses prétentions à la noblesse étaient soutenues au moyen d’un chapeau à plumes, d’une longue rapière et d’un habillement complet de taffetas à la dernière mode de la cour de France, costume qui était encore fort bien conservé. Sa personne était chargée de tant de nœuds de rubans qu’elle ressemblait à un mai : on avait calculé qu’il devait y en entrer au moins cinq cents aunes. Malgré cette profusion d’ornements, il y avait des gens qui trouvaient M. le chevalier trop admirablement à sa place pour que la nature l’eût jamais destiné à en occuper une plus élevée d’un pouce. Cependant, un des principaux amusements que lord Dalgarno et d’autres jeunes gens de qualité trouvaient dans l’établissement, consistait à traiter M. de Beaujeu avec une grande affectation de cérémonie ; ce qui étant remarqué par le vulgaire et la foule des dupes, ceux-ci, par imitation, lui témoignaient beaucoup de déférence réelle. Cette circonstance augmentait encore la présomption naturelle du Gascon : il lui arrivait souvent de sortir de sa place, et par conséquent il avait la mortification de s’y voir remettre d’une manière assez désagréable.

La maison qu’occupait cet éminent personnage avait été précédemment la résidence d’un grand baron de la cour d’Élisabeth, qui s’était retiré dans ses terres à la mort de cette grande princesse. Au moment où Nigel y fit son entrée, il fut surpris de la grandeur du local et du nombre de convives, qui s’y trouvaient déjà rassemblés. On ne voyait de tous côtés que flotter des panaches, étinceler des éperons, et se déployer le luxe des broderies et des dentelles ; et au premier coup-d’œil, cette réunion justifiait certainement ce qu’en avait dit lord Dalgarno, en la représentant comme entièrement composée de jeunes gens du premier rang. Mais un examen plus attentif ne lui était pas favorable. On pouvait y découvrir plusieurs individus qui n’étaient pas absolument à leur aise sous le costume magnifique qu’ils portaient, et qui, on pouvait naturellement le supposer, n’étaient pas habitués à une si grande parure. Il y en avait d’autres aussi dont la toilette, à la première vue, ne semblait pas fort inférieure à celle du reste de la compagnie, mais aussi laissait découvrir, en la regardant de plus près, quelques-uns de ces petits expédients à l’aide desquels la vanité cherche à déguiser l’indigence.

Nigel n’eut que fort peu de temps pour faire ces observations ; car l’entrée de lord Dalgarno, dont le nom fut répété de bouche en bouche, fit une sensation marquée et occasionna un mouvement soudain dans toute l’assemblée. Les uns s’avancèrent pour le regarder, les autres se reculèrent pour lui faire place. Les hommes de son rang s’empressèrent de lui faire accueil, et ceux d’une classe inférieure s’occupèrent d’examiner ses gestes et son costume, afin de pouvoir les copier à la première occasion, comme offrant le type de la dernière mode et du ton régnant du jour.

Le Genius loci, le chevalier lui-même, ne fut pas le dernier à venir saluer le soutien principal et l’honneur de son établissement. Il s’avança en faisant force courbettes et révérences ridicules pour exprimer au cher milord combien il était heureux de le revoir… « J’espère que vous me ramenez le soleil, milord ; vous êtes cause que le soleil et même la lune se retirent de votre pauvre chevalier quand vous l’abandonnez pendant si long-temps. Pardieu[60] ! je crois que vous les emportez dans vos poches. — C’est sans doute parce que vous ne m’y aviez pas laissé autre chose, répondit lord Dalgarno ; mais, monsieur le chevalier, je vous présente mon compatriote et mon ami, lord Glenvarloch… — Ah, ah ! très-honoré… je m’en souviens, j’ai connu autrefois un milord Kenfarloque en Écosse. Oui, je me le rappelle bien… le père de milord apparemment… nous étions intimes lorsque j’étais à Oly-Root avec M. de la Motte… J’ai souvent joué à la paume avec milord Kenfarloque à l’abbaye d’Oly-Root ; il était même plus fort que moi… Ah ! le beau coup de revers qu’il avait ! Je me rappelle aussi qu’auprès des jolies filles c’était un vrai diable déchaîné… ah ! je m’en souviens… — Mieux vaudrait ne pas vous souvenir du tout du feu comte de Glenvarloch, » dit lord Dalgarno, interrompant le chevalier, sans cérémonie ; car il s’aperçut que l’éloge qu’il allait faire du défunt lord serait aussi désagréable au fils qu’il était peu digne du père. En effet, loin d’être un joueur et un libertin, comme le représentaient très-faussement les souvenirs du chevalier, il avait porté, au contraire, pendant sa vie, la régularité et la sévérité de ses mœurs jusqu’à la rigueur.

« Vous avez raison, milord, reprit le chevalier, vous avez raison… Qu’est-ce que nous avons à faire avec le temps passé ?… Le temps passé appartenait à nos pères, à nos ancêtres, c’est très-bien… le temps présent est à nous… ils ont de jolis tombeaux de marbre ou d’airain, couverts d’épitaphes et d’armoiries, et nous, nous avons nos petits plats exquis et la soupe à la chevalière, que je vais faire dresser tout de suite. »

En parlant ainsi, il fit une pirouette sur le talon, et alla donner des ordres à ses domestiques pour qu’on servît le dîner. Dalgarno se mit à rire, et remarquant que son jeune ami avait l’air grave, il lui dit d’un ton de reproche : « Eh bien ! qu’avez-vous ? j’espère que vous n’êtes pas assez simple pour vous mettre en colère contre un pareil âne ? — Je me flatte de savoir réserver ma colère pour de plus dignes sujets, répondit lord Glenvarloch ; mais j’avoue que je n’ai pu me défendre d’un mouvement d’indignation quand un individu de cette espèce a osé prononcer le nom de mon père… Et vous aussi qui m’aviez assuré que ce n’était pas ici une maison de jeu, et qui lui avouez que vous l’avez quittée les poches vides… — Bon, mon cher ! dit lord Dalgarno, ce n’était là qu’une manière de parler conforme au jargon du jour. D’ailleurs il faut bien risquer quelquefois un jacobus ou deux, sans quoi on serait regardé comme un ladre, comme un vilain ; mais voici le dîner, nous verrons si la bonne chère du chevalier vous plaît mieux que sa conversation. »

Le dîner fut effectivement annoncé, et les deux amis ayant été mis aux places d’honneur, furent servis avec beaucoup de cérémonie par M. le chevalier, qui fit les honneurs de la table, et assaisonna le tout de son agréable conversation. Le dîner était réellement excellent. Il offrait ce genre piquant de cuisine que les Français avaient déjà introduit, et que les jeunes Anglais qui n’étaient pas sortis de leur pays se trouvaient dans la nécessité d’admirer, s’ils voulaient passer pour hommes de goût et connaisseurs. Le vin était aussi de la première qualité et d’espèces variées, et il circula avec abondance. La conversation entre tant de jeunes gens était naturellement vive, enjouée et amusante ; et Nigel, dont l’esprit avait été long-temps abattu par l’inquiétude et le malheur, se trouva bientôt à son aise, et sentit sa vivacité et sa gaieté naturelle se ranimer.

Il y avait dans cette réunion des gens qui avaient véritablement de l’esprit et qui savaient le faire valoir ; d’autres étaient des sots et des fats, dont on se moquait sans qu’ils s’en aperçussent ; d’autres encore étaient des originaux qui, à défaut d’esprit pour amuser la compagnie, n’avaient pas l’air de trouver mauvais qu’elle se divertît de leurs ridicules. Presque tous ceux enfin qui jouaient quelque rôle dans la conversation avaient le ton réel de la bonne compagnie de cette époque, ou le jargon qui le remplace souvent.

Bref, la société et la conversation parurent si agréables à Nigel que son austérité s’en adoucit, et qu’il devint même moins sévère envers le maître des cérémonies. Il écouta avec patience les divers détails que le chevalier de Beaujeu, remarquant, comme il le dit lui-même, le goût de milord pour le curieux et l’utile, se plut à lui adresser en particulier sur l’art culinaire. Pour satisfaire en même temps le goût pour l’antiquité qu’il supposait, je ne sais pourquoi. À son nouvel hôte, il s’étendit sur les louanges des grands artistes d’autrefois, et entre autres d’un certain individu qu’il avait connu dans sa jeunesse, maître de cuisine du maréchal Strozzi, très-bon gentilhomme pourtant, qui avait entretenu tous les jours la table de son maître, laquelle était de douze couverts, pendant le long et rigoureux blocus du petit Leith, quoiqu’il n’eût autre chose à y servir qu’un quartier de cheval de temps en temps, et les mauvaises herbes qui croissaient sur les remparts. « De par Dieu, c’était un homme superbe ! Avec une tête de chardon et une ou deux orties, il pouvait faire un potage pour vingt personnes… la cuisse d’un petit chien nouveau-né lui fournissait un rôti des plus excellents. Mais son coup de maître fut, lors de la reddition de la place… Dieu me damne !… de trouver le moyen de tirer d’un derrière de cheval salé, quarante-cinq plats, apprêtés de telle façon, que les officiers anglais et écossais qui eurent l’honneur de dîner avec monseigneur dans cette occasion, se donnaient au diable pour deviner de quoi ils étaient faits.

Le bon vin avait déjà circulé si gaiement, et avait eu un effet si puissant sur les convives, que ceux qui étaient au bas bout de la table, et qui jusque là s’étaient bornés à écouter, commencèrent à changer de rôle ; ce qui ne tourna guère à leur honneur, ni à celui de l’Ordinaire.

« Vous parlez du siège de Leith, » dit un grand homme décharné, et dont les épaisses moustaches relevées de chaque côté à la militaire, le large ceinturon de cuir, la longue rapière, et d’autres signes, indiquaient cette honorable profession qui fait vivre en tuant les autres ; « vous parlez du siège de Leith, je connais cette place… une espèce de bicoque avec un mur tout uni, un rempart et un pigeonnier ou deux, en forme de tour, à chaque angle… Mille bombes ! si un capitaine de nos jours avait été, non pas vingt-quatre jours, mais seulement vingt-quatre heures, sans emporter la place d’assaut et tous ses poulaillers les uns après les autres, il n’aurait pas mérité plus de grâce que le grand prévôt n’en fait quand il a serré son nœud coulant. — Monsieur, dit le chevalier, je n’étais pas au siège du petit Leith, et ne sais pas ce que vous entendez par ses poulaillers ; mais tout ce que je dirai, c’est que monseigneur de Strozzi savait faire la guerre, et que c’était un grand capitaine, plus grand peut-être que ceux des capitaines de l’Angleterre qui parlent le plus haut… Tenez, monsieur, car c’est à vous !… — Oh ! monsieur, répondit l’homme d’épée, nous savons que le Français se battra bien derrière les remparts, ou quand il est plastronné par devant, par derrière, et qu’il a le pot en tête. — Le pot ! s’écria le chevalier que voulez-vous dire par le pot ?… voulez-vous m’insulter au milieu de mes nobles convives, monsieur ?… Apprenez que j’ai fait mon devoir, comme un pauvre gentilhomme, sous le grand Henri IV, à Coutras et à Ivry, et, ventre-saint-gris ! nous n’avions ni pots ni marmites, car nous chargions toujours en chemise. — Ce qui réfute une autre calomnie abominable, » dit lord Dalgarno en riant, « qui aurait voulu faire croire que le linge était rare parmi les gentilshommes de l’armée française. — Je crois, en effet, qu’on leur voyait souvent les coudes, à ces gentilshommes[61], cria le capitaine du bout de la table ; avec la permission de Votre Seigneurie, je sais ce que c’était que ces mêmes gens d’armes. — Nous vous dispenserons de déployer vos connaissances pour le moment, capitaine, et nous épargnerons à votre modestie l’embarras de nous dire où vous les avez acquises, » répondit lord Dalgarno, d’un ton un peu dédaigneux.

« Je n’ai pas besoin d’en parler, milord, dit l’homme de guerre, tout le monde le sait, excepté peut-être les gens de comptoir, ces avares et lâches marchands de Londres, qui verraient un valeureux guerrier réduit par la faim à manger la poignée de son sabre, qu’ils ne sortiraient pas un liard de leurs longues bourses pour le secourir… Oh ! si une troupe de braves gens que je connais s’approchait un jour de ce nid de coucous !… — Un nid de coucous ! et cela en parlant de la ville de Londres, » dit un jeune homme qui était assis de l’autre côté de la table, et qui portait un habit magnifique et à la dernière mode, mais avec lequel il ne paraissait pas parfaitement à son aise… « voilà un propos que je n’entendrai pas répéter impunément. — Comment ! » dit le soldat en fronçant d’une manière terrible une paire de larges sourcils noirs, tandis qu’il portait une main à la poignée de son sabre, et relevait de l’autre son énorme moustache, « est-ce que vous voulez prendre fait et cause pour votre ville ? — Oui, de par Dieu ! reprit l’autre ; je suis un bourgeois de Londres, peu m’importe qu’on le sache ? et quiconque parlera de cette ville avec mépris est un âne et un sot fieffé : je lui briserai la tête pour lui enseigner à se conduire avec plus de bon sens et de politesse. »

La compagnie, qui avait probablement ses raisons pour ne pas avoir du courage du capitaine une idée aussi haute que celle qu’il en avait conçue lui-même, parut s’amuser beaucoup de la manière dont le jeune bourgeois avait entamé cette querelle, et on s’écria de tous côtés : « Bien sonné, la cloche de Bow ! Bien chanté coq de Saint-Paul ! Allons, sonnez la charge, ou le soldat se trompera de signal, et battra en retraite au lieu d’avancer. — Vous vous méprenez, messieurs, » dit le capitaine en regardant autour de lui d’un air de dignité : « je ne veux que m’informer si ce cavaliero bourgeois est d’un rang et d’une condition à croiser l’épée avec un homme de ma sorte ; car, vous concevez, messieurs, que je ne puis pas me mesurer avec le premier venu, sans risquer de compromettre ma réputation… mais, dans ce cas, il recevra bientôt de mes nouvelles en forme d’honorable défi. — Et vous, vous allez honteusement sentir le poids de mon bâton, » dit le citoyen de Londres en se levant, et prenant son épée qu’il avait mise dans un coin ; « suivez-moi ! — C’est moi qui ai le droit de désigner le lieu du combat, d’après toutes les règles de l’épée, dit le capitaine, et je choisis le labyrinthe dans Tolhill-Fields[62], pour champ de bataille ; pour témoins, deux gentilshommes qui seront des juges étrangers à la querelle ; et quant au temps, voyons… ce sera d’aujourd’hui en quinze à la pointe du jour. — Et moi, dit le citoyen, je désigne pour lieu du combat l’allée du jeu de boules qui est derrière la maison ; pour témoins, l’honorable compagnie ; et quant au temps, ce sera le moment actuel. »

En parlant ainsi, il enfonça son chapeau sur sa tête, donna un coup de plat de sabre sur les épaules du capitaine, et descendit en courant. Le capitaine ne se montra pas très-empressé de le suivre ; cependant, excité par les éclats de rire et les railleries de ceux qui l’entouraient, il assura la compagnie que quand il agissait, c’était de sang-froid et avec réflexion ; et, prenant son chapeau, qu’il enfonça de l’air du vieux Pistol[63], il descendit pour se rendre au lieu du combat, où son adversaire, plus actif, l’attendait déjà l’épée nue. Les membres de la société, qui paraissaient tous également joyeux du spectacle qui se préparait, coururent les uns aux fenêtres, les autres en bas pour se ranger autour des combattants. Nigel ne put s’empêcher de demander à Dalgarno si son intention n’était pas de s’interposer pour empêcher le mal qui pouvait arriver.

« Ce serait un crime contre l’intérêt public, répondit son ami ; il ne peut arriver de mal à deux originaux de cette espèce qui ne tourne au profit de la société, et surtout de l’établissement du chevalier, suivant le nom qu’il lui donne. Il y a déjà plus d’un mois que je porte sur les épaules ce capitaine avec son justaucorps écarlate et son ceinturon de buffle, et j’espère que ce hardi marchand drapier va contraindre à force de coups cet âne à se dépouiller de sa vieille peau de lion. Regardez, Nigel, le brave bourgeois a choisi son terrain à une portée de boule environ au milieu de l’allée : n’est-ce pas la véritable image d’un pourceau sous les armes ? Voyez de quelle manière mâle il frappe du pied et brandit sa lame à peu près comme s’il allait s’en servir pour mesurer de la toile… Regardez, voilà qu’on amène le soldat, qui paraît marcher à contre-cœur, et qu’on le plante en face de son impétueux adversaire, dont il est encore séparé par douze pas… Voyez, le vaillant boutiquier baisse la tête, plein de confiance sans doute dans le casque civique dont son épouse a eu soin de garantir sa tête… Ma foi, c’est un spectacle qui vaut son prix… Par le ciel ! il va courir sur lui tête basse comme un bélier. »

La chose arriva comme lord Dalgarno l’avait prévue ; car le bourgeois, qui avait sérieusement envie de se battre, s’étant aperçu que l’homme de guerre ne faisait pas un pas vers lui, s’élança en avant avec autant de bonheur que de courage, fit tomber d’un coup le sabre du capitaine, et sans s’arrêter enfonça, ou du moins parut enfoncer son épée dans le corps de son antagoniste : celui-ci, poussant un profond gémissement, mesura la terre de toute sa longueur. Une vingtaine de voix crièrent au vainqueur, que l’étonnement de son propre exploit rendait immobile : « Partez, partez ! fuyez, fuyez par la porte de derrière ; allez à White-Friars, ou bien traversez l’eau du côté de la Banque, tandis que nous arrêterons la populace et les constables. » Et le vainqueur, en conséquence, laissant son ennemi vaincu sur le terrain, se mit à fuir de toute sa vitesse.

« De par le ciel ! dit lord Dalgarno, je n’aurais jamais cru que cet homme serait resté là pour recevoir le coup… il faut certainement que la terreur l’ait arrêté en lui faisant perdre l’usage de ses membres… Voyez, on le relève. »

Le corps de l’homme d’épée, que deux ou trois des convives relevaient de terre, paraissait roide et privé de vie ; mais quand on se mit à ouvrir sa veste pour chercher une blessure qui n’existait nulle part, le guerrier, rappelant ses esprits éperdus, et comprenant que l’Ordinaire n’était plus un théâtre où il pût déployer sa valeur, prit ses jambes à son cou, et se mit à courir de toutes ses forces, poursuivi par les huées et les éclats de rire de la compagnie.

« Sur mon honneur, s’écria lord Dalgarno, il prend la même route que son vainqueur ! il serait excellent qu’il le rejoignît, et que le vaillant citadin se crût poursuivi par l’ombre de celui qu’il vient d’assassiner. — De par Dieu, milord ! dit le chevalier, s’il eût attendu un moment, on lui aurait attaché un torchon derrière lui, pour montrer qu’il est l’ombre d’un grand fanfaron. — Du reste, ajouta lord Dalgarno, vous nous rendrez service, monsieur le chevalier, et vous soutiendrez même l’honneur de votre maison, en donnant ordre à vos garçons de recevoir l’homme d’armes avec un bâton, en cas qu’il eût l’impudence de revenir. — Ventre-saint-gris ! milord, dit le chevalier, laissez-moi faire… Parbleu, la fille de cuisine jettera l’eau de vaisselle sur la tête de ce grand poltron. »

Quand on eut assez ri de cet incident comique, la compagnie se forma en petits groupes… quelques-uns s’emparèrent de l’allée qui venait d’être le théâtre du combat, et rendirent au terrain son usage ordinaire, en y faisant une partie de boules. Le local retentit bientôt de tous les termes propres à ce jeu[64] : et ainsi fut justifié le dicton vulgaire, qui prétend que trois choses sont prodiguées au jeu de boules, le temps, l’argent et les jurements.

Dans l’intérieur de la maison, la plupart des convives eurent recours aux dés ou aux cartes, et formèrent des parties d’hombre, de bassette, de gleek, de primero, tandis que les dés étaient employés à divers autres jeux, avec ou sans tables, comme le hasard, le passage, etc. Le jeu cependant ne paraissait pas être très-cher… la politesse et la bonne foi y présidaient certainement, et il ne se passa rien qui pût porter le jeune Écossais à concevoir le moindre doute de l’assurance que son compagnon lui avait donnée que cette maison était fréquentée par des hommes d’un rang ou d’une condition distinguée, et que les passe-temps auxquels ils se livraient étaient avoués par l’honneur et la délicatesse.

Lord Dalgarno ne proposa pas à son ami de jouer, et ne se livra pas lui-même à cet amusement ; mais il alla de table en table, faisant des remarques sur la chance qui accompagnait les différent ; joueurs, et causant avec les plus distingués des convives. À la fin, comme s’il eût été fatigué de cette manière de passer son temps, il se rappela tout à coup que Burbage devait jouer ce soir-là à la Fortune, dans le Roi Richard de Shakspeare, et qu’il ne pouvait procurer un plus grand plaisir à un étranger dans la ville de Londres, comme l’était lord Glenvarloch, que de le mener à cette représentation, à moins, ajouta-t-il tout bas, « qu’il n’y ait une interdiction paternelle sur les théâtres comme sur l’Ordinaire. — Je n’ai jamais entendu parler à mon père de pièces de théâtre, dit lord Glenvarloch, car ce sont des spectacles d’une date récente et encore inconnus en Écosse. Cependant, si ce que j’en ai entendu dire est vrai, je doute fort qu’il les eût jamais approuvés. — Approuvés ! s’écria lord Dalgarno : comment donc ; George Buchanan a composé des tragédies, et son élève, aussi savant, aussi sage que lui, va les voir : aussi c’est presque un crime de haute trahison que de s’en abstenir. Les hommes les plus spirituels de l’Angleterre écrivent pour le théâtre, et les plus jolies femmes de Londres s’y portent en foule. J’ai une couple de chevaux qui vont nous y conduire avec la rapidité de l’éclair : la course nous aidera à digérer la venaison et les ortolans, et dissipera les vapeurs du vin ; ainsi donc, à cheval ! Bonsoir, messieurs… bonsoir, chevalier de la Fortune. »

Les domestiques de lord Dalgarno attendaient en bas avec deux chevaux : le premier était un barbe d’une grande beauté, le favori de son maître, qui le monta, et l’autre un genêt très-bien dressé et presque aussi beau, qui servit à Nigel. Pendant qu’ils étaient en route pour le théâtre, lord Dalgarno essaya de découvrir quelle opinion son ami s’était formée de la société dans laquelle il l’avait introduit, afin de combattre les préventions qu’il aurait pu concevoir.

« D’où vient cet air triste et rêveur, mon cher néophyte ? dit-il ; sage fils de l’alma mater des sciences des Pays-Bas hollandais, qu’as-tu donc ? La feuille de l’histoire vivante que nous venons de tourner ensemble te paraît-elle moins bien écrite que tu ne t’y étais attendu ? Console-toi, et passe par-dessus deux ou trois petites taches, car tu seras condamné à en lire plus d’une que l’infamie aura souillée de ses funestes couleurs… Rappelle-toi, très-immaculé Nigel, que nous sommes à Londres, et non à Leyde ; que nous étudions la vie, non les livres. Roidis-toi contre les reproches d’une conscience trop délicate ; et quand tu feras le résumé des actions du jour, avant d’établir ta balance de compte, dis à l’esprit accusateur, à sa barbe de soufre, que si les oreilles ont entendu le bruit des os du diable agités dans des cornets, ta main ne les a pas touchés ; que si tes yeux ont contemplé la querelle de deux tapageurs, ton épée n’est pas sortie du fourreau. — Tout ceci peut être très-sage et très-spirituel, dit Nigel ; cependant je ne puis m’empêcher de penser que Notre Seigneurie et les autres personnes de qualité avec lesquelles nous avons dîné auraient pu choisir un lieu de rassemblement où l’on aurait été à l’abri des tapageurs, et un meilleur maître de cérémonies que cet aventurier étranger. — Tout cela s’amendera, sancte Nigelle, quand tu paraîtras comme un nouveau Pierre-l’Ermite, prêchant une croisade contre les dés, les cartes et les réunions mondaines. Nous nous rassemblerons dans l’église du Saint-Sépulcre, nous dînerons dans le chœur, et boirons notre vin dans la sacristie : le ministre débouchera toutes nos bouteilles, et son clerc répondra amen à chaque santé… Allons donc, mon cher, déridez-vous donc ; tâchez de vous débarrasser de cette humeur acre et insociable ; croyez-moi, les puritains, qui nous reprochent nos folies, notre humaine fragilité, ont eux-mêmes les vices de véritables démons : l’envie, la malice, la médisance, l’hypocrisie et l’orgueil spirituel dans toute sa présomption. Il y a aussi dans la vie beaucoup de choses qu’il faut voir, ne fût-ce que pour apprendre à les éviter. Will Shakspeare, qui vit après sa mort, et qui va bientôt vous procurer un plaisir que nul autre ne peut donner, a mis ces paroles dans la bouche du brave Falconbridge[65] :

« Oui, c’est un vrai bâtard du temps, celui qui ne se plaît point à observer le monde… Pour moi je suis résolu à connaître toutes ses ruses, non pour les pratiquer, mais pour n’en point être dupe. »

« Mais nous voici à la porte du théâtre de la Fortune, et nous entendrons l’incomparable Shakspeare parler lui-même. Lutin, et toi, vrai lourdaud, laissez les chevaux aux jockeys, et faites-nous faire place dans la foule. »

Ils mirent pied à terre, et les efforts persévérants de Lutin, qui se mit à jouer des coudes et à apostropher tout le monde, en proclamant bien haut le nom et le titre de son maître, réussirent à leur ouvrir un chemin au milieu de la foule des bourgeois qui murmuraient et des apprentis qui faisaient entendre leurs clameurs. Enfin ils arrivèrent, et lord Dalgarno se fut bientôt procuré deux tabourets sur le théâtre pour lui et son compagnon ; là ils se trouvèrent assis au milieu d’autres jeunes gens de leur rang, qui venaient étaler leurs costumes élégants et leurs manières à la mode, tout en critiquant la pièce pendant la représentation : ils formaient ainsi à la fois une partie bien ostensible du spectacle, et une portion considérable de l’auditoire. Nigel Olifaunt était trop profondément absorbé par le puissant intérêt que lui inspirait la pièce pour jouer son rôle comme l’aurait exigé la place qu’il occupait. Il était sous le charme de cet enchanteur qui, dans l’étroite enceinte d’une misérable baraque de bois, avait renfermé les longues guerres des York et des Lancastre, forçant les héros de ces deux maisons rivales à paraître sur la scène avec leur langage et leurs manières, comme si les tombeaux eussent relâché les morts pour l’amusement et l’instruction des vivants. Burbage, qui fut estimé le meilleur Richard jusqu’à ce que Garrick eût paru, joua le rôle de l’usurpateur avec tant de vérité et d’énergie, qu’au moment où la bataille de Bosworth se termine par sa mort, la fiction et la réalité se livraient un violent combat dans l’esprit de lord Glenvarloch. Il dut faire un effort sur lui-même pour s’arracher à ces illusions, et comprendre son compagnon qui lui disait que le roi Richard souperait avec eux ce soir même à la Sirène.

Ils furent rejoints par un petit nombre des gentilshommes avec qui ils avaient dîné, et qu’ils recrutèrent d’autant plus facilement qu’ils avaient invité deux ou trois des poètes ou beaux esprits des plus distingués du temps, lesquels ne manquaient presque jamais de se rendre au théâtre de la Fortune, et n’étaient en général que trop disposés à terminer une journée d’amusements par une nuit de plaisirs. Toute la compagnie se rendit donc à la taverne de la Sirène ; et au milieu de fréquentes libations de vin de Canaries, de la gaieté qu’elles excitaient, et des saillies étincelantes, ils semblaient réaliser le tableau que trace un des contemporains de Ben Johnson, quand il rappelle au poète


L’orgueil de ces lyriques fêtes,
Où les pampres ornaient nos têtes,
Où l’ivresse, enflammant notre esprit affaissé,
N’était point parmi nous un délire insensé ;
Où chacun de tes vers en chaleur, en finesse,
Surpassait les mets savoureux
Et le nectar franc, généreux.
Qui redoublaient notre allégresse.


CHAPITRE XIII.

NOUVEAU GENRE DE VIE.


Laissez ce saumon orgueilleux avaler l’hameçon, et puis frappez et vous l’aurez… Il regimbera et tirera votre ligne de manière à la faire siffler, mais vous finirez par l’avoir. Par ma foi, il faut de la patience, de la prudence. Le roc solide qui fait la sécurité de l’animal a des pointes aiguës, et l’étang, dans sa profondeur, contient assez de vase pour que, trompant votre espoir, il vous échappe si vous n’êtes plus soigneux.
Albion ou les doubles Rois.


Il est rare qu’en faisant la revue d’un jour de plaisir on se le rappelle avec des sensations aussi agréables que celles qu’on a éprouvées pendant sa durée. Du moins ce fut ainsi que pensa Nigel Olifaunt, et il lui fallut une visite de son nouvel ami lord Dalgarno pour se réconcilier avec lui-même. Mais cette visite eut lieu à l’issue du déjeuner, et la première chose que fit son ami fut de lui demander ce qu’il pensait de la compagnie avec laquelle il avait passé la soirée précédente.

« Je la trouve fort aimable, répondit lord Glenvarloch ; seulement les saillies et les bons mots m’auraient plu davantage s’ils eussent été plus naturels. Chaque individu avait l’air de se mettre l’imagination à la torture, et à chaque trait extravagant, à chaque folle repartie, la moitié de vos hommes d’esprit tombait dans la rêverie, et s’occupait laborieusement de produire quelque chose qui allât encore plus loin. — Et pourquoi pas ? répliqua lord Dalgarno ; à quoi ces gens-là sont-ils bons, si ce n’est à lutter d’esprit pour nous divertir ? Celui qui se reconnaîtrait incapable, de par Dieu ! mériterait d’être condamné à ne boire que de l’ale trouble et à n’avoir d’autre protection que la compagnie des bateliers. Je vous assure que plus d’un joli garçon a été mortellement blessé à la Sirène par un trait malin ou un quolibet, et a été renvoyé dans un état pitoyable à l’hôpital du bel esprit dans le Vintry[66], où il languit encore au milieu de la foule des sots et des aldermen. — C’est possible, dit lord Nigel ; et cependant, sur mon honneur, il me semblait avoir vu dans la compagnie d’hier soir plus d’un homme dont le génie et les talents méritaient un rang plus élevé parmi nous, ou qui plutôt aurait dû s’éloigner entièrement d’un théâtre où il jouait un rôle subordonné et indigne de lui. — Trêve à vos scrupules de conscience, s’écria lord Dalgarno, et foin de ces proscrits du Parnasse ! Comment donc ! ceux-ci ne sont que la lie de ce fameux banquet de harengs salés et de vin du Rhin ; qui a coûté à Londres tant de ses principaux faiseurs d’esprit et de ses poètes de la folie… Qu’auriez-vous donc dit si vous aviez vu Nash et Green, si vous vous intéressez tant aux pauvres bouffons avec qui nous avons soupé hier ? Que leur manque-t-il ? n’ont-ils pas bien bu et bien mangé ? Après un tel repas et de telles libations, ils auront dormi assez long-temps pour pouvoir se dispenser de songer à manger avant le soir ; alors, s’ils sont adroits, ils trouveront des patrons ou des comédiens qui leur donneront à souper. Quant à leurs autres besoins, ils ne manqueront jamais d’eau froide tant que la source de la Nouvelle-Rivière[67] ne tarira point, et les pourpoints de ces enfants du Parnasse durent éternellement. — Virgile et Horace eurent de plus utiles protecteurs, dit Nigel. — Sans doute, répondit son compagnon ; mais ces gens-là ne sont ni Virgile ni Horace. D’ailleurs nous avons des génies d’un autre ordre, que je vous présenterai à la première occasion. Notre Cygne de l’Avon[68] a fait entendre ses derniers chants ; mais nous avons le vigoureux Ben[69] ; et en fait de génie et d’érudition, il ne le cède à aucun auteur qui ait jamais chaussé le cothurne et le brodequin. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas de lui que je veux vous parler en ce moment ; je venais vous prier par amitié de venir avec moi jusqu’à Richmond, où deux ou trois des galants que vous avez vus hier ont l’intention de régaler de musique et de syllabub[70] un cercle de beautés aux yeux brillants, parmi lesquelles il en est, je vous assure, qui sont dignes de détacher un astrologue du culte de Galaxie[71]. Ma sœur, à qui je désire vous présenter, est à la tête de cette essaim de belles. Elle ne manque pas d’admirateurs à la cour, et quoiqu’il ne me convienne pas de répéter ces louanges, j’ajouterai qu’elle est regardée comme une des beautés régnantes. »

Il n’y avait pas moyen de refuser une invitation, adressée à un homme qui naguère encore se comptait pour si peu de chose, au nom d’une des beautés les plus distinguées de la cour. Lord Glenvarloch accepta donc, c’était une chose inévitable ; et il passa gaiement la journée au sein des plaisirs et parmi les belles. Il fut le chevalier assidu et galant de la sœur de son ami, la belle comtesse de Blackchester, qui visait à la fois au sceptre de la mode, du crédit et de l’esprit. Elle était, à la vérité, beaucoup plus âgée que son frère, ayant probablement achevé son sixième lustre ; mais elle savait habilement suppléer à ce qui pouvait lui manquer en jeunesse par le soin recherché qu’elle prenait de sa toilette. La première au courant de toutes les modes étrangères, elle avait un art tout particulier pour les adapter à son teint et à son genre de figure. Il n’y avait pas une dame à la cour qui sût mieux la manière dont il fallait répondre au monarque, en prenant tour à tour le ton moral, politique, savant et enjoué, suivant l’humeur dominante du souverain. On supposait même qu’elle avait employé très-activement son crédit personnel pour procurer à son mari une charge éminente, faveur que le vieux vicomte goutteux, doué d’un esprit des plus ordinaires, n’aurait jamais obtenue par son seul mérite.

Il fut beaucoup plus facile à cette dame qu’à son frère de réconcilier lord Glenvarloch avec les habitudes d’un monde aussi nouveau pour lui. Dans toutes les sociétés civilisées les femmes distinguées par le rang et la beauté ont une influence toute-puissante sur le ton et les manières, et par suite sur les mœurs de leur siècle. En outre, lady Blackchester avait parmi la cour, ou plus haut encore que la cour, car l’origine n’en était point parfaitement connue, un crédit qui lui créait des amis, et imposait à ceux qui auraient été disposés à se constituer ses adversaires.

Pour un moment, on l’avait supposée étroitement liguée avec la famille Buckingham, que son frère continuait de voir très-intimement ; et quoiqu’il fût survenu entre la comtesse et la duchesse de Buckingham une certaine froideur, par suite de laquelle on ne les voyait plus que rarement ensemble, la comtesse ayant paru depuis lors se renfermer dans son cercle, cependant on se disait tout bas que le crédit de lady Blackchester sur le grand favori n’avait aucunement souffert de sa rupture avec la duchesse son épouse.

Les détails qui nous ont été transmis sur les intrigues privées de la cour à cette époque, et sur les personnes qui en tenaient le fil, ne sont pas suffisants pour nous permettre de prononcer. Nous nous bornerons donc à dire que lady Blackchester possédait par sa beauté, ses talents, et le génie qu’on lui attribuait pour les intrigues de cour, une puissante influence sur le cercle qui l’entourait. Nigel Olifaunt ne tarda pas à en éprouver le pouvoir, et il devint en quelque sorte l’esclave de cette espèce d’habitude qui entraîne tant d’hommes dans une certaine société, à une certaine heure, sans qu’ils espèrent y trouver un plaisir ou un amusement bien vif.

Voici comment on peut décrire la vie qu’il mena pendant plusieurs semaines : l’Ordinaire ne commençait pas mal sa journée, et le jeune lord fut bientôt d’avis que si la compagnie qu’on y trouvait n’était pas sans mélange, ce n’en était pas moins un lieu de réunion agréable et commode, et qui lui servait de rendez-vous avec les jeunes gens à la mode, avec lesquels il fréquentait Hyde-Park, les théâtres et autres endroits publics, ou se joignait au cercle brillant que lady Blackchester rassemblait autour d’elle. Il n’éprouvait plus cette horreur scrupuleuse qui, dans le principe, l’avait fait hésiter à entrer dans un lieu où le jeu était permis : au contraire, il commençait à se dire qu’il n’y avait aucun mal à être témoin d’un tel passe-temps, quand les acteurs s’y livraient avec modération, et, par la même raison, qu’il ne pouvait y en avoir davantage à partager cet amusement, toujours avec les mêmes restrictions. Mais le jeune lord était Écossais, habitué à réfléchir de bonne heure : n’ayant jamais eu aucune habitude qui pût le porter à dissimuler ou aventurer légèrement son argent, la profusion n’était pas son défaut naturel ; il ne semblait pas même qu’il pût l’acquérir par l’éducation, et lorsque le feu lord avait si sévèrement défendu à son fils de jamais approcher d’une table de jeu, sans doute c’était moins dans la crainte qu’il ne fût du nombre des perdants, que de le voir parmi le nombre des joueurs heureux. Le malheur au jeu, dans son opinion, avait un terme bien triste sans doute, puisqu’il menait à la perte de tous les biens temporels ; mais le bonheur ne faisait qu’accroître le danger qu’il redoutait le plus, et mettait en péril à la fois l’âme et le corps.

Quel que fût le degré de fondement des craintes du vieux lord, la conduite de son fils ne tarda pas à les justifier jusqu’à un certain point, c’est-à-dire qu’après être resté un certain temps observateur passif des différents jeux de hasard dont il était témoin, il en vint par degré à s’y intéresser par de petites gageures et en risquant de faibles sommes. On ne peut nier que son rang et ses espérances de fortune ne lui donnassent le droit de hasarder quelques pièces d’or, et son jeu n’alla jamais plus loin contre des personnes qui, d’après l’indifférence avec laquelle elles exposaient leur argent, paraissaient grandement en état d’en supporter la perte.

Il arriva, ou plutôt, suivant la croyance vulgaire, un mauvais génie voulut que Nigel fût d’un bonheur remarquable dans toutes ses gageures ; il était prudent et modéré, avait du sang-froid, de la mémoire, et une grande facilité pour le calcul. D’ailleurs, il était d’un caractère ferme et intrépide, et quiconque lui avait adressé la parole ou l’avait seulement vu une fois, fût-ce même en passant, ne se serait pas risqué à employer avec lui aucun de ces tours d’adresse ou de ces moyens avec lesquels on ne peut réussir qu’en intimidant les gens. Lorsqu’il plaisait à lord Glenvarloch de jouer, on jouait avec lui régulièrement, ou, suivant le terme d’usage, sans tricher ; et lorsqu’il s’apercevait que sa veine changeait, ou qu’il ne se souciait pas de tenter plus loin la fortune, les joueurs même les plus déterminés qui fréquentaient la maison de M. le chevalier de Saint-Priest de Beaujeu, n’osaient exprimer ouvertement leur mécontentement de le voir se lever de table avec son gain. Mais ceci étant arrivé à plusieurs reprises, ils commencèrent à murmurer entre eux du bonheur et de la prudence du jeune Écossais : bientôt il fut loin d’être vu de bon œil dans cette société.

Une circonstance particulière ne contribua pas médiocrement à entretenir dans lord Glenvarloch cette dangereuse habitude, une fois qu’il s’y fut livré : c’est qu’il se trouvait affranchi par là de la nécessité de contracter de nouvelles obligations pécuniaires, nécessité qui aurait blessé vivement son orgueil, et à laquelle néanmoins la prolongation de son séjour à Londres l’aurait réduit. Il avait à solliciter auprès des ministres certaines formes officielles dont il était nécessaire que l’ordonnance du roi fût revêtue pour qu’il pût en tirer parti ; et quoique ce point ne pût lui être refusé, les délais qu’on lui fit éprouver le portaient à croire qu’une certaine opposition secrète occasionnait les lenteurs de cette affaire. Son premier mouvement aurait été de se présenter une seconde fois à la cour, l’ordonnance du roi à la main, et d’en appeler à Sa Majesté en personne, pour qu’elle prononçât si les délais des ministres devaient rendre vaine sa générosité royale. Mais le comte de Huntinglen, ce bon vieux pair qui s’était si franchement mis en avant pour le servir dans la première occasion, le dissuada vivement de rien tenter de semblable, et lui conseilla d’attendre tranquillement l’expédition des ministres, qui l’affranchirait d’un plus long séjour à Londres. Lord Dalgarno se joignit à son père pour détourner son jeune ami de paraître une seconde fois à la cour, au moins jusqu’à ce qu’il fût réconcilié avec le duc de Buckingham. « J’ai offert à lord Nigel, » ajouta-t-il en s’adressant à son père, « mon secours, tout faible qu’il est, pour amener cette réconciliation ; mais je n’ai pu le déterminer à faire la moindre démarche ni aucune espèce d’avance vers le duc.

— Et, par ma foi, je trouve là-dessus que le garçon a raison, Malcolm, » répondit le brave vieux lord écossais. « Quel droit a Buckingham, ou, pour parler clairement, le fils de sir George Williers, de demander hommage et soumission à un homme qui a huit quartiers de noblesse de plus que lui ? Je l’ai entendu moi-même, sans aucun motif, appeler Nigel son ennemi, et je ne conseillerai jamais au jeune homme de lui faire aucune avance de politesse, que l’autre n’ait auparavant rétracté les paroles malhonnêtes qu’il lui a adressées. — C’est bien aussi mon avis sur la conduite de lord Glenvarloch, répondit lord Dalgarno ; mais, d’un autre côté, vous conviendrez, mon père, que ce serait courir un grand risque de la part de notre ami que de se présenter de nouveau devant le roi, ayant le duc pour ennemi… Il vaut mieux qu’il me laisse le soin de calmer la malveillance que des gens malintentionnés ont inspirée au duc contre notre ami. — Si tu amènes Buckingham à reconnaître son erreur, dit le père, je dirai que, pour une fois, il y aura eu à la cour de l’honnêteté et de la franchise… Mais je vous ai souvent dit, à votre sœur et à vous, combien en général je faisais peu de cas du courtisan. — Vous ne devez pas douter que je ne fasse tout ce qui dépendra de moi dans l’affaire de Nigel, dit lord Dalgarno ; mais vous songerez, mon cher père, que, pour réussir à la cour, il me faut employer des moyens plus doux et plus lents que ceux qui vous mirent en faveur il y a vingt ans. — Sur ma foi, c’est ce que je crains, répondit le comte… Je te le répète, Malcolm, j’aimerais mieux descendre au tombeau que de devoir douter de ta probité et de ton honneur… et cependant, quoi qu’il se fasse, je ne sais comment, que d’honnêtes et loyaux services n’aient plus à la cour le prix qu’ils y avaient de mon temps, je m’aperçois que tu y réussis.

— Oh ! le temps actuel ne réclame pas de vos services de l’ancien régime, dit lord Dalgarno. Nous n’avons pas d’insurrections journalières, ni de tentatives nocturnes d’assassinat, comme il arrivait à la cour d’Écosse. On n’a plus besoin de faire la cour au souverain avec une épée toujours prête à sortir du fourreau : cela serait aussi ridicule que de voir nos vieux serviteurs avec leurs plaques, leurs sabres et leurs boucliers, à une mascarade de la cour. D’ailleurs, mon père, un dévouement trop précipité a ses inconvénients… J’ai entendu dire, et de la bouche du roi lui-même, que quand vous frappâtes de votre poignard le traître Ruthven, ce fut avec si peu de réflexion, que vous enfonçâtes la pointe d’un quart de pouce dans le derrière royal. Le roi n’en parle jamais sans se frotter la partie malade, et répéter sa citation ordinaire :

Infandum renovare……… dolorem[72]


Mais voilà ce que c’est que les anciennes modes et à quoi sert de porter une lame de Liddesdale, au lieu d’un poignard de Parme. Et cependant c’est là, mon cher père, ce que vous appelez un prompt et vaillant service. Le roi, à ce qu’on m’a dit, fut quinze jours sans pouvoir s’asseoir, quoiqu’on eût garni son fauteuil de tous les coussins de Falkland, et qu’on y eût joint ceux du prévôt de Dunferline par-dessus le marché. — C’est un mensonge ! s’écria le vieux comte, un vil mensonge, quel que soit celui qui l’a forgé ! Il est vrai que je portais à mon côté un poignard qui était bon à quelque chose, et non un poinçon comme le vôtre, qui ne peut servir qu’à se nettoyer les dents… Ventrebleu ! peut-on se presser trop quand on entend un roi crier au meurtre, à la trahison, comme une poule à qui on tord le cou ? Mais vous autres, jeunes courtisans, vous ne connaissez rien à tout cela : vous ne valez guère mieux que ces oiseaux verts qu’on apporte des Indes, dont le seul mérite est de répéter après leurs maîtres les mots qu’ils leur ont entendu dire… troupe de pieds plats, de flatteurs et de vipères… Malheureusement, je suis vieux et hors d’état de changer, sans quoi je laisserais là la cour, et je m’en retournerais entendre encore une fois le Tay se précipiter sur le Linn de Campsie. — Mais voici la cloche qui vous annonce votre dîner, mon père, dit lord Dalgarno, et si le gibier que je vous ai envoyé est bien apprêté, ce son-là vaudra bien l’autre. — Suivez-moi, jeunes gens, si cela vous convient, » dit le vieux comte en sortant d’un berceau où cette conversation avait lieu, pour se diriger vers la salle à manger, où les deux jeunes lords l’accompagnèrent.

Lorsqu’ils furent seuls, lord Dalgarno n’eut aucune peine à dissuader Nigel d’aller immédiatement à la cour, tandis que, d’une autre part, l’offre qu’il lui fit de nouveau de le présenter chez le duc de Buckingham reçut de lord Glenvarloch un refus positif et dédaigneux. Son ami haussa les épaules de l’air de quelqu’un qui veut se faire un mérite d’avoir donné à un ami le meilleur conseil qui était en son pouvoir, et qui désire être délivré des conséquences que peut avoir son obstination.

Quant au père, sa table et son meilleur vin, dont il était même plus libéral qu’il n’était besoin, étaient au service de son jeune ami, aussi bien que ses avis et son appui dans la suite de ses affaires. Mais le crédit de lord Huntinglen était plus apparent que réel ; il savait si peu se servir de la faveur qu’il avait acquise par la manière brave dont il avait servi le roi, et les courtisans ainsi que les ministres de Sa Majesté savaient si bien la rendre vaine, qu’à l’exception d’une ou deux circonstances où le roi avait été pris en quelque sorte par surprise, comme dans l’affaire de lord Glenvarloch, ni lui ni ses amis n’avaient jamais retiré aucun avantage réel des bontés du souverain.

« Il n’y eut jamais d’homme, » disait lord Dalgarno qui, jugeant avec plus de sagacité la cour d’Angleterre, voyait parfaitement ce qui manquait à son père pour y obtenir du crédit… « Il n’y eut jamais d’homme à qui il ait été aussi facile qu’à mon pauvre père d’arriver au faîte des honneurs et de la fortune… Il avait acquis le droit de poser lui-même, marche par marche, avec lenteur et sûreté, les degrés de son élévation, ayant soin que la grâce qu’il demandait successivement chaque année devînt la pierre d’appui pour celle qui devait la suivre… Mais votre barque ne fera pas naufrage sur la même côte, Nigel, ajoutait-il. Si j’ai moins de moyens d’influence que mon père n’en a, ou plutôt n’en avait (car il les a prodigués, et il n’en a retiré d’autres fruits que quelques tonneaux de vin, des faucons, des chiens courants et autres bagatelles de ce genre), je sais du moins bien mieux profiter de ceux que j’ai, et croyez, mon cher Nigel, qu’ils vous sont tous dévoués. Ne soyez ni surpris, ni fâché contre moi de ce que vous me voyez moins qu’à l’ordinaire. La chasse au cerf vient de commencer, et le prince attend que je l’y suive quelquefois. Il ne faut pas non plus que je néglige le duc, afin d’avoir l’occasion de plaider votre cause, quand l’occasion s’en présentera. — Je n’ai pas de cause à plaider devant le duc, » dit Nigel d’un air grave ; « je vous ai répété cela plusieurs fois. — Mon Dieu ! reprit lord Dalgarno, j’entendais seulement par cette phrase qui vous porte ombrage, soupçonneux mortel que vous êtes, que je plaiderais votre cause auprès du duc comme je plaide la cause du duc devant vous. Assurément je puis bien réclamer ma part de la bénédiction favorite du roi notre maître : Beati pacifici[73]. »

À différentes reprises, les conversations qu’eut lord Glenvarloch avec le vieux comte et son fils prirent une semblable tournure, et eurent une pareille conclusion. Il sentait quelquefois vaguement que, soutenu par l’un et par l’autre, sans parler de l’influence plus secrète mais non moins réelle de lady Blackchester, son affaire, simple comme elle l’était devenue, aurait dû aller plus vite ; mais il était aussi impossible de douter de la brusque et franche probité du père que de l’amitié ardente et zélée de lord Dalgarno. Il ne pouvait guère soupçonner davantage que l’appui de la belle dame, qui le recevait avec tant de distinction, vînt à lui manquer, s’il arrivait qu’il en eût besoin. D’ailleurs Nigel sentait la vérité d’une observation que lord Dalgarno lui faisait souvent : c’est que le favori étant regardé comme son ennemi, tout employé subalterne dans les mains duquel son affaire devait passer chercherait à se faire un mérite de lui susciter des obstacles qu’il ne pourrait surmonter que par la patience et la fermeté, à moins qu’il ne préférât en venir à une réconciliation, ou, comme le disait lord Dalgarno, faire sa paix avec le duc de Buckingham. Nigel aurait pu, dans cette circonstance, avoir recours aux bons avis de son ami George Heriot ; ce qu’il n’aurait certainement pas manqué de faire, s’en étant si bien trouvé dans une première occasion : mais la seule fois qu’il vit le digne orfèvre, après sa présentation à la cour, il le trouva occupé à faire en toute hâte les préparatifs de son départ pour Paris, où l’appelaient une affaire de la plus grande importance concernant son état, ainsi que des ordres qu’il avait reçus du roi et du duc de Buckingham, et dont il pouvait résulter pour lui un profit considérable. Le brave homme sourit en nommant le duc de Buckingham. « Il était presque sûr d’avance, dit-il, que sa disgrâce de ce côté ne serait pas de longue durée. »

Lord Glenvarloch lui exprima le plaisir que lui faisait cette réconciliation : « Il lui avait été bien pénible, ajouta-t-il, de penser que maître Heriot, pour prix des services qu’il lui avait rendus, se serait attiré la malveillance d’un favori si puissant, et aurait même été exposé à ses mauvais offices. — Milord, répondit maître Heriot, je me serais senti capable de risquer beaucoup pour le fils de votre père ; et cependant, ou je me connais mal, ou j’en aurais fait autant, et me serais exposé de la même manière pour le seul amour de la justice, quand il aurait été question d’une personne qui m’eût inspiré moins d’intérêt. Mais comme nous ne nous reverrons pas de quelque temps, je dois abandonner à votre prudence le soin de conduire à bien cette affaire. »

Là-dessus ils se dirent adieu, et se séparèrent avec des marques d’amitié mutuelles.

Il y eut dans la situation de lord Glenvarloch d’autres changements qu’il est bon de faire connaître. Ses nouvelles occupations et les habitudes de dissipation qu’il avait prises lui firent bientôt trouver un grand inconvénient à loger si loin du centre de ses plaisirs. Peut-être aussi commençait-il à devenir honteux de sa cabane sur le quai Saint-Paul, et désirait-il avoir un appartement un peu plus conforme à son rang. Dans ce dessein, il loua un petit logement auprès du Temple. Cependant il fut presque fâché de l’avoir fait quand il vit que son déménagement paraissait beaucoup chagriner son hôte John Christie, et surtout sa prévoyante et officieuse hôtesse. Le mari, qui mettait de la gravité dans tout ce qu’il faisait, et qui n’était pas un grand parleur, se contenta de dire qu’il espérait que lord Glenvarloch n’avait pas eu à se plaindre d’eux, et que, s’il les quittait, ce ne pouvait être par suite d’aucune négligence ou manque de soin de leur part. Mais les larmes roulaient dans les yeux de dame Nelly pendant qu’elle rappelait les divers embellissements et changements qu’elle avait faits dans l’appartement pour le rendre plus agréable et plus commode à Sa Seigneurie.

« Il y avait une grande caisse d’embarcation, dit-elle, que j’ai fait porter dans le grenier du garçon de boutique, quoiqu’elle ne laissât plus au pauvre diable qu’un passage de dix-huit pouces tout au plus pour aller à son lit, et Dieu sait, car en vérité je l’ignore, si on pourra la redescendre par ce petit escalier étroit. Puis j’avais fait faire une alcôve du cabinet, ce qui nous a coûté vingt bons schellings ; et pour tout autre locataire que Sa Seigneurie un cabinet serait plus commode. J’ai aussi acheté beaucoup de linge tout exprès. Mais la volonté de Dieu soit faite !… il faut se résigner. »

Tout le monde aime à recevoir des marques d’attachement ; Nigel sentait son cœur lui adresser des reproches, comme si, dans ses nouvelles espérances de fortune, il dédaignait le modeste logement et les attentions de ces humbles amis que, si récemment encore, il devait s’estimer heureux d’avoir trouvés. En conséquence, il ne manqua point, par toutes les assurances possibles et par le paiement le plus libéral qu’il put leur faire accepter, d’adoucir l’amertume des regrets que leur causait son départ. Un baiser d’adieu donné par les jolies lèvres de dame Nelly scella le pardon.

Richard Moniplies resta quelques moments derrière son maître pour s’informer si, en cas de besoin, John Christie ne pourrait pas aider un brave Écossais à prendre son passage sur un bâtiment pour retourner en Écosse ; et ayant reçu l’assurance qu’il pourrait compter sur John en pareil cas, il lui dit, en le quittant, que probablement il lui rappellerait bientôt sa promesse ; « car, ajouta-t-il, si milord n’est pas fatigué de la vie de Londres, je connais quelqu’un qui l’est, et ce quelqu’un c’est moi-même ; et je suis bien décidé à revoir Arthurs-Seat[74] avant d’être plus vieux de quelques semaines. »



CHAPITRE XIV.

LE SERVITEUR SCRUPULEUX ET LA LETTRE ANONYME.


Bingo, holà, Bingo ! holà, garçon !… Ici, monsieur, ici… Il n’y est pas, il est parti ; mais il rentrera avant nous… C’est le plus obstiné chien qui ait rongé un os, ou suivi les pas d’un maître… Cependant Bingo m’aime plus qu’un mendiant les aumônes ; mais quand un caprice lui passe par la tête, il serait plus facile de combattre les fantaisies de la belle capricieuse qui est maîtresse de Votre Honneur, et de dissiper son humeur boudeuse, que de venir à bout de Bingo.
Le Magister et son chien.


Richard Moniplies fut fidèle à sa parole. Il y avait deux ou trois jours que le jeune lord avait pris possession de son nouveau logement, lorsqu’un matin il parut devant Nigel, au moment où celui-ci se préparait à s’habiller, après s’être levé beaucoup plus tard qu’il n’en avait autrefois l’habitude.

En regardant son domestique, Nigel remarqua que sa figure, qui avait toujours une expression de gravité solennelle, était couverte d’un nuage qui indiquait soit un redoublement d’importance, soit un degré de mauvaise humeur de plus, ou peut-être l’un et l’autre.

« Eh bien, dit-il, qu’y a-t-il donc ce matin, Richie, que vous arrivez avec une figure pareille aux masques grotesques qui sont sur ces gouttières là-haut ? » indiquant du doigt le bâtiment gothique de l’église du Temple, qu’on apercevait de la croisée.

Richie tourna la tête du côté de l’église, mais avec autant de roideur et aussi lentement que s’il eût eu le torticolis, et, reprenant sa première position, il répliqua : « Bah ! bah ! que m’importe cela ? ce n’est pas de choses semblables que j’ai à vous parler en ce moment. — Et de quoi donc avez-vous à me parler en ce moment ? » lui demanda son maître, que les circonstances avaient habitué à passer beaucoup de libertés à son domestique.

« Milord… » balbutia Richie ; puis il s’arrêta tout court, toussa, et s’éclaircit la voix comme si ce qu’il avait à dire lui tenait au gosier.

« Je devine ce que c’est, reprit Nigel ; vous avez besoin d’un peu d’argent, Richie : ces cinq pièces d’or feront-elles votre affaire ? — Milord, je puis, il est vrai, avoir besoin de quelque peu d’argent, et je suis bien aise et fâché en même temps de voir qu’il est plus commun chez Votre Seigneurie qu’il ne l’était autrefois. — Bien aise et fâché ; que voulez-vous dire ? vous me parlez par énigmes, Richie. — Mon énigme sera bientôt expliquée. Je viens demander à Votre Seigneurie ses ordres pour l’Écosse. — Pour l’Écosse ! êtes-vous fou, mon garçon ? ne pouvez-vous attendre pour y retourner avec moi ? — Je ne vous serais pas bien utile, puisque vous avez l’intention de prendre un page et un autre jockey. — Eh comment, animal ! s’écria le jeune lord ; ta jalousie t’empêche-t-elle de voir que le poids de tes devoirs en sera allégé de moitié ? Va déjeuner, et bois une double portion d’ale forte pour chasser de ta tête ces extravagances. Je serais tenté de t’en vouloir de ta sottise, Richie, si je ne me rappelais combien tu m’es resté fidèle dans l’adversité. — L’adversité, milord, ne nous aurait jamais séparés, dit Richie ; et quand les choses eussent été au pis, j’aurais su mourir de faim aussi bravement que Votre Seigneurie, et même encore mieux, y étant en quelque sorte habitué ; car, quoique j’aie été dans la boutique d’un boucher, je ne me suis pas nourri toute ma vie de filets de bœuf. — Que veut dire tout ce verbiage ? demanda Nigel ; a-t-il quelque autre but que de lasser ma patience ? Vous savez assez qu’eussé-je vingt domestiques, ce serait au fidèle serviteur qui ne m’a pas abandonné dans la mauvaise fortune que je donnerais constamment la préférence. Mais il n’y a aucune raison de me tourmenter comme vous le faites par vos airs d’importance et vos lubies. — Milord, répliqua Richie, en déclarant le cas que vous faites de moi, vous agissez comme vous le devez, honorablement pour vous-même, si j’ose m’exprimer ainsi, et ce n’est que justice. Néanmoins il faut que nous nous séparions. — Sur mon âme ! demanda Nigel, quelle en est donc la raison, si nous sommes mutuellement satisfaits l’un de l’autre ? — Milord, reprit Richie, la manière dont Votre Seigneurie passe son temps est telle que je ne puis ni l’approuver ni l’autoriser par ma présence. — Qu’est-ce à dire, maraud ! » s’écria le maître irrité.

« Sous votre bon plaisir, milord, reprit le domestique, il n’est pas juste à vous de vous offenser de mon silence et de mes paroles. Si vous pouvez écouter avec patience les motifs de mon départ, il peut arriver que vous vous en trouviez bien dans ce monde et dans l’autre ; sinon laissez-moi partir en silence, et qu’il n’en soit plus question. — Eh bien, monsieur, dites ce que vous avez dans l’âme ; seulement n’oubliez pas à qui vous parlez. — Eh bien, eh bien ! milord, je parle en toute humilité (jamais Richie n’avait eu un air d’importance empesée plus remarquable que dans ce moment) ; mais croyez-vous qu’il convienne à Votre Seigneurie de passer sa vie entre les dés et les cartes, à courir les tavernes et les spectacles ? Quant à moi, je déclare que cela ne me convient pas. — Comment donc, vous êtes devenu précisien ou puritain ! » s’écria lord Glenvarloch en affectant de rire, quoique, partagé entre le ressentiment et la colère, il eût quelque peine à les surmonter.

« Milord, je comprends le sens de cette question. Il est possible que je sois quelque peu précisien, et plût au ciel que je fusse plus digne de ce nom ! Mais laissons cela. J’ai étendu les devoirs d’un serviteur aussi loin que me l’a permis ma conscience écossaise ; je ne crains pas de dire un mot en faveur de mon maître et de mon pays natal quand je me trouve dans une terre étrangère, même dans les moments où, par prudence, je devrais laisser la vérité un peu derrière moi. Oui, vraiment ; et, qui plus est, j’échangerais volontiers des coups de poing avec tout homme qui voudrait dire du mal de l’un ou de l’autre. Mais ces tavernes, ces jeux, ces spectacles, ne sont pas mon élément, je ne peux pas respirer là dedans ; et quand j’entends dire que Votre Seigneurie a gagné un argent qui peut faire tort à un pauvre diable, sur mon âme, plutôt que de voir cela, j’aimerais mieux, pour fournir à vos besoins, sauter par-dessus une haie avec Votre Seigneurie, et crier : Arrête ! au premier marchand de bestiaux qui reviendrait de Smithfield avec le prix de ses veaux d’Essex dans sa poche. — Vous êtes un imbécile, » interrompit Nigel, dont la conscience cependant n’était pas tranquille ; « je ne joue jamais que de petites sommes. — Oui, milord, » reprit l’impassible domestique ; « mais, sauf votre respect, c’est encore tant pis. Si vous jouiez avec vos égaux, il pourrait y avoir encore du péché, mais ce serait plus honorable aux yeux du monde. Votre Seigneurie le sait, ou doit le savoir par sa propre expérience, vieille à peine de quelques semaines, les petites sommes font grandement faute à ceux qui n’en ont pas de plus fortes ; et, pour vous parler franchement, on a remarqué que Votre Seigneurie ne jouait jamais qu’avec ces pauvres créatures égarées à qui leurs moyens ne permettent pas de jouer gros jeu. — Qui oserait parler ainsi ? » s’écria Nigel fort irrité. « Je joue avec qui bon me semble, et je n’expose que ce qu’il me plaît. — C’est précisément ce qu’on dit, milord, » répondit l’impitoyable Richie, qui, ayant un goût naturel pour les sermons, et n’étant pas doué d’une sensibilité bien délicate, ne se faisait aucune idée de la peine qu’il causait à son maître. « Ce sont exactement leurs propres paroles. Pas plus tard qu’hier, à votre Ordinaire, il plut à Votre Seigneurie de gagner une somme de cinq livres sterling, ou environ, à cette espèce de petit gentilhomme portant un pourpoint de velours cramoisi et une plume de coq à son chapeau, celui qui s’est battu avec ce fanfaron de capitaine. Je l’ai vu traverser l’antichambre, et, s’il lui reste encore croix ou pile en poche, je n’ai jamais vu un homme ruiné. — Pas possible ! » dit lord Glenvarloch. « Comment donc ? qui est-il ? il m’avait l’air d’un homme riche. — Tout ce qui reluit n’est pas or, milord, répondit Richie ; les broderies et les boutons d’argent laissent les poches à sec. Et si vous me demandez qui il est, ma foi, il est possible que je m’en doute et ne me soucie pas de le dire. — Au moins, si j’ai fait du tort à ce garçon, dit lord Nigel, enseigne-moi les moyens de le réparer. — Que cela ne vous tourmente pas toujours, milord ; sauf votre respect, reprit Richie, on aura soin de lui. Ne pensez à lui que comme à un homme qui allait en poste au diable, et à qui Votre Seigneurie a donné en route un bon coup d’épaule pour le faire avancer. Mais je l’arrêterai, si la raison y peut quelque chose ; ainsi Votre Seigneurie n’a pas besoin de s’en inquiéter davantage, car il ne lui servirait en rien de savoir qui c’est ; bien au contraire. — Écoutez, maraud, dit Nigel, je vous ai supporté jusqu’à présent pour certaines raisons… mais n’abusez pas davantage de ma bonté ; et puisque vous voulez vous en aller, partez, au nom du ciel : voilà pour les frais de votre voyage. » En parlant ainsi, il mit de l’or dans la main de Richie. Celui-ci compta la somme avec la plus grande précision. « Le compte est-il juste ? Est-ce que les pièces ne sont pas de poids ?… Qui diable vous arrête encore, quand vous étiez si pressé il y a cinq minutes ? » s’écria le jeune lord tout à fait irrité de l’importance présomptueuse avec laquelle Richie venait de lui débiter ses préceptes de morale.

« Le compte de l’argent est juste, répliqua Richie ; et quant au poids, quoiqu’on soit scrupuleux dans cette ville au point de faire la grimace à une pièce tant soit peu légère, ou dont le bord a été fendu, par ma foi, on sautera dessus à Édimbourg comme un coq pour attraper un grain de blé. Les pièces d’or n’y sont pas si communes, malheureusement. — Vous n’en êtes que plus fou alors, » dit Nigel, dont la colère n’était que momentanée, « d’abandonner un pays où il n’en manque pas. — Milord, reprit Richie, pour vous parler franchement, la grâce de Dieu vaut mieux que les pièces d’or. Quand ce M. Lutin vous recommandera un page, vous ne lui entendrez pas prêcher une doctrine semblable à celle que je défends devant vous… Et quand ce devraient être mes dernières paroles, » ajouta-t-il en élevant la voix, « je vous répéterai que vous vous égarez en abandonnant les voies de votre honorable père, et qui plus est, toujours avec votre permission, que vous allez au diable avec un torchon au dos, car ceux qui vous entraînent dans ces dérèglements sont les premiers à se moquer de vous. — À se moquer de moi ! » s’écria Nigel, qui comme tous les jeunes gens de son âge était plus sensible au ridicule qu’à la raison. « Qui ose se moquer de moi ? — Milord, aussi vrai que je me nourris de pain, ou plutôt comme je suis un honnête homme, et je ne crois pas que Votre Seigneurie ait jamais entendu autre chose que la vérité sortir de la bouche de Richie, à moins que l’honneur de Votre Seigneurie, le bien de mon pays, ou quelque autre intérêt à moi particulier ne m’ait fait juger inutile de la proclamer toute entière… je vous dis donc, aussi vrai que je suis un honnête homme, qu’au moment où ce pauvre diable traversa le vestibule pour sortir de cet Ordinaire, maudit (le ciel me pardonne de jurer !) de Dieu et des hommes, le bonnet enfoncé sur les yeux, grinçant les dents et se tordant les mains en désespéré, Lutin me dit : Voilà un pigeon que votre maître a passablement bien plumé ; mais ce ne sera pas de si tôt qu’il arrachera une plume à un des coqs du jeu… Ainsi donc, milord, pour parler clairement, les laquais et leurs maîtres, et surtout votre ami juré, lord Dalgarno, vous appellent l’épervier… J’avais quelque envie de casser la tête à Lutin pour ces paroles, mais cela ne valait pas la peine d’une querelle. — Ont-ils osé se servir de semblables termes ? s’écria lord Nigel. Par la mort ! par le diable ! — Oui, oui, milord, répondit Richie ; le diable n’est pas oisif à Londres. Ensuite Lutin et son maître se sont moqués de vous, milord, disant que vous aviez laissé croire, j’ai honte de le répéter, que vous étiez au mieux avec la femme de ce brave et honnête homme dont nous venons de quitter la maison parce qu’elle n’était plus assez élégante pour vous. Et ils ont ajouté, les mauvaises langues ! que vous prétendiez avoir ses bonnes grâces, tandis qu’au fond vous n’aviez pas eu le courage de l’attaquer, et que l’épervier avait été trop poule mouillée pour fondre sur la femme d’un marchand de fromage. » Il s’arrêta un moment, en regardant fixement son maître, dont le visage était enflammé de honte et de colère. « Milord, ajouta-t-il, je vous ai rendu intérieurement justice, et à moi aussi ; car, ai-je pensé, il se serait plongé dans ce genre de libertinage, comme dans les autres, s’il n’avait eu Richie près de lui. — Quelles nouvelles sottises avez-vous encore à me débiter ? » dit lord Nigel ; « allons, voyons, continuez ; puisque c’est la dernière fois que vous devez me persécuter de vos impertinences, jouissez de votre reste. — Sur ma foi, répliqua Richie, c’est ce que je ferai ; et comme le ciel m’a donné une langue pour parler et donner des conseils… — C’est un talent qu’on ne vous accusera pas de négliger, interrompit Nigel. — C’est vrai, milord, » reprit Richie en faisant un signe de la main, comme pour demandera son maître silence et attention, « et j’espère que vous continuerez de penser ainsi. Or, comme me voilà sur le point de quitter votre service, il convient que vous sachiez la vérité, afin de réfléchir aux pièges qui peuvent être tendus à votre innocence, quand vous n’aurez plus auprès de vous une tête plus mûre et plus sage. Je vous dirai, milord, qu’une commère de bonne mine et d’une quarantaine d’années ou environ est venue s’informer de vous, et me faire mille questions à votre sujet. — Et que me voulait-elle ? demanda Nigel. — Au premier abord, milord, » reprit le judicieux serviteur, « comme elle m’avait l’air d’une femme bien élevée, et qui aimait à entendre causer sensément, je n’ai pas cru devoir me refuser à entrer en conversation avec elle. — C’est ce dont je ne doute pas, non plus que de votre empressement à lui conter mes affaires. — Vous vous trompez, miiord ; car bien qu’elle m’ait fait beaucoup de questions sur votre réputation, votre fortune, et les affaires que vous aviez ici, je n’ai pas jugé à propos de lui dire la vérité à ce sujet — Il me semble que vous n’aviez besoin de lui dire ni vérité ni mensonge sur un sujet qui ne la regarde pas. — C’est ce que j’ai pensé, milord, et c’est pourquoi je ne lui ai dit ni l’un ni l’autre. — Et que lui avez-vous donc dit alors, éternel babillard ? » s’écria son maître impatienté de son bavardage, et curieux cependant de savoir comment cela allait finir.

« Je lui ai dit, répondit Richie, sur votre fortune temporelle et sur le reste, des choses qui ne sont pas exactement vraies dans ce moment, mais qui l’ont été autrefois, qui devraient être, et qui le seront un jour : c’est que vous étiez en possession de très-belles terres, sur lesquelles vous n’avez encore que votre droit. Nous causâmes fort agréablement sur ce sujet et sur d’autres, jusqu’à ce qu’elle vînt à me laisser voir le pied fourchu, en commençant à me parler d’une jeune fille, qui, disait-elle, voulait du bien à Votre Seigneurie ; mais, quand j’ai entendu de quoi il s’agissait, j’ai soupçonné tout de suite que ce n’est qu’une… whist ! » Et Richie conclut sa narration en sifflant doucement, mais d’une manière très-expressive.

« Et qu’a fait votre sagesse dans de telles circonstances ? » demanda lord Nigel, qui, en dépit de son ressentiment, pouvait à peine s’empêcher de rire.

« Je lui ai lancé un regard, milord, » répondit Richie en fronçant le sourcil d’un air imposant, « un regard qui a dû pénétrer de confusion la porteuse de semblables messages. Je lui ai reproché sa perversité, et je l’ai menacée de la chaise à plongeon[75]. Elle, de son côté, m’a répondu par des injures, en m’appelant insolent et rustaud d’Écossais ; de sorte que nous nous sommes séparés de cette manière pour ne nous revoir jamais, comme je l’espère et m’en flatte. C’est ainsi, milord, que je me suis placé entre Votre Seigneurie et cette tentation, qui aurait pu être plus forte que celle des maisons de jeu et des théâtres mêmes ; car vous savez bien ce que Salomon, roi des Juifs, dit de la femme étrangère… Vraiment, me suis-je dit à moi-même, nous nous sommes déjà adonnés au dés, et si nous donnons ensuite dans les femmes, le Seigneur sait où nous nous arrêterons. — Votre impertinence mériterait une correction ; mais c’est la dernière que de longtemps j’aurai à vous pardonner… je vous la pardonne, dit lord Nigel… et puisque nous allons nous séparer, Richie, je ne vous dirai rien sur les précautions que vous avez jugé à propos de prendre à cet égard, si ce n’est qu’il me semble que vous auriez dû me laisser le soin de me conduire comme j’aurais jugé à propos. — Non pas, milord, répliqua Richie ; il en est beaucoup mieux autrement : nous sommes tous des créatures fragiles, et nous jugeons plus sainement dans les affaires des autres que dans les nôtres… Quant à moi, il en a toujours été ainsi, excepté dans le cas de la supplique ; ce qui aurait pu arriver à tout autre ; mais, en général, j’ai remarqué que j’étais beaucoup plus prudent dans tout ce que je faisais pour Votre Seigneurie que lorsqu’il s’agissait de mes propres intérêts ; et ceux-ci, je les ai toujours fait passer après ceux de Votre Seigneurie, comme c’était mon devoir. — Je te crois sur ce point, dit lord Nigel, t’ayant toujours trouvé honnête et fidèle. Eh bien ! puisque Londres vous plaît si peu, je ne vous retiendrai pas davantage, Richie ; vous pouvez partir pour Édimbourg jusqu’à ce que j’y retourne moi-même… J’espère qu’alors vous rentrerez à mon service. — Que le ciel vous bénisse, milord ! » dit Richie Moniplies en élevant les yeux vers le ciel ; « car ce mot sonne plus agréablement à mes oreilles qu’aucun de ceux que je vous ai entendu prononcer depuis quinze jours… Je vous fais mes adieux, milord. »

En parlant ainsi il avança son énorme main osseuse, s’empara de celle de lord Glenvarloch, la porta à ses lèvres, puis se retournant brusquement il se hâta de quitter la chambre, comme s’il eût eu peur de montrer plus d’émotion qu’il ne convenait d’après ses idées de décorum. Lord Nigel, un peu surpris de ce départ soudain, le rappela pour lui demander s’il avait assez d’argent : mais Richie secouant affirmativement la tête, sans faire d’autre réponse, descendit rapidement l’escalier, tira précipitamment la porte sur lui, et se mit à arpenter le Strand à grands pas.

Son maître, de sa fenêtre, le suivit involontairement des yeux, et tacha de distinguer la figure longue et maigre de son ancien serviteur jusqu’à ce qu’il l’eût perdu dans la foule des passants. Les réflexions de Nigel ne tournaient pas toutes à la satisfaction de sa conscience. Il ne pouvait s’empêcher de s’avouer secrètement que ce n’était pas un très-bon témoignage de son genre de vie que de voir un serviteur si fidèle ne plus se tenir honoré de le servir, et n’éprouver plus pour sa personne le même attachement qu’il lui avait manifesté auparavant. Il ne pouvait non plus étouffer certains remords de conscience en reconnaissant intérieurement la justice de quelques-unes des accusations que Richie avait portées contre lui, ni vaincre le sentiment de honte et d’humiliation qu’excitait en lui la manière dont était représenté par les autres ce qu’il aurait appelé, lui, sa modération et sa prudence au jeu. Il n’avait pas d’excuse à en donner, sinon qu’il ne l’avait jamais envisagée sous un semblable point de vue.

D’un autre côté, son orgueil et son amour-propre lui suggéraient que Richie, avec toutes ses bonnes intentions, n’était qu’un domestique présomptueux et importun, plus disposé à prendre le rôle de pédagogue que celui de laquais, et s’armant du prétexte de son attachement à la personne de son maître pour s’arroger le droit de se mêler de toutes ses actions et de les contrôler, outre qu’il le rendait ridicule dans le grand monde par sa tournure à l’antique, ses manières roides et empesées, et les libertés qu’il prenait sans cesse.

Nigel avait à peine quitté la croisée quand son nouveau propriétaire, entrant dans l’appartement, lui remit un billet soigneusement plié, entouré d’une aiguillée de soie et scellé. Il venait de lui être donné, dit-il, par une femme qui ne s’était pas arrêtée un moment. Le contenu touchait la même corde que Moniplies venait déjà de faire vibrer. L’épître était ainsi conçue :


Pour être remise aux mains du très-honorable lord Glenvarloch, de la part d’un ami inconnu.
« Milord,

« Vous vous fiez à un ami perfide, et vous faites du tort à votre réputation. Un ami inconnu de Votre Seigneurie vous dira d’un seul mot ce que vous n’apprendrez pas de tous les flatteurs qui vous entourent pendant le temps nécessaire à la consommation de votre ruine. Celui dont vous croyez l’attachement si sincère… votre ami, lord Dalgarno, vous trahit complètement, et, sous le prétexte de l’amitié, ne cherche qu’à renverser votre fortune et à ternir l’honorable réputation qui pourrait vous aider à la relever. L’amitié qu’il vous témoigne est plus dangereuse que la froideur du prince ; de même qu’il est plus honorable de perdre chez Beaujeu que d’y gagner. Méfiez-vous de l’un et de l’autre ; cet avis vous vient d’un ami sincère et qui veut rester anonyme.

« Ignoto. »


Lord Glenvarloch s’arrêta un moment, et froissa le papier entre ses mains ; puis, le dépliant de nouveau, il le relut avec attention, fronça le sourcil, rêva un instant, et enfin le déchirant en mille morceaux, s’écria : « C’est une vile calomnie !… Cependant j’examinerai… je me tiendrai sur mes gardes. »

Mille pensées se succédèrent en lui ; mais, au total, lord Glenvarloch fut si peu satisfait du résultat de ses réflexions, qu’il résolut de les dissiper par une promenade dans le parc ; et prenant son manteau et son chapeau, il sortit.



CHAPITRE XV.

LE PARC SAINT-JAMES, SOUPÇONS CONFIRMÉS.


L’agile Snowball commençait à grisonner quand il rencontra sur sa route un malheureux lièvre… Qui ne connaît pas Snowball, lui dont la race célèbre est encoreen tous lieux victorieuse à la course ? Swaffham, New-Market et le camp romain ont vu ses descendants vainqueurs de tous leurs rivaux. En vain le jeune lièvre redouble de vitesse et de ruse dans sa fuite, et franchit les montagnes, les haies et les barrières… La sage expérience vient au secours du manque d’agilité, et la victime expire en voulant sauter un buisson… C’est ainsi que dans ton enceinte, ô belle rue de Saint-James, au milieu de la foule des cavaliers et des dames traînées dans leurs chars, je fus un jour aperçu, poursuivi, traqué, coudoyé, et accosté par un manant grossier,
etc., etc., etc.


Le parc de Saint-James, agrandi, planté d’allées de verdure et embelli de diverses manières sous le règne de Charles II, était déjà, sous le grand-père de ce monarque, une promenade publique fort agréable et très-fréquentée des classes les plus élevées, qui y allaient prendre de l’exercice ou chercher le délassement de la promenade.

Ce fut là que lord Glenvarloch se rendit pour se distraire des réflexions désagréables occasionnées soit par sa séparation d’avec son fidèle écuyer Richie Moniplies, soit par la lettre anonyme qui semblait arriver à l’appui des avis de son serviteur.

Il y avait beaucoup de monde dans le parc quand il y entra ; mais la disposition d’esprit où il était le portant à fuir la société, il se tint éloigné des allées les plus fréquentées du côté de Westminster et de White-Hall, et se dirigea vers le nord de cet enclos, ou, comme nous dirions maintenant, vers la partie bordée par Piccadilly, espérant pouvoir se livrer à ses réflexions, ou plutôt les chasser sans être troublé.

Cependant lord Glenvarloch se trompait dans son attente. Comme il marchait lentement, les bras croisés sous son manteau, et son chapeau rabattu sur ses yeux, il vit fondre sur lui à l’improviste sir Mungo Malagrowther, qui, évitant le monde ou en étant évité, s’était retiré, par goût ou par nécessité, dans ce coin isolé du parc.

Nigel tressaillit au son aigre, perçant et querelleur de la voix fêlée du chevalier, et ne fut pas moins alarmé lorsqu’il vit sa longue et maigre personne se diriger vers lui en boitant, enveloppée d’un manteau râpé, sur la surface duquel dix mille taches de diverses espèces éclipsaient l’écarlate, sa couleur primitive, et la tête coiffée d’un castor qui avait rendu de longs services, et qui était orné d’une bande de velours noir au lieu de chaîne, tandis qu’à la place d’une plume d’autruche il était surmonté d’une plume de chapon.

Lord Glenvarloch aurait bien voulu lui échapper ; mais, comme le dit notre épigraphe, il aurait été aussi facile à un jeune lièvre de se débarrasser d’un lévrier expérimenté. Sir Mungo, pour continuer la comparaison, avait appris depuis long-temps à surprendre et à forcer son gibier. Nigel se trouva donc obligé de s’arrêter tout droit, et de répondre à la question rebattue : « Eh bien ! quelles nouvelles aujourd’hui ? — Rien d’extraordinaire, je crois, » répondit le jeune lord en essayant de passer outre.

« Oh ! vous allez à l’Ordinaire français, reprit le chevalier, mais il est encore de bonne heure… Nous avons le temps de faire un tour dans le parc en attendant ; cela vous aiguisera l’appétit. �»

En parlant ainsi, il passa tranquillement son bras sous celui de lord Glenvarloch, en dépit de toute la répugnance que sa victime put décemment laisser voir, et qu’il témoigna en tenant son bras serré contre lui ; mais le vieux chevalier, après l’abordage, une fois maître de sa prise, continua de s’avancer en la remorquant.

Nigel demeurait grave et silencieux, dans l’espoir de se débarrasser de son désagréable compagnon ; mais sir Mungo avait décidé que s’il ne parlait pas, du moins il entendrait parler.

« Ainsi vous allez à l’Ordinaire, milord ? » dit le cynique personnage. « Eh bien ! vous ne pouvez mieux faire… Il y a là bonne compagnie, et surtout très-choisie, à ce qu’on m’a dit, et sans doute telle qu’il convient à de jeunes gentilshommes de la fréquenter… Votre noble père aurait été enchanté de vous voir en si bonne société… — Je crois, » dit lord Glenvarloch, qui se regardait comme obligé de répondre, « que la société y est aussi bonne qu’il est possible de la trouver dans des endroits où il est difficile de fermer la porte à ceux qui viennent y déposer leur argent. — C’est vrai, milord, c’est très-vrai, » ajouta son persécuteur, en faisant un éclat de rire des plus discordants. « Ces manants de bourgeois, ces petits roturiers parviennent à se fourrer parmi nous, pour peu qu’ils trouvent seulement la porte entr’ouverte d’un pouce. Et que peut-on faire à cela ? Je ne vois qu’un remède, c’est de les dépouiller de cet argent qui leur donne tant de confiance… Écorchez-les tout vifs, milord, et brûlez-leur le poil comme la cuisinière fait aux dindons, et ils n’auront plus envie de revenir… Oui, oui, plumez-les, je vous le répète, milord, et alors les chapons lardés ne prendront plus un essor si élevé au milieu des vautours et des éperviers. »

Et en parlant ainsi, sir Mungo fixa sur Nigel son petit œil gris, vif et pénétrant, examinant l’effet de son sarcasme avec autant d’attention que le chirurgien en met à suivre dans une opération délicate les progrès de son scalpel.

Malgré le désir qu’éprouvait Nigel de cacher ses sensations, il ne put s’empêcher de procurer à son bourreau la satisfaction de le voir frémir de sa blessure. Il rougit de ressentiment et de colère ; mais il sentit combien une querelle avec sir Mungo serait ridicule, et se contenta de murmurer les mots de fat impertinent, que la surdité de sir Mungo ne l’empêcha pas d’entendre, et auxquels il répondit d’un ton caustique :

« Oui, oui, c’est très-vrai, ce sont des fats impertinents, de venir ainsi se faufiler dans la société de leurs supérieurs…. mais Votre Seigneurie sait comment les prendre… vous êtes plus fin qu’eux, milord… On s’est bien diverti vendredi dernier, en présence du roi, du tour que vous avez joué à un jeune boutiquier, que vous avez coulé à fond, en le débarrassant de ses spolia opima[76] et de toutes les espèces qu’il avait sur lui, jusqu’à ses boutons d’argent, l’envoyant paître ensuite avec Nabuchodonosor, roi de Babylone. Cela fait beaucoup d’honneur à Votre Seigneurie… On dit que le pauvre diable s’est jeté à la Tamise dans un accès de désespoir. Il en reste encore assez sans lui ; il y a eu plus de mal de fait à la bataille de Flodden. — On vous a raconté une foule de mensonges en ce qui me concerne, sir Mungo, » répliqua Nigel d’une voix forte et d’un ton bref.

« C’est probable, c’est probable, » continua l’impassible, l’imperturbable sir Mungo… « on n’entend que des mensonges à la cour… Ainsi donc le drôle ne s’est pas noyé… c’est dommage ; mais je n’avais jamais cru cette partie de l’histoire… un marchand de Londres n’est pas si fou dans sa colère… Je gagerais que le garçon, à l’heure qu’il est, a le balai en main, et qu’il fouille les égouts pour y chercher quelques clous rouillés, afin de recommencer son commerce. Il a trois enfants, dit-on : en bien ! ils l’aideront joliment à nettoyer les ruisseaux, et s’ils ont quelque bonheur dans ce métier, qui sait si Votre Seigneurie ne le ruinera pas une seconde fois. — Ceci n’est vraiment pas tolérable, » s’écria Nigel, ne sachant si, dans son indignation, il entreprendrait de se justifier, ou s’il repousserait loin de lui avec mépris son vieux persécuteur ; mais un moment de réflexion le convainquit qu’en agissant de l’une ou de l’autre manière, il accréditerait les calomnies qui, d’après ce qu’il commençait à voir, s’attachaient à sa réputation dans les rangs élevés comme dans les classes inférieures. Il prit donc la résolution plus sage de supporter l’impertinence affectée de sir Mungo, dans le but de découvrir, s’il se pouvait, de quelle source partaient ces bruits si nuisibles à son honneur.

Sir Mungo, pendant ce temps, suivant sa coutume ordinaire, avait relevé les derniers mots qu’avait prononcés Nigel, et les amplifiait et les interprétait à sa manière. « Tolérable, répétait-il ; oui vraiment, milord, on dit que vous avez un bonheur tolérable, et que vous savez comment il faut vous y prendre avec cette trompeuse coquette, dame Fortune… profitant de ses sourires en garçon sage et adroit, et ne vous exposant pas à ses rigueurs… et voilà ce que j’appelle avoir bonheur en poche. — Sir Mungo Malagrowther, » s’écria lord Glenvarloch en se tournant vers lui d’un air sérieux, « ayez la bonté de m’entendre un moment. — Du mieux que je pourrai, milord, » dit sir Mungo en branlant la tête et en portant à son oreille l’index de sa main gauche.

« Je tâcherai de parler très-distinctement, » reprit Nigel en s’armant de patience : « je vois que vous me prenez pour un joueur déterminé, et je vous donne ma parole que vous êtes mal informé ; mais vous me devez quelque explication sur la source d’où vous avez tiré ces faux renseignements. — Je n’ai jamais entendu dire que vous fussiez un grand joueur, et je n’ai jamais dit ni pensé moi-même que vous en fussiez un, milord, » répondit sir Mungo, qui se trouvait dans l’impossibilité de paraître n’avoir pas entendu les paroles que Nigel venait de prononcer lentement et du ton le plus distinct. « Je vous le répète, je n’ai jamais entendu dire, dit ou pensé que vous fussiez un grand joueur comme on appelle ceux de la première volée. Écoutez-moi bien milord, j’appelle un joueur celui qui joue à jeu égal et avec des gens de ss force, et prend les chances du jeu bonnes ou mauvaises ; et j’appelle un franc joueur celui qui joue gros jeu et hasarde franchement son argent. Mais, milord, celui qui a la patience et la prudence de ne jamais risquer que de petites sommes, telles, par exemple, qu’il en faut pour faire sauter les étrennes d’un garçon épicier ; qui ne se mesure qu’avec ceux qui ont peu de choses à risquer, et qui, par conséquent, doit toujours avoir l’avantage, car ayant plus d’argent devant lui, il peut attendre l’instant de saisir la fortune, et se lever lorsqu’elle cesse de lui être favorable… celui-là, milord, je ne l’appellerai pas un grand joueur, quel que soit d’ailleurs le nom qu’il mérite. — Et voudriez-vous faire entendre, s’écria lord Glenvarloch, que je suis ce misérable, cette âme vile et sordide, ce lâche qui craint les joueurs habiles et fait sa proie de l’ignorant, qui évite de jouer avec ses égaux afin de pouvoir piller en toute sûreté ses inférieurs ?… Voulez-vous me donner à comprendre que tels sont les bruits qu’on a fait courir sur mon compte ? — Vous ne gagnerez rien à le prendre avec moi sur un ton si haut, milord, « répliqua sir Mungo, qui, outre qu’il avait pour soutenir son humeur sarcastique une assez bonne provision de courage naturel, avait aussi pleine confiance dans les privilèges que lui avaient conférés le sabre de sir Rullion Ratray et le bâton des satellites employés par lady Cockpen. « Et, à la vérité de tout ceci, Votre Seigneurie doit savoir si elle a jamais perdu plus de cinq jacobus à la fois depuis que vous fréquentez Beaujeu ; si vous ne vous êtes pas souvent retiré en gagnant ; et enfin, si c’est de cette manière que jouent les braves jeunes gens, je veux parler de ceux d’un rang distingué, qui ont l’habitude de fréquenter cette maison. — Mon père avait raison, » dit lord Glenvarloch, dans l’amertume de son cœur ; « et c’est avec justice que sa malédiction m’a suivi lorsque j’entrai dans cette maison pour la première fois… l’air qu’on y respire est souillé, et celui qui échappe à la ruine de sa fortune n’évitera pas celle de sa réputation et de son honneur. »

Sir Mungo, qui suivait tous les mouvements de sa victime de l’œil prudent et satisfait d’un pêcheur expérimenté, s’aperçut alors que, s’il tirait sa ligne trop brusquement, il y avait tout à craindre que sa proie ne lui échappât… Afin donc de lui donner du jeu, il protesta que lord Glenvarloch n’aurait pas du prendre in malam partem la franchise de ses paroles. « Si vous mettez de la précaution dans vos amusements, milord, on ne peut nier que ce ne soit le moyen le plus sûr de ne pas compromettre davantage votre fortune déjà quelque peu dérangée ; et en jouant avec vos inférieurs, vous vous évitez le regret d’empocher l’argent de vos amis… D’ailleurs les coquins de plébéiens ont eu l’avantage tecum certasse[77], comme le dit Ajax Telamon apud Métamorphoses : et pour des gens de la sorte, l’honneur d’avoir joué avec un noble écossais est une compensation assez honnête pour la perte de leur enjeu, perte que la plupart de ces manants, j’en suis sûr, ont bien les moyens de supporter. — Quoi qu’il en soit, sir Mungo, je voudrais savoir… — Oui, oui, interrompit sir Mungo qu’importe, comme vous dites, que ces bœufs gras de Basan en aient les moyens ou non ? des gentilshommes ne sont pas obligés de limiter leur plaisir par égard pour des gens de cette sorte. — Je désire savoir, sir Mungo, demanda lord Glenvarloch, dans quelle compagnie vous avez appris ces particularités offensantes sur mon compte. — Sans doute, sans doute, milord, j’ai toujours entendu dire et affirmé moi-même que Votre Seigneurie voyait la meilleure compagnie du monde en particulier… D’abord la belle comtesse de Blackchester ; mais il me semble qu’elle ne va pas beaucoup dans le monde depuis son affaire avec Sa Grâce le duc de Buckingham… Puis ce bon vieux seigneur écossais de l’ancienne roche, le comte de Huntinglen, homme de qualité sans contredit c’est dommage qu’il ne puisse boire sans s’échauffer la tête, ce qui fait quelquefois du tort à sa réputation… Vient ensuite le jeune et brillant lord Dalgarno, qui cache sous les boucles gracieuses de sa chevelure toute la prudence d’une tête grise… c’est une belle et honorable famille, père, fille et fils, bien de la même race et dignes les uns des autres. Je pense qu’il n’est pas besoin de citer George Heriot après avoir parlé de la noblesse. Telle est la compagnie que vous fréquentez, m’a-t-on dit, milord, sans compter celle de l’Ordinaire. — Mes connaissances, il est vrai, ne se sont pas beaucoup étendues au-delà de celles dont vous parlez, reprit lord Glenvarloch ; mais pour couper court… — La cour, interrompit sir Mungo, c’est précisément de quoi j’allais vous parler… Lord Dalgarno prétend qu’il ne peut vous décider à aller à la cour, et cela vous fait du tort, milord… le roi entend parler de vous par les autres quand il devrait vous voir lui-même… je vous parle ainsi par pure amitié, milord. Dernièrement, lorsque votre nom fut prononcé dans le cercle de Sa Majesté, on l’entendit s’écrier : Jacta est alea[78]!… Glenvarlochides est devenu joueur et buveur… Milord Dalgarno prit votre parti, mais sa voix fut couverte par celle des courtisans, qui parlèrent unanimement de vous comme d’un homme qui s’était adonné à la vie bourgeoise, et qui compromettait la couronne de baron au milieu des bonnets plats de la Cité. — Et ceci a été dit publiquement de moi, demanda Nigel, et en présence du roi ? — Publiquement, répéta sir Mungo Malagrowther ; oui, oui, sur ma foi ; c’est-à-dire qu’on se l’est chuchoté à l’oreille, ce qui est aussi public que le lieu le permettait ; car il faut que vous sachiez que la cour n’est pas un lieu où tout le monde soit de pair à compagnon, et où l’on crie comme à un Ordinaire. — Maudits soient la cour et l’Ordinaire ! » s’écria Nigel avec impatience.

« De tout mon cœur, ajouta le chevalier ; mon service de chevalier ne m’a pas procuré grand’chose à la cour, et la dernière fois que je fus à l’Ordinaire j’y ai perdu quatre anges d’or. — Puis-je vous prier, sir Mungo, de me faire connaître les noms de ceux qui ont pris de semblables libertés avec la réputation d’un homme qui leur est peu connu, et qui n’a jamais fait de mal à aucun d’eux ? — Ne vous ai-je pas dit, répondit sir Mungo, que le roi avait commencé par dire quelque chose à ce sujet ? le prince en a fait autant ; et cela étant, vous pouvez bien jurer que tous ceux qui n’ont pas gardé le silence dans le cercle ont fait chorus avec eux. — Mais il me semble que vous venez de me dire, répondit lord Glenvarloch, que lord Dalgarno avait pris mon parti ? — Oh ! assurément, répliqua sir Mungo ; mais le jeune lord a été bientôt réduit au silence ; et, par parenthèse, il était un peu enrhumé, et si enroué, que sa voix ressemblait à celle d’un corbeau : le pauvre jeune homme, s’il n’avait eu cette indisposition, il n’y a pas de doute qu’il n’eût su se faire écouter, comme s’il s’agissait de sa propre cause, que personne ne s’entend mieux à plaider… Et à propos de cela, permettez-moi de vous demander, continua sir Mungo, si lord Dalgarno a jamais présenté Votre Seigneurie au prince ou au duc de Buckingham ? il aurait suffi de l’un ou de l’autre pour emporter votre affaire du premier coup. — Je n’ai aucun droit à la faveur du prince, ni à celle du duc de Buckingham, répondit lord Glenvarloch. Comme vous paraissez vous être particulièrement occupé de mes affaires, sir Mungo, et même un peu plus qu’il n’était nécessaire, vous pouvez avoir entendu dire que j’ai adressé une pétition au souverain, pour le paiement de sommes dues à ma famille. Je ne puis douter que le désir du roi ne soit de me faire justice, et ne puis décemment avoir recours aux sollicitations de Son Altesse le prince, ou de Sa Grâce le duc de Buckingham, pour obtenir de Sa Majesté ce qui doit m’être accordé comme un droit, ou refusé tout à fait. »

Sir Mungo donna à ses traits bizarres une de leurs expressions les plus grotesques, et répondit en ricanant :

« C’est un exposé très-clair et très-frappant de la position de l’affaire, milord ; et en comptant là-dessus, vous prouvez d’une manière incontestable la connaissance intime et profonde que vous avez du roi, de la cour et du genre humain en général ;… Mais qui vient par ici ? Rangez-vous, milord, et faisons place. Sur ma foi, ce sont les gens dont nous parlions… quand on parle du diable, dit le proverbe… hem ! »

Il n’est pas inutile de faire remarquer ici que, pendant cette conversation, lord Glenvarloch, sans doute dans l’espoir de se débarrasser de sir Mungo, avait dirigé sa promenade vers la partie la plus fréquentée du parc. Cependant le bon chevalier était resté accroché à son bras, indifférent au chemin qu’il suivait, pourvu qu’il pût tenir son compagnon entre ses griffes. Ils étaient cependant encore à quelque distance de la partie où se pressait la foule, quand l’œil exercé de sir Mungo aperçut les personnages que ses dernières paroles annoncèrent à lord Glenvarloch.

Un murmure sourd et respectueux s’éleva parmi les groupes nombreux de personnes qui occupaient la partie basse du parc. Elles se rassemblèrent d’abord en foule, le visage tourné vers White-Hall, puis se rejetèrent en arrière et ouvrirent un passage à une troupe brillante qui sortait du palais, et qui s’avançait dans le parc… Tous ceux qui étaient présents s’empressèrent de laisser l’allée libre et de se découvrir.

Le plus grand nombre des courtisans portait ce costume que Van-Dyck nous a rendu si familier après un intervalle de près de deux cents ans : il commençait à remplacer celui qu’on avait adopté, à l’imitation de la cour d’Henri IV, et qui était plus frivole et moins imposant.

Tous les personnages qui faisaient partie de ce groupe avaient la tête nue, à l’exception du prince de Galles, depuis le plus infortuné des monarques de l’Angleterre : il marchait en avant, ses longs cheveux châtains tombant en boucles sur ses épaules, et sa physionomie que rembrunissait, même dans sa première jeunesse, une teinte de mélancolie prophétique, ombragée par un chapeau à l’espagnole, d’où pendait une longue plume d’autruche. À sa droite était Buckingham, dont le port noble et gracieux à la fois, laissait presque dans l’ombre, sous le rapport de la majesté extérieure, la personne du prince qu’il suivait. Le regard, les mouvements et les gestes du grand courtisan étaient tellement calculés, et si conformes à l’étiquette qu’exigeait sa situation, qu’il en résultait un frappant contraste avec la gaieté familière et la frivolité qui l’avaient mis en faveur auprès de son cher papa et compère le roi Jacques… Le sort de ce courtisan accompli était assurément très-singulier ; car à la fois le favori en pied d’un père et d’un fils de caractères si opposés, il était obligé, afin d’obtenir les bonnes grâces du jeune prince, de contenir dans les bornes du plus respectueux décorum cette humeur légère et folâtre qui faisait les délices du vieux roi.

Il est vrai que Buckingham connaissait si bien les différents caractères de Jacques et de Charles qu’il ne lui était pas difficile de se maintenir au premier rang de la faveur auprès de chacun d’eux. On a même supposé que le duc, ayant une fois réussi à gagner complètement les affections de Charles, ne conserva plus son empire sur le père que par la tyrannie de l’habitude : on ajoutait que, si Jacques avait pu se décider à former une résolution vigoureuse, il n’aurait pas été éloigné, surtout dans les dernières années de sa vie, de retirer sa faveur à Buckingham et de l’écarter de ses conseils. Mais s’il est vrai qu’il ait jamais médité un tel changement, il était trop timide et trop accoutumé à l’influence du duc pour trouver le courage de l’effectuer, et, dans tous les cas, il est certain que Buckingham, quoique survivant à un maître à qui il devait son élévation, eut le rare bonheur de jouir pendant deux règnes, sans le moindre affaiblissement, de la faveur la plus éclatante qu’ait jamais possédée un courtisan, faveur qui ne s’éteignit qu’avec sa vie, lorsqu’il tomba sous le poignard de son assassin Jelton.

Mais revenons à notre récit, interrompu par cette digression. Le prince s’avançait avec sa suite, et s’approchait de l’endroit où se trouvaient lord Glenvarloch et sir Mungo, qui s’étaient rangés comme les autres pour laisser le passage libre au prince, et lui donner les marques de respect ordinaires. Nigel put alors remarquer que lord Dalgarno marchait derrière le duc de Buckingham, et il lui sembla qu’il lui chuchotait quelque chose à l’oreille. Du moins est-il certain que l’attention du prince et du duc de Buckingham fut attirée sur Nigel, car ils tournèrent la tête de son côté, et le fixèrent attentivement, le prince, avec des regards dont l’expression sérieuse et mélancolique était mêlée de sévérité, Buckingham, d’un air hautain et railleur, qui indiquait un triomphe insultant. Lord Dalgarno ne parut pas remarquer son ami, peut-être à cause des rayons du soleil qui, donnant du côté de l’allée où se trouvait Nigel, obligeaient Malcolm à tenir son chapeau devant ses yeux.

Lorsque le prince passa, lord Glenvarloch et sir Mungo s’inclinèrent comme le respect l’exigeait, et le prince, leur rendant leur salut avec cette gravité cérémonieuse qui accorde à chacun ce qui est dû à son rang, mais rien au-delà, fit signe à sir Mungo de s’avancer ; celui-ci, tout en se mettant en devoir d’obéir, commença une apologie sur son infirmité, qui le privait d’aller plus vite, et ne la termina que lorsqu’il fut arrivé tout en boitant auprès du prince. Sir Mungo prêta une oreille attentive et intelligente, en apparence, à des questions qui lui furent faites d’un ton tellement bas, que le chevalier y eût certainement été sourd, si tout autre que le prince de Galles les lui eût adressées. Après une minute de conversation, le prince jeta sur Nigel un autre de ces regards fixes, dont l’expression est si embarrassante, et saluant légèrement sir Mungo, il continua sa promenade.

« Je ne le soupçonnais que trop, » dit sir Mungo, d’un ton qu’il cherchait à rendre triste et compatissant, tandis qu’en effet il faisait la grimace d’un singe qui vient de mettre dans sa bouche un marron brûlant ; « vous avez des amis qui vous desservent, c’est-à-dire de faux amis, ou, pour parler plus clairement encore, des ennemis auprès de la personne du prince. — J’en suis fâché, répliqua Nigel ; mais je voudrais savoir ce dont ils m’accusent. — Vous allez entendre, milord, répondit sir Mungo, les propres paroles du prince : Sir Mungo, dit-il, je suis bien aise de vous voir, et je me réjouis que vos douleurs de rhumatisme vous permettent de venir prendre de l’exercice ici. » Je m’inclinai, comme de raison… Remarquez bien, milord, cette circonstance, ce fut le premier point de notre conversation. Son Altesse me demanda ensuite si la personne qui m’accompagnait n’était pas le jeune lord de Glenvarloch… Je répondis que c’était lui-même, au service de Son Altesse… ce fut le second point. Enfin, Son Altesse, reprenant la conversation, me dit qu’effectivement on le lui avait dit… c’est-à-dire qu’on lui avait dit que c’était vous… mais qu’il ne pouvait croire que l’héritier de cette noble maison déchue pût mener une vie oisive, scandaleuse et précaire dans les auberges et les tavernes de Londres, tandis que les tambours du roi appelaient aux armes, et que ses drapeaux étaient déployés en Allemagne pour servir la cause du grand-duc Palatin son gendre… Votre Seigneurie conçoit bien que je n’avais rien autre chose à faire que de m’incliner ; et le prince m’ayant congédié d’un gracieux « Bonjour, sir Mungo Malagrowther, » je suis revenu trouver Votre Seigneurie. Maintenant, milord, si vos affaires ou vos plaisirs vous appellent à l’Ordinaire, ou dans quelque autre endroit de la Cité, vous ferez bien d’y aller, car vous comprendrez, sans doute, que vous êtes resté assez long-temps dans le parc, d’autant plus qu’ils retourneront probablement quand ils seront au bout de l’allée, et reviendront par ici… et vous en avez assez entendu, j’espère, pour savoir que vous ne devez pas vous presser de vous retrouver sous les pas du prince. — Vous pouvez rester, ou vous en aller, comme bon vous semble, sir Mungo, » répliqua Nigel avec l’expression d’un ressentiment calme mais profond ; « quant à moi, ma résolution est prise : je ne quitterai cette promenade publique pour le bon plaisir de personne… et je la quitterai encore moins comme un homme indigne d’être vu dans les endroits publics… J’espère que le prince et sa suite reviendront de ce côté, comme vous le dites, car je veux les attendre ici, sir Mungo, et les braver. — Les braver ! » s’écria sir Mungo avec la plus extrême surprise… « braver le prince de Galles, l’héritier présomptif du royaume… Par mon âme ! vous le braverez tout seul alors. »

En conséquence, il allait quitter Nigel quand un mouvement d’intérêt et de bienveillance, auquel il n’était guère sujet, sembla tout à coup adoucir son cynisme naturel.

« Du diable si je ne suis pas un vieux fou ! se dit sir Mungo. Faut-il que j’aille m’intéresser, moi qui ai si peu d’obligations à la fortune et à mes semblables, faut-il, dis-je, que j’aille m’intéresser à ce morveux, qui, je le gagerais, est aussi entêté qu’un pourceau possédé du diable ; car c’est le défaut de sa famille ?… Et cependant, dussent-ils être perdus, il faut que je lui donne quelques bons avis… Mon jeune lord, » reprit-il en se retournant et s’adressant à Nigel… « écoutez-moi bien : ceci n’est pas un jeu d’enfant… La manière dont le prince m’a parlé à votre égard, et que je vous ai rapportée, était équivalente à un ordre de ne pas reparaître en sa présence ; c’est pourquoi suivez le conseil d’un vieillard qui vous veut du bien, et peut-être plus qu’il n’en doit souhaiter au genre humain en général… Retirez-vous comme un bon garçon, et laissez-les passer… Rentrez chez vous ; ne remettez plus le pied dans une taverne… ne touchez plus un dé… Arrangez-vous pour vos affaires avec quelqu’un qui soit mieux vu que vous à la cour, et vous en aurez une belle somme d’argent toute ronde qui vous conduira en Allemagne ou ailleurs, pour y pousser votre fortune. Ce fut un soldat heureux qui fut le fondateur de votre famille il y a quatre ou cinq cents ans, et si vous avez de la bravoure et du bonheur, vous pouvez un jour parvenir à la relever ; mais, croyez-moi, vous ne réussirez jamais dans cette cour. »

Lorsque sir Mungo eut terminé cette exhortation, où il y avait plus d’intérêt véritable pour la situation de Nigel qu’on ne lui en avait jamais entendu exprimer à personne, lord Glenvarloch lui répondit : « Je vous suis obligé, sir Mungo ; vous avez parlé, je crois, avec sincérité, et je vous en remercie… Mais, en échange de vos bons avis, je vous conjure instamment de me quitter. J’aperçois le prince et sa suite qui reviennent, dans cette allée, et vous pouvez me faire du tort, sans me servir, en restant avec moi ; — Vous avez dit vrai, répondit sir Mungo ; et cependant, si j’avais dix ans de moins, je serais tenté de rester près de vous et de soutenir le choc ; mais à soixante ans passés, le courage d’un homme se refroidit, et ceux qui ne sauraient se faire une existence ne doivent pas compromettre le peu qu’ils ont dans leur vieillesse. Je désire que vous vous en tiriez bien, milord, mais le combat n’est pas égal. » En disant ces mots, il s’éloigna en boitant, retournant souvent la tête, comme si son courage naturel, quoique affaibli par son âge et ses infirmités, joint à son goût pour la contradiction et les querelles, lui eût inspiré quelque répugnance pour le parti que lui commandait sa propre sûreté.

Ainsi abandonné par son compagnon, dont au moment de son départ il conçut une meilleure opinion, Nigel resta les bras croisés et appuyé contre un arbre solitaire qui ombrageait le chemin, se préparant à soutenir avec fermeté un moment qu’il sentait devoir être critique et plein d’influence sur sa destinée ; mais il se trompait en supposant que le prince de Galles l’interpellerait ou lui donnerait une occasion de se justifier dans un endroit aussi public que le parc. Il n’échappa pas à son attention cependant ; car lorsqu’il le salua d’un air respectueux mais fier, et qui indiquait qu’il était instruit de l’opinion défavorable que le prince venait d’exprimer sur son compte, et qu’il ne s’en laissait pas effrayer, Charles lui rendit son salut avec un de ces regards sévères que se permettent seuls les hommes de la part de qui un tel regard est un arrêt. La foule des courtisans s’écoula ; le duc de Buckingham ne parut même pas voir lord Glenvarloch, tandis que lord Dalgarno, quoique le soleil eût cessé de l’incommoder, tînt ses yeux, peut-être encore fatigués de son premier état, constamment baissés vers la terre.

Ce fut avec peine que lord Glenvarloch parvint à contenir son indignation, quoiqu’il y eût eu de la folie à s’y livrer dans la situation où il se trouvait. Il quitta soudainement sa place, et suivit le cortège du prince de manière à ne pas le perdre de vue, ce qui lui fut très-facile, attendu qu’il marchait lentement. Nigel remarqua qu’il se dirigeait vers le palais, où le prince se retourna, salua en signe de congé les seigneurs qui l’accompagnaient, et entra dans le palais, suivi du duc de Buckingham seulement et de deux ou trois écuyers. Le reste de la suite ayant répondu, avec tout le respect convenable, au salut du prince, se dispersa dans le parc.

Ces petites circonstances furent attentivement observées par lord Glenvarloch, qui, ajustant son manteau et tournant son ceinturon autour de ses reins, de manière à avoir la poignée de son épée plus à portée de sa main, murmura entre ses dents : « Dalgarno m’expliquera tout cela, car il est dans le secret. »



CHAPITRE XVI.

SUITE FATALES DE L’IMPRUDENCE.


Place ! place ! je demande justice et je l’aurai. Ne me parlez ni de rangs ni de privilèges ; là où l’affront a été commis j’en cherche la réparation… Que tous ceux qui veulent me barrer le passage apprennent que j’ai un cœur qui sait ressentir les injures, une main capable de les venger, et, sur mon honneur, cette main arrachera la réparation que me refuse la loi à tête grise.
Le Chambellan.


Nigel ne tarda pas à découvrir lord Dalgarno, qui s’avançait de son côté avec un autre jeune seigneur de la suite du prince ; et comme ils dirigeaient leurs pas vers le sud-est du parc, il conclut qu’ils allaient chez le comte de Huntinglen. Ils s’arrêtèrent cependant, et prirent une autre allée conduisant au nord : lord Glenvarloch attribua ce changement à ce qu’ils l’avaient vu ou désiraient l’éviter.

Il les suivit sans hésiter dans un sentier qui tournoyait autour d’un petit bois d’arbres et d’arbustes, et qui le conduisit encore une fois dans la partie la moins fréquentée du parc. Il remarqua quel côté du bois suivaient lord Dalgarno et son compagnon, et se hâtant de tourner de l’autre côté, il réussit de cette manière à les rencontrer face à face.

Bonjour, lord Dalgarno, dit lord Glenvarloch d’un air grave.

« Ah ! ah ! mon ami Nigel, » répondit lord Dalgarno, de ce ton insouciant et léger qui lui était ordinaire… « Mon ami Nigel paraît occupé d’affaires… mais il faut, mon cher, que vous attendiez jusqu’à midi, heure à laquelle nous nous trouverons chez Beaujeu… Sir Ewes Haldimund et moi sommes maintenant occupés pour le service du prince. — Quand vous seriez occupé pour celui du roi, milord, il faudrait vous arrêter, et me répondre ! — Diantre ! » dit lord Dalgarno de l’air d’un grand étonnement : « que veut dire cette colère ?… qu’est-ce, Nigel ?… c’est là l’humeur du roi Cambyse[79]… vous avez un peu trop fréquenté les théâtres depuis quelque temps… Trêve, à cette folie, mon cher… allez chez vous, dînez avec de la soupe et de la salade, buvez de l’eau de chicorée pour vous rafraîchir le sang, et méfiez-vous du démon malfaisant de la colère : surtout craignez d’être abusé… — En effet, » répondit lord Glenvarloch d’un ton de ressentiment calme et prononcé ; « en effet, je me suis laissé abuser trop long-temps, et surtout par vous, milord Dalgarno, vous qui osâtes vous servir du masque de l’amitié. — Voilà une belle affaire ! » dit Dalgarno se tournant vers sir Ewes Haldimund, comme pour le prendre à témoin : « voyez-vous cette tête chaude, sir Ewes ?.. il y a un mois il n’aurait pas osé regarder en face un de ces moutons qui sont là-bas, et maintenant il fait le rodomont, plume les pigeons, critique les acteurs et les poètes, et par reconnaissance pour moi qui l’ai mis sur la voie d’acquérir la réputation éminente dont il jouit dans la ville, il s’en vient ici chercher querelle à son meilleur, peut-être à son unique ami. — Je renonce à une amitié aussi fausse que la vôtre, milord, dit lord Glenvarloch ; je désavoue la réputation que vous cherchez à me faire même en ma présence ; et avant que nous nous séparions, je vous sommerai de m’en rendre compte. — Milords, interrompit sir Ewes Haldimund, permettez-moi de vous rappeler à tous deux que le parc du roi n’est pas un endroit convenable pour une querelle… — Tout endroit me convient lorsqu’il m’offre mon ennemi, » dit lord Glenvarloch, qui ne savait pas, ou qui, dans sa colère avait peut-être oublié les privilèges du lieu où il se trouvait. « Vous me trouverez très-disposé à vous répondre, » dit lord Dalgarno d’un ton calme, « aussitôt que vous m’en aurez donné une raison suffisante. Sir Ewes Haldimund, qui connaît la cour, vous dira que je ne recule jamais dans de telles occasions. Mais de quoi vous plaignez-vous maintenant, après n’avoir reçu que des marques d’amitié de moi et de ma famille ? — Je n’ai pas à me plaindre de votre famille, dit lord Glenvarloch : elle a fait pour moi tout ce qu’elle pouvait, plus, bien plus que je n’avais le droit d’en attendre ; mais vous, milord, tandis que vous me donniez le nom d’ami, vous avez souffert qu’on calomniât mon caractère, tandis qu’un mot de votre bouche eût suffi pour le justifier… de là le message injurieux que je viens de recevoir de la part du prince de Galles. Laisser noircir la réputation d’un ami, milord, sans essayer de la défendre, c’est se rendre soi-même complice de la calomnie. — Vous avez été mal informé, milord Glenvarloch, dit sir Ewes Haldimund ; j’ai souvent entendu moi-même lord Dalgarno défendre votre réputation, et exprimer le regret que votre goût exclusif pour les plaisirs de la vie de Londres vous empêchât de faire votre cour régulièrement au roi et au prince. — Tandis que c’était lui-même, s’écria lord Gienvarloch, qui me dissuadait de me présenter à la cour ! — Je couperai court à cette affaire, » dit lord Dalgarno avec une froideur hautaine. « Vous paraissez vous être imaginé, milord, que vous et moi devions être Oreste et Pylade, une seconde édition de Pythias et Damon, ou tout au moins de Thésée et Pirithoüs… vous vous êtes trompé, et avez donné le nom d’amitié à ce qui, de mon côté, n’était que de la complaisance et de la compassion pour un compatriote ignorant et novice, dont mon père, d’ailleurs, m’avait donné la charge embarrassante. Votre réputation, milord, n’est l’ouvrage de personne autre que vous… Je vous ai mené dans des endroits où, comme dans tous ceux de ce genre, on rencontre bonne et mauvaise compagnie ; par habitude ou par goût, vous avez préféré la mauvaise, votre sainte horreur à la vue des dés et des cartes a dégénéré en une résolution de jouer exclusivement avec ceux que vous étiez sûr de gagner et autant que vous étiez en veine… Personne ne peut se conduire long-temps de cette manière, et conserver intact le nom d’un gentilhomme… Telle est la réputation que vous vous êtes faite, et je ne vois pas quel droit vous avez de vous fâcher si je ne contredis pas ce que vous savez être la vérité. Maintenant, laissez-nous passer, milord, et si vous désirez une autre explication, choisissez un moment et un lieu plus convenables. — Aucun ne peut valoir le moment actuel, » dit lord Glenvarloch, dont le ressentiment avait été exalté au dernier point par la manière froide et insultante dont lord Dalgarno s’était justifié… « aucun lieu ne peut mieux convenir que celui où nous sommes… Ceux de ma maison ont constamment vengé leurs injures sur l’heure et sur la place où elles leur furent faites, fût-ce au pied du trône. Lord Dalgarno, vous êtes un scélérat ; en garde, et défendez-vous ! » et en parlant ainsi, il tira lui-même son épée…

« Êtes-vous fou ? » dit lord Dalgarno se reculant, « nous sommes dans l’enceinte de la cour. — Tant mieux ! répondit lord Glenvarloch, je la purgerai d’un calomniateur et d’un lâche. » Il s’avança en même temps sur lord Dalgarno, et le frappa du plat de son épée.

Cette querelle avait fini par attirer l’attention, et on entendit bientôt les cris répétés de : « La paix ! la paix ! À bas les épées nues dans le parc ! Holà, gardes !… gardiens !… À la garde !… » et l’on accourait de tous côtés vers cette partie du parc.

Lord Dalgarno, qui avait tiré son épée à demi en se sentant frapper, la remit dans le fourreau, en remarquant que la foule grossissait : il prit le bras de sir Ewes Haldimund et se contenta de dire à lord Glenvarloch en le quittant : « vous me paierez cher cette insulte ; nous nous reverrons. »

Un homme d’un certain âge et d’une tournure respectable, qui avait remarqué que lord Glenvarloch restait à sa place, ayant compassion de sa jeunesse et de son inexpérience, s’approcha et lui dit : « Savez-vous bien que c’est une affaire qui regarde la chambre étoilée, jeune homme, et qu’elle peut vous coûter la main droite ?… Hâtez-vous de songer à votre sûreté avant que les gardes et les constables arrivent ; réfugiez-vous dans White-Friars, ou dans quelque autre lieu qui puisse vous servir d’asile, jusqu’à ce que vos amis aient arrangé votre affaire, ou que vous puissiez quitter la ville. »

Cet avis n’était pas à négliger. Lord Glenvarloch se dirigea précipitamment vers la porte du parc qui est du côté de Saint-James, et traversa l’hôpital de ce nom. Le tumulte croissait derrière lui, et plusieurs officiers de paix de la maison du roi étaient venus pour arrêter le coupable. Heureusement pour Nigel, les bruits qui s’étaient répandus sur la cause de sa querelle avaient mis le peuple de son côté. On disait qu’un des compagnons du duc de Buckingham avait insulté un gentilhomme de province, et que celui-ci avait eu recours à un bâton et avait battu d’importance son agresseur. Un favori, ou le compagnon d’un favori est toujours odieux à John bull, qui a d’ailleurs du penchant pour ceux qui soutiennent leurs querelles en procédant par voies de fait, comme le disent les procureurs, et dans ce cas, ces deux préjugés se trouvaient en faveur de Nigel. Ceci fut cause que les officiers qui vinrent pour l’arrêter ne purent apprendre des spectateurs ni détails sur sa personne, ni renseignements sur la route qu’il avait prise, de sorte que pour le moment il échappa à leurs poursuites.

Ce que lord Glenvarloch entendit répéter parmi la foule sur son passage suffit pour lui apprendre que, dans l’impatience de sa colère, il s’était mis dans une situation fort dangereuse. Il n’ignorait pas tout à fait la rigueur arbitraire du jugement de la chambre étoilée, particulièrement en fait de violation de privilèges, ce qui faisait qu’elle excitait la terreur générale ; et pas plus tard que du temps de la reine, il se rappelait avoir entendu dire que la peine de mutilation avait été prononcée et exécutée pour un délit du genre de celui qu’il avait commis. Autre réflexion aussi peu consolante : la violente querelle qu’il venait d’avoir avec lord Dalgarno allait lui faire perdre l’amitié et les bons offices du père et de la sœur du jeune lord, qui étaient presque les seules personnes de considération dont il pût invoquer le crédit, tandis que les bruits calomnieux qui avaient couru sur son compte auraient nécessairement un poids énorme dans un cas où la réputation de l’accusé devait avoir la plus grande influence sur sa cause. Pour une jeune imagination, l’image de la mutilation avait quelque chose de plus effrayant que la mort même, et chaque parole qu’il entendait parmi les groupes qu’il rencontrait, et laissait derrière lui, ou auxquels il se mêlait sur la route, lui confirmait que tel devait être le châtiment de son délit. Il craignait de trop hâter le pas, de peur d’éveiller le soupçon, et plus d’une fois il vit les officiers et les gardes du parc si près de lui, qu’il se sentit tressaillir les nerfs du poignet, comme s’il était déjà sous le coup de la hache fatale. À la fin, il sortit du parc, et eut un peu plus de loisir pour réfléchir sur ce qu’il avait à faire.

White-Friars, bâtiment adjacent au Temple, bien connu alors par le surnom d’Alsace, avait dans ce temps, et conserva encore pendant près d’un siècle le privilège d’être un sanctuaire inviolable, où ne pouvaient pénétrer que les mandats du lord chef de la justice, ou des lords du conseil privé. Et même, comme ce lieu était peuplé de gens couverts du mépris public… banqueroutiers, joueurs ruinés, dissipateurs sans ressources, duellistes de profession, spadassins, homicides et mauvais sujets de toute espèce… tous ligués ensemble pour soutenir les privilèges de leur asile, il était à la fois difficile et dangereux pour les officiers de justice de mettre à exécution des mandats émanant même des premières autorités, au milieu de gens dont la sûreté était incompatible avec tout mandat, toute autorité quelconque. Lord Glenvarloch savait parfaitement cela, et tout odieux que lui fût un semblable lieu de refuge, il le regardait comme le seul où il pût se cacher pendant les premiers moments, afin d’échapper à la poursuite de la loi jusqu’à ce qu’il trouvât moyen de pourvoir définitivement à sa sûreté, ou de faire arranger cette pénible affaire.

Tout en marchant rapidement vers ce sanctuaire, Nigel s’adressait d’amers reproches : il se repentait de s’être laissé conduire par lord Dalgarno dans des endroits de dissipation, et il accusait la fougue inconsidérée de ses passions, qui le forçait maintenant à se réfugier dans une enceinte consacrée au vice et à la débauche.

« Dalgarno n’a parlé que trop vrai en cela, » se disait-il douloureusement « je me suis fait une mauvaise réputation en suivant des conseils perfides, et en négligeant les avis salutaires qui réclamaient toute mon obéissance, et me recommandaient de m’abstenir même du plus léger contact avec le vice ; mais si je parviens à m’échapper du dangereux labyrinthe où m’ont égaré mon inexpérience, ma folie et la violence de mes passions, je ne songerai plus qu’à rétablir par quelque noble action l’éclat d’un nom qui ne fut jamais flétri, si ce n’est depuis que je le porte. »

En formant ces sages résolutions, lord Glenvarloch se trouva dans l’enceinte du Temple, où il existait alors une porte qui donnait dans White-Friars. C’était par cette porte, qui en était la plus secrète, qu’il se proposait d’entrer dans le sanctuaire. Comme il approchait de ce repaire de l’infamie, dont la pensée le faisait frémir, même au moment où il allait y chercher un asile, son pas se ralentit involontairement : les degrés rapides et à demi ruinés qu’il lui fallait descendre lui rappelaient le facilis descensus Averni[80] : il se demanda s’il ne valait pas mieux braver ce qui pouvait lui arriver de pis, en restant publiquement parmi des hommes d’honneur, que de se dérober au châtiment en se retirant au milieu du vice et de la débauche.

Comme Nigel hésitait, il vit s’avancer vers lui un jeune étudiant du Temple qu’il avait rencontré et avec lequel il avait souvent causé à l’Ordinaire, lieu que ce jeune homme fréquentait beaucoup, et où il était toujours bien accueilli, étant d’une humeur enjouée, assez bien pourvu d’argent, et passant aux théâtres et dans d’autres endroits de dissipation un temps que son père croyait employé à étudier les lois… Mais Reginald Lowestoffe, tel était le nom du jeune étudiant, était d’avis qu’il n’était pas besoin de connaître à fond les lois pour dépenser le revenu des terres dont il devait hériter à la mort de son père, et en conséquence il ne se donnait pas beaucoup de peine pour acquérir cette science : il se contentait de ce que pouvait lui en communiquer la savante atmosphère au milieu de laquelle il vivait. C’était d’ailleurs un des beaux esprits du Temple… il lisait Ovide et Martial, visait à la repartie et au calembour, quoiqu’il les allât chercher un peu loin ; dansait, faisait des armes, jouait à la paume, et exécutait sur le violon et sur le cor un certain nombre d’airs, à la grande tribulation du vieux conseiller Baratter, qui habitait l’appartement situé au-dessous de celui de l’étudiant. Tel était Reginald Lowestoffe, jeune homme vif, adroit, et ayant une connaissance parfaite de la ville et de tous ses recoins. Il s’approcha donc, comme nous l’avons dit, de lord Glenvarloch, le salua par son nom et par son titre, et demanda si l’intention de Sa Seigneurie était de dîner chez le chevalier ce jour-là, observant qu’il était midi et que le coq de bruyère serait sur la table avant qu’il pût être rendu à l’Ordinaire.

« Je n’y vais pas aujourd’hui, répondit lord Glenvarloch. — De quel côté vous dirigez-vous, milord ? » demanda le jeune étudiant, qui peut-être n’était pas fâché de se faire voir dans la rue en la compagnie d’un lord, quoique ce ne fût qu’un lord écossais.

« Je… je… » répondit Nigel, qui était bien aise de profiter des connaissances locales du jeune homme, et qui cependant, honteux d’avouer son intention de se réfugier dans un endroit aussi peu honorable, avait de la répugnance à expliquer la situation où il se trouvait ; « je… je… serais curieux de voir White-Friars… — Quoi ! Votre Seigneurie a envie de connaître l’Alsace ! dit Lowestoffe. Je suis votre homme milord ; vous ne pouvez trouver un meilleur guide que moi aux régions infernales… Je vous promets qu’on y trouve bonas robas, de bonnes choses, de bon vin surtout et de bons compagnons pour le boire, quoique se ressentant un peu des rigueurs de la fortune… Cependant, que Votre Seigneurie me le pardonne, vous êtes le dernier des gentilshommes de ma connaissance à qui j’eusse proposé un tel voyage de découverte. — Je vous suis obligé, maître Lowestoffe, de la bonne opinion qu’annonce une observation pareille ; mais ma position actuelle me fait en quelque sorte une nécessité de passer un jour ou deux dans ce sanctuaire. — Vraiment ! » dit Lowestoffe avec l’air de la plus grande surprise. « Je croyais que Votre Seigneurie avait eu soin de ne jamais s’exposer à faire des pertes considérables… Je vous demande pardon, mais si les dés vous ont été contraires, j’entends assez la loi pour savoir que la personne d’un pair est sacrée, et par conséquent à l’abri des arrestations ; et s’il s’agit d’un manque de moyens pécuniaires, je vous assure, milord, qu’on se tire d’affaire partout ailleurs beaucoup mieux que là, où les habitants sont si misérables qu’ils se dévorent les uns les autres. — Mes embarras ne naissent pas du manque d’argent, répondit Nigel. — Hé bien donc, je suppose, milord, que vous vous êtes battu, et que vous avez tué votre homme ; auquel cas, avec une bourse passablement fournie, vous pouvez rester perdu dans White-Friars pendant un an. À la vérité, il faut vous faire recevoir membre d’une très-honorable société, milord, et vous faire admettre aux privilèges des bourgeois d’Alsace ; sans quoi, milord, il n’y aurait pour vous ni paix ni sûreté. — Ma faute n’est pas tout à fait aussi terrible que vous le supposez, maître Lowestoffe, répondit lord Glenvarloch ; j’ai frappé un gentilhomme dans le parc, et voilà tout. — De par ma main, milord, vous auriez mieux fait de lui passer votre épée au travers du corps à Barns-Elms ! s’écria l’étudiant en droit. Frapper dans l’enceinte de la cour ! Vous verrez que vous vous êtes attiré là une terrible affaire, milord ; surtout si votre adversaire et un homme de rang et en crédit à la cour. — Puisque j’ai déjà tant fait, je ne vous déguiserai rien, maître Lowestoffe, dit Nigel ; la personne que j’ai frappée est lord Dalgarno, que vous avez vu chez Beaujeu. — Le compagnon, le favori du duc de Buckingham ! c’est un cas des plus fâcheux, milord ; mais j’ai le cœur anglais, et ne puis souffrir de voir un jeune seigneur dans la position dont vous êtes menacé. Nous causons ici beaucoup trop publiquement pour la situation de vos affaires. Les étudiants du Temple ne souffriraient pas qu’un huissier exécutât un mandat d’arrêt, ou qu’un gentilhomme fût arrêté pour un duel dans leur enceinte ; mais, dans un cas semblable à celui de lord Dalgarno et de Votre Seigneurie, les avis pourraient être partagés. Il faut donc que vous m’accompagniez sur-le-champ ici tout près, dans mon humble appartement, et que vous vous soumettiez à quelque changement de costume avant d’entrer dans le sanctuaire, sans quoi toute la canaille d’Alsace tombera sur vous, comme les corbeaux sur un faucon qui s’est abattu parmi eux. Il faut que nous vous habillions d’une manière un peu plus semblable aux habitants de l’Alsace, ou vous ne trouverez pas moyen d’y vivre. »

Tout en parlant, Lowestoffe entraînait lord Glenvarloch dans son logement, où il avait une jolie bibliothèque garnie de tous les poèmes et de toutes les pièces de théâtre qui étaient alors à la mode. L’étudiant ordonna à un jeune garçon qui le servait d’aller chercher un plat ou deux chez le traiteur voisin. « Il faudra que Votre Seigneurie s’accommode de ce dîner, dit-il, avec un verre de vieux vin de Canaries dont ma grand’mère, que Dieu l’en récompense ! m’a envoyé douze bouteilles, avec la recommandation de n’en faire usage qu’avec du petit-lait clarifié, quand je me sentirais un mal de gorge causé par l’excès du travail. Ma foi ! si Votre Seigneurie y consent, nous nous en servirons pour boire à la santé de la bonne dame, et vous verrez comment nous autres pauvres étudiants faisons ici notre ordinaire. »

La porte extérieure de l’appartement fut fermée au verrou aussitôt que le jeune garçon fut rentré avec le dîner. Le page eut ordre de faire le guet et de n’admettre personne, et Lowestoffe, joignant l’exemple au précepte, pressa vivement son noble convive de partager le repas qu’il lui offrait. Ses manières franches et ouvertes, quoique fort différentes de l’élégante aisance d’un courtisan tel que lord Dalgarno, étaient propres à prévenir favorablement ; et lord Glenvarloch, quoique l’expérience qu’il venait de faire de la perfidie de lord Dalgarno dût lui inspirer de la méfiance pour les protestations, ne put s’empêcher de témoigner sa reconnaissance au jeune étudiant de la manière dont il le recevait, et de l’intérêt qu’il paraissait prendre à sa sûreté. »

« Gardez votre reconnaissance pour de plus grandes obligations, milord, dit l’étudiant. Sans doute je suis très-disposé à être utile à tout gentilhomme qui a des motifs de se plaindre de la fortune ; je suis surtout très-honoré de pouvoir être bon à quelque chose à Votre Seigneurie. Mais, à parler franchement, j’ai aussi une vieille rancune contre votre ennemi lord Dalgarno. — Puis-je demander quelle en est la cause, maître Lowestoffe ? dit lord Glenvarloch. — Ô milord, c’est une chose qui s’est passée il y a environ trois semaines, un soir, après que vous eûtes quitté l’Ordinaire ; au moins, il me semble que vous n’y étiez pas, car Votre Seigneurie se retirait toujours quand on commençait à jouer gros jeu. Je n’ai pas l’intention de vous offenser en disant cela ; mais Votre Seigneurie sait que telle était son habitude. Il s’éleva une contestation entre lord Dalgarno et moi, au sujet d’un certain coup qui eut lieu au jeu de gleek[81]. Lord Dalgarno avait les quatre as, qui comptent pour huit, tib[82] qui vaut quinze ; ce qui fait en tout vingt-trois. Moi, de mon côté, j’avais le roi et la reine qui me faisaient trois, un towser naturel, quinze, et tiddy dix-neuf. Nous doublâmes et redoublâmes l’enjeu, comme Votre Seigneurie le pense bien, jusqu’à ce qu’il se fût élevé à la moitié de mon revenu annuel, cinquante oiseaux jaunes des Canaries, les plus beaux qui aient jamais gazouillé au fond d’une bourse de soie verte. Eh bien ! milord, je gagnai les cartes : quand tout à coup il plut à Sa Seigneurie de dire que nous avions joué sans tiddy ; et comme tout le monde se mit de son côté et le soutint, entre autres ce requin de Français, je me vis réduit à perdre plus que je ne gagnerai dans l’année. Jugez, d’après cela, si je n’ai pas une dent contre Sa Seigneurie !… Qui avait jamais vu auparavant qu’on eût joué au gleek à l’Ordinaire sans compter tiddy ?… Que le diable soit de Sa Seigneurie !… Tout individu qui y va la bourse à la main devrait avoir autant de droit que lui, ce me semble, de faire de nouvelles lois : boire et jouer ensemble rend tous les hommes égaux. »

Pendant que maître Lowestoffe débitait ce jargon de joueur, lord Glenvarloch était à la fois honteux et humilié : ce fut une cruelle blessure pour son orgueil aristocratique que la réflexion que lui fit faire la dernière phrase du jeune étudiant, que le jeu, comme le tombeau, rétablit l’égalité entre les différentes classes de la société, et fait disparaître cette prééminence de rangs à laquelle ses préjugés lui faisaient peut-être attacher un peu trop de prix. Cependant, comme il n’y avait absolument rien à répondre aux savants raisonnements de Lowestoffe, Nigel essaya de détourner la conversation en faisant quelques questions sur l’état actuel de White-Friars. C’était encore un sujet dont son hôte se trouvait en état de parler savamment.

« Vous savez, milord, commença maître Lowestoffe, que nous autres étudiants du Temple sommes par nous-mêmes une puissance et un empire, et je suis fier de dire que j’occupe un certain rang dans notre république. J’ai été, l’année dernière, trésorier du lord de la Basoche[83], et je suis dans ce moment aspirant à cette dernière dignité. Dans de telles circonstances, nous sommes obligés de maintenir des relations amicales avec nos voisins les Alsaciens, de même que les états chrétiens se voient obligés de faire alliance avec le Grand Turc et avec les puissances barbaresques. — J’aurais imaginé que vous autres, messieurs les habitants du Temple, étiez plus indépendants de vos voisins, dit lord Glenvarloch. — Vous nous faites en cela trop d’honneur, répondit l’étudiant. Les Alsaciens et nous avons les mêmes ennemis, et secrètement aussi des amis communs. Nous sommes dans l’usage de chasser tout huissier de nos limites, et nous sommes puissamment aidés en cela par nos voisins, qui ne souffrent pas chez eux un chiffon qui ait appartenu à ces animaux-là. D’ailleurs, je vous prie de faire bien attention à ceci : les Alsaciens ont le pouvoir de protéger ou de vexer nos amis, mâles ou femelles, qui peuvent être obligés de se réfugier dans leur enceinte. Bref, les deux communautés s’entr’aident, quoique cette alliance existe entre deux états de rang inégal, et je puis dire, moi-même, que j’ai traité plusieurs affaires importantes, et que j’ai joué le rôle de négociateur avec l’approbation des deux partis. Mais écoutez, écoutez ! Que se passe-t-il ? »

Le bruit qui venait d’interrompre maître Lowestoffe était le son d’un cor qu’on faisait retentir dans l’éloignement d’une manière forte et prolongée, et qui était accompagné de cris confus, affaiblis par la distance.

« Il faut qu’il y ait quelque chose dans ce moment à White-Friars, reprit Lowestoffe. C’est là le signal des Alsaciens quand leurs privilèges sont envahis par quelque huissier ou recors : au son de cet instrument ils se rassemblent tous en foule pour les défendre, comme des essaims d’abeilles qui ont été troublées dans leur ruche. « Courez, Jimp, » continua-t-il en appelant son petit domestique, « et allez voir ce qui se passe dans l’Alsace. Ce petit bâtard, » poursuivit-il pendant que le garçon, accoutumé à la vivacité pétulante de son maître, s’était élancé hors de l’appartement, et dégringolait plutôt qu’il ne descendait les marches de l’escalier, « ce petit bâtard-là vaut de l’or ici. Il sert six maîtres, dont quatre demeurent à des numéros différents. On dirait que c’est un génie qui devine la pensée de celui qui a besoin de lui, car il est toujours là quand on le désire. Il n’y a pas un petit drôle à Oxford et à Cambridge qui l’égale en intelligence et en vivacité. Il connaît le pas d’un créancier quand il n’est encore qu’au bas de l’escalier, distingue à l’autre extrémité de la cour l’allure d’une jolie fille de celle d’un client, et c’est à tout prendre… Mais je vois que Votre Seigneurie est préoccupée ; puis-je vous faire accepter un autre verre du cordial de ma bonne grand’mère, ou voulez-vous permettre que je vous mène à mon cabinet de toilette, et que j’y remplisse les fonctions de votre valet de chambre ? »

Lord Glenvarloch n’hésita pas à avouer que sa situation actuelle lui causait de vives inquiétudes, et qu’il désirait s’occuper le plus tôt possible des moyens d’en sortir.

Le jeune étudiant en droit, qui était aussi bon enfant que léger et étourdi, approuva sa résolution et le conduisit dans sa petite chambre à coucher, où il se mit à fouiller dans des malles, des cartons, des porte-manteaux, sans oublier une vieille armoire de noyer, et à en tirer différents vêtements qu’il jugea propres à déguiser son hôte, et à lui permettre de se hasarder parmi les habitants turbulents et désordonnés de White-Friars, autrement dit l’Alsace.



CHAPITRE XVII.

LE SANCTUAIRE DE WHITE-FRIARS.


Écoutez-moi, venez ici, jeune homme… Vous vous trouvez parmi des hommes d’épée qui vivent de leur réputation plus que de leur revenu annuel. Ils n’ont qu’un seul habit, j’en conviens ; mais cela ne les empêche pas de maintenir un millier de grenadiers. Et ce sont des hommes qui, en hasardant tout ce qu’ils ont, leurs vêtements, leurs biens, leur corps périssable et leur âme immortelle, ne hasardent au fond rien du tout, puisque rien de tout cela ne leur appartient plus, leurs habits étant au fripier, leurs biens à l’usurier, leur corps à la maladie, qui le dévore, et leur âme à l’esprit malin, qui rit de voir des fous et des spadassins jouer son rôle sur la terre mieux que lui-même.
Les Mohocks.


« Il faut, dit Reginald Lowestoffe, que Votre Seigneurie se résigne à échanger son élégante rapière de courtisan, que je lui garderai avec soin, contre ce sabre qui a cent livres pesant de rouille à la poignée, et à vêtir ces larges hauts-de-chausses, au lieu du vêtement, plus décent et plus modéré dans son ampleur, que vous portez maintenant. Nous ne mettrons pas de manteau, car nos Alsaciens marchent toujours in cuerpo, ; et ce justaucorps de velours râpé avec sa broderie froissée, et, je suis fâché de le dire, avec quelque jus de la grappe, conviendra mieux au costume d’un tapageur. Je vais vous laisser un instant vous habiller : je reviendrai tout à l’heure vous aider pour le reste. »

Lowestoffe se retira pendant que Nigel suivait avec lenteur et hésitation les instructions que son jeune ami venait de lui donner. Il éprouvait de la répugnance et du dégoût à se cacher sous ce misérable costume ; mais quand il réfléchissait au châtiment sanglant que la loi infligeait à l’acte de témérité et de violence qu’il avait commis, au caractère facile et insouciant de Jacques, aux préventions et à l’influence tyrannique du duc de Buckingham, qui, jetées dans la balance, seraient d’un poids terrible contre lui ; et surtout quand il songeait qu’il devait maintenant regarder l’artificieux, l’insinuant Dalgarno comme son plus cruel ennemi, la raison lui disait qu’une situation aussi périlleuse l’autorisait à employer tout moyen honnête, quelque désagréable qu’il fût.

Pendant qu’il se rhabillait en rêvant à tout cela, l’obligeant étudiant rentra dans la chambre à coucher. « Morbleu ! dit-il, milord, il est fort heureux que vous ne soyez pas entré tout droit dans notre Alsace comme vous en aviez l’intention, car les faucons s’y sont abattus. Voilà Jimp qui vient de m’apprendre qu’il y a vu entrer un huissier porteur d’un mandat du conseil privé, avec une douzaine de satellites armés jusqu’aux dents : le cor que vous avez entendu sonner était pour rassembler tous les Alsaciens. Cependant, quand le vieux duc Hildebrod a vu que l’objet de la recherche était un individu qu’il ne connaissait pas, il a permis, par courtoisie, aux dénicheurs d’hommes de faire une descente dans ses états, étant bien certain que cela ne leur servirait pas à grand’chose, car le duc Hildebrod est un très-judicieux potentat. Retournes-y, petit drôle, et reviens nous dire quand tout sera tranquille. — Et qui est donc ce duc Hildebrod ? demanda lord Glenvarloch. — Morbleu ! milord, y a-t-il si long-temps que vous êtes dans la ville sans avoir entendu parler du vaillant, du sage, du politique duc Hildebrod, le grand protecteur des libertés de l’Alsace ? Je croyais que tout homme qui avait secoué des dés devait le connaître de réputation. — Et cependant je n’en ai jamais entendu parler, maître Lowestoffe, dit lord Glenvarloch ; ou, ce qui revient au même, je n’ai fait aucune attention à ce qu’on a pu dire de lui devant moi. — Eh bien donc, reprit Lowestoffe… mais d’abord permettez-moi d’avoir l’honneur de vous aider : remarquez, je vous prie, que je laisse quelques-unes des aiguillettes dénouées exprès, et s’il vous plaît de laisser voir un peu de votre chemise entre votre justaucorps et la ceinture de votre pantalon, cela vous donnera un air de libertin qui ne peut que faire bon effet, et vous attirer de la considération en Alsace où le linge est assez rare. Maintenant j’attache quelques-unes des pointes de travers, car un garnement du bon genre ne doit pas être habillé avec trop de soin. — Arrangez cela comme vous voudrez, monsieur ; mais apprenez-moi du moins quelques-uns des règlements du malheureux district où, semblable à d’autres misérables, je suis forcé de me retirer. — Eh bien donc, milord, les états voisins d’Alsace, que la loi appelle le sanctuaire de White-Friars[84] ont eu leurs mutations et leurs révolutions comme de plus grands royaumes ; et le gouvernement y étant mal réglé et arbitraire, il s’ensuit qu’elles ont été plus fréquentes que dans nos communautés mieux ordonnées du Temple, de Gray’s-Inn, et autres associations. Nos traditions et nos annales parlent de vingt révolutions dans le cours des douze dernières années, pendant lesquelles ledit état a passé successivement du despotisme absolu au républicanisme, sans oublier les degrés intermédiaires, tels que l’oligarchie, la monarchie limitée, et même la gynocratie ; car je me rappelle moi-même avoir vu l’Alsace gouvernée neuf mois durant par une vieille marchande de poisson ; puis elle tomba au pouvoir d’un procureur banqueroutier, qui fut détrôné par un capitaine réformé, lequel, s’étant montré tyran, fut déposé à son tour par un prédicateur des champs ; et celui-ci ayant abdiqué, eut pour successeur le duc Jacob Hildebrod, le premier du nom : que Dieu le leur conserve ! — Et le gouvernement, de ce potentat, » demanda lord Glenvarloch en s’efforçant de prendre quelque intérêt à la conversation, « est-il d’un caractère despotique ? — Pardonnez-moi, milord, reprit l’étudiant du Temple, ledit souverain sait trop bien ce qu’il y aurait d’odieux à exercer, comme beaucoup de ses prédécesseurs, une sorte de dictature. Il a établi un conseil d’état qui se rassemble régulièrement tous les jours à sept heures pour boire le coup du matin ; à onze pour l’ante meridiem, second coup pour s’aiguiser l’appétit ; et qui enfin se réunit en un conclave solennel, à deux heures après midi, pour délibérer à table sur les intérêts de la république : il est si prodigue de son temps et de ses travaux pour le service de l’état, qu’il se sépare rarement avant minuit. Ce digne sénat est composé en grande partie des prédécesseurs du duc Hildebrod dans sa haute dignité, fonctionnaires qu’il a eu soin de s’associer pour échapper à l’envie qui s’attache toujours à l’autorité souveraine et sans partage. C’est à lui que je vais présenter tout à l’heure Votre Seigneurie pour qu’il l’admette aux privilèges des Alsaciens et lui assigne un lieu de résidence. — Son autorité s’étend-elle jusque-là ? demanda lord Glenvarloch. — Le conseil regarde ce droit comme un de ses principaux privilèges, milord, répondit Lowestoffe, et dans le fait c’est un des moyens les plus puissants qu’il ait de soutenir son autorité ; car lorsque le duc Hildebrod et son sénat s’aperçoivent que quelqu’un des principaux maîtres de maison de White-Friars commence à devenir mécontent et factieux, ils n’ont qu’à lui assigner pour locataire un gras banqueroutier ou un nouveau résident que ses affaires obligent à se réfugier parmi eux, et dont la bourse est en état de supporter certains frais, et le mécontent devient doux comme un mouton. Quant aux plus pauvres réfugiés, on les laisse s’arranger comme ils peuvent : seulement ils sont tenus de se faire inscrire sur les registres du duc et de payer un droit d’entrée conforme à leurs moyens. Le sanctuaire de White-Friars serait une résidence très-peu sûre pour quiconque oserait contester ces points de juridiction… — Fort bien, maître Lovestoffe ; je suis obligé de céder à la force des circonstances qui me prescrivent de me cacher ainsi ; mais vous concevez bien que je ne désirerais pas qu’on sût mon nom et mon rang. — Il sera fort convenable de le cacher, milord, et c’est un cas que les statuts de la république, ou monarchie, ou enfin tout ce que vous voudrez l’appeler, ont ainsi prévu… Celui qui désire qu’on ne lui fasse aucune question sur son nom, sur l’affaire qui l’oblige à se cacher, etc., peut échapper aux interrogations ordinaires en payant un droit d’entrée double. Après avoir satisfait à cette stipulation importante, Votre Seigneurie peut s’inscrire, s’il lui plaît, roi de Bantam, car on ne lui fera pas une question. Mais voici notre éclaireur qui nous rapporte la nouvelle du rétablissement de la paix et de la tranquilité… Je vais accompagner moi-même Votre Seigneurie et la présenter au conseil d’Alsace, avec toute l’influence que j’y puis avoir comme un des dignitaires du Temple, et je vous assure qu’elle n’est pas médiocre ; car les Alsaciens n’ont volé que d’une aile toutes les fois que nous avons pris parti contre eux, et ils le savent bien. Le moment est propice ; le conseil est maintenant assemblé dans l’Alsace, et les allées du Temple sont désertes. Milord, jetez votre manteau sur vous afin de cacher votre extérieur pour le moment ; vous le remettrez au garçon quand nous serons au pied de l’escalier qui conduit au sanctuaire ; et comme la ballade dit que la reine Éléonore tomba à Charing-Cross, et se releva à Queen-Hithe[85], ainsi vous laisserez votre noblesse dans les jardins du Temple, et vous entrerez en Alsacien dans White-Friars. »

Ils sortirent en effet accompagnés du petit domestique qui leur servait de vedette, traversèrent les jardins, descendirent l’escalier, et quand ils furent en bas, le jeune étudiant s’écria : Maintenant chantons avec Ovide :


In nova fert animus mutatas dicere formas[86]
Corpora


À bas, à bas, vêtements empruntés ! » continua-t-il du même ton, « à bas le manteau qui couvrait Borgia !… Mais, milord, » dit-il en baissant la voix lorsqu’il vit que lord Glenvarloch paraissait réellement peiné de ce changement humiliant de situation… « j’espère que vous n’êtes point offensé de toutes les folies que je débite ? Je voulais essayer de vous réconcilier avec les circonstances où vous vous trouvez, et monter votre esprit au ton du lieu singulier où nous allons entrer. Allons, un peu de fermeté ; j’espère que vous n’y ferez qu’une courte résidence. »

Nigel ne put que lui serrer la main en lui disant à voix basse : « Je suis sensible à l’intérêt que vous me témoignez… Je sais qu’il faut boire la coupe que ma folie m’a préparée… pardonnez-moi si, en y portant mes lèvres, le goût au premier abord m’en paraît si amer. »

Reginald Lowestoffe était serviable, officieux et bon enfant, mais habitué à une vie de dissipation et de folie ; il n’avait pas la moindre idée de l’étendue des souffrances intérieures de lord Glenvarloch, et regardait sa retraite momentanée du même œil que le tour qu’un jeune espiègle joue à son précepteur, lorsqu’il se cache pour le faire chercher… D’ailleurs ce lieu lui était déjà familier ; mais son aspect fit sur son compagnon une impression profonde.

L’ancien sanctuaire de White-Friars était situé beaucoup plus bas que les terrasses élevées et les jardins du Temple, et par conséquent il se trouvait souvent enveloppé dans les brouillards et les vapeurs humides qui s’élevaient de la Tamise. Les bâtiments en brique qui couvraient cet emplacement étaient amoncelés les uns sur les autres, car dans un lieu qui jouissait d’un privilège si rare, chaque pouce de terrain était précieux. Cependant la plupart des maisons ayant été élevées par des gens dont les fonds étaient insuffisants pour leurs spéculations, étaient incomplètes, et offraient le déplorable spectacle de constructions toutes fraîches encore, qui déjà tombaient en ruine. Les cris des enfants, la voix grondeuse des mères, la vue des misérables haillons qui séchaient aux croisées, tout indiquait les besoins et la misère des malheureux habitants ; tandis que, par un affligeant contraste, les gémissements étaient couverts par les cris tumultueux de la débauche, les jurements profanes, les chansons licencieuses et les rires bruyants qui sortaient des cabarets et des tavernes, comme l’indiquaient de nombreuses enseignes : il y en avait autant que de maisons. Enfin, on voyait aux fenêtres des femmes au visage flétri et couvert d’un pied de rouge, vêtues de sales chiffons et ornées de faux clinquant, qui annonçaient leurs prétentions et leur misère, et qui fixaient sur les étrangers un regard hardi, ou, avec une modestie affectée, semblaient s’occuper de quelques pots de fleurs ébréchés, dans lesquels croissaient le réséda et le romarin, et qui en garnissaient le devant de leurs croisées, au grand danger des passants.

« Semi reducta Venus[87], » dit le Templier, en montrant une de ces nymphes qui semblait craindre d’être vue, et se cachait à demi derrière la croisée en parlant à un misérable merle emprisonné dans une cage d’osier suspendue en dehors du mur de la maison. « Je connais les traits de cette belle, continua le Templier, et je parierais un noble à la rose, d’après la posture dans laquelle elle se tient, qu’elle a un bonnet blanc et une camisole sale… Mais tenez, voici deux des habitants de l’autre sexe fumant comme des volcans ambulants… ce sont des tapageurs de la bonne espèce, pour qui les produits de Nicotia et de la Trinité remplacent le bœuf et le pouding ; car il faut que vous sachiez, milord, que la prohibition du roi contre la feuille qui nous vient des Indes n’a pas plus cours ici que son mandat de capias[88]. »

Pendant qu’il parlait, les deux fumeurs s’approchèrent… C’étaient deux hommes à mines de brigand : leurs énormes moustaches rejoignaient leurs oreilles et se mêlaient aux mèches éparses de leurs cheveux, qu’on apercevait sous le vieux castor placé de travers sur leur tête, et dont une partie s’échappait par les trous dudit chapeau. Leurs vestes de pluche passée, leurs larges pantalons, leurs ceinturons gras et sales, leurs écharpes déteintes, et surtout l’espèce d’ostentation avec laquelle l’un portait son sabre, et l’autre un poignard et une rapière d’une longueur extravagante, offraient l’accoutrement obligé d’un ferrailleur alsacien, caractère bien connu alors, et qui continua de l’être pendant environ un siècle.

« Regarde, » dit l’un de ces drôles à l’autre, « comme cette fille fait la coquette avec ces étrangers. — Je flaire un espion, » dit l’autre en regardant Nigel ; « enfonce-lui ton poignard dans les yeux. — Doucement, doucement, reprit le premier ; celui qui l’accompagne est Reginald Lowestoffe, qui a la langue si bien pendue… Je le connais, c’est un bon garçon et un familier de la province… »

Là-dessus ils répandirent de nouvelles bouffées de fumée, et continuèrent leur route sans rien ajouter.

« Crasso in are[89], dit l’étudiant, vous voyez la belle réputation que me font ces coquins… Mais si cela peut être utile à Votre Seigneurie, j’en prends volontiers mon parti. Et maintenant permettez-moi de vous demander, milord, quel nom vous voulez prendre, car nous sommes près du palais du duc Hildebrod ? — Je m’appellerai Grahame ; répondit Nigel ; c’était le nom de ma mère. — Grime[90], répéta l’étudiant, cela conviendra très-bien à l’Alsace ; car c’est un lieu où l’on n’entre pas sans faire la grimace, et qui vous la fait aussi. — J’ai dit Grahame, » reprit Nigel d’un ton un peu bref, en appuyant avec force sur la voyelle ; car les Écossais en général n’entendent pas raillerie au sujet de leur nom.

« Je vous demande pardon, milord, » répondit l’imperturbable calembouriste ; « mais graam ne conviendra pas moins à la circonstance ; car ce mot veut dire, en bon allemand, tribulation, et, dans ce moment, Votre Seigneurie peut être considérée comme un homme qui n’en manque pas. »

Nigel ne put s’empêcher de rire de la persévérance de l’étudiant, et celui-ci, lui montrant une enseigne représentant ou faite pour représenter un chien attaquant un taureau et lui sautant à la tête, « C’est ici, dit-il, que le brave duc Hildebrod distribue des lois, de l’ale et des liqueurs fortes à ses fidèles Alsaciens… Champion déterminé du jardin de Paris[91] ; il a choisi une enseigne analogue à ses habitudes, et, par état, il donne à boire à ceux qui ont soif, afin de pouvoir lui-même se désaltérer sans payer, et se faire payer par ceux qu’il désaltère… Entrons par la porte toujours ouverte de ce second Axylus. »

En parlant ainsi, ils entrèrent dans cette taverne démantelée, qui cependant avait des dimensions plus vastes et était en moins mauvais état que les autres maisons du voisinage. On y voyait courir çà et là deux ou trois garçons à figure hagarde et dont les yeux, comme ceux du hibou, ne semblaient faits que pour l’obscurité de la nuit, temps où toutes les autres créatures se livrent au sommeil : blessés de l’éclat du grand jour, ils avaient l’air stupide et à moitié endormis. Guidés par un de ces Ganymèdes clignotants, les nouveaux venus entrèrent dans une chambre où les faibles rayons du soleil étaient presque entièrement éclipsés par le volume d’épaisse fumée de tabac qui s’échappait des pipes de la compagnie, et du sein des nuages qui enveloppaient le sanctuaire, sortait une voix qui chantait cette vieille et stupide chanson :


Le vieux sire ou le roi Simon,
Le nez couleur de Malvoisie,
Le bas tombant sur le talon,
Chantait : Égayons notre vie !


Le duc Hildebrod, qui daignait chanter lui-même ce refrain à ses sujets dévoués, était un vieux bonhomme d’une corpulence monstrueuse, qui n’avait qu’un œil, et dont le nez témoignait qu’il buvait souvent et beaucoup, et du plus fort. Il portait une veste de pluche, couleur de mûre, couverte de taches de liqueurs, et fort endommagée des injures du temps ; elle était déboutonnée par le bas pour la commodité de son énorme ventre. Derrière lui était un boule-dogue favori, qui n’avait non plus qu’un œil : sa grosse tête ronde et son embonpoint excessif lui donnaient avec son maître une ressemblance burlesque.

Les conseillers chéris qui entouraient le trône ducal, et l’encensaient de vapeur de tabac, tout en faisant raison à leur maître avec de l’ale trouble et terreuse, et en répétant ses refrains bachiques, étaient les dignes satrapes d’un tel Soudan. La veste de buffle, le large ceinturon et la longue épée de l’un d’eux, faisaient reconnaître en lui un soldat des Pays-Bas ; et son air important et querelleur, son effronterie naturelle, augmentée encore par l’ivresse, convenaient pour soutenir ses droits au titre de ferrailleur. Nigel crut se souvenir qu’il avait déjà vu ce drôle-là quelque part. Un prédicateur des champs[92], ou mendiant à courte robe, suivant le nom peu respectueux qu’on avait donné aux ministres ambulants, était assis à la gauche du duc, et se distinguait aisément à son rabat déchiré, à son chapeau rabattu, et aux lambeaux d’une vieille soutane. À côté du ministre était un vieillard décharné, de l’aspect le plus misérable : sa tête était couverte d’un capuchon de gros drap tout usé, boutonné sous son sale menton, tandis que ses traits desséchés, comme ceux du vieux Daniel, étaient animés par


Un œil qui, défiant l’imbécile vieillesse,
Conservait sa malice et même sa finesse.


À sa gauche était un ci-devant procureur qui, pour quelques malversations, avait été rayé du nombre de ses confrères, et n’avait conservé de son état que la friponnerie. Un ou deux autres personnages moins apparents, parmi lesquels Nigel crut apercevoir encore une figure qui, comme celle du soldat, ne lui était pas inconnue, complétaient le conseil de Jacob, duc Hildebrod.

Les étrangers eurent tout le loisir de faire ces observations ; car soit que Sa Grâce le duc fût entraîné d’une manière irrésistible par les effets de l’harmonie, soit qu’il voulût imprimer aux étrangers une idée convenable de son importance, il jugea à propos de finir sa chanson avant de leur adresser la parole, quoique pendant ce temps il ne cessât de les examiner avec la plus grande attention.

Quand le duc Hildebrod eut fini de chanter, il informa ses pairs qu’un digne officier du Temple était devant eux, et ordonna au capitaine et au ministre d’abandonner leurs fauteuils aux deux étrangers qu’il fît asseoir à sa droite et à sa gauche. Ces nobles représentants de l’armée et de l’église de l’Alsace allèrent se placer au bout de la table, sur un mauvais banc qui, peu en état de supporter des hommes d’un tel poids, fléchit et se brisa sous eux, de sorte que l’homme d’épée et l’homme de robe allèrent rouler l’un par-dessus l’autre sur le plancher, au milieu des rires bruyants de l’assemblée. Ils se relevèrent furieux, exhalant, à l’envi l’un de l’autre, leur colère par les plus terribles jurements, lutte dans laquelle les connaissances supérieures du ministre en théologie lui donnèrent un grand avantage sur le capitaine. Ce ne fut qu’avec peine que leur colère se calma et lorsque les garçons alarmés étant accourus leur eurent présenté des sièges plus solides et de nouvelles rasades pour se rafraîchir le sang. Quand ce tumulte fut apaisé, et qu’on eut poliment pourvu les étrangers d’un flacon chacun, suivant la coutume de l’assemblée, le duc but de la manière la plus gracieuse à la prospérité du Temple ainsi qu’à la bienvenue de maître Reginald Lowestoffe ; et cette attention ayant été reçue avec reconnaissance, la partie ainsi honorée demanda la permission de faire apporter un gallon de vin du Rhin et de communiquer le verre en main l’affaire qui l’amenait.

La demande d’une liqueur aussi supérieure à leurs libations ordinaires produisit immédiatement l’effet le plus salutaire sur le petit sénat ; et l’on peut dire que le vin, qui fut apporté sur-le-champ, assura un accueil favorable à la proposition de maître Lowestoffe. Celui-ci, après que l’on eut fait deux ou trois tournées, s’expliqua en demandant l’admission de son ami maître Nigel Grahame aux privilèges du sanctuaire et aux autres immunités de l’Alsace, ajoutant qu’il désirait être du nombre de ceux qui payaient un double droit d’entrée, afin de ne point exposer devant le sénat les motifs particuliers qui le forçaient à venir chercher ce refuge.

Le digne duc entendit cette proposition avec une joie qui fit étinceler son œil, et l’on ne doit pas s’en étonner, car c’était une circonstance rare et d’un avantage particulier pour son revenu personnel. En conséquence, il ordonna que son registre ducal[93] lui fût apporté : c’était un livre énorme, semblable au grand livre d’un marchand, et dont les feuilles, tachées de vin et souillées de tabac, portaient vraisemblablement le nom d’autant de mauvais sujets qu’il s’en trouve dans le calendrier de Newgate.

Nigel fut averti de déposer deux nobles pour sa rançon, et de réclamer les privilèges d’Alsace en récitant ces vers burlesques, qui lui furent soufflés par le duc :


Votre suppliant, moi Nigel,
Craignant sur l’épaule une tape,
Et que justice ne m’attrape,
Elle dont le poignet cruel
Est plus vigoureux qu’une pince ;
Voulant de vos bontés, mon prince,
Réclamer l’utile secours.
Et des armes qui dans ces jours
Me sauvent des mandats du juge,
Comme de la prise de corps
Et de la verge des recors,
Près de vous j’implore un refuge.


Comme le duc Hildebrod commençait à écrire l’enregistrement d’une main tremblante, et que déjà, avec une générosité prodigue, il avait épelé Nigel avec deux g au lieu d’un, il fut interrompu par le ministre. Ce révérend gentilhomme chuchotait depuis un moment, non pas avec le capitaine, mais avec l’autre individu dont nous avons dit que Nigel avait un souvenir vague ; en outre, il était peut-être encore un peu mécontent de l’accident qui lui était arrivé : bref, il demanda qu’on l’entendît avant que l’enregistrement eût lieu.

L’individu, dit-il, qui vient d’avoir l’assurance de se proposer comme candidat aux privilèges et immunités de cette honorable société est, pour parler clairement, un mendiant écossais, et nous avons déjà assez de ces sauterelles à Londres. Si nous admettons une seule de ces chenilles dévorantes dans le sanctuaire, nous aurons bientôt toute la nation sur les bras. — Nous n’avons pas le droit de nous informer, répliqua le duc Hildebrod, si le candidat est Écossais, Français ou Anglais ; dès qu’il a honorablement déposé son droit d’entrée, notre protection lui est due. — Je demande la parole, très-souverain duc, reprit le ministre ; je ne lui fais pas de questions, mais son langage le trahit : c’est un Galiléen, et l’argent qu’il a déposé doit être confisqué pour le punir d’avoir osé se présenter dans notre royaume ; et je réclame de vous, sir duc, que les lois soient mises en vigueur à son égard. »

L’étudiant se leva ; et il allait interrompre les délibérations de la cour, lorsque le duc l’assura gravement qu’il serait entendu à son tour en faveur de son ami, aussitôt que le conseil aurait terminé ses discussions.

Le procureur se leva ensuite, et annonçant qu’il allait traiter la question de droit, il dit : « Qu’il était bien facile de voir que ce gentilhomme ne venait pas ici pour une affaire civile ; qu’il s’agissait sans doute de l’affaire dont on avait déjà parlé relativement à un coup de plat d’épée donné dans l’enceinte du parc ; que le sanctuaire ne pouvait pas protéger le coupable dans un cas de ce genre ; que pour un pareil fait le vieux chef du royaume britannique ferait balayer l’Alsace, depuis le Strand jusqu’à la rivière, et que la politique exigeait qu’on réfléchît aux maux qui pouvaient résulter pour la république de l’asile accordé à un étranger dans de pareilles circonstances. »

Le capitaine, qui s’était agité sur sa chaise avec impatience pendant ce discours, s’élança sur ses pieds avec l’impétuosité d’un bouchon qui saute au plafond, chassé par une bière pétillante, et relevant sa moustache d’un air martial, jeta un regard de mépris sur le procureur et le ministre, en exprimant son opinion dans ces termes :

« Très-noble duc Hildebrod, quand j’entends des propositions aussi basses, aussi lâches, venir des conseillers de Votre Grâce, et quand je me rappelle les Huffs, les Muns, et les Tytyretu, par qui les ancêtres et les prédécesseurs de Votre Grâce furent conseillés dans de semblables occasions, il me semble que toute vigueur et toute énergie est aussi éteinte dans l’Alsace que dans ma grand’mère ; et cependant, qui dirait cela en aurait menti par la gorge, puisque je me fais fort de trouver assez de bons garçons dans les White Friars pour défendre nos libertés contre tous les suppôts de Westminster… Et d’ailleurs, si nous avions un moment le dessous, merci de ma vie, n’aurions-nous pas le temps d’envoyer ce gentilhomme par eau, soit au jardin de Paris, soit du côté de la Banque ?… Et, si c’est un vrai brave, nes aura-t-il pas nous dédommager de la peine qu’il nous donnera ? Que d’autres sociétés existent par les lois ; je le répète, nous autres bons garçons de la flotte, nous vivons en dépit d’elles, et nous ne sommes jamais plus florissants que quand nous sommes en opposition directe avec les assignations et les mandats, les ordonnances et les contraintes, les huissiers, les reeors et les baillis. »

Ce discours fut suivi d’un murmure d’approbation, et Lowestoffe, se hâtant de porter le dernier coup pendant que durait cette impression favorable, rappela au duc et à son conseil combien la sécurité de son état dépendait de leur bonne intelligence avec les habitants du Temple, qui, en fermant leurs portes, pouvaient, à leur gré, priver les Alsaciens de toute communication de ce côté. Il ajouta que, d’après la manière dont ils se conduiraient dans cette circonstance, ils s’assureraient ou perdraient entièrement son appui auprès de sa corporation, appui qu’ils savaient bien n’être pas à dédaigner. Et quant à l’observation du révérend et savant ecclésiastique, que son ami était Écossais, « vous devez réfléchir, ajouta Lowestoffe, à la cause pour laquelle il est obligé de se réfugier ici… N’est-ce pas pour avoir battu, non pas un Anglais, mais un de ses propres compatriotes ? Quant à moi, » poursuivit-il en touchant légèrement lord Glenvarloch, pour lui faire comprendre que ce n’était qu’une plaisanterie, « si tous les Écossais de Londres s’assemblaient pour se battre et s’entre-tuaient tous jusqu’au dernier, dans mon humble opinion, celui qui survivrait aurait droit à notre reconnaissance comme ayant rendu le service le plus essentiel à la pauvre vieille Angleterre. »

Un éclat de rire et des applaudissements suivirent cette harangue, dans laquelle l’étudiant venait de justifier son ami de la qualité d’étranger, d’une manière qui parut singulièrement ingénieuse ; et Lowestoffe termina son plaidoyer par cette vigoureuse péroraison : « Je sais bien que c’est la coutume des pères de cette ancienne et glorieuse république, de réfléchir dûment et mûrement sur les mesures qu’ils vont adopter, en buvant une quantité raisonnable de liqueur ; et loin de moi la pensée de proposer l’abolition de cette noble coutume, ou de prétendre qu’une affaire comme celle qui vous occupe puisse être examinée constitutionnellement pendant le temps qu’il faut pour boire un misérable gallon de vin. Mais comme il est indifférent à cet honorable conclave de boire d’abord et de décider après, ou de décider premièrement et de boire ensuite, je propose à Votre Grâce, noble duc, avec l’assentiment de vos sages et puissants sénateurs, de passer un édit qui accorde à mon honorable ami les privilèges du sanctuaire, et lui assigne, suivant vos sages coutumes, un logement où il puisse se retirer, étant un peu fatigué des événements de cette journée ; après quoi j’ordonnerai un petit baril de vin du Rhin avec une quantité proportionnée de langues de bœuf et de harengs salés, pour vous régaler tous comme de vrais George a green[94]. »

Cette proposition fut reçue avec des acclamations tumultueuses d’approbation qui couvrirent entièrement les voix des dissidents, si toutefois il s’en trouvait dans le sénat d’Alsace qui pussent résister à une proposition si populaire. On n’entendait dans toutes les bouches que ces mots : « Le bon cœur ! le généreux jeune homme ! voilà un vrai brave ! » L’enregistrement du nom du pétitionnaire fut aussitôt achevé dans le grand livre, et le digne doge lui fit prêter serment. Comme les lois des douze tables des anciens Cambriens, et d’autres nations primitives, la formule était en vers, et conçue en ces termes :


Par la broche et par le bouchon,
Par l’épée et le ceinturon,
Jurez de défendre la cause
En noble et brave champion.
Il faut que votre bravoure ose
Soutenir dans tous les hasards
Le parti de White-Friars,
Et puis marchant sous sa bannière,
Combattre pour ses libertés,
Sources de ces félicités
Qu’attend un chevalier ceint de la jarretière.


Nigel éprouvait, en se prêtant à cette momerie, une répugnance qu’il ne pouvait s’empêcher de laisser apercevoir ; mais l’étudiant lui rappelant qu’il était trop avancé pour reculer, il répéta les paroles, ou plutôt fit un signe d’assentiment pendant que le duc Hildebrod les récitait ; et celui-ci termina la cérémonie en lui accordant les privilèges du sanctuaire par ces rimes burlesques :


Je t’affranchis et je te mets
Pour le présent et désormais
À l’abri du mandat terrible
Et de la baguette inflexible.
Ne crains plus les traîtres recors,
L’huissier, ni les prises de corps ;
Te voilà libre et joyeux d’âme.
Comme un chevalier de la lame.
Admis au droit anticipé
De tromper et d’être trompé,
D’être battu comme de battre.
Le jurer, pester, de l’ébattre.
De boire jusqu’à chanceler.
D’insulter, frapper et voler.
De faire enfin le diable à quatre ;
Libre d’errer avec fierté.
Durant l’hiver comme en été.
De fumer, d’égayer ta vie
Dans le porter ou l’eau-de-vie ;
De prendre du punch ou du thé ;
D’aller nu, faute de chemise,
Pour jouir de plus de franchise ;
De gagner en jouant des bras.
Comme en dégainant ta rapière,
Ta subsistance journalière ;
De recourir, dans tous les cas,
Aux expédients que tout bas
Combine une âme aventurière,

Tout en jurant sur ton honneur :
Tels sont les nombreux privilèges
Qui te sauveront de tous pièges,
Et dont je le rends possesseur.


Cette homélie ayant été prononcée, il s’éleva une dispute sur la résidence spéciale qui allait être assignée au nouveau frère du sanctuaire ; en effet, comme les Alsaciens étaient d’avis, dans leur république, que le lait d’ânesse engraisse, il s’élevait ordinairement de grands débats parmi les habitants quand il y avait un nouveau membre de la société, chacun voulant en avoir la direction, suivant le terme dont ils se servaient.

L’Hector qui avait parlé si chaudement et si à propos en faveur de Nigel se montra alors le chevalier d’une certaine Blowselinda, qui avait, à ce qu’il paraît, une chambre à louer, laquelle avait été habitée autrefois par Slicingdick de Paddington, qui venait d’être exécuté à Tyburn, et dont la mort prématurée avait été pleurée jusque-là par la dame, dans la solitude du veuvage, à la manière des tourterelles.

Cependant le crédit du capitaine dut céder devant celui du vieillard au capuchon de drap dont nous avons parlé, et qui, malgré son extrême vieillesse, passait pour savoir plumer un pigeon aussi bien et même mieux que tout autre habitant de l’Alsace.

Ce vénérable personnage était un usurier assez fameux, appelé Traphois, et qui venait dernièrement de rendre un service considérable à l’état, en avançant un subside au duc pour qu’il pût remplir ses caves d’un nouveau renfort de liqueurs, le marchand de vin de Vintry se faisant scrupule de traiter avec un aussi grand homme autrement qu’argent comptant.

C’est pourquoi, quand le vieillard se leva, et qu’après avoir beaucoup toussé, il rappela au duc qu’il avait un pauvre appartement à louer, les droits de tous les autres furent écartés, et Nigel fut donné pour locataire à Traphois.

Cet arrangement ne fut pas plus tôt terminé que lord Glenvarloch fit connaître à Lowestoffe son empressement de quitter cette méprisable assemblée : il en prit congé avec tant de précipitation et si peu de cérémonie que, sans le baril de vin du Rhin qu’on venait d’apporter, la chose aurait bien pu être prise en mauvaise part. Le jeune étudiant accompagna son ami jusqu’à la maison du vieil usurier, dont lui et quelques autres jeunes gens du Temple ne connaissaient que trop bien la route. En chemin, il assura lord Glenvarloch qu’il allait loger dans la seule maison de White-Friars qui fût un peu propre, avantage qu’elle devait entièrement à l’activité de la fille unique de l’avare, vieille demoiselle assez laide pour effrayer le péché, mais qui serait probablement assez riche pour tenter un puritain, aussitôt que le diable aurait hérité de l’âme de son père. Comme Lowestoffe parlait ainsi, ils arrivèrent à la porte de la maison, et la figure sévère et repoussante de la femme qui leur ouvrit la porte confirma pleinement ce que l’étudiant venait de dire à Nigel de son hôtesse. Elle reçut avec l’expression du mécontentement et de la mauvaise humeur la nouvelle que lui annonça le jeune étudiant, en lui apprenant que le gentilhomme qui l’accompagnait allait devenir le locataire de son père, et murmura quelques mots sur l’embarras que cela lui donnerait ; cependant, elle finit par montrer à l’étranger un appartement plus commode qu’il ne s’y était attendu d’après l’aspect de la maison, et beaucoup plus grand, quoique moins élégant, que celui qu’il avait occupé sur le quai Saint-Paul.

Lowestoffe ayant vu son ami bien installé dans son nouvel appartement, et lui ayant fait apporter la carte d’un traiteur voisin, pour qu’il connût la manière dont il pourrait vivre en cet endroit, prit congé du jeune lord, en lui offrant de lui envoyer les effets qu’il avait laissés dans son ancien domicile, ou du moins ceux qu’il lui désignerait. Nigel demanda fort peu de chose, et l’étudiant ne put s’empêcher de remarquer que Sa Seigneurie ne paraissait pas avoir l’intention de jouir long-temps de ses nouveaux privilèges.

« Ils sont trop peu d’accord avec mes habitudes et mes goûts, » répondit lord Glenvarloch.

« Peut-être serez-vous demain d’un autre avis, milord, reprit Lowestoffe ; mais, pour le moment, je vais vous souhaiter le bonsoir. Je reviendrai demain de bonne heure. »

Le lendemain vint ; mais, au lieu de l’étudiant, ce fut une lettre de lui qui arriva. Elle apprenait à Nigel que les visites de Lowestoffe en Alsace lui avaient attiré l’animadversion de quelques-uns des vieux censeurs de son ordre, et qu’il croyait prudent de les discontinuer pour le moment, afin de ne pas exciter l’attention sur la résidence de lord Glenvarloch. Il lui mandait qu’il avait pris des mesures pour mettre ses effets en sûreté, et qu’il lui enverrait, par un homme de confiance, la cassette où il gardait son argent, ainsi que les objets dont il pourrait avoir besoin. Suivaient quelques bons avis dictés par la connaissance qu’avait Lowestoffe de l’Alsace et de ses coutumes. Il conseillait au jeune lord de laisser l’usurier dans une incertitude complète sur l’état de ses fonds, de ne jamais s’engager dans une partie avec le capitaine, qui avait l’habitude de jouer serré et de payer, quand il perdait, avec trois voyelles[95] ; et enfin de se méfier du duc Hildebrod, qui était, ajoutait-il, aussi fin qu’une aiguille, quoique, semblable à cet instrument de l’industrie féminine, il n’eût aussi qu’un œil.



CHAPITRE XVIII.

ÉCLAIRCISSEMENTS D’UN MYSTÈRE.


La mère. Quoi ! vous vous êtes laissé éblouir par l’éclat du miroir de Cupidon ; l’enfant espiègle se plaît à frapper les yeux des passants des rayons du soleil, et rit ensuite de les voir tomber… La fille. Non, ma mère ; c’est l’éclair qui m’a frappée, et jamais mes yeux ne reverront la lumière comme auparavant.
Bœuf et Pouding, vieille comédie.


Il faut que nous laissions un moment notre héros Nigel, quoique dans une situation peu sûre, peu commode et peu honorable, pour entrer dans quelques détails nécessaires pour l’intelligence de ses aventures.

Il y avait trois jours que lord Nigel s’était retiré dans la maison du vieux Traphois, le fameux usurier de White-Friars, appelé généralement Traphois-le-Doré. La jolie fille du vieil horloger Ramsay, après avoir pieusement vu déjeuner son père, et veillé à ce que, dans un instant de distraction, il ne prît pas la salière pour une croûte de pain, le laissa retomber dans la profondeur de ses combinaisons, et sortit accompagnée de sa vieille et fidèle Jeanet l’Écossaise, pour qui ses caprices étaient des lois. Elle prit la route de Lombard-Street, et se rendit, dès huit heures, chez la tante Judith, sœur de son digne parrain.

La respectable demoiselle ne lui fit pas l’accueil le plus gracieux ; car elle ne partageait pas, ce qui ne doit pas beaucoup étonner, l’extrême admiration de maître Heriot pour la jolie figure de mistress Marguerite, ni sa complaisance pour la pétulance et les caprices de cette jeune fille. Cependant, comme Marguerite était la favorite de son frère, dont la volonté était la loi suprême de la tante Judith, celle-ci se contenta de lui demander ce qu’elle faisait de si bonne heure dans les rues de Londres avec sa mine pâle.

« Je voudrais parler à lady Hermione, » répondit la jeune fille presque hors d’haleine, tandis que le sang qui montait à ses joues avec violence vint démentir l’épithète de pâles que leur avait donnée la tante Judith.

« À lady Hermione ! s’écria Judith ; si matin, quand elle veut à peine recevoir quelqu’un de la famille à des heures plus convenables. Vous êtes folle, petite fille, ou vous abusez de l’indulgence que mon frère et cette dame ont pour vous. — Oh ! non, non, en vérité, » répéta Marguerite s’efforçant de retenir des larmes qui n’attendaient que la plus légère occasion pour s’échapper… « Veuillez seulement faire dire à cette dame que la filleule de votre frère désire ardemment lui parler, et je suis sûre qu’elle ne refusera pas de me voir. »

La tante Judith jeta un regard pénétrant et soupçonneux sur la jeune fille. « Vous auriez pu, dit-elle, me prendre pour confidente aussi bien que lady Hermione ; je suis plus âgée et plus en état de donner des conseils. Je vis plus avec le monde qu’une personne toujours enfermée dans son appartement, et j’aurais plus de moyens de vous servir. — Oh ! non, non, non ! » s’écria vivement Marguerite avec plus de sincérité que de politesse. « Il y a des choses sur lesquelles vous ne pouvez me donner de conseils, tante Judith. C’est ici, pardonnez-moi de le dire, chère tante, un cas dans lequel vous ne pourriez rien. — J’en suis bien aise, jeune fille, » reprit sèchement la tante ; « car je pense que les folies des jeunes personnes de ce siècle seraient capables de tourner une vieille tête comme la mienne. Vous courez dès le matin les rues de Londres pour venir conter des fadaises à une dame qui ne voit le soleil de Dieu que lorsqu’il darde ses rayons sur un mur de brique… mais n’importe, je vais lui dire que vous êtes là. »

Elle sortit et ne tarda pas à rentrer, en disant d’un ton froid : « Mistress Marguerite, la dame sera bien aise de vous voir, et c’est plus, belle demoiselle, que vous n’aviez droit d’en attendre. »

La jeune fille pencha la tête sans répondre ; elle était trop absorbée par une foule de réflexions embarrassantes pour essayer de se concilier les bonnes grâces de la tante Judith, ou, ce qui eût été plutôt dans son caractère, pour se venger de sa mauvaise humeur par des réponses piquantes. Elle suivit donc la tante Judith, en silence et d’un air abattu, jusqu’à l’épaisse porte de chêne qui séparait l’appartement de lady Hermione du reste de la maison spacieuse de George Heriot.

Il faut que nous nous arrêtions à la porte de ce sanctuaire, pour rétablir les faits défigurés par Richie Moniplies, lorsqu’il avait étourdi son maître des contes qu’il avait entendu faire sur la singulière apparition, pendant la prière, de cette personne que nous reconnaissons maintenant se nommer lady Hermione. Une partie de ces bruits était parvenue au digne Écossais par Jenkin Vincent, lequel était très-exercé dans cette sorte d’esprit si longtemps le genre favori de la Cité, et auquel on a successivement donné différents noms, mais que nous nous contenterons de nommer mystification. Richard Moniplies, avec son importance et sa gravité solennelles, sa crédulité complète, et son goût pour le merveilleux, prêtait merveilleusement à ce genre de plaisanterie. Le conte avait reçu ses autres ornements de Richie lui-même, dont la langue, quand elle était graissée par une liqueur généreuse, avait beaucoup de goût pour l’amplification ; en racontant à son maître les circonstances merveilleuses qu’il tenait de Jin Vin, il y avait joint quelques conjectures de son propre fonds, que son imagination avait promptement converties en faits.

Cependant, la vie de lady Hermione, depuis deux ans qu’elle habitait la maison de George Heriot, était assez singulière pour justifier quelques-uns des bruits extravagants qui s’étaient répandus à ce sujet. L’habitation du digne orfèvre avait appartenu autrefois à une riche et puissante famille baroniale, qui, sous le règne de Henri VIII, s’était éteinte dans la personne d’une vieille douairière très-opulente, très-dévote, et inviolablement attachée à la foi catholique. L’amie de cœur de l’honorable lady Foljambe était abbesse du couvent de Sainte Roque, et papiste aussi austère, aussi rigide, aussi enthousiaste qu’elle-même. À l’époque où la maison de Sainte-Roque avait été détruite par la volonté despotique du fougueux monarque, lady Foljambe avait reçu dans sa vaste demeure son amie, accompagnée de deux religieuses qui, de même que leur abbesse, étaient résolues d’accomplir leurs vœux dans toute leur étendue, et de rejeter la liberté profane qui leur était rendue. Lady Foljambe trouva moyen de leur taire arranger en secret (car elle craignait que Henri ne lui sût mauvais gré de son intervention) un appartement composé de quatre pièces de plain-pied, avec un petit cabinet disposé en oratoire. Cet appartement était fermé par une épaisse porte de bois de chêne, qui en excluait les étrangers, et on y fit faire un tour pour passer les provisions nécessaires, comme cela se pratiquait dans tous les couvents. L’abbesse de Sainte-Roque et ses compagnes passèrent un grand nombre d’années dans cette retraite, ne communiquant qu’avec lady Foljambe, qui, en vertu de leurs prières et de l’appui qu’elle leur donnait, ne se croyait guère moins qu’une sainte sur la terre. L’abbesse, heureusement pour elle, mourut avant sa généreuse protectrice, qui vécut encore long-temps sous le règne d’Élisabeth.

Lady Foljambe fut remplacée dans cette maison par un chevalier rude et fanatique, son parent éloigné et son héritier collatéral, qui se fit un mérite de chasser ces prêtresses de Baal. De ces deux pauvres religieuses, bannies de leur ancienne retraite, l’une passa la mer ; l’autre, incapable par son grand âge d’entreprendre un tel voyage, mourut sous l’humble toit d’une veuve catholique d’une condition commune. Sir Paul Crambagge, s’étant débarrassé des religieuses, dépouilla la chapelle de ses ornements, et songeait à détruire totalement cet appartement, lorsqu’il fut arrêté par une réflexion : ce serait une dépense tout à fait inutile, puisqu’il n’occupait que trois pièces de cette vaste maison, et n’avait aucun besoin d’ajouter à son logement. Son fils était un dissipateur, et ce fut de lui que maître George Heriot acheta cette maison. L’ayant, ainsi que sir Paul, trouvée suffisamment grande pour se loger avec sa famille, il laissa l’appartement Foljambe ou Sainte-Roque, car c’était le nom qu’on lui donnait indistinctement, dans l’état où il l’avait trouvé.

Deux ans et demi environ avant l’époque où commence notre histoire, Heriot, étant allé faire un voyage sur le continent, envoya ordre exprès à sa sœur et son caissier de faire arranger et meubler l’appartement Foljambe convenablement, quoique avec simplicité, afin qu’il fût en état de recevoir une dame qui devait l’occuper pendant quelque temps, et qui vivrait plus ou moins avec sa famille, selon qu’il lui serait agréable. Il ordonnait aussi que les réparations nécessaires fussent faites secrètement et qu’on parlât le moins possible du sujet de sa lettre.

Le moment de son retour approchait, et la tante Judith, ainsi que toute la maison, était dévorée d’impatience et de curiosité. Enfin maître George arriva, amenant avec lui une dame d’une si grande beauté que, dans son extrême et constante pâleur, elle aurait pu passer pour la plus parfaite créature qui fût sur la terre. Elle avait avec elle une suivante, ou plutôt une humble amie, qui n’avait d’autre occupation que de lui tenir compagnie : cette femme, très-réservée, et qu’à son accent on reconnaissait pour une étrangère, pouvait avoir environ cinquante ans. Sa maîtresse l’appelait Monna Paula, et maître Heriot et les autres, mademoiselle Pauline. Elle couchait dans la chambre de sa maîtresse, prenait ses repas dans son appartement, et ne s’en séparait presque jamais.

Ces deux personnes prirent possession des appartements cloîtrés de la dévote abbesse, et sans observer à la lettre une retraite aussi rigoureuse, semblaient à peu près rendre cet appartement à son usage primitif. Les étrangères vivaient et prenaient leurs repas entièrement séparées de la famille. Lady Hermione, car c’est ainsi qu’on l’appelait, n’avait aucune communication avec les domestiques ; mademoiselle Pauline n’en avait que d’indispensables, dont elle s’acquittait toujours le plus brièvement possible. Des dons fréquents et généreux réconciliaient les serviteurs de la maison avec ce genre de vie singulier, et ils se disaient l’un à l’autre que trouver moyen de rendre service à mademoiselle Pauline, c’était, en quelque sorte, découvrir le trésor d’une fée.

Lady Hermione était bienveillante et polie avec la tante Judith, mais elle avait peu de rapports avec elle, ce qui mortifiait sensiblement la dignité de la bonne dame, et lui faisait éprouver en même temps un vif sentiment de curiosité ; mais elle connaissait si bien son frère, et l’aimait si tendrement, qu’on pouvait dire que, quand il émettait sa volonté, elle en faisait aussitôt la sienne. Le digne bourgeois n’était pas exempt de cet esprit de domination que contracte facilement l’homme, même le meilleur, lorsqu’il est habitué à voir un mot de lui devenir la loi de tous ceux qui l’entourent. Maître George ne pouvait donc supporter que sa famille le questionnât jamais sur rien, et lorsqu’il eut dit une fois que sa volonté était que lady Hermione vécût chez lui comme elle l’entendrait, et que personne ne s’informât de son histoire ou des motifs qu’elle pouvait avoir pour vivre dans une retraite aussi sévère, sa sœur pensa justement qu’il éprouverait un sérieux mécontentement si quelqu’un cherchait à pénétrer ce secret.

Mais, quoique les générosités que recevaient les domestiques d’Heriot les engageassent à se taire, et que le respect et la crainte que lui inspirait son frère eussent fermé la bouche à la tante Judith sur tous ces arrangements, ils étaient de nature à ne pouvoir échapper aux remarques critiques des voisins. On disait que le riche orfèvre était sur le point de se faire papiste et de rétablir le couvent de lady Foljambe. Les uns prétendaient qu’il devenait fou, d’autres encore qu’il allait se marier ou faire pis. Cependant la régularité avec laquelle maître George allait à l’église, et la connaissance qui se répandit que la prétendue religieuse assistait tous les jours aux prières de l’Église anglicane qui se faisaient en commun, le justifièrent bientôt du premier de ces soupçons. Les gens qui traitaient d’affaires avec maître Heriot ne pouvaient douter qu’il n’eût la tête très-saine ; et pour démentir les autres bruits, ceux qui prirent à cœur d’approfondir cette affaire ne tardèrent pas à assurer que maître George ne faisait de visite à la jeune dame qui logeait chez lui qu’en présence de mademoiselle Pauline, qui restait assise à travailler dans un coin éloigné de l’appartement où l’on se tenait. On sut aussi que ces visites ; ne duraient jamais plus d’une heure, et n’avaient ordinairement lieu qu’une fois par semaine. Or, cette manière de se voir, pendant des moments si courts et de si longs intervalles, ne pouvait faire supposer que l’amour entrât pour rien dans le motif qui les réunissait.

Les curieux furent donc en défaut, et ils se virent forcés de renoncer à la découverte du secret de maître Heriot, tandis que mille contes ridicules circulaient parmi les gens ignorants et superstitieux ; nous en avons vu un échantillon par ceux que les espiègles apprentis du digne David Ramsay avaient fait accroire à notre ami Richie Moniplies.

Il y avait une personne au monde qui, croyait-on, aurait pu en dire sur lady Hermione plus qu’aucun habitant de Londres, excepté George Heriot, et cette personne était Marguerite, la fille unique de David Ramsay.

Cette jeune fille avait à peine quinze ans accomplis quand lady Hermione arriva en Angleterre ; elle allait alors très-souvent chez son parrain, qui s’amusait beaucoup de ses saillies enfantines, et prenait plaisir à lui entendre chanter, avec une belle et sauvage expression, les airs de son pays natal. Tout contribuait à en faire un enfant gâté, l’indulgence de son parrain, l’insouciance et l’abstraction constante de son père, et l’empressement que mettaient à céder à ses caprices tous ceux qui l’entouraient, et sur qui elle exerçait la double influence de jolie femme et de riche héritière. Ce concours de circonstances avait rendu cette beauté de la Cité impérieuse et fantasque, conséquence naturelle d’une indulgence sans bornes. Tantôt elle montrait cette extrême affectation de timidité, de silence et de réserve, que les très-jeunes filles sont sujettes à prendre pour une aimable modestie. À d’autres moments, elle s’abandonnait à cette vivacité de babil que la jeunesse confond souvent avec l’esprit. Malgré tous ces défauts, mistress Marguerite avait de la finesse, un jugement naturel qui ne demandait que l’occasion de s’exercer, une humeur vive, agréable, enjouée, et un cœur excellent. Les défauts de son éducation s’étaient accrus par la lecture des comédies et des romans, à laquelle elle consacrait une grande partie de son temps ; elle y puisait des idées bien différentes de celles qu’elle aurait pu acquérir par les tendres conseils d’une excellente mère. Enfin, les caprices auxquels elle était assez sujette semblaient justifier l’accusation de coquetterie qu’on lui adressait. Mais la petite avait assez de sens et de pénétration pour cacher ses défauts à son parrain, auquel elle était sincèrement attachée, et elle était si avant dans ses bonnes grâces, que ce fut à sa recommandation qu’elle obtint la permission d’aller visiter quelquefois lady Hermione.

Le singulier genre de vie que menait cette dame, son extrême beauté, plus intéressante encore par son étrange pâleur, l’orgueil secret d’être admise, de préférence à tout le monde, dans la société d’une personne qui s’enveloppait de tant de mystère, toutes ces circonstances avaient fait une profonde impression sur Marguerite Ramsay ; et quoique leurs conversations n’eussent jamais été longues ni confidentielles, cependant, fière de la confiance qu’on lui témoignait, Marguerite en avait aussi fidèlement gardé le secret que si chaque mot répété eût dû lui coûter la vie ; aucune question, de quelque flatterie artificieuse qu’elle eût été accompagnée, soit de la part de dame Ursule ou de toute autre personne aussi curieuse, n’avait pu arracher à la jeune fille un mot de ce qu’elle avait vu ou entendu après qu’on lui eut accordé l’entrée de ce mystérieux appartement. La moindre allusion au spectre de maître Heriot suffisait dans ses moments de plus grande gaieté pour arrêter le cours de son babil communicatif et la rendre silencieuse.

Nous ne rapportons ceci que comme une preuve de la force prématurée du caractère de Marguerite ; force cachée sous une humeur légère et sous mille caprices fantasques, comme un antique et massif arc-boutant est souvent couvert de lierre et de fleurs sauvages. Au fond, quand la jeune fille aurait dit tout ce qu’elle avait vu et entendu dans l’appartement Foljambe, il n’y eut pas eu de quoi satisfaire la curiosité de ses interrogateurs.

Dans les premiers temps, lady Hermione avait coutume de reconnaître les attentions de sa petite amie, en lui faisant présent de quelques élégantes bagatelles, et de l’amuser en lui montrant des objets étrangers, rares et curieux, dont quelques-uns étaient d’un prix considérable. Quelquefois le temps se passait d’une manière moins agréable pour Marguerite : c’était lorsque Pauline cherchait à lui enseigner quelque ouvrage d’aiguille. Quoique la maîtresse s’en acquittât avec une adresse qui n’était alors connue que dans les couvents étrangers, l’élève se montrait d’une indolence et d’une maladresse si incorrigibles, que les ouvrages à l’aiguille furent à la fin abandonnés, et des leçons de musique les remplacèrent. Pauline excellait aussi dans l’enseignement de cet art, et Marguerite, qui avait naturellement des dispositions à ce talent, fit bientôt de grands progrès dans la musique vocale et instrumentale. Les leçons avaient lieu en présence de lady Hermione, à laquelle elles paraissaient faire plaisir ; quelquefois même elle joignait sa voix pure et mélodieuse à celle de sa jeune amie, mais c’était seulement lorsque la musique était d’un genre religieux. À mesure que Marguerite se formait, ses relations avec la recluse prirent un autre caractère. Sans l’y encourager, on la laissait parler de tout ce qu’elle avait vu au dehors, et lady Hermione, en découvrant l’esprit vif et pénétrant et le jugement observateur de sa petite amie, trouvait souvent l’occasion de la prémunir contre la légèreté avec laquelle elle se formait une opinion, et contre la vivacité qu’elle mettait à l’exprimer.

Le respect avec lequel elle avait coutume de regarder cette dame singulière faisait que mistress Marguerite, quoique peu habituée à supporter la contradiction ou les reproches, écoutait avec patience ses conseils et rendait justice aux intentions qui les dictaient à sa protectrice ; au fond de son cœur elle avait peine à concevoir comment lady Hermione, cloîtrée dans l’appartement Foljambe, pouvait s’imaginer faire connaître le monde à une jeune personne qui allait deux fois par semaine de Temple-Bar à Lombard-Street, outre qu’elle se promenait au parc tous les dimanches qu’il faisait beau. Il faut même avouer que la jolie mistress Marguerite était si peu disposée à souffrir de telles remontrances, que ses liaisons avec la dame étrangère se seraient probablement affaiblies à mesure que le cercle de ses connaissances s’agrandissait dans le monde, si, d’une part, elle n’avait éprouvé pour son mentor un véritable respect ; et de l’autre, une certaine satisfaction assez flatteuse pour son amour-propre, de se voir l’objet d’une confiance que tant d’autres désiraient en vain. D’ailleurs, quoique la conversation d’Hermione fût constamment sérieuse, elle n’était pas en général sur le ton de la sévérité, et la jeune dame se formalisait peu des folles saillies que se permettait quelquefois en sa présence mistress Marguerite, même quand elles étaient telles que Monna Paula levait les yeux au ciel et soupirait avec cette compassion qu’inspirent à une dévote les cœurs livrés aux vanités du monde. Au résumé donc, la petite personne était disposée, non sans regimber quelquefois, à se soumettre aux graves remontrances de lady Hermione ; d’autant plus qu’au mystère qui entourait sa protectrice, elle avait associé dès l’abord une idée vague d’importance et de richesse, et cette idée s’était fortifiée par plusieurs circonstances accidentelles qu’elle avait remarquées depuis que son jugement avait mûri.

Il arrive souvent que tel conseil qui nous semblerait importun, étant donné sans que nous le demandions, nous devient précieux quand des circonstances difficiles nous inspirent quelque méfiance de notre jugement. C’est ce qui arrive surtout si nous supposons que celui qui nous donne des conseils a les moyens et la volonté d’y joindre des secours efficaces. Mistress Marguerite était alors dans cette situation. Elle se trouvait ou croyait se trouver dans le cas d’avoir besoin et de conseils et d’assistance ; ce fut donc après une nuit de veille et d’inquiétude qu’elle prit la résolution de s’adresser à lady Hermione, qui, pensait la jeune fille, ne lui refuserait pas les uns, et pourrait lui procurer l’autre. La conversation qui eut lieu entre elles expliquera mieux les motifs de cette visite.


CHAPITRE XIX.

L’AMOUR D’UNE JEUNE FILLE.


Par cette lumière ! c’est une fille d’un courage incomparable… Elle est née pour être l’amante d’un soldat, pour bander ses blessures, baiser son front sanglant et chanter une ronde joyeuse tout en l’aidant à s’armer ; quoique le tambour de l’ennemi lui servît d’accompagnement.
Vieille Comédie.


Quand mistress Marguerite entra dans l’appartement Foljambe, elle en trouva les habitantes occupées de la manière accoutumée, la maîtresse à lire, et la suivante à travailler à une grande pièce de tapisserie que Marguerite lui avait vue entre les mains depuis qu’elle était admise dans leur retraite.

Hermione fit un signe amical à la jeune fille, mais ne parla pas, et Marguerite, habituée à cette réception, dont elle n’était pas fâchée dans ce moment, parce qu’elle lui donnait le temps de recueillir sa présence d’esprit, se baissa sur le métier de Monna Paula, et lui dit à demi voix : « Vous en étiez à cette rose quand je vous vis pour la première fois, Monna… Regardez, voici l’endroit où j’eus la maladresse de gâter la fleur en essayant d’apprendre le point… Je n’avais guère plus de quinze ans, alors ; ces fleurs me vieillissent, Monna Paula. — Je voudrais qu’elles pussent vous rendre sage, mon enfant, » répondit Monna Paula, dans l’estime de laquelle la jolie mistress Marguerite n’occupait pas à beaucoup près une aussi haute place que dans celle de sa maîtresse, soit à cause de son austérité naturelle, qui était un peu intolérante pour la jeunesse et la gaieté, soit à cause de cette jalousie qu’inspire à une domestique favorite une personne qu’elle considère comme une espèce de rivale dans les affections de sa maîtresse.

« Que disiez-vous à Monna, petite ? demanda lady Hermione. — Rien, madame, reprit Marguerite ; seulement que j’ai vu les roses fleurir trois fois depuis que Monna Paula travaille à sa tapisserie ; et cependant ses violettes ne sont pas encore écloses. — Cela est vrai, ma colombe ; mais les boutons qui sont le plus longtemps à s’épanouir restent aussi le plus long-temps en fleurs ; vous les avez vus fleurir trois fois dans les jardins, et trois fois aussi vous les avez vus passer. Les roses de Monna Paula ne changeront jamais ; elles ne craignent ni la gelée ni les orages. — Vous avez raison, madame ; mais elles n’ont ni vie, ni parfum. — Marguerite veut-elle comparer une vie agitée par l’espoir et la crainte, mêlée de succès et de revers, une vie livrée à la fièvre des passions, aux sensations tumultueuses de l’amour et de la haine, attristée, abrégée par l’effet de ces fatigantes émotions, à une existence animée par le seul sentiment des devoirs, et dont l’occupation unique est de se livrer sans relâche à leur accomplissement ? Est-ce là le sens de vos paroles, Marguerite ? — Je ne sais pas, madame ; mais il me semble que j’aimerais mieux être l’alouette dont les chants nous annoncent la brise d’été, que le coq perché sur le clocher pour dire d’où vient le vent, et qui ne bouge qu’autant qu’il faut pour s’acquitter de son devoir. — Des métaphores ne sont pas des arguments, ma belle petite, » dit lady Hermione en souriant.

« J’en suis fâchée, madame, répondit Marguerite, car c’est une manière très-commode de dire indirectement sa pensée quand elle diffère de celle des personnes à qui on doit du respect… D’ailleurs cette forme offre des ressources inépuisables, et c’est une façon de s’exprimer si polie, et si convenable… — Vraiment ! dit la dame ; voyons-en donc quelques échantillons, je vous prie. — Par exemple, madame, il serait très-hardi à moi d’oser dire à Votre Seigneurie que je préférerais à une vie si tranquille un peu d’espérance et de crainte, de peine et de plaisir, et… et… aussi un peu des autres sentiments dont il a plu à Votre Seigneurie de parler… Mais je puis dire librement et sans encourir de blâme, que je préfère un papillon à un escargot, le peuplier à la feuille tremblante au sombre sapin d’Écosse dont le feuillage ne s’agite jamais, et que de toutes les machines de bois, de cuivre et de fil de fer mises en mouvement par les doigts de mon père, celle que je hais et déteste le plus est une grande et vieille horloge allemande qui sonne les heures, les demies, les quarts et les demi-quarts, comme s’il importait beaucoup au monde de savoir qu’elle est montée et qu’elle va. Maintenant, très-chère dame, veuillez comparer cette lourde et ennuyeuse machine avec la pendule que maître Heriot a fait faire à mon père pour Votre Seigneurie, qui joue une foule de jolis airs, et dont il sort à chaque sonnerie une troupe de petits danseurs moresques qui viennent sauter en mesure au son de cette joyeuse musique. — Et laquelle de ces pendules va le mieux, Marguerite ? — Je suis forcée d’avouer que c’est la vieille horloge allemande ; et je vois que vous avez raison, madame, et que les comparaisons ne sont pas des arguments ; du moins les miennes ne m’ont pas amenée là où j’en voulais venir. — Sur ma parole, Marguerite, » dit la dame en souriant, « vous semblez avoir beaucoup rêvé sur ce sujet depuis quelque temps. — Peut-être trop, madame, » dit Marguerite, mais si bas qu’elle ne pouvait être entendue que de la dame derrière la chaise de laquelle elle s’était placée. Ces mots furent prononcés d’un ton sérieux, et accompagnés d’un soupir étouffé qui n’échappa pas à l’attention de la personne à laquelle ils étaient adressés. Lady Hermione se retourna vivement, et regarda fixement Marguerite ; elle réfléchit un instant, et ordonna à Monna Paula de porter son métier à tapisserie dans la pièce voisine. Quand elles furent seules, elle engagea sa jeune amie à quitter le dossier de sa chaise et à venir s’asseoir sur un tabouret à côté d’elle.

« Je resterai là, madame, si vous voulez bien me le permettre, » répondit la jeune fille sans changer de posture ; « je désirerais que vous pussiez m’entendre sans me voir. — Au nom du ciel ! ma chère fille, que pouvez-vous donc avoir à me dire pour n’oser le faire en face d’une aussi sincère amie que moi ?

Sans faire de réponse directe, Marguerite se contenta de dire : « Vous aviez bien raison, madame, en disant que je rêve beaucoup depuis quelque temps. J’ai eu bien tort, et vous allez être bien fâchée contre moi, ainsi que mon parrain ; mais il est trop tard, et il faut le sauver. — Le !… répéta lady Hermione, voilà un petit mot qui explique le mystère ; mais sortez de derrière cette chaise, petite folle que vous êtes. Je gagerais que vous n’avez pas su défendre votre cœur contre ce malin apprenti de votre père… Je ne vous ai pas entendue parler du jeune Vincent depuis quelque temps ; si son nom n’était plus dans votre bouche, son souvenir n’était peut-être pas effacé de votre pensée. Auriez-vous été assez imprudente pour lui permettre de s’expliquer sérieusement ? On dit que le jeune homme est hardi. — Pas assez, madame, pour rien dire qui puisse me déplaire, répondit Marguerite. — Peut-être voulez-vous dire que cela ne vous a pas déplu, reprit la dame, ou peut-être n’a-t-il pas parlé ; ce qui serait encore plus sage. Soyez franche et sans détours, ma petite amie… Votre parrain ne tardera pas à revenir, et nous l’admettrons dans nos consultations. Si le jeune homme est laborieux et né de parents honnêtes, sa pauvreté ne saurait être un obstacle insurmontable. Mais vous êtes tous deux bien jeunes, Marguerite, et je sais que votre parrain voudra que le jeune homme achève auparavant son apprentissage. »

Marguerite jusque-là avait laissé parler lady Hermione sans lui faire apercevoir sa méprise, seulement parce qu’elle ne savait de quelle manière l’interrompre ; mais le dépit que lui causèrent ces derniers mots lui donna la force de dire : « Je vous demande pardon, madame ; mais il ne s’agit ni du jeune homme dont vous parlez, ni d’aucun apprenti ou maître de la ville de Londres… — Marguerite, s’écria la dame, le ton de mépris avec lequel vous parlez des hommes de votre classe, dont il existe des centaines, pour ne pas dire des milliers, qui valent mieux que vous, et qui vous honoreraient beaucoup en songeant à vous pour épouse ; ce mépris, dis-je, m’est un mauvais garant de la sagesse de votre choix, car il paraît que vous en avez fait un. Répondez, enfant, quel est celui pour lequel vous avez conçu un attachement si téméraire ?… je crains que ce ne soit le mot dont il faille se servir.

— C’est le jeune Écossais, lord Glenvarloch, madame, » répondit Marguerite, d’un ton bas et modeste, mais assez ferme pour un pareil aveu.

« Le jeune lord Glenvarloch ! » répéta la dame avec une surprise extrême. « Jeune fille, votre raison vous abandonne. — Je savais bien que vous diriez cela, madame ; une autre personne me l’avait déjà dit ; et je suis quelquefois tentée de me le répéter à moi-même… Mais regardez-moi, madame, me voilà devant vous ; dites-moi s’il y a dans mes yeux ou dans mon langage quelque signe de folie ou d’égarement quand je vous répète que ce jeune lord est l’objet de toutes mes affections. — S’il n’y a pas de folie dans vos yeux, il y a infiniment d’extravagance dans ce que vous dites, jeune fille, » répondit sévèrement lady Hermione. « Quand un amour mal placé engendra-t-il autre chose que le malheur ? Cherchez un époux parmi vos égaux, Marguerite, et évitez les dangers et les chagrins sans nombre qui doivent accompagner une passion dont vous avez choisi l’objet dans un rang si supérieur au vôtre. Pourquoi ce sourire, jeune fille ? Y a-t-il rien dans mes paroles qui puisse vous offrir un sujet de raillerie ? — Non, sans doute, madame ; seulement je ne pouvais m’empêcher de sourire en me demandant comment il se fait que, tandis que le rang constitue une si grande différence entre des créatures formées de la même argile, l’esprit du vulgaire se trouve néanmoins tellement en rapport avec celui des êtres les plus nobles et les plus accomplis. Il n’y a de différence entre eux que la manière de s’exprimer. Dame Ursule m’a dit précisément la même chose que Votre Seigneurie ; seulement, madame, vous avez parlé de malheurs sans nombre, et dame Ursule m’a parlé de potence et de mistress Turner qui y avait été pendue. — Vraiment ! dit lady Hermione ; et quelle est donc cette dame Ursule que votre sagesse m’a associée dans la tache difficile de vous donner des conseils ? — La femme du barbier qui demeure à côté de chez nous, madame, » dit Marguerite avec une simplicité affectée, mais bien aise au fond du cœur d’avoir trouvé une manière indirecte de mortifier sa minerve ; « c’est la femme la plus sage que je connaisse après Votre Seigneurie. — Une excellente confidente ! choisie avec beaucoup de délicatesse, avec le sentiment éclairé de ce que vous devez à vous-même et aux autres ! Mais qu’avez-vous, petite ? où allez-vous donc ? — Demander des conseils à dame Ursule, madame, » répondit Marguerite en feignant de se retirer ; « car je vois que Votre Seigneurie est trop en colère contre moi pour vouloir m’en donner, et la circonstance est pressante. — Quelle circonstance, petite folle ? » reprit la dame d’un ton plus affectueux. « Asseyez-vous et racontez-moi votre histoire. Il est vrai que vous êtes une folle et une petite opiniâtre ; mais vous êtes aussi une enfant, une aimable enfant, et je veux venir à votre secours, s’il est possible. Voyons, asseyez-vous ; vous trouverez peut-être mes conseils plus sûrs et plus sages que ceux de la femme du barbier. Dites-moi d’abord comment vous en êtes venue à supposer que vous aviez fixé vos affections d’une manière inaltérable sur un homme que vous n’avez, je crois, vu qu’une seule fois. — Je l’ai vu plus d’une fois ; madame, » dit la jeune personne en baissant les yeux, « quoique je ne lui aie parlé qu’une seule… Le souvenir de ce jour est resté si profondément gravé dans ma pensée, que je pourrais répéter en ce moment jusqu’à la parole la plus insignifiante que je lui entendis prononcer. Peut-être cependant cette impression se fût-elle affaiblie peu à peu si d’autres circonstances ne l’avaient à jamais fixée dans mon cœur. — À jamais est une expression dont on se sert légèrement dans de semblables circonstances, mais qui cependant est la dernière dont nous devrions nous servir. Tout ce qui appartient à ce monde, ses passions, ses joies et ses douleurs passe comme la brise fugitive… il n’y a que cet autre monde qu’on trouve au-delà du tombeau qui doive durer à jamais… — Vous m’avez justement reprise, madame, » dit Marguerite avec calme ; « en parlant de l’état actuel de mon cœur, j’aurais dû me borner à dire qu’il durerait toute ma vie, qui, à la vérité, peut être courte. — Et qu’y a-t-il donc dans ce jeune lord écossais qui ait tant frappé votre imagination ? dit la dame. Je conviens qu’il est d’un physique agréable ; je l’ai vu, et je veux supposer qu’il soit aimable et poli ; mais quels sont ses talents, ses vertus ? car il faut qu’il en possède d’extraordinaires.

— Il est malheureux, bien malheureux, madame, et entouré de toutes sortes de pièges combinés méchamment pour lui faire perdre sa réputation, sa fortune et peut-être sa vie. Ces complots ont été formés dans l’origine par l’avarice ; mais maintenant ils sont suivis par l’ambition et la vengeance, animées par le génie du mal lui-même ; car lord Dalgarno… — Monna Paulal… Monna Paula !… » s’écria lady Hermione en interrompant la narration de sa jeune amie… « Elle ne m’entend pas, » dit-elle en se levant pour sortir ; « il faut que j’aille lui parler, je vais revenir à l’instant. » Elle revint effectivement un moment après. « Vous avez prononcé un nom, » dit-elle en rentrant, « que j’avais cru m’être familier ; mais Monna Paula m’a prouvé que je me trompais ; je ne connais pas ce lord… comment l’appelez-vous ? — Lord Dalgarno, répondit Marguerite ; c’est le plus méchant homme qui soit au monde. Sous le prétexte de l’amitié, il a introduit lord Glenvarloch dans une maison de jeu, espérant l’entraîner à sa perte ; mais celui-ci était trop vertueux, trop modéré, trop prudent, pour se laisser prendre à un piège si grossier. Qu’a fait alors lord Dalgarno ? il a cherché à décréditer cette modération en répandant le bruit que, ne voulant pas devenir la proie des loups, lord Glenvarloch s’était mis de leur côté pour avoir sa part du butin. En même temps que le perfide minait ainsi la réputation de son trop confiant compatriote, il avait soin de l’entourer de ses propres créatures et de l’empêcher de paraître à la cour. Depuis la conspiration des poudres, y eut-il jamais un complot plus profondément tramé et exécuté avec plus de lâcheté et de perfidie ! »

La dame sourit tristement de la véhémence de Marguerite ; mais elle soupira le moment d’après, en disant à sa jeune amie qu’elle devait connaître bien peu le monde où elle allait vivre, puisqu’elle témoignait une si grande surprise d’y trouver tant de scélératesse.

« Mais par quels moyens, ajouta-t-elle, avez-vous pu arriver à la connaissance des vues secrètes d’un homme aussi prudent, aussi dissimulé que lord Dalgarno… que les scélérats le sont ordinairement ? — Permettez-moi de garder le secret là-dessus, madame, dit la jeune fille, je ne pourrais vous rapprendre sans trahir celui des autres… Qu’il vous suffise de savoir que ces renseignements sont aussi exacts que la source en est secrète. Mais je ne puis dire, même à vous, comment je les ai obtenus. — Vous êtes bien hardie, Marguerite, de vous servir de tels moyens d’intrigue, jeune comme vous l’êtes… non seulement ils sont dangereux, mais encore peu convenables pour une personne de votre âge et de votre sexe. — Je savais que vous me diriez aussi cela, » répondit Marguerite avec plus de douceur et de patience qu’elle n’en montrait ordinairement en recevant une réprimande ; « mais Dieu sait que mon cœur n’a d’autre sentiment que le désir de sauver l’homme le plus innocent et le plus indignement trahi ! Je trouvai moyen de lui donner avis de la perfidie de son ami. Hélas ! cette précaution n’aura fait que hâter sa perte, à moins qu’on ne puisse lui porter de prompts secours. Il reprocha à son faux ami sa trahison, et tira son épée contre lui dans le parc ; le voilà maintenant exposé à la peine fatale décrétée contre ceux qui violent les privilèges du palais du roi. — Voilà en effet une histoire bien extraordinaire, dit lady Hermione. Et lord Glenvarloch est-il donc en prison ? — Non, madame, Dieu merci ; il s’est réfugié dans le sanctuaire de White-Friars : mais il est douteux que ce lieu soit pour lui un asile sûr dans un pareil cas : on parle d’un mandat d’arrêt du lord grand-justicier. Un étudiant du Temple a été arrêté, et se trouve dans l’embarras pour l’avoir aidé dans sa fuite. Le refuge temporaire où l’a jeté son extrême danger va servir à le diffamer davantage… Je sais tout cela, je le sais ; et cependant je ne puis le sauver, je ne le puis que par votre assistance. — Par mon assistance, jeune fille ! vous perdez l’esprit : quels moyens puis-je avoir dans ma retraite de secourir ce malheureux lord ? — Vous en avez, madame, » reprit vivement Marguerite ; « vous avez ces moyens qui font tout réussir dans cette grande ville et dans le monde entier ; vous possédez des richesses : la disposition d’une très-petite portion de ces richesses peut me rendre facile de le sauver du péril où il est… Il recevra, avec les moyens de s’échapper, des avis sur la manière d’effectuer sa fuite et je… — Et vous l’accompagnerez sans doute, et recueillerez le fruit des efforts que vous avez faits en sa faveur ? » reprit ironiquement lady Hermione.

« Que le ciel vous pardonne cette injuste pensée, madame ! répondit Marguerite ; je ne le reverrai plus, mais je l’aurai sauvé, et cette pensée fera mon bonheur. — Voilà une conclusion bien froide pour une entreprise si téméraire, » répondit la dame avec un sourire d’incrédulité.

« C’est pourtant la seule que je puisse attendre, madame ; la seule peut-être que je désire… Je vous assure que je ne tenterai rien pour en amener une autre ; si je suis hardie dans sa cause, je suis assez timide dans la mienne. La seule fois que je le vis, je me sentis incapable de lui dire un mot… Il ne connaît pas le son de ma voix, et tout ce que j’ai risqué et vais risquer encore, c’est pour un homme qui a sans doute oublié depuis long-temps qu’il m’a vue, qu’il a été assis près de moi, qu’il a adressé la parole à une créature aussi insignifiante… — C’est se livrer de gaieté de cœur à une passion aussi dangereuse qu’étrange, dit lady Hermione. — Je vois que vous ne voulez pas m’accorder votre secours, reprit Marguerite ; adieu donc, madame ; mon secret est en sûreté entre des mains si honorables. — Attendez un peu, et dites-moi par quelles manœuvres vous pourriez sauver ce jeune homme, si vous aviez l’argent nécessaire. — Il est inutile de me faire cette question, à moins que vous ne vouliez m’aider, et, dans ce cas, elle est encore inutile. Vous ne comprendriez pas les moyens que j’emploie, et les moments sont trop courts pour permettre des explications. — Mais du moins avez-vous réellement les moyens de le sauver ? — J’ai, avec le secours d’une somme médiocre, le moyen de déjouer les complots de ses ennemis, d’éluder la colère du roi irrité, le ressentiment moins impétueux mais plus profond du prince de Galles, l’esprit vindicatif de Buckingham, si prompt à poursuivre quiconque vient entraver sa marche sur la route de l’ambition ; enfin jusqu’à la malignité froide et concentrée de lord Dalgarno ; oui, j’ai les moyens de les déjouer tous. — Mais pouvez-vous faire tout cela sans vous exposer personnellement, Marguerite ? reprit encore lady Hermione ; car, quel que soit votre dessein, vous ne devez pas mettre en danger votre réputation et votre personne dans le but romanesque d’en sauver une autre ; et moi, jeune fille, je dois à moi-même ainsi qu’à votre parrain, votre bienfaiteur et le mien, de ne pas vous prêter mon appui dans une entreprise qui, selon mon opinion, pourrait être dangereuse et peu convenable à votre sexe. — Croyez à mon serment, très-chère dame, s’écria la suppliante ; je n’agirai dans tout ceci qu’au moyen des autres, et ne veux paraître personnellement dans aucune entreprise dangereuse ou peu convenable à mon sexe. — Je ne sais que faire, dit lady Hermione. Il est peut-être imprudent, inconsidéré à moi de vous aider dans un projet si extravagant ; cependant le but me semble honorable, si les moyens sont sûrs… Quel est le châtiment auquel il est réservé s’il est pris ? — Hélas ! hélas ! la perte de sa main droite, » répondit Marguerite, la voix étouffée de sanglots.

« Les lois d’Angleterre sont-elles donc si cruelles ? Alors il n’y a de miséricorde que dans le ciel, puisque même dans ce pays de liberté les hommes sont les uns pour les autres des loups dévorants… Calmez-vous, Marguerite, et dites-moi quelle est la somme nécessaire pour sauver lord Glenvarloch. — Deux cents livres sterling. Je parlerais de vous les rendre, et j’en aurai un jour le moyen, si je ne savais, c’est-à-dire si je ne croyais que Votre Seigneurie est indifférente sur ce sujet. — N’en dites pas davantage : appelez ici Monna Paula. »



CHAPITRE XX.

CONFIDENCE POUR CONFIDENCE.


Croyez-moi, ami, il en a été ainsi depuis que l’arche de Noé se reposa sur le mont Ararath : l’homme trompeur a fait des serments, et la femme confiante les a crus ; trahie, elle se livre au repentir et aux reproches, et se laisse tromper de nouveau.
Le Nouveau Monde.


Au moment où Marguerite revint avec Monna Paula, lady Hermione achevait d’écrire quelque chose sur une petite feuille de papier qu’elle donna à sa suivante.

« Monna Paula, dit-elle, portez ce papier à Roberts le caissier : qu’il vous remette la somme que je lui demande, et rapportez-la-moi tout de suite. — Je ne sais, Marguerite, si j’ai raison d’agir comme je le fais dans cette affaire… Ma vie s’est écoulée dans la retraite, et j’ignore entièrement les usages de ce monde, ignorance à laquelle je ne puis remédier par la seule lecture. Je crains, en cédant à vos instances, de faire une démarche qui vous soit contraire, contraire peut-être aussi aux lois du pays qui m’accorde un asile, cependant, je l’avoue, il y a quelque chose dans mon cœur qui ne peut résister à vos prières. — Oh ! écoutez-les, écoutez-les ! chère et généreuse dame, » dit Marguerite en pressant les genoux de sa bienfaitrice ; et dans cette attitude elle semblait implorer son ange gardien. « Les lois des hommes ne sont que leur ouvrage, mais l’impulsion du cœur est l’écho de la voix de Dieu. — Levez-vous, jeune fille, dit Hermione ; vous me faites éprouver une émotion dont je ne me croyais plus susceptible. Levez-vous, et dites-moi comment il se fait que vos pensées, vos regards, vos paroles, et même vos moindres actions, qui, il y a si peu de temps, étaient celles d’un enfant capricieux et fantasque, aient pris tout à coup cette énergie et cette éloquence passionnée. — Je ne saurais vous le dire, très-chère dame, » répondit Marguerite en baissant les yeux. « Mais, je suppose, lorsque j’étais un enfant frivole et léger, tout en moi annonçait que je m’occupais de pures bagatelles. Mes réflexions sont maintenant profondes et sérieuses, et je me félicite que mes manières et mes paroles répondent à mes pensées. — Il faut qu’il en soit ainsi, dit la dame ; et cependant ce changement me paraît aussi étrange que rapide. Il me semble voir une enfant transformée tout à coup en une femme réfléchie et passionnée, prête à tous les efforts, à tous les sacrifices pour l’objet chéri de ses affections, avec ce fatal dévouement qui est souvent si indignement payé. »

Lady Hermione soupira amèrement, et Monna Paula rentra avant que la conversation allât plus loin. Elle parla à sa maîtresse dans une langue étrangère dont elles se servaient quelquefois ensemble, mais qui était inconnue à Marguerite.

« Il faut avoir patience un moment, » dit la dame à la jeune fille, « le caissier est sorti pour une affaire, mais on l’attend d’ici à une demi-heure. »

Marguerite se tordit les mains de douleur et d’impatience.

« Les minutes sont précieuses, continua la dame, c’est ce que je comprends bien, mais du moins nous n’en perdrons pas une seule par notre faute. Monna Paula restera en bas pour attendre Roberts, et finira notre affaire avec lui au moment où il rentrera. »

Elle donna ses ordres à la suivante, qui quitta la chambre encore une fois.

« Je vous remercie, madame… vous êtes bien bonne pour la pauvre Marguerite. » Et l’on voyait au tremblement de ses lèvres et de ses mains cette agitation douloureuse où nous jette un espoir différé.

« Ayez patience, Marguerite, et calmez-vous. Vous pouvez… vous devez avoir beaucoup à faire pour exécuter une entreprise aussi hardie… recueillez votre courage, dont vous pouvez avoir si grand besoin… Ayez patience : c’est le seul remède contre les maux de la vie. — Oui, madame, » dit la jeune fille en s’essuyant les yeux, et cherchant en vain à réprimer l’impatience naturelle de son caractère : « je l’ai entendu dire bien souvent, et même, il est possible, Dieu me le pardonne ! que je l’aie dit moi-même à ceux que je voyais dans l’inquiétude et dans l’affliction, mais c’était avant d’avoir connu ce que c’était que l’affliction et l’inquiétude, et je vous assure que je ne prêcherai plus la patience à personne, maintenant que je sais combien ce remède répugne à celui auquel il est offert. — Vous penserez plus sagement un jour, enfant, dit lady Hermione. Et moi aussi, lorsque je connus le malheur pour la première fois, j’en voulais à ceux qui me parlaient de patience… mais les chagrins se sont succédé jusqu’à ce que j’aie appris à recourir à la seule manière de supporter le poids des maux de cette vie, à l’exception toutefois des devoirs de la religion, dont la patience elle-même fait partie. »

Marguerite, qui ne manquait ni de sensibilité ni de bon sens, s’empressa d’essuyer ses larmes et de demander pardon de sa pétulance.

« J’aurais dû penser, dit-elle, d’après votre genre de vie, madame, que vous aviez eu des chagrins ; et, Dieu le sait, la patience que je vous ai vue déployer vous donne les plus justes droits de proposer votre exemple aux autres. »

La dame garda un moment le silence, et reprit ensuite.

« Marguerite, je vais vous donner une grande marque de confiance ; vous n’êtes plus une enfant, mais une femme raisonnable et sensible. Vous m’avez appris de votre secret tout ce que vous avez osé dire ; je vais vous faire connaître du mien tout ce que je puis hasarder de vous en apprendre. Vous me demanderez peut-être pourquoi je choisis le moment où votre esprit est agité d’une grande inquiétude, pour vous occuper de mes chagrins : à cela je répondrai que je ne puis résister à l’impulsion qui m’entraîne à le faire. Peut-être, en voyant pour la première fois, depuis trois ans, l’effet des passions humaines, ai-je senti mes douleurs se réveiller, au point que mon cœur ne puisse plus les contenir ; peut-être est-ce l’espoir que vous, qui semblez prête à vous jeter à corps perdu sur l’écueil où mon bonheur a échoué pour jamais, vous pourrez tirer quelque fruit de mon histoire, et qu’elle vous sera une leçon utile. Quoi qu’il en soit, si vous êtes disposée à m’écouter, je suis prête à vous apprendre quelle est la triste recluse de l’appartement Foljambe, et pour quels motifs elle y réside. Cela servira du moins à vous faire passer le temps jusqu’à ce que Monna Paula nous rapporte la réponse de Roberts. »

Dans tout autre moment de sa vie, Marguerite aurait écouté avec un intérêt exclusif une confidence si flatteuse et dont le sujet excitait si puissamment la curiosité générale. Malgré même l’agitation à laquelle elle était livrée, et quoiqu’elle ne cessât d’écouter d’une oreille inquiète, avec un cœur palpitant, si elle entendait le bruit des pas de Monna Paula, ce ne fut pas sans un petit mouvement de curiosité qu’elle tâcha de prendre un air calme et de donner, du moins en apparence, la plus grande attention à lady Hermione, qu’elle remercia de sa haute confiance. Cette dame, avec la réserve qui accompagnait habituellement ses paroles et ses actions, commença ainsi son récit :

« Mon père, dit-elle, était un marchand, mais il appartenait à une ville où les marchands sont des princes. Je suis descendue d’une noble maison de Gênes, et jamais nom plus ancien et plus honorable que celui de ma famille ne fut inscrit dans les glorieuses annales de cette célèbre aristocratie.

« Ma mère était une noble Écossaise. Elle descendait, que ceci ne vous fasse pas tressaillir, de la maison de Glenvarloch. Il n’est donc pas étonnant que je me sois si facilement déterminée à m’intéresser aux affaires de ce jeune lord. Il est mon propre parent, et ma mère, qui était glorieuse de son origine, m’inspira de bonne heure de l’intérêt pour ce nom. Mon grand-père maternel, cadet de la maison de Glenvarloch, s’était attaché à la fortune de ce malheureux fugitif français, comte de Bothwell, qui, après avoir porté ses infortunes dans plus d’une cour étrangère, s’établit enfin en Espagne, où il obtint une misérable pension en embrassant la religion catholique. Ralph Olifaunt, mon grand-père, en conçut tant de ressentiment, qu’il se sépara de lui, et se fixa à Barcelone, où l’amitié du gouverneur fit fermer les yeux sur ce qu’on appelait son hérésie. Mon père, dans le cours de son commerce, habitait plus souvent Barcelone que Gênes, quoiqu’il fît quelques voyages dans cette dernière ville.

Ce fut à Barcelone qu’il connut ma mère, l’aima et l’épousa. Ils étaient de différentes croyances religieuses ; mais la même affection les unissait. Je fus leur unique enfant, En public je me conformais aux dogmes et aux cérémonies de l’Église de Rome ; mais ma mère, qui ne la regardait qu’avec horreur, m’avait secrètement élevée dans les principes de la religion réformée, et mon père, soit indifférence sur ce sujet, ou répugnance à contrarier la femme qu’il aimait, ferma les yeux sur la manière dont elle m’éleva, ou peut-être même consentit à ce qu’elle me fît partager en secret sa croyance.

« Mais, quand mon père eut le malheur d’être attaqué, à la fleur de son âge, par une maladie lente et douloureuse, qu’il avait sentie devoir être incurable, il prévit les dangers auxquels sa veuve et sa fille orpheline pourraient se trouver exposées après sa mort, dans un pays où le catholicisme était aussi fanatique qu’en Espagne. Il ne s’occupa donc, pendant les deux dernières années de sa vie, que de réaliser et de faire passer en Angleterre une grande partie de sa fortune, qui, grâce à la probité et aux soins de son correspondant, qui n’est autre que l’excellent homme dont j’habite aujourd’hui la maison, fut employée de la manière la plus avantageuse. Si mon père eût vécu assez long-temps pour atteindre son but en retirant toute sa fortune du commerce, il nous aurait menées lui-même en Angleterre, où il nous aurait vues honorablement établies avant sa mort. Mais le ciel en avait ordonné autrement. Il mourut, laissant des sommes énormes entre les mains de débiteurs espagnols, et surtout d’une riche société de marchands de Madrid, à laquelle il avait fait une forte consignation, et qui, après sa mort, ne se montra aucunement disposée à en rendre compte. Plût au ciel que nous eussions laissé ces hommes avides et méchants en possession de leur butin, puisque c’était ainsi qu’ils semblaient considérer les dépouilles d’un homme qui avait été leur correspondant et leur ami ! Nous avions assez pour vivre dans l’aisance, et même dans le luxe, des sommes qui nous étaient assurées en Angleterre ; mais nos amis se récrièrent sur la folie qu’il y aurait à se laisser dépouiller de son bien légitime. La somme d’ailleurs était très-considérable, et la réclamation en ayant été faite, ma mère crut qu’elle devait à la mémoire de mon père de la poursuivre, d’autant plus que les moyens de défense qu’avait adoptés la société de marchands tendaient à méconnaître la loyauté de ses transactions.

« Nous allâmes donc à Madrid : j’avais alors à peu près votre âge, ma chère Marguerite ; j’étais folâtre et légère comme vous l’avez été jusqu’ici ; nous allâmes, dis-je, à Madrid solliciter la protection du roi, sans laquelle, disait-on, nous ne pouvions songer à obtenir justice contre une association riche et puissante.

« Notre résidence dans la capitale de l’Espagne se prolongea pendant des semaines, et enfin pendant des mois. Quant à moi, la douleur que m’avait d’abord causée la perte d’un père, bon à la vérité, mais froid et peu communicatif, s’étant un peu affaiblie, je m’inquiétais fort peu que notre procès nous retînt à Madrid, fût-ce même pour toujours. Ma mère s’y plaisait, et me laissa à moi-même plus de liberté que je n’en avais eu jusque-là. Elle avait trouvé des parents parmi les officiers irlandais et écossais qui étaient au service d’Espagne, où quelques-uns étaient arrivés à des grades éminents. Leurs femmes et leurs filles devinrent nos amies et nos compagnes, et j’eus ainsi l’occasion de m’exercer continuellement dans la langue natale de ma mère, que j’avais apprise dès l’enfance. Par degrés ma mère, qui était portée à la mélancolie, et ne jouissait pas d’une très-bonne santé, consentit, par tendresse pour moi, à me permettre d’aller quelquefois dans le monde sans elle avec des dames auxquelles elle croyait pouvoir me confier, et surtout avec la femme d’un officier général, dont la faiblesse ou la fausseté fut la cause primitive de mes malheurs. J’étais, je le répète, Marguerite, aussi gaie, aussi légère que vous l’étiez dernièrement, et, comme vous, mon attention se fixa sur un seul objet, et tous mes sentiments vinrent bientôt se réunir en un seul.

« Celui qui le fit naître était un officier anglais, jeune, noble, beau, et rempli d’agréments. Jusqu’à présent nos destinées sont presque semblables : fasse le ciel que le parallèle se termine ici ! Cet homme, si noble, si brave, doué d’un extérieur si gracieux, ou plutôt ce scélérat, Marguerite, car c’est là le seul nom qui lui convienne, me parla d’amour et je l’écoutai : comment aurais-je pu soupçonner sa sincérité ? S’il était riche et d’une naissance illustre n’étais-je pas aussi une noble et opulente héritière ! Il est vrai qu’il ne connaissait pas l’étendue de la fortune de mon père, et que je ne lui communiquai pas (car je ne sais pas si, à cette époque, j’en étais moi-même instruite) la circonstance importante que la plus grande partie de nos biens était hors de l’atteinte d’un pouvoir arbitraire, et ne dépendait pas du jugement d’un tribunal corrompu. Mon amant pouvait partager l’opinion que ma mère avait désiré accréditer dans le monde, que toute notre fortune dépendait du procès que nous étions venues suivre à Madrid, bruit qu’elle avait répandu par politique, sentant bien que si l’on apprenait que mon père avait fait passer en Angleterre des sommes aussi considérables, cette connaissance pourrait nuire au recouvrement de celles que nous réclamions à la cour d’Espagne. Cependant, sans me croire une fortune considérable, je crois que l’homme dont je parle fut d’abord sincère dans ses intentions. Il avait lui-même assez de crédit pour obtenir à la cour une décision en notre faveur, et mon bien, réduit aux sommes qu’on nous devait en Espagne, était encore très-souhaitable. Bref, quels que fussent ses motifs pour s’avancer à ce point, le fait est, que de mon aveu, il alla trouver ma mère pour en obtenir ma main. Le jugement de ma mère s’était affaibli par la maladie toujours croissante dont elle souffrait, et ses passions en étaient devenues plus irritables.

« Vous avez entendu parler de l’acharnement des anciennes haines écossaises, dont on peut dire, dans le langage de l’Écriture, que les pères mangent des raisins verts, et que les dents des enfants s’en ressentent. Malheureusement (je devrais plutôt dire heureusement en songeant quel caractère cet homme a montré), des dissensions avaient existé entre sa maison et celle de ma mère, et elle avait hérité de la haine des siens pour cette famille. Lorsqu’il lui demanda ma main, elle ne put commander à sa colère… Elle récapitula tous les outrages que les deux maisons rivales avaient accumulés l’une sur l’autre pendant deux siècles qu’avait duré une haine qui avait même fait répandre du sang, l’accabla d’épithètes insultantes, et rejeta sa proposition d’alliance comme si elle lui eût été faite par l’homme le plus méprisable.

« Mon amant se retira furieux, et moi je restai à pleurer et à murmurer contre la fortune, et, je l’avouerai à ma honte, contre ma tendre mère. J’avais été élevée dans des sentiments différents, et les traditions des haines et des querelles de la famille de ma mère en Écosse, qui étaient pour elle des monuments et des chroniques respectables, me paraissaient aussi insignifiantes et aussi insensées que les actions et les fantaisies de Don Quichotte, et je blâmais amèrement ma mère de sacrifier mon bonheur à un vain rêve de dignité de famille.

« Pendant que j’étais dans cette disposition d’esprit, mon amant chercha à me revoir. Nous nous réunîmes à plusieurs reprises dans la maison de la dame dont j’ai parlé, et qui, par légèreté ou par esprit d’intrigue, protégeait notre liaison secrète… À la fin, nous fûmes mariés secrètement, tant je me laissai entraîner par mon aveugle passion !… mon amant s’était assuré du ministère d’un ecclésiastique de l’Église anglicane… Monna Paula, qui était auprès de moi depuis mon enfance, fut témoin de notre union. Je dois rendre justice à l’attachement de cette fidèle créature : elle me supplia de suspendre mon dessein jusqu’à ce que la mort de ma mère permît de célébrer ouvertement mon mariage ; mais les instances de mon amant et l’entraînement de ma fatale passion l’emportèrent sur ses représentations. La dame dont j’ai parlé fut un autre témoin ; mais possédait-elle entièrement le secret de mon époux ? c’est ce que je n’ai jamais eu l’occasion de savoir. Quoi qu’il en soit, ce fut à l’ombre de son nom et dans sa propre demeure que nous eûmes les moyens de nous voir souvent, et l’amour de mon époux paraissait aussi sincère, aussi exclusif que le mien.

« Il me dit qu’il désirait vivement, et que son orgueil serait extrêmement flatté de me présenter à deux ou trois de ses nobles amis anglais. Ceci ne pouvait se faire chez lady D… ; mais par son ordre, auquel je devais alors déférer, je réussis à l’aller trouver deux fois dans son hôtel, accompagnée seulement de Monna Paula. Il y avait une petite société composée seulement de deux dames et de deux messieurs. On fit de la musique, on rit, on dansa. J’avais entendu parler de la franchise de la nation anglaise, mais je ne pus m’empêcher de penser qu’elle approchait de la licence dans ces réunions, et pendant le souper qui les suivait ; cependant j’attribuai mes scrupules à mon inexpérience, et ne me permis pas de douter qu’il pût y avoir de l’inconvenance dans ce qu’approuvait mon mari.

« Bientôt je fus appelée à une scène d’un genre tout différent. La maladie de ma pauvre mère approchait de son terme. Je dois m’estimer heureuse qu’il soit arrivé avant qu’elle eût fait une découverte qui lui eût déchiré l’âme.

« Vous pouvez avoir entendu dire comment en Espagne les prêtres catholiques et surtout les moines assiègent le lit des mourants, afin d’en obtenir des donations pour l’Église. Je vous ai dit que le caractère de ma mère était aigri par la maladie, et que son jugement en avait souffert en proportion. Elle trouva de la force et du courage dans le ressentiment qu’excitèrent en elle les importunités des prêtres qui entouraient son lit, et l’esprit de la secte sévère des réformés à laquelle elle avait secrètement appartenu lui rendit quelque vigueur. Elle avoua la religion qu’elle avait si long-temps cachée, refusa toute espérance, tout secours qui ne lui viendraient pas d’elle, repoussa avec mépris les cérémonies de l’Église de Rome, accabla les prêtres étonnés de reproches sur leur avarice et leur hypocrisie, et leur ordonna de quitter sa maison. Ils sortirent la rage dans le cœur, mais ce fut pour revenir avec le pouvoir inquisitorial, ses mandats et ses officiers… Ils ne trouvèrent plus que le cadavre de celle sur laquelle ils avaient espéré accomplir leur vengeance. On ne tarda pas à découvrir que j’avais partagé l’hérésie de ma mère ; je fus arrachée d’auprès de son corps, et enfermée dans un cloître solitaire où je fus traitée avec une sévérité que l’abbesse m’assura être due autant au dérèglement de ma vie qu’à mes erreurs spirituelles. J’avouai mon mariage, pour justifier la situation où je me trouvais ; et j’implorai le secours de la supérieure pour la communiquer à mon mari. Elle répondit à cette prière par un sourire de mépris, me dit que l’Église m’avait choisi un plus digne époux, et me conseilla de mériter la clémence divine dans l’autre monde, et un traitement plus doux dans celui-ci, en me préparant à prendre le voile. Afin de me convaincre que je n’avais pas d’autre ressource, elle me montra un ordre du roi, qui hypothéquait toute ma fortune sur le couvent de Sainte-Madeleine, et lui en assurait la propriété à ma mort, ou lorsque je prononcerais mes vœux. Comme mes principes religieux et l’attachement que je portais à mon mari se réunissaient pour me faire rejeter le voile, je crois (puisse le ciel me pardonner si je l’accuse injustement !) que l’abbesse désirait s’assurer de mes dépouilles en hâtant ma fin.

« C’était un chétif et misérable couvent situé au milieu des montagnes de Guadarrana. Quelques-unes des sœurs étaient les filles d’hidalgos du voisinage, aussi pauvres que fiers et ignorants ; d’autres étaient des femmes qu’on y avait enfermées à cause de leur mauvaise conduite. La supérieure elle-même appartenait à une grande famille à laquelle elle devait sa dignité d’abbesse, mais on disait qu’elle avait déshonoré ses parents par les désordres de sa jeunesse. Et maintenant, dans son âge avancé, l’avarice et l’amour du pouvoir, réunis à un esprit de sévérité et de cruauté, avaient succédé à la soif des plaisirs licencieux… Je souffris beaucoup avec cette femme, et à présent encore, son grand œil noir et terne, sa haute taille, son maintien sévère et ses traits rigides et durs, me poursuivent souvent dans mon sommeil.

« Je n’étais pas destinée à être mère. Je fus très-malade, et mon rétablissement fut long et douteux. Les plus violents remèdes me furent donnés, si toutefois ce furent des remèdes. La santé me fut rendue, contre mon attente et celle de tout ce qui m’entourait ; mais quand je vis, pour la première fois, mon visage réfléchi dans une glace, je crus voir celui d’un spectre. J’avais été habituée à entendre louer à tout le monde et surtout à mon mari la beauté de mon teint : il avait entièrement perdu son coloris, et ce qu’il y a de plus extraordinaire, ce coloris ne revint jamais. J’ai remarqué que le petit nombre de personnes qui m’aperçoivent me regardent comme un fantôme… Tel fut l’effet du traitement qu’on me fit subir. Puisse Dieu pardonner à ceux qui en furent les agents ! Je remercie le ciel de pouvoir former ce vœu avec autant de sincérité qu’il y en a dans ceux que je lui adresse pour obtenir le pardon de mes fautes… On se radoucit alors un peu à mon égard, touché de compassion peut-être par mon aspect extraordinaire, qui portait le témoignage de mes souffrances, ou craignant que cette affaire n’attirât l’attention de l’évêque qui devait visiter prochainement le couvent. Un jour que je me promenais dans le jardin du monastère, comme on me l’avait permis depuis peu, un misérable vieil esclave maure, qui cultivait ce petit coin de terre, murmura ces mots lorsque je passai près de lui, mais sans cesser de tenir sa figure ridée et sa taille décrépite courbées vers la terre… « Il y a des pensées[96] près de la poterne. »

« J’entendais un peu le langage des fleurs, autrefois portée une grande perfection parmi les Maures d’Espagne ; mais quand je l’aurais ignoré, un captif devine aisément un mot qui lui promet la liberté. Avec tout l’empressement que permettait la plus grande circonspection, car je pouvais être remarquée des croisées par l’abbesse ou quelques-unes des sœurs, je me hâtai de me rendre à la poterne. Elle était exactement fermée comme à l’ordinaire ; mais ayant toussé légèrement, on me répondit de l’autre côté. Grand Dieu ! c’était la voix de mon époux que j’entendais ! il dit : « Ne perdez pas une minute de plus dans ce lieu maintenant, mais revenez-y quand la cloche aura sonné les vêpres. »

« Je me retirai dans l’extase de la joie. On ne me permettait pas d’assister aux vêpres ; mais j’étais ordinairement renfermée dans ma cellule pendant que les religieuses étaient au chœur. Depuis mon rétablissement elles avaient cessé d’en fermer la porte ; et quoiqu’on m’eût menacée des châtiments les plus sévères si j’osais la quitter… que m’importaient les châtiments ?… le dernier son de la cloche des vêpres n’eut pas plutôt cessé de résonner, que je me glissai hors de ma chambre, et gagnai le jardin sans être aperçue ; je précipitai mes pas vers la poterne ; je la vis avec transport s’ouvrir au même instant, et mon mari me reçut dans ses bras. Il avait avec lui un cavalier d’une noble tournure ; tous deux étaient masqués et armés. Les chevaux, dont un avait une selle pour mon usage, étaient dans un bois taillis tout près, avec deux hommes à cheval et masqués, qui paraissaient être des domestiques. En moins de deux minutes nous fûmes montés, et fîmes la plus grande diligence, quoique nous fussions au milieu de routes raboteuses et détournées, dans lesquelles un des domestiques nous servait de guide.

« La précipitation de notre course et l’agitation du moment me firent garder le silence et m’empêchèrent d’exprimer ma surprise et ma joie autrement que par quelques exclamations entrecoupées. Ces mêmes circonstances expliquaient aussi le silence de mon mari. À la fin nous nous arrêtâmes devant une cabane solitaire : les cavaliers mirent pied à terre, et ce ne fut pas M… M… mon mari, voulais-je dire, qui m’aida à descendre de cheval, paraissant s’occuper du sien, mais l’étranger qui l’accompagnait.

« Entrez dans cette cabane, me dit mon mari ; changez-y de vêtements avec promptitude… vous y trouverez quelqu’un pour vous aider… On repartira aussitôt que vous serez habillée.

« J’entrai dans la cabane où je fus reçue par la fidèle Monna Paula, qui attendait mon arrivée depuis plusieurs heures, et qui était presque folle de crainte et d’inquiétude. Avec son aide j’eus bientôt arraché les vêtements détestés du couvent et pris en échange un costume d’amazone fait à la mode anglaise ; Monna Paula portait le même costume. Je finissais à peine de revêtir le mien quand nous fûmes pressées de remonter à cheval : ma fidèle suivante prit la monture qu’on lui avait destinée, et nous continuâmes notre route. En chemin, mon habit de religieuse, qui avait été ramassé à la hâte, fut jeté dans un lac que nous côtoyâmes quelque temps. Les deux cavaliers étaient devant, ma suivante et moi nous venions ensuite, et les deux domestiques terminaient la cavalcade. Pendant que nous voyagions, Monna Paula me supplia à plusieurs reprises de garder le silence, notre vie en dépendait. Je me résignai facilement à jouer un rôle passif, car cette première effervescence de joie qui avait accompagné ma délivrance et ma réunion à mon époux s’étant calmée, je me sentais étourdie du mouvement rapide de la marche, et j’avais besoin de tous mes efforts pour me tenir en selle, quand tout à coup à travers l’obscurité nous aperçûmes une vive lumière devant nous.

« Mon mari arrêta son cheval et siffla doucement à deux fois différentes, signal auquel on répondit dans le lointain. Notre petite troupe s’arrêta sous les branches d’un large liège, et mon mari, s’approchant de moi, me dit d’une voix dont le ton embarrassé me parut alors être causé par son inquiétude pour ma sûreté : « Il faut que nous nous séparions ici. Ceux à qui je vais vous confier sont des contrebandiers qui ne vous connaissent que pour une Anglaise, et qui, pour une récompense considérable, ont entrepris de vous escorter à travers les défilés des Pyrénées jusqu’à Saint-Jean-de-Luz. — Et ne venez-vous pas avec nous ? » m’écriai-je avec véhémence, quoiqu’à voix basse.

« C’est impossible, me dit-il ; cela nous perdrait tous… Faites attention à parler anglais devant ces gens et à ne pas laisser apercevoir que vous entendez l’espagnol… Votre vie en dépend… car, quoiqu’ils vivent en opposition avec les lois de l’Espagne, ils trembleraient à la seule idée d’outrager l’Église… Je les vois venir… Adieu… adieu… »

« Ces derniers mots furent prononcés à la hâte… J’essayai de le retenir encore un moment en saisissant son manteau de ma faible main.

« Vous me rejoindrez, j’espère, à Saint-Jean-de-Luz ? — Oui, oui, » répondit-il à la hâte ; « vous trouverez votre protecteur à Saint-Jean-de-Luz.

« Il dégagea son manteau de mes mains en parlant ainsi, et disparut dans l’obscurité… Son compagnon s’approcha, me baisa la main, ce à quoi je fis à peine attention dans l’angoisse du moment, et suivit mon mari accompagné d’un des deux domestiques.

Ici les larmes d’Hermione coulèrent si abondamment que son récit parut devoir en être interrompu. Elle le reprit en adressant une espèce d’excuse à Marguerite.

« Chaque circonstance, dit-elle, de ces derniers moments où je goûtais un bonheur illusoire est profondément gravée dans mon souvenir, tandis qu’à compter de cette époque le passé ne s’offre plus à ma mémoire qu’aussi aride ou dépouillé de variété et d’intérêt que les stériles déserts de l’Arabie ; mais je ne dois pas pour cela, ma chère Marguerite, dans l’agitation où vous jettent vos propres inquiétudes, vous fatiguer des vains détails de mes inutiles souvenirs. »

Les yeux de Marguerite étaient pleins de larmes ; et cependant il ne faut pas la blâmer sévèrement, si, tandis qu’elle pressait vivement sa bienfaitrice de continuer son récit, ses yeux se tournaient involontairement vers la porte, comme pour accuser Monna Paula de lenteur.

Lady Hermione vit et excusa ces diverses émotions contradictoires ; elle-même sentait le besoin d’indulgence. En se livrant avec trop de complaisance à l’épanchement de ses sentiments, et en détaillant trop minutieusement son récit, elle laissait assez voir qu’elle oubliait la situation de la jeune fille qui l’écoutait ; lady Hermione aurait dû penser que Marguerite était préoccupée d’intérêts plus personnels.

« Je vous ai dit, je crois, qu’un seul des deux domestiques avait suivi le cavalier, » reprit lady Hermione en continuant son histoire. « L’autre était resté avec nous dans le but, à ce qu’il me sembla, de nous faire connaître à deux personnes, que le signal de M…, je veux dire de mon mari, avait amenées près de nous. Il y eut quelques paroles d’explication entre elles et le domestique, dans un patois que je n’entendais pas, et l’un des étrangers prenant mon cheval par la bride, tandis que l’autre conduisait celui de Paula, ils nous menèrent vers la lumière qui, comme je l’ai déjà dit, avait été le signal de notre halte. Je touchai la main de Monna Paula, et je m’aperçus qu’elle tremblait beaucoup ; ce qui me surprit, lui connaissant un caractère aussi ferme et aussi hardi que celui d’un homme.

« Quand nous approchâmes du feu, l’aspect des figures égyptiennes qui l’entouraient, leur teint noir, leurs larges chapeaux, les pistolets et les poignards dont leur ceinture était garnie, enfin tout cet appareil d’une vie de vagabondage et de dangers, dans tout autre moment m’aurait remplie de terreur. Mais alors je n’éprouvais que la douleur de me voir séparée de mon mari au moment de ma délivrance. Les femmes de la troupe, car il y en avait quatre ou cinq parmi ces marchands contrebandiers, nous reçurent avec une sorte de politesse grossière. Elles ne différaient pas beaucoup, pour le costume et les manières, des hommes auxquels elles étaient associées. Elles étaient presque aussi entreprenantes et aussi hardies, portaient des armes comme eux, et comme les circonstances nous l’apprirent ensuite, n’avaient guère moins qu’eux l’habitude de s’en servir.

Il était impossible de ne pas avoir peur de ces gens, dont les mœurs ont une espèce de férocité sauvage. Cependant ils ne nous donnèrent pas de motifs de nous plaindre d’eux, mais nous traitèrent, dans toutes les circonstances, avec une espèce de civilité rustique, s’accommodant à nos besoins et à notre faiblesse pendant la route, tout en murmurant entre eux contre notre mollesse, semblables à quelque voiturier, qui, chargé de marchandises précieuses et fragiles, prend toutes les précautions possibles pour qu’il ne leur arrive rien, tout en maudissant les peines et les soins extraordinaires qu’elles lui causent. Une ou deux fois seulement, ils éprouvèrent quelque contre-temps relativement à leur trafic de contrebande, et dans une occasion surtout, où ils perdirent des marchandises dans une rencontre avec des officiers de la douane espagnole, et se virent poursuivis par la force armée, leurs murmures prirent un caractère plus alarmant pour les oreilles effrayées de ma compagne et de moi-même, qui, sans oser paraître les comprendre, les entendions maudire les insulaires hérétiques qui étaient cause que Dieu, saint Jacques et Notre-Dame-du-Pilier avaient frustré leur espoir de profit. Ce sont là des souvenirs terribles, Marguerite. — Pourquoi donc alors, très-chère dame, vous appesantir là-dessus ? répondit Marguerite. — C’est seulement, reprit lady Hermione, parce que, semblable au criminel prêt à monter sur l’échafaud, je voudrais différer autant que possible le moment qui doit amener l’inévitable catastrophe. Oui, ma chère Marguerite, je m’arrête et m’appesantis sur les événements de ce voyage, quoique marqué par tant de fatigues et de dangers. Notre route, il est vrai, traversait les déserts les plus incultes, les montagnes les plus sauvages. Nos compagnons, hommes et femmes, étaient des gens féroces et sans frein, et qui se trouvaient exposés aux plus terribles représailles de la part de ceux avec lesquels ils se battaient constamment. Eh bien ! plût au ciel qu’en m’appesantissant sur les événements de ce dangereux voyage, je pusse éviter de vous dire quel est celui qui m’attendait à Saint-Jean-de-Luz ! — Mais vous y arrivâtes sans accident ? dit Marguerite. — Oui, mon enfant, reprit lady Hermione ; et je fus menée par le chef de cette troupe de contrebandiers dans la maison qui avait été désignée pour nous recevoir, avec la scrupuleuse exactitude qu’il mettait à consigner une balle de marchandises de contrebande à son correspondant. On me dit qu’un monsieur m’attendait depuis deux jours ; je me précipitai dans l’appartement, et, lorsque je croyais embrasser mon mari, je me trouvai dans les bras de son ami. — Le monstre ! » s’écria Marguerite dont l’anxiété avait été suspendue par le récit de la dame.

« Oui, » reprit Hermione avec calme, quoique sa voix tremblât un peu, « c’est le nom qui lui convient le mieux… Lui, Marguerite, lui pour qui j’avais tout sacrifié ; lui dont l’amour et le souvenir m’étaient plus chers que ma liberté, lorsque j’étais captive dans un couvent ; plus précieux que ma vie au milieu des dangers d’un voyage périlleux ; il avait pris des mesures pour se défaire de moi, et me passer, comme une vile prostituée, à un ami libertin. D’abord l’étranger ne fit que rire de mon désespoir et de mes larmes : il les prit pour l’explosion de la colère d’une femme galante qui se voit trompée, ou pour les artifices d’une adroite courtisane. Il se moqua de m’entendre invoquer mon mariage, en m’assurant qu’il savait que c’était une pure comédie que j’avais demandée, et à laquelle son ami s’était soumis pour ménager un reste de scrupule ; enfin il m’exprima sa surprise que je pusse considérer autrement une cérémonie qui ne pouvait avoir de validité ni en Espagne ni en Angleterre ; il m’offrit même, d’une manière insultante, de dissiper mes scrupules en renouvelant cette formalité avec lui. Les cris de mon désespoir amenèrent Monna Paula ; elle n’était pas loin, à la vérité, car elle s’était attendue à pareille scène. — Bon Dieu ! s’écria Marguerite, était-elle dans le complot de votre lâche époux ? — Non, répondit Hermione ; ne lui faites pas cette injustice. Ce fut elle qui, par la persévérance de ses recherches, découvrit le couvent qui me servait de prison ; ce fut elle qui en donna la nouvelle à mon époux, et qui remarqua, dès ce moment même, qu’elle semblait intéresser son ami beaucoup plus que lui ; elle commença dès lors à soupçonner que le projet du perfide était de m’abandonner. Pendant le voyage, ses soupçons furent confirmés. Elle l’avait entendu faire remarquer à son compagnon, avec une froide et amère raillerie, le changement que ma prison et ma maladie avaient apporté dans mon teint, et elle avait entendu la réponse de l’autre, qu’il était facile de remédier à cet inconvénient par une légère teinte de rouge d’Espagne. Cette circonstance et d’autres qui s’y joignirent l’ayant préparée à une trahison, Monna Paula entra, se possédant parfaitement, et prête à me prêter tout son appui. Ses représentations calmes et raisonnées firent plus d’effet sur l’étranger que les expressions de mon désespoir ; s’il ne crut pas entièrement à notre histoire, du moins il se conduisit en homme d’honneur, qui ne veut pas profiter de l’abandon où se trouvent deux malheureuses, quel que soit leur caractère. Il cessa donc de nous persécuter par sa présence ; et non seulement il fit connaître à Monna Paula de quelle manière nous devions nous rendre à Paris, mais même il nous fournit l’argent nécessaire aux frais du voyage. Arrivée dans cette capitale, j’écrivis à maître Heriot, le fidèle correspondant de mon père ; à la réception de ma lettre, il partit pour Paris, et… Mais voici Monna Paula, avec la somme que vous désirez. Prenez-la, ma chère enfant ; servez ce jeune homme puisque vous le voulez : mais, ô Marguerite, n’en attendez aucune reconnaissance. »

Lady Hermione prit le sac d’or des mains de sa suivante, et le remit à sa jeune amie. Celle-ci se jeta dans ses bras, baisa tendrement ses joues pâles, humides encore des larmes dont les avait baignées le souvenir de tous ses malheurs ; puis, se levant brusquement et essuyant elle-même ses yeux mouillés de pleurs, elle sortit de l’appartement d’un pas ferme et rapide.



CHAPITRE XXI.

L’INTRIGANTE ET SA DUPE.


N’allez pas chercher d’un pôle à l’autre ; c’est ici que demeure l’homme dont le rasoir n’a de comparable que sa bière : ici le badaud, dans quelque sens qu’on le prenne, se fera couper par le barbier[97].
Inscription sur l’enseigne d’un cabaret tenu par un barbier.


Nous sommes dans la nécessité de transporter nos lecteurs dans la demeure de Benjamin Suddlechop, le mari de l’active et industrieuse dame Ursule, et qui lui-même réunissait plusieurs métiers dans sa personne ; car, outre celui de faire des barbes, de peigner des cheveux et de retrousser une moustache comme doit la porter un militaire ou un tapageur, ou de lui donner la forme pendante qui distinguait les gens employés dans le civil ; outre qu’il tirait de temps en temps du sang, soit au moyen de la lancette, soit au moyen des ventouses, qu’il savait extraire un chicot, et remplissait d’autres petites fonctions chirurgicales presque aussi bien que son voisin Raredrenck l’apothicaire, il pouvait, au besoin, tirer une pinte de bière aussi bien qu’arracher une dent, percer une barrique tout comme une veine, et laver, avec un bon verre d’ale, les moustaches que son art venait d’ajuster. Mais il faisait ces différents métiers séparément.

Sa boutique de barbier étalait dans Fleet-Street une longue et mystérieuse enseigne, peinte de couleurs bigarrées, pour représenter les rubans dont elle avait été garnie. On voyait à la croisée des rangées de dents enfilées comme des chapelets, des bassins avec un chiffon rouge au fond pour imiter le sang. Un avertissement indiquait qu’on pouvait se faire saigner, appliquer les ventouses et les vésicatoires, et recevoir des ordonnances par-dessus le marché ; tandis que les opérations plus lucratives, mais moins honorables, qui avaient rapport à la barbe et aux cheveux, étaient plus brièvement et plus simplement annoncées. Dans l’intérieur, on voyait le fauteuil de cuir bien luisant où toutes les pratiques allaient se poser, et la guitare, alors appelée ghittern ou cittern, qui servait aux habitués à s’amuser eux-mêmes pendant que leur devancier était entre les mains de Benjamin, et obtenait ainsi l’avantage d’avoir les oreilles écorchées, par métaphore, tandis que son menton subissait la scarification réelle du rasoir. Tout, de ce côté, indiquait donc le chirurgien barbier, ou le barbier chirurgien.

Mais il y avait au fond une petite salle, dont on se servait comme d’un cabaret, et qui avait une entrée séparée par une allée sombre et tortueuse, communiquant avec Fleet-Street, après plusieurs circuits à travers divers passages et différentes cours. Ce temple écarté de Bacchus était aussi en communication avec la boutique de Benjamin, par un corridor long et étroit qui conduisait au sanctuaire secret où quelques vieux buveurs avaient coutume de faire leurs libations du matin, et où d’autres timides amateurs du petit verre venaient, d’une manière indirecte, avaler la goutte de liqueur, après être entrés par la boutique du barbier sous prétexte de se faire raser. Cette petite salle obscure avait en outre une issue conduisant à l’appartement de dame Ursule : c’est par là qu’elle passait pour agir dans le cours de ses diverses fonctions, pour faire sortir ou entrer secrètement ceux de ses clients qui ne se souciaient pas de lui rendre visite ouvertement. En conséquence, après midi, heure à laquelle les buveurs honteux, qui étaient les meilleures pratiques de Benjamin, avaient fini de prendre leur petit verre, la petite salle changeait de destination, et le soin d’ouvrir la petite porte de derrière passait d’un des apprentis du barbier à la petite mulâtresse, l’Iris à teint cuivré de dame Suddlechop. Alors arrivait mystère sur mystère ; alors on voyait se glisser dans les sombres détours de l’allée des galants enveloppés dans leurs manteaux, des femmes masquées et se cachant sous différents déguisements ; et tout, jusqu’au léger coup de marteau qui réclamait l’attention de la petite créole, avait quelque chose qui indiquait la crainte d’être découvert.

Ce fut le soir du jour où Marguerite avait eu avec lady Hermione la longue conversation que nous avons rapportée, que dame Suddlechop donna ordre à sa petite portière de tenir la porte fermée aussi exactement que la bourse d’un avare, et si elle faisait cas de sa peau de safran, de ne laisser entrer que la personne dont elle lui dit tout bas le nom en l’accompagnant d’un geste expressif. La petite créature fit un signe d’intelligence et s’en alla à son poste ; un moment après, elle introduisit en présence de la dame ce même bourgeois de la Cité dont nous avons dit que les habits allaient si mal à sa taille, et qui s’était si bravement comporté dans la querelle chez Beaujeu, la première fois que Nigel fut présenté à l’Ordinaire. La jeune mulâtresse l’annonça : « Maîtresse, dit-elle, voilà le beau gentilhomme tout d’or et de velours ; » puis elle murmura entre ses dents en fermant la porte : « Un beau gentilhomme vraiment ! lui être apprenti de celui qui fait le tic-tac. »

C’était en effet, nous le disons à regret, et nous espérons que le lecteur partagera l’intérêt que nous y prenons, c’était en effet l’honnête Jin Vin, qui, livré à sa mauvaise tête et abandonné de son bon ange, s’était émancipé au point de se travestir de temps en temps de la sorte pour visiter, sous le costume d’un galant du jour, ces lieux de plaisir et de dissipation, qu’il n’aurait pu fréquenter sous les habits de sa classe et de sa profession, sans se couvrir à jamais de honte, en supposant toutefois qu’il lui eût été possible de s’y faire admettre de cette manière. Il entra le front couvert d’un sombre nuage ; son riche habit, qui avait été mis à la hâte, était boutonné de travers ; son ceinturon était bouclé si maladroitement, que l’épée s’écartait de son côté, au lieu d’y être suspendue avec grâce et négligence, et son poignard, quoique doré et bien travaillé, était fiché dans sa ceinture comme le couteau d’un boucher dans les plis de son tablier bleu. Nous dirons, en passant, que les gens d’une éducation distinguée avaient autrefois l’avantage d’être beaucoup mieux accueillis du vulgaire qu’ils ne le sont aujourd’hui ; car ce qu’était anciennement le vertugadin et le panier aux dames de la cour, l’épée l’était aux gentilshommes : c’était un article de la toilette qui ne faisait que rendre ridicules ceux qui le portaient par hasard. La rapière de Vincent s’embarrassa dans ses jambes ; et comme elle le fit trébucher, il s’écria : « Morbleu ! c’est la seconde fois qu’elle me joue ce tour… on dirait, ma foi, que ce maudit colifichet sait que je ne suis pas un véritable gentilhomme, et qu’il le fait exprès. — Allons, allons, mon honnête Jin Vin, mon brave garçon, » dit la dame d’un ton caressant, « ne t’inquiète pas de toutes ces babioles ; un franc et joyeux apprenti de Londres vaut tous les muscadins de la cour. — J’étais en effet un franc et joyeux apprenti de Londres avant de vous connaître, dame Suddlechop, dit Vincent ; mais que suis-je devenu par vos conseils ? c’est à vous que je laisse le soin de le dire, car, pour moi, je rougis d’y penser. — Vraiment ! dit la dame, voilà où nous en sommes ?… Allons, je n’y connais qu’un remède… » Et là-dessus allant à un petit buffet sculpté qui occupait un coin de la salle, elle l’ouvrit à l’aide d’une clef qui, avec une demi-douzaine d’autres, pendait à une chaîne d’argent attachée à sa ceinture, et en tira une longue fiole de verre recouverte d’osier, et deux verres de forme flamande, à longue patte et à large ventre. Elle en emplit un jusqu’aux bords pour son hôte, et le second plus modestement jusqu’aux deux tiers environ qu’elle garda pour elle-même. Tout en versant les flots huileux de la précieuse liqueur, elle dit : « C’est de vraie rosa solis, merveilleuse, s’il en fut jamais, pour bannir les humeurs noires. »

Mais quoique Jin Vin eût avalé son verre sans scrupule, tandis que la dame, plus modérément, buvait le sien à petites gorgées, son humeur ne parut pas en éprouver un grand changement. Au contraire, se jetant dans le grand fauteuil de cuir où dame Ursule avait l’habitude de se reposer le soir, il se déclara l’être le plus misérable qui fût dans le quartier de Bow-Bell.

« Et pourquoi seriez-vous assez sot pour vous figurer cela, enfant que vous êtes ? dit dame Suddlechop… Mais c’est ce qui arrive toujours : les fous et les enfants ne savent jamais quand ils sont bien. Comment donc ? il n’y a pas un jeune homme, soit qu’il porte le panache ou le bonnet plat, qui reçoive autant de tendres œillades que vous, Jin Vin, quand vous traversez Fleet-Street, la batte sous le bras et le bonnet sur l’oreille ; et vous savez bien que, depuis madame la Député[98] elle-même, jusqu’aux jeunes filles de la rue, toutes sont à clignoter et à regarder à travers leurs doigts quand vous passez : cependant vous vous appelez un être misérable, et il faut que je vous dise et vous répète la même chose comme je ferais sonner tous les carillons de Londres à un enfant boudeur pour le remettre de bonne humeur. »

La flatterie de dame Ursule parut avoir le même sort que son cordial… Elle fut bien avalée, et non sans quelque plaisir, par le jeune homme, mais elle ne produisit pas l’effet d’un calmant sur son esprit agité. Il sourit un moment, moitié de mépris, moitié de vanité satisfaite ; mais il reprit bientôt son air soucieux, et jeta un regard sombre sur dame Ursule en répondant à ses dernières paroles.

« Vous me traitez en effet comme un enfant quand vous me répétez toujours la même chanson, quoique je ne m’en soucie pas plus que d’une rognure de cuivre. — Ah, ah ! dit dame Ursule : c’est-à-dire que vous vous souciez peu de plaire à toutes, si une seule vous échappe. Vous êtes un véritable amant, je le déclare, et peu vous importent toutes les beautés de la Cité, jusqu’à White-Chapelle, pourvu que vous puissiez gagner les bonnes grâces de la jolie Marguerite Ramsay… Allons, prenez patience, mon garçon, et laissez-vous guider par moi, car c’est moi qui finirai par vous réunir. — Il en serait temps, dit Jin Vin, car jusqu’à présent c’est vous qui nous avez séparés. »

Dame Suddlechop venait de finir sa liqueur… Ce n’était pas le premier verre qu’elle en avait pris dans la journée ; et quoique ce fût une femme douée d’une tête forte, et qui mettait de la prudence, sinon de la sobriété, dans ses libations, on peut toutefois supposer que le régime qu’elle suivait n’était pas fait pour augmenter sa patience.

« Eh quoi ! s’écria-t-elle, méchant petit ingrat, n’ai-je pas fait tout au monde pour te mettre dans les bonnes grâces de ta maîtresse ? Elle aime la noblesse, cette orgueilleuse péronnelle écossaise, autant qu’un Gallois aime le fromage, et elle renferme dans son cœur le souvenir de l’origine de son père, qu’elle dit descendre du duc de Daldevil, ou quelque chose d’approchant, comme un trésor enfermé dans la cassette de l’avare. Elle ne pense, elle ne rêve qu’à épouser un gentilhomme ; ainsi donc j’ai fait de toi un gentilhomme, Jin Vin ; le diable ne peut nier cela. — Vous avez fait un sot de moi, » dit le pauvre Jin Vin, en regardant la manche de son pourpoint.

« On n’en est pas moins bon gentilhomme pour cela, » dit dame Ursule en riant.

« Et ce qu’il y a de pis, » dit-il en se retournant brusquement sur sa chaise, « vous avez fait de moi un fripon. — On n’en est pas moins bon gentilhomme pour cela, » dit dame Ursule du même ton… « Qu’un homme porte ses sottises gaiement, et sa friponnerie hardiment, et nous verrons si la gravité et la probité oseront le regarder en face aujourd’hui. Bon, mon cher ! c’était au temps du roi Arthur qu’un gentilhomme était supposé tenir son écusson en dépassant la ligne de la raison et de la droiture… mais de nos jours, pour faire un gentilhomme, il ne faut que jurer avec grâce, avoir le regard hardi, la main prompte, de riches habits et une tête folle. — Je sais ce que vous avez fait de moi, dit Jin Vin, depuis que j’ai abandonné le ballon et les quilles pour la paume et le jeu de boule, la bonne ale anglaise pour le léger bordeaux et l’aigre vin du Rhin, le bœuf rôti et le pouding pour les faisans et les bécasses, ma batte pour une épée, mon bonnet pour un chapeau, mes exclamations bourgeoises pour les jurons à la mode, mes honnêtes passe-temps pour un cornet à dés, ma religion pour les antiennes du diable, et ma bonne réputation… Femme, je serais capable de t’assommer, quand je songe quels sont les conseils qui m’ont entraîné dans tout ceci ! — Quels conseils, quels conseils donc ? Allons, parle, misérable apprenti, et dis qui t’a donné ces conseils, » répondit la dame Ursule enflammée d’indignation… « Allons, voyons, expliquez-vous, mon camarade, et dites quels sont les conseils qui vous ont rendu joueur, et fripon, qui plus est, comme vos paroles le font entendre… Que le Seigneur nous délivre de tout mal ! » Et ici la dame Ursule se signa dévotement.

« Écoutez, dame Ursule Suddlechop, » s’écria Jin Vin se levant brusquement, ses yeux noirs étincelant de colère, « rappelez-vous que je ne suis pas votre mari ; et si je l’étais, vous feriez bien de vous souvenir de quelle porte on a balayé le seuil à la dernière procession du Skimmington[99], où l’on promena une ménagère acariâtre de votre espèce. — J’espère auparavant vous voir monter à Holborn, » dit la dame Ursule, à qui la colère avait fait oublier toutes ses expressions doucereuses… « avec un bouquet à la boutonnière et un prêtre à votre côté. — Cela pourrait bien arriver, » répondit Jin Vin amèrement, « si je continuais à me diriger par vos conseils ; mais avant que ce jour arrive, vous saurez que Jin Vin a, d’un coup d’œil, à sa disposition, tous les braves apprentis de Fleet-Street… oui, maudite sorcière, vous serez conduite en charrette à Bridewell, comme entremetteuse et magicienne de la première volée, au son de tous les chaudrons et poêles qui sont entre Temple-Bar et Saint-Paul, qu’on frappera devant vous comme si le diable lui-même battait dessus avec son pied fourchu. »

Dame Ursule devint écarlate, saisit le flacon de liqueur à moitié vide, et sembla, d’après son premier mouvement, sur le point de le lancer à la tête de son adversaire. Mais tout à coup, faisant sur elle-même un effort extraordinaire, elle réprima la violence de son ressentiment : rendant à la bouteille son usage légitime, elle remplit les deux verres avec un calme étonnant, en prit un, et dit avec un sourire qui allait mieux à sa figure joviale que l’expression de fureur qui l’animait un moment auparavant :

« À ta santé, Jin Vin, mon garçon, et cordialement, quelque mal que tu me veuilles, à moi qui ai toujours été une mère pour toi. »

La bonhomie anglaise de Jin Vin ne put résister à ce puissant appel. Il prit l’autre verre, et ayant bu amicalement à la santé de la dame, en signe de réconciliation, il entreprit, en murmurant encore un peu, de faire quelques excuses sur son emportement.

« Car vous savez, dit-il, que c’est vous qui m’avez persuadé de me procurer ces beaux habits, d’aller à ce maudit Ordinaire, de me mêler à tous ces grands seigneurs, et de venir vous rapporter les nouvelles… C’est vous qui m’avez répété que moi, le coq de mon village, je deviendrais bientôt le coq de l’Ordinaire. À vous entendre, je devais gagner au gleek et au primero dix fois autant qu’à nos jeux de bourgeois et d’apprentis ; les dés devaient me réussir aussi bien que les quilles… Puis, vous ajoutiez que les nouvelles apprises par moi à l’Ordinaire, d’après le parti que vous en sauriez tirer, feraient notre fortune à tous deux ; et maintenant vous voyez ce qui en est résulté. — Tout ce que tu dis là est vrai, mon garçon, répondit la dame ; mais il faut prendre patience… Rome n’a pas été bâtie en un jour… Vous ne pouvez vous habituer à votre habit de cour en un mois de temps, pas plus que lorsque vous avez échangé les longues robes pour les culottes ; et quant à ce qui est du jeu, on doit s’attendre à y perdre comme à y gagner… c’est le joueur qui se lève le dernier qui fait rafle de tout. — Ce que j’en sais, c’est que j’ai tout perdu, répondit Jin Vin, et je voudrais en être quitte pour cela ; mais je dois encore toute cette belle parure : le jour de rendre mes comptes approche ; mon maître les trouvera en défaut d’une vingtaine de pièces au moins : il s’en prendra à mon vieux père pour les remplacer ; et moi.. je n’aurai d’autre ressource que de me pendre pour en éviter la peine au bourreau, ou de faire le voyage de la Virginie. — Ne parlez pas si haut, mon cher enfant, dit dame Ursule… Mais dites-moi pourquoi vous n’empruntez pas à un ami pour remettre vos comptes en règle ? vous pourriez le lui rendre quand ce serait son tour. — Non, non, j’ai assez de tout cela, dit Jin Vin : Tunstall me prêterait bien cet argent, le pauvre garçon, s’il l’avait lui-même ; mais sa famille, plus pauvre que noble, le dépouille de tout, et le laisse aussi nu qu’un bouleau à Noël… Non, non : mon sort peut s’écrire en cinq lettres, ruine. — Chut ! chut ! poule mouillée que vous êtes ; n’avez-vous jamais entendu dire que c’est quand le malheur est au comble que le secours est le plus proche ? Il est encore possible que nous vous aidions, et plus tôt que vous ne croyez. Je vous assure que je ne vous aurais jamais conseillé un tel genre de vie, si vous ne vous étiez pas obstiné à vous mettre en tête la jolie mistress Marguerite, sans vouloir vous en départir. Et que pouvais-je faire, sinon de vous conseiller de dépouiller votre peau d’artisan, et de tenter la fortune là où tant d’autres la trouvent ? — Oui, oui, je n’ai point oublié vos conseils, dit Jenkin ; c’était vous qui deviez me présenter à elle, quand j’aurais été un galant achevé et aussi riche que le roi, et alors sa surprise aurait été grande de reconnaître le pauvre Jin Vin qui, depuis la cloche des matines jusqu’au couvre-feu, épiait un de ses regards… Et maintenant, au lieu de tout cela, voilà qu’elle s’est entêtée de cet épervier de lord écossais qui m’a gagné jusqu’à mon dernier sou ! puisse-t-il être maudit ! de sorte que me voilà perdu en amour, en fortune et en réputation, avant d’avoir fini mon apprentissage, et tout cela par vos conseils, la mère la Nuit. — Ne me donnez pas un autre nom que le mien, Jenkin, mon bon ami, » dit Ursule d’un ton qu’elle cherchait à rendre flatteur, mais où perçait la colère… « prenez-y garde car je ne suis pas une sainte, mais une pauvre pécheresse qui n’a pas plus de patience qu’il n’en faut pour la soutenir au milieu de mille traverses. Si je vous ai fait du tort par de mauvais conseils, il faut que je tâche de le réparer en vous en donnant de bons… Quant aux vingt pièces qu’il vous faut trouver pour le jour des comptes, tenez, il y a dans cette bourse verte assez d’or pour combler ce déficit. Enfin nous tâcherons que le vieux Crosspatch, le tailleur, nous accorde du temps pour vos habits… et… — Parlez-vous sérieusement, la mère ? » dit Jin Vin, qui n’en pouvait croire ni ses yeux ni ses oreilles.

« Oui, sur ma foi, répondit la dame… Eh bien, m’appellerez-vous maintenant la mère la Nuit, Jin Vin ? — La mère la Nuit ! » s’écria Jin Vin en serrant la dame dans ses bras avec transport, et appliquant sur sa joue encore fraîche un baiser retentissant qui ne lui fut pas désagréable. « La mère le Jour plutôt, qui vient de se lever pour me faire sortir des ténèbres… une mère plus chère que celle qui m’a porté, car celle-là, la pauvre femme ! n’a fait que m’amener dans un monde de péchés et de chagrins, et votre secours opportun vient de me tirer de l’un et de l’autre. » En disant ces mots, le bon garçon se rejeta sur sa chaise et passa la main devant ses yeux.

« Vous ne voulez donc plus me faire courir le Skimmington, dit la dame, ni m’envoyer en charrette à Bridewell, au bruit de tous les chaudrons du quartier ? — J’aimerais mieux être conduit moi-même à Tyburn, » répondit l’apprenti repentant.

« Eh bien donc, essuyez vos yeux, et montrez que vous êtes un homme ; et si vous êtes content de ce que je viens de faire, je vous apprendrai comment vous pouvez le reconnaître. — Comment ! » dit Jenkin en se relevant sur sa chaise, « vous attendez de moi quelque service pour le plaisir que vous venez de me faire ?

— Oui vraiment, dit dame Ursule ; car vous le saurez, quoique je sois charmée de vous rendre service au moyen de cet or, il ne m’appartient pas, et fut placé entre mes mains à la charge de trouver un agent fidèle pour un certain but… Mais qu’avez-vous donc ? êtes-vous assez fou pour vous fâcher de ne pas avoir une bourse d’or pour rien ? Je voudrais savoir où on les rencontre… je n’en ai jamais trouvé sur ma route, je vous jure. — Non, non, dit le pauvre Jenkin, ce n’est pas cela ; car, voyez-vous, j’aimerais mieux au contraire travailler aux ouvrages les plus durs, et vivre de mon travail, mais… — Mais… quoi ? mon garçon ! interrompit Ursule… vous êtes disposé à travailler pour vos besoins, et cependant, quand je vous propose de gagner de l’or, vous me regardez comme le diable regarde Lincoln. — Il ne fait pas bon parler du diable, la mère, dit Jenkin ; c’est tout justement à lui que je pensais ; car, voyez-vous, je suis dans cette position où l’on dit qu’il se montre aux pauvres désespérés, et leur offre de l’or en échange de leur salut. Mais il y a deux jours que je travaille à m’armer de résolution, et à me résigner à souffrir la honte et le malheur auxquels je dois m’attendre, plutôt que de prendre quelque mauvaise route pour sortir des difficultés où je suis plongé. Ainsi, faites attention, dame Ursule, à ne pas me tenter. — Je ne vous tente en rien, jeune homme, répondit Ursule, et comme je m’aperçois que vous êtes trop obstiné pour prendre un parti sage, je m’en vais remettre ma bourse dans ma poche, et chercher quelqu’un mieux disposé à me témoigner sa reconnaissance par le service que je lui demanderai. Quant à vous, continuez comme vous avez commencé ; rompez vos engagements, ruinez votre père, perdez-vous de réputation, et faites vos adieux à la jolie Marguerite ; c’est tout comme vous voudrez.

— Arrêtez, arrêtez, vous êtes aussi pressée qu’un boulanger dont le four est trop chaud. Apprenez-moi du moins ce que vous vouliez me proposer. — Eh bien ! il s’agit seulement de rendre un service à un gentilhomme de haut rang, qui se trouve maintenant dans l’embarras, et de lui faire redescendre la rivière jusqu’à l’île des Chiens, ou quelque autre de ce côté, où il reste en sûreté jusqu’au moment de passer à l’étranger. Je sais que tu connais les bords de la rivière, aussi bien que le diable connaît un usurier, et le mendiant son écuelle. — Peste soit de vos comparaisons, dame Ursule ! répondit l’apprenti ; car c’est le diable qui me donna cette connaissance, et la mendicité peut être le résultat… Mais qu’a donc fait ce gentilhomme pour avoir besoin de se cacher ?… Ce n’est pas un papiste, j’espère ? ni un complice de l’affaire Caterby et Piercy ?… rien qui ressemble au complot des poudres ? — Fi, fi donc !… pour qui me prenez-vous ?… Je suis aussi bonne protestante que la femme du ministre, seulement mes affaires ne me permettent d’aller à l’église que le jour de Noël… Non, non, il ne s’agit pas de papisme : ce gentilhomme en a tout simplement frappé un autre dans le parc. — Ah ! quoi ? » dit Vincent, qui l’interrompit en tressaillant.

« Oui, oui… je vois que vous devinez qui je veux dire… c’est cela même, c’est celui dont nous avons parlé si souvent, lord Glenvarloch en personne. » Vincent s’élança de son siège et se mit à parcourir la chambre d’un pas rapide et brusque.

« Là ! voilà ce que c’est maintenant… vous êtes toujours comme de la glace ou comme de la poudre à canon… Vous restez assis sur ce grand fauteuil de cuir aussi tranquille qu’une fusée sur son cadre dans une nuit de réjouissance, jusqu’à ce que la mèche ait été allumée, et puis, psit… vous voilà parti au troisième ciel, hors de la portée des yeux, de la voix et de la pensée. Quand vous vous serez fatigué à parcourir cette chambre, me ferez-vous la grâce de m’apprendre votre résolution ? car le temps presse. Voulez-vous m’aider dans cette affaire, oui ou non ? — Non, non, non, mille fois non ; ne m’avez-vous pas avoué que Marguerite l’aimait ? — C’est vrai : c’est-à-dire elle le croit ; mais cela ne durera pas long-temps. — Et ne vous ai-je pas dit, il n’y a qu’un moment, que c’était ce même Glenvarloch qui m’avait dépouillé de mon dernier sou à l’Ordinaire, et qui, de plus, avait fait de moi un fripon, en me gagnant ce qui n’était pas à moi… ce maudit or que Shortyar le mercier me remit ce matin-là pour le raccommodage de l’horloge de Saint-Étienne ? Si je ne l’avais pas eu sur moi, je n’aurais fait que vider ma bourse sans manquer à la probité… mais après avoir été plumé de tout le reste par les autres, n’a-t-il pas fallu que je risquasse ces cinq dernières pièces avec ce requin avaleur de goujons ? — D’accord, je sais tout cela ; et comme c’est contre lord Glenvarloch que vous jouâtes en dernier, vous avez lieu de l’accuser de votre ruine. Je conviens de plus que Marguerite l’a fait votre rival… Et cependant lorsqu’il court le risque de perdre la main, ce n’est assurément pas le moment de se rappeler tout cela. — Par ma foi, peu m’importe !… Perdre la main… vraiment il pourrait bien encore perdre sa tête que je ne m’en soucierais pas davantage… l’une et l’autre ont fait de moi un misérable. — Et maintenant ne vaudrait-il pas mieux, mon petit prince des apprentis, pour que la balance se rétablît entre vous, vous servir de ce même lord écossais, qui vous a, comme vous le dites, privé de votre maîtresse et de votre argent, pour les recouvrer bientôt tous deux ? — Et comment votre sagesse réussira-t-elle à amener cette conclusion, mère Ursule ?.. Pour mon argent, je puis le concevoir, c’est-à-dire si je consens à votre proposition ; mais ma gentille Marguerite, comment, en servant ce lord dont elle s’est follement entêtée, cela peut-il favoriser mon amour ?… c’est au-dessus de ma conception. — C’est tout simplement parce que tu ne connais pas plus le cœur d’une femme qu’un véritable oison. Écoute-moi, mon garçon : si je vais dire à miss Marguerite qu’il est arrivé malheur au jeune lord parce que tu as refusé de lui prêter secours, tu lui deviendras odieux à jamais ; elle te haïra comme le bourreau qui doit trancher la main de lord Glenvarloch, et n’en sera que plus ferme dans son amour pour lui. Pendant trois semaines, au moins, il ne sera bruit à Londres que de lui, on ne parlera, on ne s’occupera d’autre chose ; et toute cette rumeur servira à le rendre l’objet constant de ses pensées : car rien ne plaît tant à une jeune fille que de tenir à quelqu’un dont le nom est dans toutes les bouches. S’il subit le châtiment de la loi, il y a fort à parier qu’elle ne l’oubliera jamais. J’ai vu moi-même, du temps de la reine, périr sur l’échafaud ce pauvre Babington, qui était un gentilhomme distingué et un jeune et joli garçon, et quoique je ne fusse alors qu’une enfant, il me resta dans la tête plus d’un an après avoir été pendu… Mais par-dessus tout, qu’il ait sa grâce ou qu’il soit puni, lord Glenvarloch restera probablement à Londres, et sa présence entretiendra la ridicule fantaisie de cette petite folle, au lieu que s’il s’échappe… — Oui, montrez-moi ce qui m’en reviendra, dit Jenkin. — S’il s’échappe, » dit la dame, continuant son raisonnement, « il faut qu’il renonce à la cour pour des années, sinon pour toute sa vie, et vous connaissez le vieux proverbe… « Les absents ont toujours tort. » — C’est vrai, très-vrai ; vous parlez comme un oracle, très-sage Ursule. — Oui, oui, je savais bien que vous finiriez par entendre raison, » dit l’artificieuse commère. « Ainsi donc, quand le lord en question sera bien loin et parti une fois pour toutes, quel est celui, je vous prie, qui doit être le confident de notre jolie capricieuse, et remplir le vide de ses affections ? Qui ? si ce n’est toi, la perle des apprentis ! D’ailleurs, vous aurez fait violence à vos inclinations pour vous soumettre aux siennes, et il n’y a pas de femme qui ne soit sensible à cela… Vous aurez aussi couru quelque risque pour accomplir ses désirs ; et qu’est-ce qui plaît plus à une femme que le courage et le dévouement à sa volonté ! Ensuite vous posséderez son secret, ce qui l’obligera à vous traiter avec égard et déférence, à mettre sa confiance en vous, à vous parler en particulier, jusqu’à ce qu’enfin elle en vienne à ne plus pleurer que d’un œil l’amant absent qu’elle ne doit jamais revoir, et à sourire tendrement de l’autre à celui qui sera près d’elle. Alors, si vous ne savez pas profiter des circonstances où vous vous trouverez, vous n’êtes pas le jeune gaillard leste et adroit pour lequel on vous prend dans le monde… Ai-je bien dit ? — Vous avez parlé comme une impératrice, éloquente Ursule, dit Jenkin Vincent, et votre volonté sera faite. — Vous connaissez bien l’Alsace ? — Pas mal, pas mal, » répondit-il en secouant la tête, « j’y ai entendu rouler les dés autrefois, avant de faire le gentilhomme et de me mêler aux muscadins qui vont chez le chevalier Beaujeu, comme on l’appelle ; et des deux, le dernier est assurément le pire guet-apens, quoique l’apparence en soit plus brillante. — Et l’on a sans doute de la considération pour toi dans cet endroit ? — Oui, oui ; quand j’aurai repris mon pourpoint de gros drap et ma batte, je suis en état de me promener dans l’Alsace à minuit comme dans Fleet-Street en plein jour… Il n’y en a pas un qui ose faire le tapageur avec le prince des apprentis et le roi des bâtons… Ils savent que d’un mot je pourrais leur faire tomber sur les bras tous les grands garçons du quartier. — Et vous connaissez bien les bateliers ? — Je puis converser avec chacun d’eux dans son jargon, depuis Richmond jusqu’à Gravesend, et je connais tous les matadors de la rivière, à compter de John Taylor le poète jusqu’au petit Grigg le grimacier, qui ne donne jamais un coup de rame sans ouvrir la bouche jusqu’aux oreilles. — Et vous pouvez prendre le déguisement et jouer le rôle qu’il vous plaira, tel, par exemple, que celui de batelier, de boucher ou de soldat ? — Il n’y a pas de mime qui me vaille dans tout Londres, et tu ne l’ignores pas, la mère. Je puis délier les acteurs du théâtre de la Fortune eux-mêmes, pour toute espèce de rôle, excepté celui de gentilhomme ; ôtez-moi cette maudite friperie où il semble que le diable m’a enfermé lui-même, et vous ne me mettrez aucun costume qui ne m’aille comme si j’étais né pour le porter. — Eh bien ! nous parlerons tout-à-l’heure de votre métamorphose, et nous vous trouverons des habits, et qui plus est de l’argent, car il en faudra beaucoup pour mener à bien la chose. — Mais d’où cet argent doit-il venir ? c’est une question que je voudrais bien vous faire avant d’y toucher. — Bon Dieu ! êtes-vous fou de me faire cette question ? Supposez que c’est moi qui veux bien l’avancer pour obliger notre jeune maîtresse, quel mal y a-t-il à cela ? — Je ne puis rien supposer de semblable, » dit vivement Jenkin ; « je sais que vous, dame Ursule, n’avez jamais d’argent de trop, et que même vous ne vous soucieriez peut-être pas de l’avancer si vous l’aviez. Ainsi cela ne passera pas comme cela ; il faut qu’il vienne de Marguerite elle-même. — Eh bien ! animal soupçonneux, quand cela serait ? dit Ursule. — En ce cas, j’irai la trouver tout à l’heure, et je saurai d’elle si c’est d’une manière honorable qu’elle possède tant d’argent comptant ; car plutôt que de consentir à ce qu’elle se le procurât par quelque mauvaise voie, j’aimerais mieux tout d’un coup m’aller pendre… c’est déjà bien assez de ce que j’ai fait moi-même, sans que la pauvre Marguerite se perde aussi de son côté. Je vais la trouver, lui représenter le danger qu’elle court ; j’y vais, de par le ciel ! — Êtes-vous fou d’y penser ! » dit la dame Suddlechop fort alarmée. « Écoutez-moi un instant. Je ne sais pas précisément de qui elle a eu cet argent, mais je sais qu’elle l’a rapporté de chez son parrain. — Mais comment ! maître George n’est pas de retour de France ? — Non, mais dame Judith est à la maison, et il va aussi une dame étrangère qu’on appelle le Spectre de maître Heriot… Elle ne sort jamais. — C’est vrai, dame Suddlechop, et je crois que vous avez deviné juste… On dit que cette dame a de l’argent à volonté ; et si Marguerite peut avoir une poignée de l’or des fées, elle est libre de le prodiguer comme il lui plaît. — Ah ! Jin Vin, » dit la dame en baissant la voix d’un air mystérieux, « l’or ne nous manquerait pas non plus, si nous pouvions deviner seulement l’énigme de cette dame. — La devine qui voudra : je ne me mêle jamais de ce qui ne me regarde point. Maître Heriot est un brave et digne marchand, l’honneur de la ville de Londres, et il a le droit de faire chez lui ce qu’il veut. On parlait un jour (c’était le 5 novembre de l’année dernière) d’assembler la populace devant sa maison, parce qu’il y tenait un couvent, disait-on, comme lady Foljambe ; mais maître George est fort aimé des apprentis, et nous reçûmes le renfort d’un si grand nombre de vigoureux gaillards, que nous aurions eu bientôt dissipé la populace si elle avait osé se soulever. — Eh bien ! laissez cela, et dites-moi maintenant quel moyen vous trouverez pour vous absenter de la boutique un jour ou deux, car il faut bien ce temps pour exécuter cette entreprise. — Ma foi, quant à cela, je ne puis vous répondre ; jusqu’à présent j’ai toujours fait mon devoir exactement, et je n’ai pas le cœur de faire l’école buissonnière et de frustrer le maître de mon temps comme de son argent. — Le point important est qu’il rattrape son argent ; car sans cette affaire il risque de ne le revoir jamais. Ne pourriez-vous pas demander la permission d’aller voir votre oncle dans le comté d’Essex pendant deux ou trois jours ; il pourrait être malade, vous savez… — Allons, s’il le faut, j’en passerai par là, » dit Jenkin en poussant un profond soupir ; « mais on ne me reprendra plus à suivre ces voies sombres et tortueuses. — Chut ! n’en parlons plus, interrompit Ursule ; allez demander la permission pour ce soir même ; quand vous reviendrez, je vous dirai ce que vous avez à faire… Arrêtez, arrêtez ! le pauvre garçon est fou ! Est-ce que vous voudriez rentrer sous ce costume dans la boutique de votre maître ? Votre malle est dans la chambre d’à côté avec vos habits d’apprenti, allez vite les revêtir. — Il faut que je sois ensorcelé, dit Jenkin, ou que ces livrées de la folie aient fait de moi un aussi grand âne que certains personnages à qui je les vois porter. Mais une fois débarrassé de ces harnais, si vous me rattrapez à les reprendre, je vous permets de me vendre à une bande d’Égyptiens pour porter des pots, des marmites et les marmots de la troupe tout le reste de ma vie. »

En parlant ainsi, il alla changer de vêtements.


CHAPITRE XXII.

L’USURIER ET SA FILLE.


Le hasard n’accomplira pas l’œuvre à lui tout seul. C’est le hasard qui envoie le vent ; mais si le pilote s’endort au gouvernail, ce même vent qui nous faisait entrer dans le port peut encore nous briser sur des écueils. C’est au timonier à montrer de la vigilance, que le vent soit favorable ou contraire.
Vieille Comédie.


Nous avons laissé Nigel, dont nous sommes tenus de raconter les aventures, suivant l’engagement auquel le titre de cet ouvrage nous oblige ; nous l’avons laissé, dis-je, triste et solitaire dans la maison de l’usurier Traphois, au moment où il venait de recevoir, au lieu d’une visite de son ami du Temple, une lettre dans laquelle ce dernier lui rendait compte des raisons qui l’empêchaient pour le moment de venir le voir dans l’Alsace. Toute relation avec la partie, la plus respectable de la société lui semblait momentanément interdite. Cette réflexion était affligeante ; et pour un esprit aussi fier que celui de Nigel, elle avait quelque chose d’humiliant.

Il s’approcha de la croisée de sa chambre, et vit que la rue était enveloppée dans un de ces brouillards épais et jaunâtres qui envahissent quelquefois la partie basse de Londres et de Westminster. Au milieu de ces ténèbres condensées et palpables, on voyait errer, comme des fantômes, un ou deux ivrognes que le matin avait surpris où le soir les avait laissés, et qui d’un pas chancelant, et par un instinct que l’ivresse n’absorbait pas entièrement, regagnaient à tâtons leur logis, pour y faire du jour la nuit, et dissiper par le sommeil les effets de cette débauche qui pour eux avait fait de la nuit le jour. Quoiqu’il fût grand jour dans toutes les autres parties de la ville, il était à peine matin dans l’Alsace, et l’on n’y entendait aucun de ces bruits qui indiquent l’industrie et les occupations actives, et qui avaient déjà réveillé depuis long-temps les dormeurs des autres quartiers. La vue de la rue avait quelque chose de trop triste et de trop désagréable pour que lord Glenvarloch restât long-temps à cette place : abandonnant donc la croisée, il se mit à examiner avec plus d’intérêt son appartement et l’ameublement qui s’y trouvait.

La plupart des meubles avaient été dans leur temps riches et curieux. Il y avait un grand lit à quatre colonnes, où il entrait autant de chêne sculpté qu’il en faut pour la poupe d’un vaisseau de guerre, et des tentures de tapisserie assez vastes pour lui servir de voiles. On y voyait une énorme glace de Venise, qui avait valu une somme considérable avant de recevoir la terrible fêlure qui, la traversant d’un coin à l’autre, tenait autant de place sur sa surface qu’en occupe le Nil sur la carte d’Égypte. Les chaises étaient de formes et de grandeurs différentes ; quelques-unes avaient été ciselées, d’autres dorées, d’autres couvertes de damas, d’autres enfin de tapisseries, mais toutes se trouvaient endommagées et mangées des vers. Il y avait au-dessus de la cheminée un tableau représentant Susanne entre les Vieillards : cette peinture aurait pu être regardée comme un morceau de prix, si les rats n’avaient pris la liberté de ronger le nez de cette chaste beauté, ainsi que la barbe d’un de ses révérends admirateurs.

En un mot, tout ce qui frappait les yeux de lord Glenvarloch semblait être des objets provenant d’un encan ou d’une saisie, ou achetés à vil prix chez quelque obscur fripier, et entassés dans cet appartement comme dans une salle de vente, sans égard au goût ni à l’arrangement.

Cet endroit rappelait à Nigel les maisons situées sur le bord de la mer, qui sont trop souvent meublées des dépouilles des vaisseaux naufragés, comme probablement celle-ci l’était des débris de dissipateurs ruinés… « Ma barque est au milieu des écueils, pensa-t-il, quoique mon naufrage ne doive pas beaucoup enrichir celui qui en profitera. »

Son attention se porta surtout sur la grille, énorme assemblage de barres de fer rouillées, posé dans la cheminée et soutenu inégalement par trois pieds bronzés représentant des griffes de lion, tandis que le quatrième, qui avait été dérangé par accident, semblait se lever avec orgueil comme pour frapper la terre, ou bien comme si toute la machine avait formé l’ambitieux projet de s’avancer au milieu de l’appartement, et avait déjà un pied levé pour commencer le voyage. Un sourire effleura un moment les lèvres de Nigel quand cette idée bizarre vint s’offrir à son imagination… « Il faut pourtant que j’arrête sa marche, se dit-il, car il fait un froid assez humide ce matin pour sentir le besoin du feu. »

En conséquence, il se mit à appeler du haut d’un grand escalier garni d’une lourde balustrade de chêne qui conduisait à son appartement et à d’autres, car la maison était vieille et très-vaste. Mais n’ayant reçu aucune réponse, quoiqu’il eût appelé plusieurs fois, il fut forcé d’aller chercher quelqu’un qui pût lui procurer ce qu’il demandait.

Nigel, conformément aux usages de l’ancien temps en Écosse, avait reçu une éducation qui, sous quelques rapports, pouvait être regardée comme simple, austère et sans ostentation, mais il avait cependant été habitué à beaucoup d’égards personnels, et au service d’un ou de plusieurs domestiques : c’était la coutume universelle en Écosse, où les gages ne comptaient presque pour rien, et où un homme qui avait un titre ou un rang pouvait avoir autant de domestiques qu’il lui plaisait, seulement pour la nourriture et l’entretien. Nigel fut donc mortifié et mécontent de voir que personne ne lui répondait et ne se présentait pour le servir, et son humeur s’en ressentit d’autant plus qu’il s’irritait contre lui-même de se sentir troublé par des bagatelles de ce genre, occupé comme il l’était de sujets bien plus importants. « Il doit certainement y avoir des domestiques dans une grande maison comme celle-ci, » se disait-il en parcourant un corridor où l’avait conduit un passage qui donnait sur le palier. Tout en avançant, il essaya d’ouvrir plusieurs portes dont il trouva les unes fermées à double tour, et dont celles qui s’ouvrirent ne laissèrent voir que des chambres vides et inhabitées, de sorte qu’il revint à l’escalier et résolut de descendre dans le bas de la maison, où il finirait sans doute par trouver le vieillard et sa peu avenante fille. Dans ce but, il entra d’abord dans un petit parloir bas et sombre, contenant un grand fauteuil de cuir tout usé, sous lequel était une paire de pantoufles, tandis que sur le bras gauche était appuyée une béquille ; une table de chêne était devant et soutenait un énorme pupitre garni de fer et un massif encrier de plomb. Autour de cette pièce étaient des tablettes, des armoires et autres meubles commodes pour ranger des papiers. Une épée, un mousquet et une paire de pistolets suspendus au-dessus de la cheminée avec ostentation, semblaient annoncer que le propriétaire serait disposé à défendre son domicile s’il y était attaqué.

« Ce doit être là l’antre de l’usurier, » pensa Nigel, et il allait appeler tout haut quand le vieillard, qu’éveillait le plus léger bruit (car l’avarice dort rarement d’un sommeil profond), fit bientôt entendre de la chambre à côté une voix irritée, rendue plus tremblante encore par sa toux du matin.

« Hem ! hem ! hem ! qui est là ? hem ! hem ! qui est là, encore une fois ? Martha ! hem ! hem !… Eh ! Martha Traphois ! il y a des voleurs dans la maison et ils ne veulent pas répondre… Martha ! Martha ! des voleurs ! des voleurs ! hem ! hem ! hem ! hem ! »

Nigel essaya de s’expliquer ; mais l’idée de voleur avait tellement pris possession de la tête du vieillard, qu’il continua de tousser et de crier, de crier et de tousser, jusqu’à ce que la gracieuse Martha entrât dans l’appartement. Elle se mit d’abord à crier plus fort que lui pour l’assurer qu’il n’y avait pas de danger, et que la personne qu’il avait entendue était leur nouveau locataire ; et après que son père se fut écrié plusieurs fois : « tenez-le bien ! hem ! hem ! tenez-le ferme jusqu’à ce que je vienne ! » elle réussit enfin à apaiser ses craintes et ses cris, et demanda ensuite d’un ton froid et sec à lord Glenvarloch ce qu’il cherchait dans l’appartement de son père.

Celui-ci avait eu, pendant ce temps, le loisir de contempler son hôtesse, ce qui ne contribua en aucune façon à lui en donner une idée plus favorable que celle qu’il en avait prise à la lumière. Elle portait ce qu’on appelait alors la fraise et le vertugadin de la reine Marie, non pas cette fraise rabattue avec laquelle on peint ordinairement l’infortunée Marie d’Écosse, mais celle qui, avec une roideur plus qu’espagnole, entourait le cou et faisait ressortir la figure morose de la fanatique Marie de sanglante mémoire. Ce costume antique était tout-à-fait en harmonie avec le teint fané, les yeux gris, les lèvres minces et la figure austère de la vieille fille ; en outre elle portait un capuchon noir qui lui servait de coiffure : ce capuchon était soigneusement arrangé de façon à ne pas laisser voir un seul cheveu, probablement parce que la simplicité du siècle ne connaissait pas l’art de déguiser la couleur grisonnante que le temps leur avait donnée. Sa taille était haute, maigre et plate, ses bras et ses mains décharnés ; et ses pieds, de la plus grande dimension, étaient encaissés dans d’énormes souliers à talons, qui augmentaient encore la hauteur d’une taille déjà disproportionnée. Le tailleur paraissait avoir voulu recourir à l’art pour cacher un léger défaut de conformation, occasionné par la saillie d’une de ses épaules sur l’autre ; mais les louables efforts de l’ingénieux artiste n’avaient servi qu’à attirer l’attention de l’observateur sur son charitable dessein, sans qu’il eût trouvé le moyen de l’accomplir.

Telle était miss Martha Traphois. D’un ton encore plus sec, elle répéta sa question à l’étonné Nigel, qui contemplait cette étrange personne, et la comparait en lui-même à une des figures grimaçantes et fanées de la vieille tapisserie qui ornait son lit. Il fallait cependant dire quelque chose ; il répondit qu’il était venu chercher un domestique, désirant qu’on lui allumât du feu, à cause de l’humidité du matin.

« La femme qui fait notre ménage vient à huit heures, répondit miss Martha ; si vous avez besoin de feu plus tôt, il y a des fagots et du charbon dans le cabinet qui est au pied de l’escalier ; il y a aussi un briquet sur la planche d’en haut, vous pouvez vous allumer du feu si bon vous semble. — Non, non, Martha ! » s’écria le père, qui ayant passé sa vieille tunique avec ses hauts-de-chausses à moitié boutonnés et ses souliers en pantoufles, sortit à la hâte de la chambre du fond, l’esprit probablement encore tout rempli de la pensée des voleurs, car il avait à la main une rapière d’un aspect formidable, malgré la rouille qui en obscurcissait un peu l’éclat. « Non !… non ! » s’écria-t-il, et chaque négation était plus emphatique que la précédente. « Monsieur n’aura pas la peine d’allumer son feu… Hem !… hem ! je l’allumerai moi-même pour une certaine con-si-dé-ra-ti-on[100]. »

Ce dernier mot était une expression favorite du vieillard ; il le prononçait d’une manière particulière, l’épelant syllabe par syllabe, et appuyant fortement sur la dernière. C’était une espèce de clause, de précaution par laquelle il se mettait à l’abri de tous les inconvénients qui accompagnent l’imprudente habitude de faire des offres de service qui, étant acceptées avec empressement par ceux à qui elles sont adressées, mettent souvent celui qui les fait dans le cas de se repentir de sa promptitude.

« Fi donc ! mon père, dit Martha, cela ne peut être ainsi. Maître Grahame allumera son feu lui-même, où il attendra que la femme de ménage soit venue, tout comme il lui plaira. — Non, mon enfant ; — non, mon enfant ; — non, ma fille Martha, » répéta encore une fois le vieil avare ; « jamais aucune femme de ménage ne touchera une grille dans ma maison… Elles ont l’habitude… hem… hem… de mettre le fagot par-dessus, de sorte que le charbon ne s’allume pas, que la flamme monte dans la cheminée, et que le bois et la chaleur sont également perdus. Moi, je l’arrangerai comme il faut pour ce monsieur, pour une certaine con-si-dé-ra-ti-on, et de manière à ce qu’il dure… hem… hem… toute la journée. » Ici sa toux redoubla violemment, et tout ce que Nigel put comprendre d’un mot qu’il attrapa par-ci par-là, c’est qu’il recommandait à sa fille d’ôter les pincettes et le fourgon de la chambre de l’étranger, en l’assurant que quand il serait nécessaire, il trouverait son hôte tout prêt à arranger le feu pour une certaine con-si-dé-ra-ti-on.

Martha semblait faire aussi peu d’attention aux injonctions du vieillard qu’une femme habituée à commander dans le ménage n’en fait à celles de son mari. Seulement elle répéta avec une expression plus forte encore de reproche : « Fi, fi, mon père ! n’avez-vous pas de honte ? » et se tournant vers son hôte avec sa sécheresse habituelle de manières ; « Maître Grahame, dit-elle, il vaut mieux vous parler franchement du premier abord. Mon père est vieux et très-vieux, et sa tête, comme vous le voyez, est un peu affaiblie, quoique, soit dit en passant, je ne vous conseille pas de faire un marché avec lui, car vous pourriez le trouver trop fin pour vous. Quant à moi, je vis très-retirée, et, pour dire la vérité, je ne me soucie pas beaucoup d’avoir de communication avec personne ; si vous pouvez vous contenter d’une maison qui vous offre un logement spacieux et un asile sûr, il ne tient qu’à vous de les trouver ici, et c’est ce qu’on ne rencontre pas toujours dans ce malheureux quartier ; mais si vous vous attendez à être servi, et que vous cherchiez des soins et des attentions, je vous préviens que vous n’en trouverez pas ici. — Je ne suis habitué à me jeter à la tête de personne, madame, ni à donner de l’embarras, répondit son nouvel hôte ; cependant j’ai besoin d’un domestique pour m’aider à m’habiller, peut-être pourrez-vous m’en recommander un. — Oui ! une vingtaine, répondit mistress Martha, qui vous escamoteront votre bourse en attachant vos pointes, et vous couperont la gorge en préparant votre couverture. — Je serai moi-même son domestique, » dit le vieillard, dont les idées, égarées un moment, reprenaient le fil de la conversation. « Je brosserai son habit… hem… hem… je nouerai ses pointes… hem… hem… je brosserai ses souliers, et je ferai ses commissions avec promptitude et sûreté… hum… hum… pour une certaine con-si-dé-ra-ti-on. — Je vous salue, monsieur, » dit Martha à Nigel, d’un ton qui lui donnait un congé direct et positif. « Il ne peut être agréable à une fille d’entendre son père parler de cette manière ; si vous êtes réellement un homme bien élevé, vous vous retirerez dans votre appartement. — Je ne m’arrêterai pas un moment, » répondit Nigel, qui sentait que les circonstances rendaient excusable l’incivilité de la vieille fille ; « je ne voulais que vous demander s’il y avait du danger à se procurer les services d’un domestique mâle dans ce lieu. — Jeune homme, dit Martha, il faut que vous connaissiez bien peu White-Friars pour faire cette question. Nous vivons seuls dans cette maison, et il est rare qu’un étranger y mette le pied… vous-même, pour parler franchement, n’y seriez pas entré si ma volonté avait été consultée. Regardez la porte… voyez si celle d’un château peut-être plus solide… Les croisées du premier étage sont grillées au dehors, et dans l’intérieur remarquez ces volets. »

Elle en poussa un, et montra un appareil formidable de barres et de chaînes destinées à les fermer, tandis que son père, se pressant à ses côtés, et la saisissant par sa robe d’une main tremblante, lui dit à voix basse : « Ne lui montrez pas le secret pour les ouvrir et les fermer ; ne lui montrez pas le secret, Martha, pour aucune con-si-dé-ra-ti-on. » Martha continua sans lui donner la moindre attention.

« Et cependant, jeune homme, plus d’une fois nous nous sommes vus dans le cas de craindre que ceci ne suffît pas pour protéger nos vies… tant nous avons à redouter l’effet qu’a produit sur la race perverse qui nous entoure le bruit fatal des richesses de mon pauvre père ! — Ne parle pas de cela, ma fille… dit le vieil avare, irrité par la seule supposition qu’il possédât quelques richesses ; « ne parle pas de cela, ou je te battrai… oui, je te frapperai de mon bâton, pour t’apprendre à inventer des mensonges qui finiront par nous faire couper le cou… Je ne suis qu’un pauvre homme, » continua-t-il en se tournant vers Nigel, « un très-pauvre homme, disposé à rendre tout honnête service pour la plus petite con-si-dé-ra-ti-on. — Je vous avertis, en conséquence, de la vie que vous devez mener, jeune homme, reprit Martha : la pauvre femme qui fait notre ménage vous aidera en ce qu’elle pourra ; mais le sage n’a pas de meilleur serviteur que lui-même. — C’est une leçon dont je vous remercie, madame ; je l’étudierai assurément à loisir. — Vous ferez bien ; et comme vous avez l’air reconnaissant des avis qu’on vous donne, quoique en général je ne prodigue mes conseils à personne, cependant je vous donnerai encore ceux-ci : Ne contractez aucune liaison à White-Friars, n’empruntez d’argent à qui que ce soit, moins encore à mon père qu’à tout autre, car quoiqu’il ait l’air d’être en enfance, il vous attraperait ; enfin, et surtout, ne restez ici qu’autant que vous ne pourrez faire autrement… Adieu, monsieur. »

« Un arbre raboteux peut porter de bons fruits ; une personne dure et bourrue peut donner de bons conseils, » pensa Nigel en rentrant dans son appartement, où la même réflexion se représenta plus d’une fois à son esprit, pendant qu’incapable de se réconcilier avec la pensée de faire lui-même son feu, il se promenait de long en large dans sa chambre pour se réchauffer.

À la fin ses réflexions s’arrangèrent par degrés dans sa tête, et prirent la forme du soliloque suivant… non que je veuille dire, par cette expression, comme je demande la permission de le faire observer une fois pour toutes, que Nigel ait prononcé tout haut, en se promenant tout seul dans sa chambre, les paroles qui suivent entre deux guillemets ; mais c’est moi, qui désirant vous faire connaître les pensées et les secrètes réflexions de mon héros, ai emprunté la forme d’un discours plutôt que celle d’un récit : en d’autres termes, j’ai mis ses pensées en paroles : c’est là, je crois, le but du monologue sur la scène comme dans le cabinet ; c’est au moins la manière la plus naturelle, et peut-être la seule, de communiquer au spectateur ce qu’on suppose se passer dans l’esprit du personnage qui est en scène. De tels monologues n’existent pas dans la nature ; mais, si on ne les recevait pas comme un moyen convenu de communication entre le poète et l’auditoire, on réduirait les auteurs dramatiques à l’expédient de maître Puff, qui représente lord Purleigh communiquant un long raisonnement politique à son auditoire par un hochement de tête. Dans le récit, l’écrivain a sans doute le choix de nous dire que ses personnages ont pensé de telle et telle manière, fait telle et telle conjecture, et sont arrivés à telle et telle conclusion ; mais le soliloque est un moyen plus concis et plus animé d’apprendre au lecteur les mêmes choses : ceci posé, lord Glenvarloch se parla, ou aurait pu se parler ainsi à lui-même :

« Cette vieille fille a raison, et elle m’a donné une leçon dont je profiterai. J’ai été toute ma vie un être dépendant des autres, pour des services qu’il eût été bien plus noble de devoir à ma propre activité. Je suis honteux de sentir l’embarras qu’une longue habitude d’être servi me fait éprouver dans l’absence d’un domestique. Mais je rougis bien plus encore que cette même habitude de toujours compter sur les autres m’ait rendu, depuis que je suis dans cette ville, la victime d’événements que je n’ai jamais tenté de maîtriser. Je suis un être n’agissant jamais par lui-même, toujours dirigé par une impulsion étrangère. Aujourd’hui protégé par un ami, demain trahi par un autre. Au milieu du bien que je recevais de l’un et des maux dans lesquels l’autre m’entraînait, je suis resté aussi passif, aussi inactif qu’une barque sans voiles et sans aviron, flottante à la merci des vents et des vagues. Je suis devenu courtisan, parce qu’Heriot me l’a conseillé… joueur, parce que Dalgarno l’avait décidé ainsi… Alsacien, parce que Lowestoffe l’a voulu… Quelque bien ou quelque mal qui me soit arrivé, les autres, et non pas moi, en ont été les agents. Mais le fils d’un père tel que le mien ne doit pas mener plus long-temps cette vie irrésolue et puérile. Qu’il vive ou qu’il meure, qu’il s’enfonce ou surnage, Nigel Olifaunt ne devra son salut, ses succès et son honneur qu’à ses propres efforts ; s’il périt, il aura du moins le mérite d’avoir exercé une fois ses facultés et son indépendance. Je vais écrire sur mes tablettes ses propres paroles… « Le sage n’a pas de meilleur serviteur que lui-même. »

Il venait de mettre ses tablettes dans sa poche quand la vieille femme de ménage qui, pour ajouter à son activité, était sévèrement maltraitée par les rhumatismes, entra en boitant, afin de voir si elle ne pourrait pas gagner quelque chose en servant l’étranger : elle entreprit volontiers d’aller chercher à déjeûner à Nigel, et comme il y avait un traiteur à la porte à côté, elle revint plus tôt que Nigel ne l’avait espéré.

Il venait de finir ce repas solitaire quand on lui annonça qu’un commissionnaire du Temple demandait M. Grahame, de la part de son ami maître Lowestoffe. Nigel ayant ordonné à la vieille femme de le faire entrer, il déposa dans la chambre une malle qui contenait les effets que le jeune lord avait demandés ; puis avec un air de mystère il lui remit une cassette ou coffre-fort, qu’il avait soigneusement caché sous son manteau ; « Je suis bien aise d’en être débarrassé, » dit cet homme en la posant sur la table.

« Comment donc ? dit Nigel, elle n’est pourtant pas si lourde, et vous m’avez l’air d’un jeune homme vigoureux. — Oui, oui, monsieur ; mais Samson lui-même n’aurait pas porté un objet de ce genre sans danger au milieu de l’Alsace, si les gaillards qui l’habitent avaient su ce que c’était. Veuillez bien l’ouvrir, monsieur, et vous assurer que tout y est bien. Je suis un honnête homme, et votre cassette sort de mes mains comme elle y est entrée… Puissiez-vous la conserver long-temps intacte ! cela dépendra désormais de vos propres soins ; mais je ne voudrais pas que ma réputation souffrît des accidents qui pourraient survenir. »

Pour satisfaire les scrupules du messager, lord Glenvarloch ouvrit la cassette en sa présence ; il vit que sa petite provision d’argent avec deux ou trois papiers importants, et surtout l’ordonnance du roi, étaient encore comme il les avait mis. À la prière de cet homme, il profita aussi du papier et des plumes qu’il y trouva pour écrire un billet à maître Lowestoffe, dans lequel il déclarait qu’il avait reçu ses effets en bon état. Il y ajouta quelques lignes de remercîments pour les services que Lowestoffe lui avait rendus, et au moment où il cachetait son billet et le remettait au commissionnaire, son vieil hôte entra dans la chambre… Son habillement noir tout râpé était ajusté avec un peu plus de soin que lorsqu’il avait paru le matin dans son premier déshabillé ; ses nerfs et sa tête paraissaient aussi un peu plus fermes ; car sans être trop interrompu par sa toux, il invita Nigel à prendre avec lui le coup du matin : c’était une mesure d’une petite ale très-saine, qu’il apportait d’une main, dans un grand pot de cuir, tandis que de l’autre il la remuait avec une branche de romarin, ce qui, suivant le vieillard devait lui donner du parfum.

Nigel repoussa poliment cette attention, et tâcha de faire entendre qu’il désirait ne pas être dérangé dans son appartement, ce qu’il avait d’autant plus le droit d’exiger que lui-même avait été fort mal reçu le matin pour avoir pénétré dans la chambre de son propriétaire. Mais la cassette ouverte contenait des choses ou plutôt un métal d’une vertu si attractive pour le vieux Traphois, que, semblable à un chien d’arrêt, il restait là fixé, le nez en l’air, et une main étendue comme la pâte que cet intelligent animal tient levée pour indiquer que c’est un lièvre qu’il sent. Nigel était sur le point de rompre le charme qui attirait ainsi le vieux Traphois en fermant le couvercle de la cassette, lorsque son attention fut détournée par la question du messager qui tenant toujours la lettre à la main, lui demanda s’il fallait la laisser au logement de maître Lowestoffe dans le Temple, ou la lui porter à la prison de la Marshalses[101].

« À la Marshalses ! répéta lord Nigel, et pourquoi donc ? — C’est, Monsieur, parce que le gentilhomme s’est fait renfermer là, pour avoir, dit-on, par excès de bon cœur, brûlé ses doigts en les trempant dans la soupe d’un autre. »

Nigel arracha des mains du commissionnaire la lettre qu’il tenait, l’ouvrit précipitamment, et y ajouta qu’il priait instamment son nouvel ami de lui faire connaître la cause de sa captivité ; que si elle était occasionnée par sa malheureuse affaire, elle serait de courte durée, puisque, avant même de connaître un événement qui exigeait si impérieusement qu’il se constituât prisonnier, il avait résolu de prendre ce parti comme le plus noble et le seul convenable qui lui fût laissé par son imprudence et sa mauvaise fortune. Il conjurait donc M. Lowestoffe de ne pas à ce sujet suivre l’impulsion d’une délicatesse excessive ; mais, puisque sa résolution de se livrer était un sacrifice qu’il avait cru devoir à son propre caractère, de lui dire franchement de quelle manière il pouvait en exécutant ce projet obtenir la libération de son ami Lowestoffe, dont il craignait que la réclusion ne fût occasionnée par le généreux intérêt qu’il avait pris à ses affaires. Il finissait sa lettre en le prévenant qu’il espérait recevoir de ses nouvelles avant vingt-quatre heures ; que, ce délai écoulé, il était résolu à exécuter son dessein. Il remit ensuite sa lettre au commissionnaire, et lui commanda de la porter sans délai à maître Lowestoffe, en appuyant sa recommandation d’une pièce de monnaie.

« Je… je la porterai moi-même, dit le vieil usurier, pour moitié prix. »

L’homme, qui entendit cette proposition de le supplanter et de lui enlever son salaire, empocha l’argent sans perdre de temps, et partit pour remplir sa commission avec toute la vitesse dont il était capable.

« M. Thaphois, » dit Nigel en s’adressant au vieillard avec un peu d’impatience, « avez-vous quelque chose de particulier à me dire ? — Je… je… j’étais venu voir si vous avez bien reposé, dit le vieil avare, et si je pouvais faire quelque chose pour vous moyennant une certaine con-si-dé-ra-ti-on. — Je vous remercie, monsieur, » répondit lord Glenvarloch. Avant qu’il en pût dire davantage, un pas lourd se fit entendre sur l’escalier.

« Mon Dieu ! » dit le vieillard en tressaillant, » Dorothée ! fermez ; Martha ! ma fille ! fermez les verrous : femmes, vous dis-je, la porte est restée ouverte. »

La porte de la chambre s’ouvrit toute grande, et l’on vit entrer fièrement le héros guerrier à la haute taille, que Nigel, le soir précédent, avait en vain cherché à reconnaître.



CHAPITRE XXIII.

LE SPADASSIN.


Swash Buckler. Bilboe est le mot.
Pierrot. À force d’être répété il a perdu son charme. Je te le répète, ami, le moindre chien qui trotte dans les rues se retournera sur toi, et aboiera à la vue de ton bâton.
Sw. Buck. L’artifice en viendra à bout ; alors je rosserai le roquet ; en d’autres termes, je me servirai du couteau, au lieu de brandir l’épée.
Ancienne Comédie.


Le noble capitaine Colepepper ou Peppercull, car il était connu sous ces deux noms et même encore sous quelques autres, avait un aspect martial et goguenard, qui, ce jour-là, était rendu plus remarquable par un emplâtre qui lui couvrait l’œil gauche et une partie de la joue. Les manches de son épaisse jaquette de velours étaient lisses et reluisantes de graisse. Ses gants de buffle avaient des revers qui montaient presque jusqu’aux coudes. Son ceinturon, également de buffle, s’étendait en largeur depuis la hanche jusqu’aux petites côtes, et soutenait d’un côté sa large épée à poignée noire, et de l’autre un poignard de même proportion. Il fit ses compliments à Nigel avec cet air d’effronterie déterminée qui ne se laisse pas repousser par la froideur d’un mauvais accueil, demanda à Thaphois de ses nouvelles, en l’appelant du nom familier du vieux Pierre Pilori, puis s’emparant du pot de cuir, il le vida d’un trait à la santé du plus nouveau et du plus jeune bourgeois de l’Alsace, le noble et aimable M. Nigel Grahame.

Lorsqu’il eut remis sur la table le pot de bière entièrement vide, et qu’il eut repris haleine, il se mit à critiquer la liqueur qu’il venait de boire. « Voilà de la bière assez faible, vieux Pilori ; si je ne me trompe, il n’est pas entré là-dedans plus d’une coquille de noix de drèche pour une tonne d’eau de la Tamise. Elle est inerte comme un cadavre, et m’est tombée dans l’estomac comme de l’eau froide sur un fer rouge. Vous nous avez quittés de bonne heure, M. Grahame ; mais, sur ma foi, nous avons bu en votre honneur. La barrique sonnait creux avant de nous séparer ; nous avions l’humeur aussi joyeuse que des tisserands, et nous nous sommes battus pour terminer la fête… Je porte sur ma personne les marques du ministre ; c’est un passage de son sermon, ou quelque chose de semblable qui aurait du s’adresser à mon oreille, mais qui a manqué son but eu m’atteignant à l’œil gauche. L’homme de Dieu porte aussi l’empreinte de ma main ; mais le duc nous a raccommodés, et il m’en a coûté plus de vin blanc que je n’ai pu en porter, sans compter le vin du Rhin, peur boire avec le révérend la coupe de réconciliation et de paix… Mais caracco[102], cela n’empêche pas que ce ne soit un vieil hypocrite que je rosserai quelque jour, de façon à changer sa livrée du diable contre les couleurs de l’arc-en-ciel… Basta ! est-ce bien parlé, vieux Traphois ? Mais où est ta fille, mon bonhomme ? que dit-elle de mon amour ? Il est honnête, j’espère ! Veux-tu avoir un soldat pour gendre, vieux Pilori, pour mêler l’âme de l’honneur guerrier avec un sang fameux pour la rapine, la ladrerie et l’usure, de même qu’on mêle de forte eau-de-vie avec de l’ale trouble ? — Ma fille ne reçoit pas de visite de si bon matin, noble capitaine, » répondit l’usurier, qui termina sa phrase par un hem ! hem ! sec et emphatique.

« Quoi ! pour aucune considération, demanda le capitaine ; et pourquoi pas, vieux ladre ? Il me semble qu’elle n’a pas de temps à perdre en délibération, pourtant. — Capitaine, dit Traphois, j’étais occupé d’une petite affaire avec notre noble ami, maître Nigel Grahame… hem ! hem ! hem !… — Et vous voudriez me voir parti, je gage ? répondit le ferrailleur ; mais patience, vieux Pilori, ton heure n’est pas encore venue, bonhomme… Vous voyez, » dit-il (en montrant du doigt la cassette), « que notre M. Grahame ne manque pas d’argent[103]. — Dont vous ne demanderiez pas mieux que de le dépouiller, ha, ha, hem… hem… hem ! interrompit l’usurier, si vous saviez comment ; mais malheureusement vous êtes de ces gens qui viennent chercher de la laine et qui s’en retournent tondus. Maintenant, si je n’avais pas prêté serment de ne jamais faire de gageure, je parierais une petite bagatelle que mon honnête locataire vous renvoie sans le sou, si vous osez vous frotter à lui, hem, hem, à quelque jeu de gentilhomme. — Morbleu ! tu me tiens là, vieux barbon, » répondit le capitaine en tirant des dés de la manche de son habit ; « je ne peux jamais me séparer de ces maudits docteurs, quoiqu’ils m’aient rendu la dupe du premier imbécile, et qu’il aient purgé ma bourse au point de la mettre à sec… mais n’importe, cela sert à passer le temps aussi bien que toute autre chose… Qu’en dites-vous, maître Grahame.

Le drôle s’arrêta là, et son excessive impudence put à peine soutenir le regard de profond mépris avec lequel Nigel répondit : « Je ne joue qu’avec des gens que je connais, monsieur, et jamais le matin. — Vous aimez peut-être mieux les cartes ? dit le capitaine Colepepper ; et quant à connaître vos gens, voici l’honnête Pilori qui vous dira que Jack Colepepper joue aussi loyalement qu’aucun homme qui ait jamais remué un dé… J’ai entendu parler des dés pipés, de tours de passe-passe, et de mille autres manières de tricher ; mais je veux être grillé comme une tranche de jambon, si jamais j’en ai pu rien apprendre. — Vous en savez du moins parfaitement le vocabulaire, monsieur, » reprit Nigel du même ton.

« Oui, sur mon honneur, répondit le spadassin, ce sont là de ces phrases qu’on apprend par la ville. Mais peut-être aimeriez-vous une partie de paume ou de ballon ? nous avons ici près un assez bon emplacement, et des raquettes dignes d’un gentilhomme, les meilleures qui aient jamais renvoyé une balle contre un mur de brique. — Je vous prie de m’excuser pour le moment, dit lord Glenvarloch ; et pour vous parler franchement, parmi les privilèges précieux que votre société m’a conférés, j’espère que je puis compter celui d’être seul dans mon appartement quand bon me semble. — Votre très-humble serviteur, monsieur, dit le capitaine ; je vous remercie de votre politesse… Jack Colepepper ne manque pas de compagnie, et n’a besoin de se jeter à la tête de personne… Mais peut-être voudriez-vous faire une partie de quille ou de quelque jeu que je ne vous ai pas nommé. — En aucune façon ; » répondit le jeune lord.

Ici le vieillard, dont les petits yeux gris avaient suivi tous les mouvements des deux interlocuteurs, tira le vaillant Hector par le pan de son habit, et lui dit tout bas : « Ne le serrez pas de trop près, cela ne prendrait pas avec lui… laissez du jeu à la truite, elle mordra bientôt à l’hameçon. »

Mais le tapageur, plein de confiance dans sa force, et prenant probablement pour de la timidité le mépris patient avec lequel Nigel recevait ses propositions, excité peut-être aussi par la vue de la cassette ouverte, prit un ton plus haut et plus menaçant. Il se redressa, fronça le sourcil, prit un air plus spadassin encore et continua : « Dans l’Alsace, voyez-vous, il faut qu’un homme soit sociable et bon voisin. Morbleu, monsieur ! nous couperions le nez à un homme qui nous regarderait de travers, nous autres bons garçons… oui, monsieur, nous le lui fendrions jusqu’au tendron, quand il n’aurait jamais respiré de sa vie que le musc, l’ambre et les odeurs de cour. Mort de ma vie ! je suis un militaire, et ne me soucie pas plus d’un lord que d’un allumeur des rues ! — Cherchez-vous une querelle, monsieur ? » dit Nigel avec froideur ; car, dans le fond il n’avait aucun désir de s’engager dans une affaire si peu honorable, dans un tel lieu, et avec un tel personnage.

« Une affaire, monsieur ? dit le capitaine… je n’en cherche pas, quoique je ne sois pas homme à la refuser… je voulais seulement vous faire entendre qu’il fallait être sociable, et voilà tout. Eh bien, que pensez-vous d’aller par eau faire un tour au jardin pour voir harceler un taureau ? Par la mort ! vous ne voulez donc rien faire ? — Pardonnez-moi ; dans ce moment je suis singulièrement tenté de faire une chose, dit Nigel. — Videlicet, » dit Colepepper d’un air rodomont ; « voyons, quelle est votre tentation ? — C’est de vous jeter par la fenêtre, la tête la première, à moins que vous ne vous hâtiez de prendre le chemin de l’escalier. — Me jeter par la fenêtre ! mort et furies ? s’écria le capitaine. Moi qui à Bude ai défié vingt cimeterres avec ma seule rapière, un mendiant de lord écossais à face blême osera parler de me jeter par la fenêtre… Ne m’arrêtez pas, vieux Pilori, laissez moi en faire un ragoût écossais… c’est un homme mort… — Pour l’amour du ciel ! messieurs, » s’écria le vieil avare en se jetant entre eux, « ne violez la paix pour aucune con-si-dé-ra-ti-on… Mon noble hôte, ne vous frottez pas au capitaine, c’est un Hector. Brave capitaine, redoutez mon hôte, c’est un Achille… »

Ici il fut interrompu par son asthme ; mais, néanmoins, il continua de s’interposer entre Colepepper, qui avait dégainé sa flamberge et affectait de faire des passes contre son antagoniste, et lord Nigel, qui avait été prendre son épée, et la tenait nue de la main gauche.

« Finissez cette mauvaise farce, drôle que vous êtes, dit Nigel ; croyez-vous venir m’effrayer ici par vos rodomontades, vos jurons, et tout cet étalage d’une bravoure que vous avez puisée dans la bouteille ? Vous semblez me connaître, et j’ai presque honte de dire que je me souviens de vous… Rappelez-vous le jardin de l’Ordinaire, misérable lâche, et la rapidité avec laquelle vous vous êtes enfui à la vue d’une épée nue, en présence de cinquante témoins. Sortez d’ici sur l’heure, et ne me forcez pas à l’humiliante fonction de chasser à coups de bâton un vil poltron de votre espèce. »

À cette reconnaissance inattendue, la physionomie du spadassin devint aussi sombre que la nuit ; car vraisemblablement il avait cru que son changement de costume et son emplâtre noir le mettaient à l’abri d’être découvert par une personne qui ne l’avait vu qu’une fois. Il grinça des dents, serra les poings, et sembla chercher un moment de courage pour tomber sur son antagoniste ; mais le cœur lui manqua, il rengaina son épée, tourna le dos dans un silence furieux, et ne parla pas qu’il ne fût arrivé à la porte. Alors, se retournant, il s’écria, en jurant d’une manière effrayante. « Si je ne me venge pas de cette insolence avant quelques jours, je veux que le gibet ait mon corps et que le diable prenne mon âme ! »

Il accompagna ces paroles d’un regard de haine et de malignité qui donna à tous ses traits une effrayante expression de férocité, sans pourtant effacer entièrement celle de la frayeur. Enfin, il quitta la maison. Nigel s’avança jusqu’au palier de l’escalier pour le voir partir ; et en revenant, il rencontra mistress Martha Traphois, que le bruit de la querelle avait fait sortir de sa chambre. Il ne put s’empêcher de lui dire, dans son mécontentement très-naturel :

« Je voudrais, madame, que vous pussiez enseigner à votre père et à ses amis la leçon que vous avez eu la bonté de me donner ce matin, et obtenir d’eux qu’il me laissassent la jouissance tranquille de mon appartement. — Si vous êtes venu chercher ici la tranquillité ou la retraite, jeune homme, répliqua-t-elle, vous avez fait un mauvais choix : vous pourriez chercher la pitié dans la chambre étoilée, ou la sainteté dans l’enfer, avec autant de succès ; mais mon père ne vous importunera pas davantage. »

En parlant ainsi elle entra dans la chambre avec lui, et fixant les yeux sur la cassette, elle dit avec emphase : « Si vous étalez un tel aimant, il attirera plus d’une lame d’acier sur votre gorge. »

Pendant que Nigel se hâtait de refermer la cassette, elle adressa la parole à son père, lui reprochant avec fort peu de respect de fréquenter un lâche, un vil spadassin, un misérable coupe-jarret tel que John Colepepper.

« Oui, oui, mon enfant, » dit le vieillard avec un sourire malin qui indiquait une parfaite satisfaction de la supériorité de son adresse… « je le connais, je le connais, mais je l’attraperai ; je les connais tous… et je sais les prendre… oui, oui, je suis plus fin qu’eux… — Oui, avec toute votre finesse, mon père, » répliqua l’austère demoiselle, « ils finiront par vous couper la gorge un de ces jours… Vous ne pouvez plus, comme autrefois, leur cacher vos gains et l’or que vous possédez. — Mes gains ! mon or ! s’écria l’usurier, hélas ! j’en ai bien peu, et c’est à la sueur de mon front que je l’ai obtenu… — Cette ruse ne prendra plus, mon père, et ne vous aurait pas même servi à grand’chose jusqu’à présent, si ce misérable tapageur, ce Colepepper ne s’était avisé d’un expédient plus commode de piller la maison, en jetant ses vues sur moi-même… Mais pourquoi lui parlé-je de tout cela ? » dit-elle en se reprenant et en haussant les épaules avec une expression de pitié qui n’était pas éloignée du mépris ; « il ne me comprend pas, il ne pense pas à moi… N’est-il pas étrange que le besoin d’amasser de l’or l’emporte sur le soin de conserver sa vie et les biens qu’on a déjà ? — Votre père, » dit lord Glenvarloch, qui ne pouvait s’empêcher de respecter le sens ferme et droit et la sensibilité de cette pauvre femme, malgré la rudesse et l’austérité de ses manières ; « votre père paraît avoir des facultés assez actives quand il s’agit de se livrer à ses penchants et à sa vocation ordinaire. Je m’étonne qu’il ne sente pas la force de vos arguments. — La nature l’a créé insensible au danger, et cette insensibilité est la meilleure qualité qu’il m’ait transmise, répondit-elle. La vieillesse lui a laissé assez d’intelligence pour marcher dans un sentier battu, mais non pour se frayer de nouvelles voies. Un vieux cheval aveugle continue de tourner longtemps la roue du moulin, quoiqu’il soit incapable de faire un pas dans la plaine sans broncher. — Ma fille !… ma fille ! Allons, ma ménagère, » dit le vieillard, qui paraissait s’éveiller de quelque rêve dans lequel il avait probablement caressé l’idée de quelque nouveau tour de friponnerie ; « rentrez dans votre chambre, ma fille… tirez les verrous et la chaîne… faites le guet à la porte, et ne laissez entrer ou sortir que le digne M. Grahame. Il faut que je prenne mon manteau et que j’aille parler au duc de Hildebrod… Oui, oui, il fut un temps où ma garantie suffisait, mais plus nous descendons, plus nous sommes sous le vent. »

Et avec son accompagnement ordinaire de toux et de radotage, le vieillard sortit de la chambre ; sa fille resta un moment à le regarder partir, avec son expression habituelle de mécontentement et de chagrin.

« Vous devriez persuader à votre père de quitter ce dangereux quartier, dit Nigel, si vous craignez réellement pour sa sûreté.

— Il ne serait en sûreté nulle autre part, répondit Martha. J’aimerais mieux que le vieillard fût mort que de le voir publiquement déshonoré. Dans d’autres quartiers, il serait poursuivi à coups de pierres, comme un hibou qui s’exposerait en plein soleil. Ici, il n’a couru aucun danger tant que ses camarades ont pu profiter de ses talents. Maintenant, ils le plument et le tondent au moindre prétexte ; ils le regardent comme un vaisseau échoué sur le sable, auquel chacun peut arracher quelque chose, et le considèrent comme un bien commun : la jalousie qu’ils éprouveraient contre celui qui voudrait s’approprier exclusivement ses dépouilles est peut-être le seul motif qui puisse les porter à le protéger contre des entreprises qui menaceraient sa vie.

— Il me semble pourtant que vous devriez quitter ce lieu, répéta lord Nigel, puisqu’il vous serait facile de trouver un asile sûr dans quelque pays étranger. — En Écosse, sans doute, » répliqua-t-elle en le regardant d’un œil pénétrant et soupçonneux, « pour enrichir les étrangers avec l’or que nous aurions sauvé ? — Madame, si vous me connaissiez, dit lord Nigel, vous m’auriez épargné le soupçon exprimé dans ces paroles. — Qui m’en répondra ? » reprit malignement la vieille fille. « On dit que vous êtes un tapageur et un joueur, et je sais à quel point les gens de ce caractère méritent la confiance des malheureux. — Par le ciel, on me calomnie ! s’écria lord Glenvarloch. — Cela se peut, dit Martha ; peu m’importe à quel point vous avez porté le vice ou la folie ? mais il est certain que l’un ou l’autre vous a conduit ici ; et vous ne pouvez retrouver espoir, repos, bonheur qu’en quittant une pareille retraite, ignoble étable toujours, et quelquefois horrible boucherie. » En parlant ainsi, elle quitta l’appartement.

Il y avait dans les manières revêches de cette femme une sorte de mépris pour celui à qui elle parlait ; c’était un affront auquel lord Glenvarloch, malgré sa pauvreté, n’avait pas encore été exposé personnellement, et qui lui occasionna une sensation passagère de pénible surprise. De plus, les avis que Martha lui avait donnés sur le danger qu’offrait ce lieu de refuge étaient loin de sonner agréablement à ses oreilles. Le plus brave des hommes, en se voyant entouré de personnes suspectes, seul, privé de tout conseil et de tout appui, excepté de celui de son courage et de son bras, peut éprouver un moment d’abattement, un sentiment d’isolement et d’abandon, qui glace son sang et affaiblit même sa bravoure et sa fermeté naturelles.

Mais si ces tristes réflexions se présentèrent à l’esprit de Nigel, il n’eut pas le temps de s’y abandonner ; et s’il ne lui était pas permis d’espérer de trouver des amis dans l’Alsace, il s’aperçut du moins qu’il n’y manquerait pas de visiteurs.

Il y avait à peine dix minutes qu’il se promenait dans son appartement, cherchant à se décider sur le parti qu’il prendrait en quittant l’Alsace, quand il fut interrompu par le souverain du quartier, le grand duc Hildebrod lui-même, à l’aspect duquel les verrous et les chaînes de la maison de l’avare tombèrent, ou se retirèrent comme d’eux-mêmes. Les deux battants de la porte s’ouvrirent, afin qu’il pût, si l’on peut s’exprimer ainsi, se rouler dans l’appartement comme un énorme tonneau, vaisseau auquel il ressemblait beaucoup pour le volume, la forme, la couleur et le contenu.

« Bonjour à Votre Seigneurie, » dit le gros homme en clignotant son œil, et le portant sur Nigel avec une singulière expression de familiarité et d’impudence, tandis que son hideux bouledogue, qui marchait sur ses talons, fit une espèce de grognement, pour saluer de la même manière un chat efflanqué, le seul animal vivant de la maison Traphois dont nous n’ayons pas encore parlé, et qui avait sauté sur le ciel du lit, où il recevait le salut du chien, à peu près avec la même bienveillance que Nigel en accorda au maître. « Paix, Belzie ! de par le diable, te tairas-tu ? dit le duc Hildebrod. On ne peut pas tenir à leur place les bêtes et les fous, milord. — Il me semblait, monsieur, » répondit Nigel, avec autant de hauteur qu’il pouvait en mettre dans le ton de froide réserve qu’il voulait conserver, « il me semblait vous avoir dit que mon nom était pour le moment Nigel Grahame ? »

Son excellence de White-Friars partit à ces mots d’un éclat de rire impudent et goguenard, en répétant ce nom jusqu’à ne pouvoir plus l’articuler : « Niggle Green…. Niggle Green…. Niggle Green[104] Ma foi, milord, vous criez avant qu’on vous touche !… c’est se vouloir noyer avec deux sous de Malvoisie. En vérité, vous m’auriez appris votre secret en ce moment, si je ne m’en étais déjà bien douté… Vous saurez donc, monsieur Nigel, puisque Nigel est à l’ordre du jour, que je ne vous ai appelé milord, que parce que nous vous avons fait pair d’Alsace hier au soir, lorsque le vin nous eut mis de bonne humeur… Quelle mine vous faites, maintenant !… Ha, ha, ha ! »

Nigel, sentant effectivement qu’il s’était trahi sans nécessité, se hâta de répondre qu’il le remerciait beaucoup des honneurs qu’il lui avait conférés, mais qu’il ne se proposait pas de rester assez long-temps dans le sanctuaire pour en jouir.

« Ma foi, quant à cela, ce sera comme vous voudrez, si vous voulez suivre un bon conseil, » répondit le duc. Et quoique Nigel restât debout, dans l’espoir de hâter le départ de son visiteur, celui-ci se jeta sur un des vieux fauteuils de tapisserie, qui gémit sous son poids, et se mit à appeler le vieux Traphois. La femme de ménage ayant paru au lieu de son maître, le duc la maudit et la traita de la manière la plus injurieuse, pour avoir négligé d’apporter le coup du matin à un étranger et à un hôte aussi estimable que M. Grahame.

« Je ne le prends jamais, monsieur, répondit Glenvarloch. — Il y a commencement à tout, répondit le duc. Allez, vieux rebut de Satan, allez au palais y chercher le coup du matin pour lord Green… Voyons, que sera-ce, milord ? un pot de double ale mousseuse avec une pomme sauvage dansant dessus comme un bouchon sur l’eau, ou bien, voyons, oui, oui, les jeunes gens sont friands, un litre de vin brûlé avec du sucre et des épices… c’est excellent contre les brouillards… ou plutôt, n’aimez-vous pas mieux un verre d’eau distillée ? Allons, nous aurons tout cela, et vous pourrez choisir ensuite… Ici, vieille Jésabel ! dites à Teni d’envoyer l’ale, le vin de Canaries, et l’eau distillée, avec un morceau de gâteau ou quelque chose de ce genre, et de le porter en compte au nouveau venu. » Glenvarloch, pensant qu’il valait encore mieux supporter un moment l’insolence de cet homme que de s’attirer une seconde querelle avec des individus de la sorte, le laissa faire sans l’interrompre, lui disant seulement : « Vous vous mettez à votre aise chez moi, monsieur ; mais pour le moment vous pouvez en agir comme il vous plaira. Cependant je voudrais bien savoir ce qui m’a procuré l’honneur de cette visite inattendue. — Vous le saurez quand la vieille Deborah aura apporté des liqueurs ; je ne parle jamais d’affaires la bouche sèche. Diable, comme elle tarde ! Je gagerais qu’elle y goûte en chemin, et puis vous croirez qu’on ne vous a pas donné votre mesure. En attendant, voyez-moi ce chien-là… regardez bien Belzéhuth en face, et dites-moi si vous avez jamais vu une plus belle bête. Il n’a jamais de sa vie sauté qu’à la tête de l’ennemi. »

Et après ce panégyrique, il entama une histoire d’un chien et d’un taureau, qui menaçait de ne pas être des plus courtes, quand il fut interrompu par le retour de la vieille femme et de ses deux garçons, portant les différentes espèces de liqueurs qu’il avait demandées, ce qui était probablement le seul genre d’interruption qu’il pût supporter avec résignation.

Quand les tasses et les pots eurent été bien arrangés sur la table, et quand Deborah, que la générosité ducale honora d’un sou de gratification, se fut retirée avec ses satellites, le digne potentat, après avoir d’abord invité légèrement lord Glenvarloch à prendre sa part des liqueurs qu’il devait payer, et protesté qu’à l’exception de trois œufs pochés, d’une pinte de bière et d’un verre de vin de Bordeaux, il était tout à fait à jeun, se mit sérieusement à l’œuvre. Glenvarloch avait vu des lairds écossais et des bourgmestres hollandais se livrer à leurs libations ; mais leurs exploits, quoique les uns et les autres pussent être considérés comme appartenant à une race des plus altérées, n’étaient rien en comparaison de ceux du duc Hildebrod, qui ressemblait absolument à un banc de sable, capable d’absorber une quantité quelconque de liquide sans en être fertilisé ou inondé. Il avala l’ale pour apaiser une soif qui, disait-il, lui donnait la fièvre du matin au soir et du soir au matin, but le vin pour corriger la crudité de l’ale, et envoya la liqueur retrouver le vin pour faire passer le tout, déclarant ensuite que probablement il ne boirait plus qu’après midi, à moins que ce ne fût pour faire plaisir à quelque ami particulier. Enfin il annonça qu’il était prêt à expliquer l’affaire qui l’avait amené si matin ; ce que Nigel l’engagea de faire, quoiqu’il ne pût s’empêcher de penser que le but le plus important de la visite du duc Hildebrod était déjà rempli.

Lord Glenvarloch se trompait cependant. Hildebrod, avant de commencer ce qu’il avait à dire, se mit à examiner avec soin l’appartement, mettant de temps en temps le doigt sur sa bouche et clignotant de son œil unique en regardant Nigel, tandis qu’il ouvrait et fermait les portes, levait la tapisserie qui cachait en deux ou trois endroits la dégradation de la muraille, ouvrait les armoires, et enfin finit par regarder sous le lit pour s’assurer qu’ils étaient à l’abri des indiscrets et des curieux. Il reprit alors son siège, et fit un signe familier à Nigel d’approcher sa chaise de la sienne.

« Je suis bien comme je suis, maître Hildebrod, » répondit le jeune lord, peu disposé à encourager la familiarité avec laquelle cet homme essayait de le traiter. Mais l’imperturbable duc continua comme il suit :

« Vous me pardonnerez, milord, et maintenant c’est pour tout de bon que je vous donne ce titre, si je vous rappelle que nous pouvons être observés ; car, quoique le vieux Traphois soit aussi sourd qu’un pot, cependant sa fille a l’oreille fine et l’œil bon, et je suis venu pour vous parler d’eux. — Parlez donc, monsieur, » dit Nigel en approchant sa chaise un peu plus près du duc, « quoique je ne conçoive pas trop ce que je puis avoir à faire avec mon hôte et sa fille. — Nous verrons cela avant le temps qu’il faut pour vider un pot de bière, répondit le gracieux duc ; et d’abord, milord, il ne faut pas imaginer que vous puissiez en faire accroire au vieux Jack Hildebrod, qui a trois fois votre âge, et qui naquit, comme le roi Richard, avec ses dents œillères toutes percées. — Eh bien ! monsieur, continuez. — Eh bien donc ! milord, j’ose dire que si vous êtes, comme je le crois, ce lord Glenvarloch dont tout le monde parle, ce gentilhomme écossais qui a tout dissipé et qui n’a plus que la cape et l’épée… Ne vous emportez pas, milord ; c’est ainsi qu’on parle de vous… On vous appelle l’épervier qui fond sur tout le monde, jusque dans le parc même… Calmez-vous, milord. — Je suis honteux, faquin, répondit lord Glenvarloch, de m’être laissé émouvoir par ton insolence… mais, prends-y garde ; et si tu sais réellement qui je suis, songe que je ne me sens pas capable de supporter long-temps ce ton d’impertinente familiarité… — Je vous demande pardon, milord, » dit Hildebrod d’un ton d’humeur, et de l’air d’un homme qui cherche à se justifier ; « je n’avais pas de mauvaise intention en vous parlant franchement. Je ne sais pas quel honneur il peut y avoir à être dans la familiarité de Votre Seigneurie, mais je conclus qu’il y a peu de sûreté ; car Lowestoffe est privé de sa liberté rien que pour vous avoir montré le chemin de l’Alsace ; et d’après cela que doit-il arriver à ceux qui vous soutiennent ici ? Je laisse à juger à Votre Seigneurie si c’est de l’honneur ou du danger qui leur en reviendra. — Je ne veux occasionner de danger à personne, dit lord Glenvarloch ; je quitterai White-Friars demain… que dis-je ? j’en partirai aujourd’hui. — J’espère que votre colère vous inspirera une résolution plus sage, dit le duc Hildebrod. Écoutez d’abord ce que j’ai à vous dire, et si l’honnête Jack Hildebrod ne vous met pas dans le cas de les attraper tous, puisse-t-il ne jamais jeter un dé ni faire une dupe de sa vie. Ainsi donc, milord, en termes clairs, il faut filer la carte et gagner. — Vos termes ont besoin d’être encore plus clairs pour que je les entende, dit Nigel. — Comment diable ! un joueur, un homme qui a manié les os du diable, ne pas entendre ce français-là ! Il faut donc alors que je vous parle tout bonnement anglais, c’est la langue des sots. — Parlez donc, monsieur, et soyez bref, je vous prie, car je n’ai que peu de temps à vous accorder. — Eh bien donc, milord, pour être bref, comme vous le dites, et les procureurs aussi, j’ai appris que vous aviez un domaine dans le Nord, qui va changer de maître par manque d’une somme d’argent nécessaire pour le dégager… Oui-da, vous semblez surpris ; mais, comme je l’ai déjà dit, vous ne pouvez pas m’en imposer. Je sais que le roi vous fait la grimace, que la cour vous souhaite le bonsoir, que le prince vous regarde de travers, que le favori vous fait la mine et vous tourne le dos, et que le favori du favori… — Et pour couper court, monsieur, interrompit Nigel, supposons que tout cela soit vrai, que s’ensuit-il ? — Ce qui s’ensuit ? reprit le duc Hildebrod ; ma foi, il s’ensuit que vous devrez de la reconnaissance à celui qui vous aura mis dans le cas de vous présenter fièrement devant le roi, le chapeau retroussé comme si vous étiez le comte de Kildape, de narguer les courtisans, de soutenir d’un front hardi le regard foudroyant du prince, de braver son favori, de déjouer tous les complots du favori du favori, etc. — Tout cela est très-bien, » interrompit de nouveau Nigel ; « mais comment la chose peut-elle se faire ? — En te créant roi du Pérou, milord des latitudes septentrionales, en relevant ton vieux château et l’étayant sur des lingots, en fertilisant tes champs ruinés avec de la poudre d’or… Il ne t’en coûtera que de mettre, pendant quelques jours, la couronne de baron sur la tête de la vieille fille caduque du maître de la maison, et tu deviens maître d’une masse de trésors qui te permet de faire tout ce que je viens de dire, et… — Quoi ! vous voulez me faire épouser la vieille demoiselle de la maison, la fille de mon hôte ! » dit Nigel surpris et humilié, et ne pouvant cependant contenir son envie de rire.

« Oui, milord, je voudrais vous voir épouser cinquante bonnes mille livres sterling, car le vieux Traphois en a amassé tout autant, et même plus ; et ce sera faire un acte de charité envers ce pauvre homme, qui perdrait ses écus plus désagréablement ; car, maintenant qu’il n’est plus en état de rien faire, le jour des comptes ne tardera probablement pas à venir. — En vérité, c’est une offre flatteuse, dit lord Glenvarloch ; mais je réclame de Votre Grandeur, très-noble duc, de me dire pourquoi vous disposez de cette riche héritière en faveur d’un étranger comme moi, qui peut vous quitter demain. — Ma foi, milord, dit le duc, cette question-là se ressent de l’esprit qui domine à l’Ordinaire Beaujeu au-delà de tout ce que j’ai entendu dire à Votre Seigneurie, et il est juste que j’y réponde. Quant à mes pairs, je dois apprendre qu’ecclésiastique ou laïque, miss Martha Traphois n’en veut pas. Le capitaine l’a demandée, ainsi que le ministre, mais elle les a refusés… elle a des vues plus hautes que cela ; et, pour dire la vérité, c’est une femme de bon sens et d’un esprit un peu trop ambitieux pour s’accommoder de la jaquette grasse ou de la vieille soutane. Quant à nous, il nous suffira de dire que nous avons une épouse dans la terre des vivants, et, qui pis est, que mistress Martha le sait ; de sorte que, comme il faut un homme de qualité pour la faire renoncer au célibat, c’est vous, milord, qui êtes précisément l’homme qu’il lui faut, et qui devez vous voir en possession de ces cinquante mille livres sterling, dépouilles de cinq mille dissipateurs, tapageurs et vauriens, et déduisant toutefois de ladite somme cinq mille livres sterling pour prix de nos bons avis et de notre auguste protection, sans laquelle, de la manière dont les choses se passent dans l’Alsace, vous auriez de la peine à réussir. — Mais votre sagesse a-t-elle considéré, monsieur, répondit lord Glenvarloch, en quoi cette union peut me servir dans la circonstance où je me trouve ? — Quant à cela, milord, dit le duc Hildebrod ; si avec quarante ou cinquante mille livres sterling dans votre poche vous ne savez pas vous tirer d’affaire, vous méritez de perdre la tête pour votre folie, et le poing pour avoir eu la main trop serrée. — Mais puisqu’il a plu à votre bonté de vous occuper si sérieusement de mes affaires, «répliqua Nigel, pensant qu’il serait fort imprudent de chercher querelle à un homme qui, au fond, ne cherchait pas à l’offenser, mais plutôt à lui faire du bien à sa manière, « peut-être pourrez-vous me dire comment mes parents seront disposés à recevoir l’épouse que vous me proposer ? — Sur ce point, milord, j’ai toujours entendu dire que vos compatriotes savaient fort bien de quel côté leur pain était beurré ; et vraiment, en parlant par ouï-dire, je ne connais pas de pays au monde où cinquante mille livres sterling, dis-je, procureront un meilleur accueil à une femme. Et ma foi, excepté un léger défaut dans l’épaule, mistress Martha Traphois a une tournure très-imposante et très-majestueuse ; et je ne serais pas étonné qu’elle vînt d’un sang plus noble qu’on ne pense, car le vieux Traphois n’a guère l’air d’être son père, et sa mère était une femme généreuse et libérale. — J’ai peur, répondit Nigel, que cette chance ne soit trop vague pour lui assurer une très-gracieuse réception dans une maison honorable. — Eh bien ! dans ce cas, milord, reprit Hildebrod, je pense qu’elle ne sera en reste avec personne ; car j’ose dire qu’elle a le caractère assez acariâtre pour tenir tête à tout votre clan. — Cela pourrait avoir son inconvénient pour moi, reprit Nigel. — Pas du tout, pas du tout, » répondit le duc, toujours fertile en expédients ; « si elle devenait trop récalcitrante, ce qui n’est pas improbable, votre honorable maison qui, je suppose, est un château, doit avoir des tours, des donjons et des cachots, et vous pouvez y faire renfermer votre nouvelle épouse dans les uns ou dans les autres ; alors vous n’entendrez plus sa langue, et elle sera au-dessus ou au-dessous du mépris de vos parents. — Sagement conseillé, très-équitable prince, et une telle captivité serait une juste récompense de la folie qu’elle aurait faite en me donnant de tels droits sur elle. — Vous goûtez donc mon projet, milord ? demanda le duc Hildebrod. — J’ai besoin de vingt-quatre heures pour réfléchir, dit Nigel, et je vous prierai de vouloir bien faire en sorte que je ne sois dérangé par aucun visiteur. — Nous rendrons un édit en conséquence, dit le duc. Et vous ne pensez pas, » ajouta-t-il en baissant la voix, prenant un ton confidentiel et commercial, « vous ne pensez pas que dix mille livres sterling soient une somme trop élevée à offrir au souverain pour droit de tutelle ? — Dix mille ! reprit lord Glenvarloch ; vous disiez cinq mille tout à l’heure. — Ah ! ah ! vous vous souvenez de cela ? « dit le duc en mettant le doigt à son nez. « Eh bien ! si vous m’avez écouté avec tant d’attention, c’est une preuve que vous pensez à l’affaire. Allons, allons, nous ne nous disputerons pas pour cette con-si-dé-ra-ti-on, comme dirait le vieux Traphois… Gagnez le cœur de la belle : cela ne vous sera pas difficile avec votre air et votre figure, et j’aurai soin que personne ne vous interrompe. Je vais faire rendre un édit par le sénat aussitôt qu’il s’assemblera pour l’heure de midi. »

En parlant ainsi, le duc Hildebrod prit congé.



CHAPITRE XXIV.

ATTENTAT NOCTURNE.


Voici le moment. La lune a caché sa clarté ; donne-moi le levier et approche l’échelle. Antoine avec sa carabine fait sentinelle à la porte, et toi, Octavio, prends ton poignard et suis-moi. Cette nuit, si nous réussissons, notre but est atteint.
Ancienne Comédie.


Lorsque le duc Hildebrod se fut retiré, le premier mouvement de Nigel fut une envie irrésistible de rire du sage conseiller qui voulait ainsi l’unir à la laideur, à la vieillesse, à la mauvaise humeur ; mais sa seconde pensée fut un sentiment de pitié pour ce père et cette fille infortunée : les seuls individus qui possédassent des richesses dans ce malheureux quartier, ils semblaient comme les débris d’un vaisseau échoué sur les bords de quelque pays barbare, et placé momentanément à l’abri du pillage par la jalousie mutuelle des tribus sauvages au milieu desquelles il avait été jeté. Il ne pouvait non plus se dissimuler que sa résidence dans le sanctuaire était à des conditions également précaires, et qu’il était considéré par les Alsaciens de la même manière qu’un don de Dieu[105] sur la côte de Cornouailles, ou comme une caravane riche, mais exténuée, traversant les déserts de l’Afrique, et emphatiquement nommée par les peuplades de brigands dont elle traverse les contrées, Dummala-Fong, ce qui signifie une chose donnée à dévorer… une proie commune à tous les hommes.

Nigel avait déjà formé un plan pour se tirer à tout prix de la situation humiliante et dangereuse dans laquelle il se trouvait placé, et il n’attendait pour le mettre à exécution que le retour du messager de Lowestoffe. Il l’attendit cependant en vain, et ne trouva d’autre moyen de s’occuper, que d’examiner les effets qui lui avaient été envoyés de son ancien logement, afin d’y choisir les objets les plus nécessaires à emporter avec lui dans le cas où il viendrait à quitter l’Alsace secrètement et à l’improviste. Il jugeait que la promptitude et le secret lui seraient également nécessaires s’il cherchait à obtenir une entrevue avec le roi ; ce qui était le seul parti que son intérêt et son honneur lui conseillassent de suivre.

Pendant qu’il s’occupait ainsi, il s’aperçut, à sa grande satisfaction, que maître Lowestoffe lui avait envoyé non seulement sa rapière et son poignard, mais même une paire de pistolets dont il se servait pour voyager, et qui étaient d’une grandeur et d’une forme plus commodes que les pistolets d’arçon dont on se servait généralement… les premiers étant faits pour être portés à la ceinture et dans la poche. Après la pensée d’avoir de braves et hardis compagnons, il n’est rien qui donne plus de fermeté à un homme que de se trouver bien armé, et Nigel, qui avait songé avec un peu d’inquiétude au risque qu’il courrait en défendant sa vie, si elle était attaquée, avec la mauvaise épée dont Lowestoffe l’avait armé pour compléter son déguisement, éprouva un sentiment de confiance qui tenait du triomphe, lorsque tirant du fourreau sa bonne et fidèle rapière, il l’essuya avec son mouchoir, en examina la pointe, la courba deux ou trois fois en la fixant dans le plancher, pour essayer de nouveau la bonté déjà éprouvée du métal, et enfin la remit d’autant plus vite dans la gaîne, qu’il entendit frapper à la porte de sa chambre, et ne se souciait nullement qu’on le trouvât espadonnant de cette manière dans son appartement avec son épée nue.

C’était son vieil hôte, qui entra en lui disant, avec force courbettes, que le prix de son appartement devait être d’une couronne par jour, et que, suivant la coutume de White-Friars, le loyer se payait toujours d’avance, quoiqu’il ne fît jamais de difficulté à le laisser s’amasser pendant une semaine, une quinzaine, et même un mois, entre les mains d’un hôte aussi honorable que maître Grahame, toujours, bien entendu, moyennant une consi-dé-ra-ti-on raisonnable pour l’intérêt de l’argent. Nigel se débarrassa du vieux radoteur en lui jetant deux pièces d’or, et retenant son logement pour huit jours, quoique son intention, ajouta-t-il ne fût cependant pas d’y rester si long-temps.

L’avare, avec un œil brillant et une main tremblante, empoigna l’or, et ayant balancé les pièces avec une satisfaction infinie sur le petit bout de ses doigts desséchés, il prouva bientôt que la possession de l’or même ne peut contenter plus d’un moment l’homme le plus avide. Les pièces pouvaient être légères : d’une main empressée, il tira de son sein une petite paire de balances, et les pesa d’abord ensemble, ensuite séparément, et sourit de plaisir en les voyant faire pencher la balance au point voulu ; circonstance qui pouvait augmenter son bénéfice, s’il était vrai, comme on le disait généralement, qu’il n’y eût guère de pièces d’or en circulation dans l’Alsace qui fussent intactes, et qu’il n’en sortît pas une du sanctuaire sans être rognée.

Une autre crainte vint ensuite troubler la joie du vieil avare. Il était parvenu à comprendre que Nigel avait l’intention de quitter White-Friars plus tôt que l’arrivée du terme pour lequel il avait déposé le loyer. Il pouvait résulter de là que son hôte en attendrait une espèce de restitution qui n’était pas du tout du goût du vieillard. Il commençait déjà par avance à faire un raisonnement hypothétique à ce sujet, et à citer plusieurs arguments pour prouver qu’aucune partie d’un argent déposé pour le loyer ne pouvait être rendue sans qu’il en résultât de grands inconvénients pour le propriétaire ; lorsque Nigel, perdant patience, lui dit que cet argent était à lui tout à fait, et qu’il n’avait aucune intention d’en réclamer jamais la moindre part… tout ce qu’il demandait en retour, c’était la liberté de jouir, sans être dérangé, de l’appartement qu’il avait payé. Le vieux Traphois, qui se souvenait encore des paroles mielleuses au moyen desquelles il avait dans son temps hâté la ruine de plus d’un jeune prodigue, se mit à exalter l’humeur noble et généreuse de son nouvel hôte, jusqu’à l’instant où Nigel, n’y pouvant plus résister, prit le vieillard par la main, le conduisit tranquillement à la porte, et le mit dehors si doucement et avec si peu d’effort, que cette action n’eut rien de brusque ni de malhonnête ; après quoi, fermant la porte, il se mit à faire de ses pistolets ce qu’il avait fait de son épée favorite, examinant avec soin le bassinet et la pierre, et faisant la revue de sa petite provision de munitions.

Il fut interrompu une seconde fois dans cette opération par un coup frappé à la porte ; il cria d’entrer à la personne qui était dehors, ne doutant pas que ce ne fût à la fin le commissionnaire de Lowestoffe… Ce n’était cependant que la peu gracieuse fille du vieux Traphois, qui, murmurant quelque chose sur la méprise que son père avait faite, posa sur la table une des pièces d’or que Nigel venait de lui donner, en lui disant que celle qui restait suffisait à l’entier paiement du loyer pour le temps qu’il se proposait de rester. Nigel répondit qu’il avait donné son argent, et n’avait aucun désir de le reprendre.

« Faites-en donc ce que vous voudrez, reprit son hôtesse, le voilà, et je n’y toucherai pas… Si vous êtes assez dupe pour vouloir payer plus qu’il n’est raisonnable, mon père ne sera pas assez fripon pour le recevoir. — Mais votre père, mademoiselle, dit Nigel, votre père m’a dit… — Oh ! mon père, mon père, interrompit-elle. Il se chargeait de ces affaires-là quand il en était capable ; mais maintenant c’est moi que cela regarde, et il se peut que nous finissions par nous en trouver mieux tous les deux. »

En jetant les yeux sur la table, elle remarqua les armes qui y étaient posées.

« Vous avez des armes, dit-elle ; savez-vous vous en servir ? — Je le dois du moins, mademoiselle, car c’est mon métier. — Vous êtes donc soldat ? — Je ne le suis que comme tout gentilhomme de mon pays, qui est soldat de droit. — Voilà donc votre point d’honneur ! couper la gorge aux pauvres gens… une belle occupation pour des gentilshommes, eux qui devraient les protéger ! — Je ne fais pas le métier de coupe-gorge, mademoiselle, mais je porte des armes pour ma défense, et celle de mon pays, s’il en a besoin. — Oui, c’est bien parlé ; mais on dit que vous êtes aussi prompt que d’autres à vous faire des querelles lorsque ni votre sûreté ni celle de votre pays ne sont en danger ; et s’il n’en avait pas été ainsi, vous ne seriez pas aujourd’hui dans le sanctuaire. — Mademoiselle, je chercherais vainement à vous faire comprendre que l’honneur d’un homme, qui doit lui être plus cher que la vie, peut l’obliger parfois à hasarder ses jours ou ceux des autres pour des motifs qui vous paraîtraient peut-être frivoles. — La loi de Dieu ne dit rien de cela, répondit la vieille fille. J’y ai lu seulement : « Tu ne tueras point. » Mais je n’ai ni le temps ni l’envie de vous faire des sermons… Vous ne manquerez pas d’occasions de vous battre ici, si cela vous amuse ; et pourvu encore qu’elles ne viennent pas vous chercher au moment où vous vous y attendrez le moins… Adieu pour le moment. La femme de ménage fera vos commissions pour vos repas. »

Elle quitta la chambre au moment où Nigel, piqué du ton de supériorité et de censure qu’elle avait pris avec lui, était sur le point d’entamer une ridicule dispute avec la fille d’un vieux prêteur sur gages, au sujet du point d’honneur. Il sourit en lui-même de la sottise où l’amour-propre et le désir de se justifier allaient l’entraîner.

Lord Glenvarloch s’adressa ensuite à la femme de ménage, la vieille Deborah, par l’entremise de laquelle il fut pourvu d’un dîner assez décent. Le seul désagrément qu’il éprouva lui fut causé par son vieil hôte, qui entra presque de force pour aider à mettre le couvert. Nigel eut de la peine à l’empêcher de déplacer ses armes et quelques papiers qui étaient posés sur la petite table auprès de laquelle il s’était assis, et il lui fallut une défense positive et sévère de n’y pas toucher, pour le décider à mettre la nappe sur une autre table, quoiqu’il en y eût deux dans l’appartement.

Après l’avoir obligé à renoncer à ce dessein, Nigel ne put s’empêcher de remarquer que l’attention du vieillard n’en continuait pas moins de se diriger sur la petite table où étaient posés l’épée et les pistolets, et que tout en s’occupant des petits devoirs qu’il s’empressait officieusement de rendre à son hôte, il trouvait le moyen de se rapprocher de plus en plus de ces objets qu’il convoitait. À la fin, lorsque Traphois put s’imaginer que son hôte ne le regardait pas, Nigel, au moyen d’un des miroirs fêlés devant lequel il se trouvait, et auquel le vieillard n’avait pas songé, lui vit étendre la main vers la table en question. Le jeune lord crut qu’il était inutile d’y mettre plus de ménagement, et prévenant son vieil hôte, d’une voix sévère, qu’il ne permettait à personne de toucher ses armes, il lui commanda de quitter la chambre… Le vieil usurier se mit à marmotter quelques excuses, auxquelles Nigel ne put rien comprendre, sinon que le mot con-si-dé-ra-ti-on s’y trouvait souvent répété : toute cette harangue ne lui parut mériter d’autre réponse qu’un ordre réitéré de quitter l’appartement ou de s’attendre à quelque chose de pire.

La vieille Hébé, qui remplissait les fonctions d’échanson de lord Glenvarloch, prit son parti contre le Ganymède plus vieux encore, qui venait ainsi la supplanter, et insista pour que le vieux Traphois quittât immédiatement la chambre, le menaçant du mécontentement de mistress Martha, s’il y demeurait plus longtemps. Le vieillard, à ce qu’il paraît, était plus soumis à l’autorité du jupon qu’à toute autre ; car la menace de la femme de ménage produisit plus d’effet sur lui que la colère plus redoutable de lord Nigel. Il se retira en marmottant et en grommelant ; et lord Glenvarloch lui entendit barrer une grande porte à l’extrémité la plus rapprochée de la galerie qui servait de séparation entre les autres parties de cette vaste maison et l’appartement qu’il occupait lui-même, et qui, comme le lecteur se le rappellera, avait son issue sur le palier du grand escalier.

Nigel, entendant le bruit des barres et des verrous de sûreté que la main tremblante de Traphois tira les uns sur les autres, pensa qu’il était délivré de cette ennuyeuse visite pour le reste de la journée : il se réjouit de tout son cœur de pouvoir jouir enfin sans interruption de sa solitude.

La vieille femme lui demanda si elle pouvait encore faire quelque chose pour son service ; et, en vérité, on eût dit que le plaisir de le servir, ou, pour mieux dire, l’espoir du salaire qu’elle en attendait, lui avait rendu son activité et sa jeunesse. Nigel demanda des lumières, lui fit allumer du feu dans la cheminée, et placer quelques fagots à côté, afin qu’il pût l’entretenir de temps en temps, car il commençait à se sentir pénétrer d’un froid humide, et à en reconnaître la cause dans la situation basse et marécageuse de la maison, qui était tout près de la Tamise. Pendant que la vieille femme exécutait ces ordres, il se mit à réfléchir à la manière dont il allait passer la longue soirée solitaire dont il était menacé.

Nigel eut beau penser, il ne vit aucun moyen de passer agréablement son temps. Il avait déjà envisagé la situation dangereuse où il se trouvait sous tous les points de vue d’où on pouvait la regarder, et ne prévoyait ni utilité ni consolation de l’examiner encore. Des livres lui auraient fourni le meilleur moyen de changer le cours de ses pensées et une agréable distraction ; et quoique Nigel, comme bien d’autres, eût cent fois parcouru de vastes bibliothèques et même y eût passé assez de temps sans beaucoup déranger les savants auteurs qu’elles renfermaient, il se trouvait en ce moment dans une situation où la possession d’un seul volume, même d’un mérite ordinaire, eût été pour lui un trésor. La vieille femme de ménage revint bientôt avec des fagots et quelques bouts de bougies à moitié brûlés, profits légitimes ou usurpés de quelque valet de chambre expérimenté… Elle en mit deux dans de grands flambeaux de cuivre de différentes formes, et posa les autres à côté, afin que Nigel pût les renouveler à mesure qu’ils se consumeraient. Elle écouta avec intérêt la demande que lui fit lord Glenvarloch de lui procurer un livre, un livre quelconque, pour passer la soirée ; et elle lui répondit qu’elle ne connaissait pas d’autre livre dans la maison que la Bible de sa jeune maîtresse, nom qu’elle s’obstinait à donner à miss Martha Traphois, qui certainement ne prêterait point son livre, et la Meule de l’Esprit, qui était à son maître, et qui contenait la seconde partie de l’Arithmétique par Robert Record, avec la pratique et les règles des équations par Conike, amusant ouvrage, que cependant Nigel refusa. Elle lui offrit encore d’aller chercher quelques livres chez le duc Hildebrod, qui s’amusait parfois, le brave homme, à lire une page ou deux, quand les affaires d’état de l’Alsace lui en laissaient le loisir.

Nigel accepta cette proposition, et son infatigable Iris partit encore une fois en clopinant pour sa nouvelle ambassade. Elle ne tarda pas à revenir, tenant sous son bras un vieux bouquin in-quarto, tout déchiré, et ayant à la main une bouteille de vin de Canaries ; car le duc jugeant que la lecture toute seule était une occupation assez sèche, y avait joint le vin comme une espèce d’assaisonnement pour l’aider à passer, n’oubliant pas d’en ajouter le prix à celui des articles qu’il avait commencé à porter en compte le matin à l’étranger.

Nigel s’empara du livre, et ne refusa pas le vin, qui se trouva être de bonne qualité, pensant qu’un ou deux verres pourraient servir d’entr’actes à sa lecture. Il renvoya, avec ses remercîments et la promesse d’une récompense, la pauvre vieille femme qui l’avait servi avec tant de zèle, alluma ses bougies, arrangea son feu, et plaça le plus commode des vieux fauteuils de la chambre entre la cheminée et la table sur laquelle il avait dîné, et s’étant ainsi donné toutes ses aises et établi de la manière la plus agréable possible pour commencer sa lecture, il se mit à examiner le seul volume que la bibliothèque ducale de l’Alsace eût pu lui offrir.

Son contenu, quoique d’un genre assez intéressant, n’était pas de nature à dissiper les idées sombres qui l’assiégeaient. Le livre était intitulé : Vengeance de Dieu contre le meurtre[106]. Il ne s’agit pas ici, comme le lecteur bibliomane pourrait le supposer, de l’ouvrage que Reynolds publia sous ce titre imposant, mais d’une autre publication beaucoup plus ancienne, imprimée et vendue par le vieux Wolff, et dont un exemplaire se vendrait aujourd’hui au poids de l’or.

Nigel fut bientôt fatigué des histoires lamentables contenues dans ce livre, et essaya de tuer le temps d’une manière différente. Il mit la tête à la fenêtre ; mais la nuit était pluvieuse et accompagnée de coups de vent. Il tâcha de faire aller son feu ; mais les fagots étaient verts, et fumaient sans brûler. Naturellement sobre, et se sentant déjà un peu échauffé par le vin de Canaries qu’il avait bu, il ne se soucia pas non plus d’avoir recours à ce passe-temps. Il essaya ensuite de composer un mémoire au roi, dans lequel il lui exposait sa situation et lui développait tous ses griefs ; mais bientôt, blessé de l’idée que sa supplique serait reçue avec dédain, il jeta le brouillon au feu, et dans une espèce de désespoir reprit le livre qu’il avait jeté de côté.

Nigel prit plus d’intérêt à cette seconde lecture que la première ne lui en avait inspiré. Ces récits, tout bizarres et choquants qu’ils fussent pour la sensibilité, possédaient l’attrait de la magie et du surnaturel, qui éveille et fixe l’attention en remplissant l’esprit de terreurs. On y parlait beaucoup de ces actes inhumains et sanguinaires commis par des hommes qui, bravant également la nature et l’humanité, et poussés par la soif de la vengeance, l’amour de l’or ou la passion désordonnée de l’ambition, avaient osé attenter à la vie de leurs semblables. Cependant on y trouvait encore des récits plus surprenants de la manière dont ces forfaits avaient été découverts : les animaux, privés d’intelligence, avaient trahi ces terribles secrets ; les oiseaux de l’air en avaient divulgué les traces ; les éléments semblaient avoir révélé le crime qui les souillait… la terre avait cessé de porter l’assassin ; le feu, de réchauffer ses membres glacés ; l’eau, de rafraîchir ses lèvres desséchées, et l’air, de pénétrer dans ses poumons oppressés ; tout enfin servait de preuve au forfait de l’homicide. Dans d’autres circonstances, c’étaient les remords du criminel lui-même qui l’avaient poursuivi, et enfin livré à la justice ; enfin, dans d’autres récits encore, il était dit que le tombeau s’était ouvert, et que le spectre de la victime en était sorti pour demander vengeance.

La soirée s’avançait, et le livre était encore entre les mains de Nigel, lorsque la tapisserie qui était derrière lui ballota sur le mur, et l’air qui provint de ce mouvement agita la flamme des bougies à la lueur desquelles il lisait. Nigel tressaillit et se retourna avec ce trouble et cette terreur vagues auxquels son genre de lecture avait disposé son esprit, et dont on doit encore moins s’étonner à une époque où un certain degré de superstition était un des points de la croyance religieuse. Ce ne fut pas sans quelque émotion qu’il aperçut les traits pâles et effrayants et le corps décharné du vieux Traphois, qui étendait encore une fois sa main desséchée vers la table où étaient posées les armes. Convaincu par cette apparition inattendue qu’on méditait contre lui quelque entreprise sinistre, Nigel s’élança hors de son siège, saisit son épée, la tira, et l’appuyant sur la poitrine du vieillard, lui demanda ce qu’il faisait dans son appartement à une telle heure. Traphois ne montra ni crainte ni surprise, et ne répondit que par quelques expressions obscures, dont le sens paraissait être qu’il renoncerait plutôt à la vie qu’à son bien ; lord Glenvarloch, fort embarrassé, ne savait que penser des motifs d’une semblable visite, et moins encore comment s’en débarrasser. Pendant qu’il essayait encore une fois de l’intimider, il fut surpris par une nouvelle apparition qui sortait du même côté de la tapisserie… c’était la fille de Traphois, portant une lampe à la main. Il fallait qu’elle fût aussi insensible au danger que son père ; car, s’approchant de Nigel, elle détourna brusquement son épée nue, et essaya même de la lui ôter des mains.

« Fi ! s’écria-t-elle, menacer de votre épée un homme qui a plus de quatre-vingts ans !… Est-ce là l’honneur d’un gentilhomme écossais ?… Donnez-la-moi, vous dis-je, pour en faire un fuseau. — Reculez-vous, dit Nigel ; je ne veux pas faire de mal à votre père, mais je veux savoir qui l’a porté à rôder toute la journée, et même à cette heure de nuit, autour de mes armes. — Vos armes !… Hélas ! jeune homme, toutes les armes de la tour de Londres ont peu de valeur pour lui en comparaison de cette misérable pièce d’or que j’ai laissée ce matin sur la table d’un jeune prodigue, trop peu soigneux pour remettre dans sa bourse ce qui lui appartient. »

En parlant ainsi, elle lui montra la pièce d’or qui, étant restée sur la table, avait attiré le vieux Traphois de ce côté : même dans le silence de la nuit, elle s’était représentée avec tant de force à son imagination, qu’il avait fait usage d’un passage particulier, dont on ne se servait plus depuis long-temps, pour entrer dans l’appartement de son hôte, afin de s’emparer de ce trésor pendant son sommeil. Il s’écria alors du ton le plus haut que put lui permettre sa voix grêle et faible :

« Elle est à moi ! elle est à moi !… Il me l’a donnée en rétribution ; je mourrai plutôt que d’abandonner mon bien. — Elle lui appartient en effet, mademoiselle, dit Nigel ; je vous conjure donc de la lui rendre, que je puisse enfin être tranquille dans mon appartement. — Je vous en tiendrai compte alors, » répliqua la vieille fille, donnant avec répugnance à son père la pièce d’or, qu’il saisit de ses doigts desséchés avec la même avidité que les serres d’un faucon saisissent leur proie, puis faisant entendre un murmure de satisfaction, comme un vieux chien à qui on vient de donner à manger, et qui s’arrange pour se coucher, il suivit sa fille par une petite porte cachée derrière la tapisserie, et qu’on n’apercevait que lorsque celle-ci était relevée.

« Cette porte sera condamnée demain, » dit Martha à Nigel, parlant de manière à ne pas être entendue de son père, sourd d’ailleurs et tout occupé de son acquisition. « Cette nuit je continuerai à le veiller avec soin… Je vous souhaite un bon repos. »

Ce peu de mots, prononcés d’un ton plus civil, contenaient un souhait qui ne devait pas être accompli, quoique l’hôte de Traphois, immédiatement après son départ, se mît au lit.

Le sang de Nigel était agité, et les événements de la journée lui avaient causé une espèce de fièvre qui ne lui permettait de goûter aucun repos. Des pensées inquiètes et fatigantes se succédaient dans son esprit comme les flots d’une rivière agitée ; et plus il essayait de dormir, plus il se sentait éloigné d’atteindre son but. Il eut recours à toutes les ressources ordinaires en pareil cas, compta de un à mille, jusqu’à ce que sa tête en devînt confuse, fixa les restes mourants du feu jusqu’à avoir des éblouissements, écouta les sourds gémissements du vent, le balancement et le craquement des enseignes suspendues en dehors des maisons, et les aboiements interrompus d’un chien sans asile, jusqu’à ce que ses oreilles en fussent fatiguées.

Tout à coup, cependant, au milieu de ces sons monotones, il y en eut un qui le fit tressaillir. Il ressemblait au cri d’une femme : il se mit sur son séant pour écouter, et se rappela qu’il était dans l’Alsace, où des querelles de tous genres étaient communes ; mais un second cri, et bientôt plusieurs autres se succédèrent si rapprochés les uns des autres, qu’il se convainquit, quoique les sons fussent éloignés et sourds, qu’ils partaient de la maison qu’il habitait.

Nigel sauta du lit à la hâte, s’habilla à demi, prit son épée et ses pistolets, et courut à la porte de sa chambre : là il entendit les cris redoubler, et ils lui parurent venir de la chambre de l’usurier. Toute issue au corridor était entièrement fermée par la porte intermédiaire que le brave jeune lord secoua avec une vaine impatience. Mais le passage secret se présenta aussitôt à son esprit ; il se hâta de rentrer dans sa chambre, et eut de la peine à allumer une bougie, tant il était agité par les cris répétés qu’il entendait, et qu’il tremblait surtout de ne plus entendre ! Il s’élança dans le passage étroit et tortueux, guidé par le bruit qui frappait alors son oreille d’une manière plus effrayante ; et pendant qu’il descendait un petit escalier qui terminait le passage, il entendit des voix sourdes d’hommes qui semblaient s’encourager l’un l’autre… « Diable l’emporte ! Fais-la taire, assomme-la ! » tandis que la voix de son hôtesse, presque épuisée, répétait les cris de « Meurtre ! au secours ! au secours ! au bas de l’escalier était une petite porte qui céda aux efforts de Nigel, lequel se précipita sur le théâtre de l’action un pistolet armé d’une main, une lumière de l’autre, et son épée nue sous le bras. Deux brigands s’étaient rendus, ou, pour mieux dire, étaient sur le point de se rendre maîtres de la fille de Traphois, dont il paraît que la résistance avait été désespérée, car le plancher était couvert de fragments de ses habits et de poignées de cheveux. Sa défense probablement allait lui coûter la vie, car un des brigands avait tiré un long couteau à ressort, lorsqu’ils furent surpris par l’entrée de Nigel, qui, profitant du mouvement qu’ils firent pour se tourner vers lui, déchargea son pistolet sur l’homme au couteau, et l’étendit mort ; l’autre s’étant avancé sur lui, il lui jeta le flambeau à la tête, et l’attaqua avec son épée. On était dans l’obscurité, et la chambre ne recevait de clarté que des pâles rayons de la lune qui pénétraient par la croisée… Le brigand, après avoir tiré son coup sans effet, et fait deux ou trois passes avec son épée, perdit courage, gagna la fenêtre, sauta dehors, et s’échappa. Nigel déchargea sur lui au hasard le pistolet qui lui restait, et demanda de la lumière. — Il y a de la lumière dans la cuisine, » dit Martha Traphois avec plus de présence d’esprit qu’on n’aurait pu en attendre dans un tel moment ; « attendez, vous n’en connaissez pas le chemin. Ô mon père ! mon pauvre père ! je savais bien qu’ils en viendraient là… et tout cela à cause de ce maudit or… Ils l’ont assassiné ! »


CHAPITRE XXV.

PROJET DE DÉPART.


La mort vient nous frapper au milieu des jouets qui amusaient nos passions ; elle nous arrache nos hochets et nos joujoux, comme une gouvernante sévère le fait à un enfant rebelle. Sa main cruelle brise tous les liens chéris qui nous attachaient à la terre. Heureux à s’ils ont été tels que nous en puissions rendre compte, sans trembler, dans cet autre monde où nous devons être jugés !
Ancienne Comédie.


Ce fut un affreux spectacle que celui qui frappa Nigel lorsque Martha Traphois revint avec la lumière : ses traits, naturellement austères et repoussants, avaient quelque chose de plus hagard, de plus farouche encore, par le mélange de désespoir, de crainte et de fureur qu’ils exprimaient, quoique ce fût ce dernier sentiment qui parût la dominer. Sur le plancher était étendu le corps du voleur, qui avait expiré sans un gémissement, tandis que son sang, coulant avec abondance, avait rougi tout ce qui l’entourait. Il y avait là aussi un autre cadavre sur lequel la pauvre femme se précipita avec angoisse, car c’était celui de son malheureux père. Elle se releva presque aussitôt en s’écriant : « Il vit peut-être encore ! » et elle essaya de soulever le corps. Nigel s’approcha pour l’aider, non sans jeter un regard sur la croisée ouverte, ce que Martha, qui observait tout avec autant de présence d’esprit que si elle n’eût pas été livrée au désespoir et à la terreur, ne manqua pas d’interpréter justement.

« Ne craignez rien ! s’écria-t-elle, ne craignez rien ! ce sont de misérables lâches, aussi étrangers au courage qu’à la pitié. Si j’avais eu des armes ! si j’avais pu me défendre contre eux sans assistance ou protection ! Ô mon pauvre père ! cette protection est venue trop tard pour ce cadavre roide et glacé… Il est mort ! mort ! »

Pendant qu’elle parlait, elle essayait de relever le cadavre du vieil avare ; mais il était évident, au poids inactif de ce corps et à la roideur des jointures, que la vie l’avait abandonné. Nigel chercha où pouvait être la blessure, mais il n’en vit point. Martha, avec plus de présence d’esprit qu’on n’en aurait pu supposer à une fille dans un pareil moment, découvrit l’instrument de sa mort : c’était une espèce d’écharpe qui avait été tournée autour du cou du patient, de manière à étouffer d’abord les cris qu’il poussait, puis à lui ôter la vie. Elle défit le nœud fatal, et, plaçant le corps du vieillard entre les mains de lord Glenvarloch, elle courut chercher de l’eau et des liqueurs spiritueuses, dans l’espoir que l’existence n’était que suspendue ; mais elle vit bientôt combien cet espoir était vain. Elle lui frotta les tempes, lui releva la tête, ouvrit sa robe de chambre (car il paraît qu’il s’était levé de son lit en entendant entrer les brigands), et enfin réussit, quoique avec peine, à étendre ses mains roidies et fortement fermées. Il tomba de l’une une clef, de l’autre cette même pièce d’or qui, peu de temps auparavant, avait causé tant d’inquiétude à ce malheureux homme, et que, dans l’état d’affaiblissement de ses facultés intellectuelles, il était disposé à défendre avec une énergie aussi désespérée que s’il se fût agi d’un bien nécessaire à son existence.

« C’est en vain ! c’est en vain ! » dit Martha en renonçant à ses inutiles efforts pour rappeler une existence qui venait de s’éteindre ; car le cou du vieillard avait été tordu par la violence des meurtriers ; « c’est en vain ! ils l’ont assassiné… Je savais bien que cela finirait ainsi, et maintenant j’en suis témoin. »

« Elle saisit alors la clef et la pièce d’or, mais ce fut pour les jeter avec violence sur le plancher, en s’écriant : « Soyez maudites toutes deux, car c’est vous qui êtes la cause de ce meurtre ! »

Nigel voulait parler, et lui rappeler qu’il était nécessaire de prendre sur-le-champ des mesures pour poursuivre le meurtrier qui s’était échappé, comme aussi pour la mettre elle-même à l’abri de son retour. Elle l’interrompit brusquement.

« Laissez, laissez, dit-elle ; croyez-vous que les pensées qui s’élèvent en moi ne soient pas suffisantes pour m’ôter la raison, avec un tel spectacle devant les yeux ? Cessez, dis-je, » répéta-t-elle d’un ton plus dur encore… « une fille peut-elle rien écouter quand elle tient sur ses genoux le corps assassiné de son père ? »

Quoique lord Glenvarloch fût étourdi de la violence de cette douleur, il n’en sentait pas moins l’embarras de sa situation. Il avait déchargé ses deux pistolets ; le voleur pouvait revenir ; il avait probablement d’autres complices que l’homme qui avait péri, et il lui semblait même entendre un murmure sourd sous la croisée. Il expliqua brièvement à sa compagne la nécessité de se procurer des munitions.

« Vous avez raison, » dit-elle avec une sorte de mépris ; « et vous vous êtes déjà exposé plus que je ne l’attendais d’aucun homme… Allez, et songez à votre sûreté, puisque tel est votre dessein : abandonnez-moi à mon sort. »

Sans s’arrêter à de vaines explications, Nigel se hâta de gagner sa chambre par le passage secret, y prit les munitions dont il avait besoin, et revint avec la même célérité, s’étonnant lui-même d’avoir su se retrouver, dans un moment d’agitation si vive, au milieu d’un corridor tortueux et sombre qu’il n’avait traversé qu’une fois.

À son retour, il trouva la malheureuse femme debout comme une statue, à côté du corps de son père, qu’elle avait étendu sur le plancher, et dont elle avait couvert la figure d’un pan de sa robe de chambre.

Elle ne témoigna ni surprise ni plaisir de revoir Nigel, mais elle lui dit d’un air calme : « C’est assez gémir… ma douleur, du moins celle qui se répand au dehors, a eu son cours… Mais j’aurai justice, et le vil meurtrier d’un malheureux vieillard sans défense, qui, d’après le cours de la nature, n’avait peut-être pas un an à vivre, ne souillera pas long-temps la terre. Étranger, que le ciel a envoyé pour hâter la vengeance due à ce crime, allez chez Hildebrod : on y passe toutes les nuits dans la débauche… dites-lui de venir ici ; son devoir l’y oblige, et il n’osera, ne pourra me refuser un secours que j’ai les moyens de payer : il le sait de reste. Pourquoi tardez-vous ?… Partez sur-le-champ. — J’irais, dit Nigel ; mais je crains de vous laisser seule ; le scélérat peut revenir, et… — C’est vrai… très-vrai… il peut revenir ; et quoiqu’il m’importe peu qu’il m’arrache la vie, il peut s’emparer de ce qui l’a attiré ici. Gardez cette clef et cette pièce d’or, toutes deux sont importantes. Défendez votre vie si elle est attaquée ; et, si vous tuez le scélérat, je vous enrichirai… Je vais moi-même appeler du secours. »

Nigel aurait voulu lui faire quelques observations, mais elle était déjà partie ; et un moment après il lui entendit fermer la porte de la maison derrière elle. Il eut un moment la pensée de la suivre ; mais en se rappelant que la taverne d’Hildebrod était tout près de la maison de Traphois, il conclut qu’elle courait peu de danger pour y arriver, et qu’il ferait mieux, pendant ce temps, de faire le guet comme elle le lui avait recommandé.

Ce n’était pas une situation fort agréable pour un homme inaccoutumé à de pareilles scènes, que de rester dans une chambre avec deux corps si récemment animés par la vie, et qui tous deux, dans l’espace d’une demi-heure, avaient été glacés par une mort violente : spectacle d’autant plus affreux pour Nigel que l’une des deux victimes était tombée sous ses coups, quoiqu’il n’eût fait qu’accomplir par là un acte de justice et de défense personnelle. Il détourna la vue de ces dépouilles sanglantes avec un sentiment d’horreur mêlé de superstition ; et, après s’en être éloigné, la pensée que ces objets hideux étaient si près de lui, quoiqu’il ne les vît pas, vint le mettre encore plus mal à son aise que quand il attacha ses regards sur les traits défigurés des morts, dont les yeux tendus, immobiles et ternes, semblaient se fixer sur lui. L’imagination vint alors lui jouer ses tours ordinaires. Il crut entendre d’abord le froissement bien connu de la robe de chambre de damas de l’usurier, puis le brigand assassiné étendre la jambe, et appuyer sa botte sur le parquet comme s’il allait se relever ; et enfin il lui sembla qu’on parlait à voix basse sous la croisée, et qu’il entendait les pas du brigand qui venait de s’échapper, et qui revenait vers lui. Pour se préparer à faire face à ce dernier danger, le plus réel de tous, Nigel s’approcha de la fenêtre et se sentit tout-à-coup ranimé en apercevant dans la rue la clarté de plusieurs torches accompagnées, comme le bruit des voix l’indiquait, par un certain nombre de personnes : ces gens, à ce qu’il lui sembla, étaient armés de fusils et de hallebardes, et entouraient Hildebrod, qui non dans son rôle fantastique de duc, mais en vertu de la charge qu’il possédait réellement, de bailli des libertés et du sanctuaire de White-Friars, se rendait sur les lieux pour faire une enquête sur le crime et ses circonstances.

C’était un spectacle plein d’étranges et tristes contrastes, que devoir ces débauchés, interrompus dans leur orgie nocturne, arriver sur le théâtre du crime. Ils se regardèrent les uns les autres, et contemplèrent cette scène sanglante d’un air consterné ; leurs jambes chancelantes les soutenaient à peine sur ce plancher que le sang avait rendu glissant ; leurs voix bruyantes et querelleuses s’étaient baissées au point de ne plus faire entendre que des chuchotements entrecoupés. À la vue d’un tel spectacle, la gaieté de l’ivresse s’était changée en abattement ; et la tête appesantie par les liqueurs qu’ils venaient de boire, ils ressemblaient à des hommes sous l’influence du somnambulisme.

Le vieil Hildebrod faisait seul exception à l’état général. Ce tonneau vivant, quelque plein qu’il fût, était toujours capable de remuer quand il se présentait un motif assez puissant pour le faire rouler. Il parut très frappé de ce qu’il vit ; aussi sa manière de procéder en prit plus de régularité et de décence qu’on ne l’aurait jugé capable d’en montrer dans aucune occasion. La fille de l’usurier fut d’abord interrogée, et elle déposa avec une exactitude et une clarté étonnantes de quelle manière elle avait été effrayée par le bruit d’une lutte violente dans l’appartement de son père, et ce d’autant plus soudain qu’elle le veillait à cause des inquiétudes que lui inspirait sa santé. En entrant elle avait vu son père succombant aux attaques de deux hommes sur lesquels elle s’était élancée avec toute la fureur dont elle était capable : comme leurs figures étaient noircies et leurs personnes déguisées, elle ne put répondre que, dans l’agitation du moment, elle eût reconnu ces individus. Depuis ce moment elle ne se souvenait plus bien distinctement que d’avoir entendu décharger des armes à feu ; après quoi elle se trouva seule avec son hôte, et vit que l’un des deux scélérats s’était échappé.

Lord Glenvarloch rapporta les circonstances dont il avait été témoin, à peu près de la même manière que nous les avons présentées au lecteur. Les dépositions directes ayant été faites de cette manière, Hildebrod examina les lieux. Il découvrit que les brigands étaient entrés par la même croisée au moyen de laquelle celui qui avait survécu s’était échappé. Cependant il parut étrange qu’ils en fussent venus à bout, cette croisée étant garnie de larges barres de fer que le vieux Traphois avait l’habitude de fermer à la nuit tombante. Il constata soigneusement l’état de l’appartement, et examina avec attention les traits du voleur mort. Il était vêtu comme un matelot du plus bas degré, mais sa figure n’était connue d’aucun de ceux qui étaient présents. Hildebrod envoya chercher un chirurgien de l’Alsace, qui, par ses vices, ayant perdu tous les avantages qu’il aurait pu retirer de ses connaissances, était réduit à exercer misérablement son état dans le sanctuaire. Hildebrod lui enjoignit d’examiner les cadavres, et de faire un rapport sur la manière dont il semblait probable que ces deux individus avaient reçu la mort. La circonstance de l’écharpe n’échappa point au savant magistrat ; et ayant écouté tous les détails et tous les renseignements qu’on put lui donner à ce sujet, et recueilli les particularités des dépositions qui avaient trait au meurtre, il ordonna que la porte de cette chambre fût fermée jusqu’au lendemain matin. Emmenant la malheureuse fille de la victime dans la cuisine, où il n’y avait d’autre personne présente que lord Glenvarloch, il lui demanda si elle ne soupçonnait personne en particulier d’avoir commis ce meurtre.

« Et vous, ne soupçonnez-vous personne ? » lui demanda Martha en le regardant fixement.

« Il est possible que oui, mademoiselle ; mais c’est à moi à faire des questions, et à vous d’y répondre : telle est la règle ordinaire. — Eh bien donc, je soupçonne celui qui portait cette ceinture : ne savez-vous pas qui je veux dire ? — Ma foi, si vous me le demandez sur l’honneur, je serai forcé de vous répondre que j’en ai vu une semblable au capitaine ; et ce n’était pas un homme à changer souvent de coutume. — Envoyez donc à sa poursuite, et faites-le arrêter, dit Martha. — Si c’est lui, il doit être bien loin à cette heure ; mais j’en rendrai compte aux autorités supérieures, répliqua le juge. — Vous voudriez qu’il s’échappât, » reprit-elle en le regardant d’un air sombre.

« Sur ma parole, répondit Hildebrod, s’il dépendait de moi, ce misérable coupeur de gorge serait pendu à un gibet aussi haut que celui d’Aman ; mais laissez-moi le temps…. Il a des amis parmi nous, c’est ce que vous savez bien ; et ceux qui devraient m’assister sont aussi soûls que des ménétriers ! — Je veux avoir vengeance, et je l’aurai, répéta-t-elle : prenez garde surtout à ne pas vous jouer de moi. — Me jouer de vous ! j’aimerais mieux essayer de me jouer d’une ourse au moment où l’on vient de la lancer… Veuillez seulement avoir patience, et nous l’aurons. Je connais tous les repaires qu’il fréquente ; il ne peut s’en éloigner longtemps, et j’aurai soin de lui dresser des pièges… Vous ne pouvez manquer d’avoir justice, mademoiselle, car vous avez les moyens de vous la procurer. — Ces moyens m’aideront à récompenser ceux qui m’aideront dans ma vengeance. — Cela suffit ; et maintenant je voudrais vous décider à venir chez moi et à prendre quelque chose de chaud ; vous serez bien tristement, toute seule ici. — Je vais envoyer chercher la vieille femme de ménage ; et nous avons d’ailleurs le gentilhomme étranger. — Hem ! hem ! le gentilhomme étranger, » fit Hildebrod à Nigel en le tirant à part : « je crois que le capitaine aura fait la fortune du gentilhomme étranger en voulant faire la sienne par ce coup désespéré. Je ferai savoir une chose à Votre Honneur, puisqu’il ne faut pas dire Votre Seigneurie : je crois vraiment que c’est moi qui ai involontairement poussé ce lâche coquin à tenter ce vilain jeu, en lui faisant entendre quelque chose du conseil que je vous ai donné ce matin… Tant mieux pour vous… vous aurez le trésor sans le beau-père… Vous tiendrez nos conditions, j’espère ? — Je voudrais que vous n’eussiez rien dit à personne d’un projet aussi absurde, répondit Nigel. — Absurde ! comment donc ? croyez-vous qu’elle ne voudra pas de vous ?… Il faut la prendre la larme à l’œil, mon cher, la larme à l’œil… Donnez-moi de vos nouvelles demain ; bonsoir, bonsoir. Il faut maintenant que je m’occupe des scellés. Ah ! à propos, cette horrible affaire m’avait fait oublier tout le reste ; il y a un homme qui a demandé à vous voir de la part de M. Lowestoffe. Comme il a dit être pressé, le sénat ne lui a fait boire qu’une couple de flacons, et il venait vous trouver quand ce mauvais vent s’est élevé… Hé, l’ami ! voici M. Nigel Grahame. »

Un jeune homme vêtu d’une jaquette de pluche verte, avec une plaque sur la manche, et ayant l’air d’un batelier, s’approcha, et prit Nigel à part pendant que le duc Hildebrod allait de chambre en chambre, exerçant son autorité et faisant fermer les croisées et les portes de l’appartement. Les nouvelles apportées par le messager de Lowestoffe n’étaient pas des plus agréables. Elles furent communiquées à Nigel à voix basse, et d’un ton poli, et elles portaient en substance que M. Lowestoffe le priait d’avoir égard à sa sûreté en quittant immédiatement White-Friars, car un mandat venait d’être lancé contre lui, par le chef de la justice, et devait être exécuté le lendemain à l’aide d’un détachement de mousquetaires, force à laquelle les Alsaciens ne voudraient et ne pourraient résister.

« Ainsi, mon gentilhomme, » dit le messager aquatique, ma barque vous attendra aux degrés du Temple sur les cinq heures du matin, et si vous voulez donner le change aux limiers de la loi, cela ne dépend que de vous. — Pourquoi maître Lowestoffe ne m’a-t-il pas écrit ? dit Nigel. — Hélas ! le bon jeune homme est fort dans l’embarras lui-même, et n’a ni plume ni encre à sa disposition. — M’a-t-il envoyé quelque gage ? dit Nigel. — Un gage ? oui, oui, certainement, si je ne l’ai pas oublié pourtant, » dit le batelier ; puis rehaussant la ceinture de sa culotte, il ajouta : « Oh ! j’y suis… vous devez avoir foi à mon message, parce que votre nom est écrit avec un o pour Grœme : c’est bien cela, je pense… Eh bien ! nous nous reverrons dans deux heures pour profiter du reflux, et nous descendrons la rivière comme on pourrait le faire dans une barque à douze rameurs. — Où est maintenant le roi ? pourrais-tu me l’apprendre ? dit lord Glenvarloch. — Le roi ? Il est allé hier par eau à Greenwich, comme un noble souverain qu’il est, et qui navigue tant qu’il peut. Il devait chasser cette semaine ; mais ce projet a été abandonné, dit-on ; et le prince, le duc et toute la cour sont à Greenwich, tous gras et frétillants comme des goujons. — C’est bon, dit Nigel, je serai prêt à partir à cinq heures. Venez ici chercher mon bagage. — Oui, oui, mon maître, » répondit le batelier, qui sortit de la maison avec la troupe de débauchés qui avaient suivi le duc Hildebrod. Ce potentat recommanda à Nigel de fermer soigneusement la porte derrière lui, et lui montrant la fille de l’usurier assise au coin du feu, les membres étendus comme un être que la main de la mort a déjà marqué, il lui dit tout bas : » Souvenez-vous de notre marché et tenez bien nos conventions, si vous ne voulez pas que je coupe la corde de votre arc avant que vous puissiez tirer votre flèche. »

Sentant profondément l’extrême brutalité de l’homme qui pouvait lui conseiller de suivre de pareilles vues sur une malheureuse dans une telle position, lord Glenvarloch cependant parvint à rester assez maître de lui-même pour recevoir cet avis en silence, et en exécuter la première partie en fermant la porte soigneusement derrière le duc Hildebrod et sa suite, espérant secrètement qu’il n’en reverrait jamais aucun. Il retourna ensuite dans la cuisine, où était la malheureuse femme, les mains fortement serrées, les yeux fixes et les bras étendus comme une personne en extase. Touché de sa situation et de la perspective qui l’attendait, Nigel essaya de réveiller en elle le sentiment de l’existence par tous les moyens qu’il put employer ; et à la fin il parvint en quelque sorte à dissiper cette stupeur et à fixer son attention. Il lui expliqua que dans quelques heures il allait quitter White-Friars, que sa destination future était incertaine, mais qu’il désirait vivement savoir s’il ne pourrait pas lui être de quelque utilité en faisant connaître sa situation à quelqu’un de ses amis, ou de quelque autre manière. Elle parut avoir de la peine à le comprendre, et le remercia de ce ton brusque et bref qui lui était habituel : « Son intention pouvait être bonne, dit-elle, mais il devait savoir que les malheureux n’ont pas d’amis.

Nigel lui fit observer qu’il n’avait pas dessein de l’importuner ; mais que, comme il allait quitter White-Friars… Elle l’interrompit.

« Vous allez quitter White-Friars ! Je veux aller avec vous… — Venir avec moi ! s’écria lord Glenvarloch. — Oui, dit-elle ; je veux persuader à mon père de quitter ce repaire d’assassins. » Mais en parlant ainsi, un souvenir plus exact de ce qui s’était passé vint se retracer à sa pensée ; elle cacha sa figure dans ses mains, et s’abandonna violemment à des sanglots convulsifs, à des gémissements et à des plaintes : l’accès se termina par une attaque de nerfs dont la force fut en proportion de celle de la constitution physique et morale de la dame.

Lord Glenvarloch, effrayé, embarrassé, et sans aucune expérience, allait quitter la maison pour invoquer les secours d’un médecin, ou au moins celui d’une femme ; mais la malade, lorsque cette crise vint à s’affaiblir, le retint fortement par la manche, d’une main, et se couvrit la figure de l’autre, tandis qu’un déluge de larmes soulageait la douleur dont elle avait été si violemment agitée.

« Ne me quittez pas ! dit-elle, ne me quittez pas, et n’appelez personne ! Je n’ai jamais été dans cet état auparavant, et je ne m’y abandonnerai plus, » continua-t-elle en se relevant sur sa chaise, et essuyant ses yeux avec son tablier. « Mais il m’aimait… si jamais il aima au monde une créature humaine, ce fut moi… Et mourir ainsi, et par de telles mains !… »

Et la malheureuse femme se livra encore une fois aux larmes, aux plaintes et aux sanglots, enfin à tout l’abandon de la douleur, telle qu’elle se manifeste chez les femmes dans sa plus grande violence. À la fin elle reprit par degrés le calme austère qui lui était habituel, et le conserva par un effort pénible de courage, réprimant les retours fréquents de son affection nerveuse par la force de sa volonté, de la même manière que les épileptiques parviennent, dit-on, à suspendre leurs accès. Cependant son esprit, malgré la fermeté de sa résolution, ne put vaincre assez complètement l’irritation de ses nerfs pour l’empêcher d’être agitée de violents tremblements, qui de temps à autre ébranlaient ses membres d’une manière effrayante pendant une minute ou deux. Nigel oublia sa situation, et même toute autre pensée, dans l’intérêt que lui inspirait la femme malheureuse qu’il avait devant lui, intérêt qui touchait d’autant plus une âme orgueilleuse, qu’elle-même, avec une égale fierté, semblait résolue d’avoir le moins d’obligations possible à l’humanité ou à la pitié des autres.

« Je ne suis pas habituée à me trouver dans cet état, dit-elle ; mais la nature ne veut pas perdre ses droits sur les êtres fragiles qu’elle a créés. J’ai un titre auprès de vous, monsieur ; car sans vous, je ne survivrais pas à cette nuit terrible… Plût au ciel que votre secours fût arrivé plus tôt ou plus tard ! Mais vous m’avez sauvé la vie, et vous avez ainsi contracté l’obligation de me la rendre supportable. — Indiquez-moi de quelle manière cela est possible, répondit Nigel. — Vous allez partir à l’instant, dites-vous ; emmenez-moi avec vous : par mes seuls efforts je ne sortirai jamais de ce gouffre de crimes et de malheurs. — Hélas ! que puis-je faire pour vous ? dit Nigel ; la route que j’ai à suivre, et dont je ne dois point m’écarter, me conduira probablement à une prison. Je pourrais cependant vous emmener d’ici avec moi, si vous aviez ensuite les moyens de vous retirer auprès de quelque ami. — Un ami ! s’écria-t-elle ; je n’ai pas d’amis, il y a longtemps qu’ils nous ont abandonnés ! Un spectre sortant du milieu des morts serait mieux reçu que je ne pourrais l’être par ceux qui nous ont rejetés… Et quand ils voudraient maintenant me rendre leur amitié, je la dédaignerais, parce qu’ils la retirèrent à celui… celui… » Ici elle parut éprouver une forte agitation, qu’elle parvint pourtant à maîtriser, et elle ajouta d’une voix ferme : « À celui qui est étendu là-bas sans vie. » Ici elle s’arrêta un moment ; et puis, soudainement et comme revenant à elle, elle poursuivit : « Je n’ai pas d’amis ; mais j’ai ce qui peut en acheter beaucoup… j’ai ce qui procure des amis et des vengeurs. Oui, il est bon d’y penser. Je ne veux pas le laisser la proie des fripons et des brigands… Étranger, il faut que vous retourniez dans cet appartement ; traversez-le hardiment pour entrer dans sa… c’est-à-dire dans la chambre à coucher… poussez le lit de côté ; sous chacun des pieds vous trouverez une plaque de cuivre comme pour en soutenir le poids ; mais c’est celle qui est à gauche auprès du mur dont il s’agit… pressez-en le coin, elle se lèvera par un ressort, et vous montrera une serrure que cette clef ouvrira… Vous soulèverez alors une petite trappe, et dans la cavité du plancher vous découvrirez une cassette. Apportez-la-moi ; elle nous accompagnera dans notre voyage, et il faudrait être bien malheureux pour que ce qu’elle contient ne servît pas à nous procurer un asile. — Mais la porte qui communique à la cuisine a été fermée par ces gens, objecta Nigel. — C’est vrai, je l’avais oublié ; ils ont sans doute leurs raisons pour cela, répondit-elle ; mais le passage secret de votre appartement est ouvert, vous pouvez aller par là. » Lord Glenvarloch prit la clef, et pendant qu’il allumait la lampe pour s’éclairer, elle crut lire sur sa physionomie quelque répugnance pour ce qu’il allait faire. « Vous avez peur, dit-elle : il n’y a pas lieu ; l’assassin et sa victime sont tous deux en paix. Prenez courage, j’irai moi-même avec vous, car vous ne trouveriez pas le ressort de la plaque, et la cassette serait peut-être trop lourde pour que vous puissiez la porter seul. — Ne craignez rien, ne craignez rien, » répondit lord Glenvarloch, honteux de l’interprétation qu’elle donnait à une hésitation momentanée, suite de ce sentiment de répugnance à voir un objet horrible, qu’éprouvent souvent les esprits les moins disposés à se laisser troubler par la présence d’un danger réel. » Je ferai exactement ce que vous désirez ; mais vous, vous ne devez ni ne pouvez songer à y aller. — Je le puis, je le veux, dit-elle ; je suis calme à présent ; vous voyez bien que je le suis. » En disant ces mots, elle prit un ouvrage commencé qui était sur la table, et avec beaucoup de sang-froid et de fermeté elle enfila une aiguille très-fine. « Aurais-je pu faire cela, » ajouta-t-elle avec un sourire plus effrayant encore que le regard fixe et désespéré qu’elle avait auparavant, « si mon cœur et ma main n’eussent pas été calmes ? » Alors elle passa devant, et monta rapidement l’escalier de la chambre de Nigel ; elle traversa le passage secret avec la même hâte, comme si elle eût craint que le courage ne lui manquât avant d’avoir accompli son dessein. Lorsqu’elle fut au bas du petit escalier, elle s’arrêta un moment avant d’entrer dans le fatal appartement ; puis elle le traversa d’un pas précipité pour passer dans la chambre qui était à côté ; lord Glenvarloch la suivait de près : l’aversion qu’il avait d’abord sentie à s’approcher de cette scène de carnage se perdait dans l’intérêt que lui inspirait la malheureuse femme qui avait survécu à cette sanglante tragédie.

Son premier soin fut d’écarter les rideaux du lit de son père. Les couvertures étaient jetées de côté et en désordre, sans doute à cause de la précipitation avec laquelle il était sorti de son lit pour aller s’opposer à l’entrée des brigands quand il les avait entendus dans l’autre appartement. Le mauvais matelas sur lequel il avait été couché conservait à peine la trace du corps maigre et usé du vieil usurier ; sa fille, tombant à genoux à côté du lit, adressa au ciel une courte et touchante prière, pour qu’il la soutînt dans son affliction et la vengeât des scélérats qui l’avaient privée d’un père, puis baissant la voix, elle murmura une seconde invocation plus concise encore par laquelle elle recommandait à Dieu l’âme de la victime, implorant le pardon de ses péchés en vertu de la divine rédemption du Christ.

Après avoir rempli ce devoir de piété, elle fit signe à Nigel de l’aider ; et ayant poussé de côté la lourde couchette, ils virent la plaque de cuivre que Martha avait décrite. Elle poussa le ressort, et la plaque s’étant levée, ils aperçurent la serrure et un grand anneau de fer pour soulever la trappe ; et celle-ci, ayant été ouverte, laissa voir la cassette : elle était en effet si pesante, que Nigel, quoique très-fort, aurait eu de la peine à la soulever sans aide. Après avoir tout remis en place, Nigel, avec le secours de sa compagne, parvint à s’en charger, et réussit à la porter dans la chambre voisine, où le misérable possesseur était étendu, insensible à un bruit et à un événement qui l’auraient certainement réveillé si quelque chose eût pu troubler ce dernier sommeil.

Sa malheureuse fille alla droit à son corps, et eut même le courage de soulever le drap dont on l’avait couvert par décence. Elle mit la main sur son cœur, mais il ne battait plus. Elle passa une plume sur ses lèvres, mais elles étaient immobiles et glacées. Alors baisant avec un profond respect les veines saillantes de son front pâle, puis sa main desséchée : « Je voudrais que vous pussiez m’entendre, ô mon père ! dit-elle ; je voudrais que vous pussiez m’entendre jurer que, si je sauve maintenant ce que vous estimiez le plus au monde, c’est seulement pour m’aider à obtenir vengeance de votre mort. » Elle replaça le drap, et sans verser une larme, sans pousser un soupir, sans ajouter un mot, elle renouvela ses efforts pour aider lord Glenvarloch à porter avec elle le coffre-fort dans la chambre à coucher de Nigel. « Il faudra, dit-elle, que cette boîte passe pour faire partie de votre bagage… Je serai prête lorsque les bateliers vous appelleront. »

Elle se retira, et lord Glenvarloch, qui vit approcher l’heure du départ, arracha un morceau de la vieille tapisserie pour couvrir la boîte, dans la crainte que sa forme singulière et les lames d’acier dont elle était garnie en tous sens ne fissent soupçonner le trésor qu’elle renfermait. Ayant pris cette mesure de précaution, il changea le misérable déguisement qu’il avait pris en rentrant dans White-Friars contre un costume plus analogue à son rang ; et quoiqu’il se sentît dans l’impossibilité de dormir, il se jeta sur son lit pour y attendre l’arrivée des bateliers.


CHAPITRE XXVI.

LA LETTRE DE RECOMMANDATION.


Accorde-nous, fleuve paisible, un voyage favorable ; nous ne venons pas troubler tes flots tranquilles par les accents bruyants du plaisir, ni réveiller les échos endormis de tes rives par les voix de la flûte et du cor ; nous cherchons seulement à glisser en silence sur ton vaste sein.
La double Noce.


Une lumière grise ou plutôt jaunâtre commençait à percer les brouillards épais de White-Friars, quand un petit coup frappé à la porte du malheureux avare vint annoncer à lord Glenvarloch l’arrivée des bateliers. Il trouva sur le seuil l’homme qu’il avait vu la veille, et un autre matelot.

« Allons, mon maître, » dit l’un d’eux à voix basse, mais d’un ton brusque et résolu, « le temps et la marée n’attendent personne — Ils ne m’attendront pas, dit lord Glenvarloch ; mais j’ai des effets à emporter. — Oui, oui, c’est cela, Jack ; il n’y a personne qui prenne une barque maintenant sans la charger comme une charrette à six chevaux. Lorsqu’on n’a pas besoin de charger toute la cargaison, on prend seulement un petit canot ; et que le diable l’emporte ! Allons, allons, où sont vos effets ? »

Un des hommes eut bientôt assez, du moins dans son opinion, de porter la malle de lord Glenvarloch et les autres accessoires. Chargé de ce fardeau, il s’achemina vers les marches du Temple. L’autre batelier, qui semblait être le patron, voulut prendre la cassette qui contenait le trésor de l’avare, mais, l’ayant soulevée, il la laissa retomber aussitôt en s’écriant avec un gros juron : « Qu’il était aussi raisonnable d’attendre d’un homme qu’il portât Saint-Paul sur son dos. » La fille Traphois, qui, enveloppée d’un manteau de couleur sombre, et la tête couverte d’un grand capuchon, venait de les rejoindre, dit à lord Glenvarloch : « Qu’ils la laissent s’ils veulent… qu’ils laissent tout, pourvu que nous puissions fuir de cet horrible lieu. »

Nous avons déjà dit quelque part que Nigel avait la force d’un athlète : animé par un sentiment puissant de pitié et d’indignation, il montra d’une manière remarquable sa force physique, en saisissant le pesant coffre-fort au moyen de la corde qu’il avait mise à l’entour, et en le jetant sur son épaule. Chargé de ce poids, sous lequel auraient plié trois jeunes gens de notre siècle dégénéré, il se mit à marcher bravement le premier. Les bateliers le suivirent tout étonnés, en s’écriant : Hé, mon maître ! hé, vous feriez mieux de m’en laisser porter un bout ; » et l’un d’eux s’approcha pour lui offrir de soutenir du moins la boîte par derrière, ce qu’après une minute ou deux Nigel fut contraint d’accepter. Ses forces étaient presque épuisées lorsqu’ils arrivèrent au bateau, qui les attendait au bas des degrés du Temple suivant leur convention ; et lorsqu’il y déposa la cassette, son poids fit tellement pencher la barque qu’il pensa la faire chavirer.

« Nous aurons un aussi rude voyage, dit le batelier à son compagnon, que si nous traversions un honnête banqueroutier avec tout son bagage… Holà ! bonne femme, que venez-vous donc faire ici ? notre bateau est déjà bien assez chargé sans que nous augmentions encore notre cargaison. — Cette personne vient avec moi, dit lord Glenvarloch ; elle est pour le moment sous ma protection. — Allons, allons ; mon maître, reprit le batelier, cela n’est pas compris dans ma commission… il ne faut pas doubler ainsi ma charge… Elle peut aller par terre ; sa figure la protégera bien depuis Berwick jusqu’au Finistère. — Que vous importe que je double votre charge, si je double aussi votre salaire ? » dit Nigel, résolu à ne retirer pour rien au monde à cette malheureuse femme l’appui qu’il pouvait lui donner, d’autant plus qu’il avait déjà formé une espèce de plan que la grossièreté caractéristique des bateliers de la Tamise semblait maintenant devoir contrarier.

« De par Dieu ! il m’importe, dit le batelier à la jaquette verte. Je ne veux surcharger ma barque pour aucun prix : j’aime mon bateau autant que ma femme, et même un peu mieux. — Allons, camarade, dit l’autre, ceci n’est pas parler le vrai langage d’un batelier. Pour une bonne paie nous conduirions une sorcière dans une coquille d’œuf si elle nous le demandait : ainsi donc au large, Jack, sans plus de bavardage. »

En conséquence ils s’éloignèrent du bord, et, quoique très-chargés, ils commencèrent à descendre la rivière avec assez de rapidité.

Les barques plus légères qui les dépassaient ou les croisaient dans leur route ne manquèrent pas de les assaillir de ces plaisanteries qu’on appelait alors de l’esprit de batelier (water wit) ou de l’esprit de rivière. La laideur remarquable de mistress Martha, qui formait contraste avec la jeunesse, la belle tournure et les traits agréables de Nigel, leur en fournissait le principal sujet, tandis que la manière peu commune dont le petit bateau était chargé n’échappait pas non plus à leur attention. Mistress Martha et lord Glenvarloch furent successivement salués, tantôt comme la femme d’un épicier en partie fine avec son premier garçon, puis comme une grand’mère menant son petit-fils à l’école ; enfin comme une vieille fille qu’un jeune drôle irlandais conduisait au docteur Rigmarole à Redriffe, lequel unissait les pauvres pour une pièce de six sous et un verre de genièvre. Tous ces sarcasmes furent rendus sur le même ton par la jaquette verte et son compagnon, qui soutinrent ce feu roulant et y répondirent avec toute la vivacité convenable.

Pendant ce temps lord Glenvarloch demandait à sa triste compagne si elle avait songé à un endroit où elle pût se retirer en sûreté avec ce qu’elle possédait. Elle lui avoua avec plus de détails qu’elle ne lui en avait encore donné, que la réputation de son père ne lui avait laissé aucun ami ; que depuis le moment où il était venu se réfugier dans White-Friars pour échapper à certaines poursuites légales, résultat naturel de son extrême avidité, elle avait passé sa vie dans une profonde retraite, n’ayant jamais voulu fréquenter la société que ce quartier lui offrait, et étant privée d’en voir d’autres tant par sa résidence dans ce lieu que par l’avarice de son père. Ce qu’elle désirait donc était en premier lieu de trouver un logement décent chez de braves gens, quelle que fût la classe à laquelle ils appartinssent, jusqu’à ce qu’elle se fût procuré les conseils des hommes de loi sur les démarches à faire pour obtenir justice de l’assassin de son père. Elle n’hésitait pas à accuser de ce crime Colepepper qu’elle connaissait pour être aussi perfide et féroce qu’il était lâche lorsqu’il s’agissait d’un véritable danger. Il avait déjà été soupçonné de deux vols, dont l’un était accompagné d’un meurtre atroce ; il avait, ajouta-t-elle, formé des prétentions à sa main, comme le moyen le plus facile et le plus sûr de s’emparer des richesses de Traphois ; et d’après la manière positive dont elle avait détruit ses espérances, si on peut les appeler ainsi, il avait laissé entrevoir d’une manière obscure des projets de vengeance, qui, ayant été suivis par des entreprises avortées contre la maison, l’avaient tenue pour son compte et celui de son père dans des alarmes perpétuelles.

Si Nigel n’eût été retenu par un sentiment de délicatesse et de respect envers cette femme infortunée, il aurait pu lui communiquer une circonstance propre à fortifier les soupçons qu’elle formait. Il se rappela ce que le vieil Hildebrod lui avait dit dans la nuit, que certaine communication qu’il avait faite à Colepepper pouvait avoir hâté la catastrophe. Comme cette communication était relative au projet de mariage qu’il avait plu à Hildebrod de former entre Nigel et la riche héritière de Traphois, la crainte de perdre une occasion qui pouvait ne pas se représenter, jointe à la rage de se voir supplanté dans son projet favori, avait sans doute porté ce vil assassin à l’acte de violence qu’il avait commis. La pensée que son nom se trouvait impliqué dans cette horrible tragédie redoublait l’intérêt de lord Glenvarloch pour cette victime qu’il avait arrachée à la mort ; et d’autre part, il prenait la résolution, aussitôt que ses affaires le lui permettraient, de contribuer de tout son pouvoir à découvrir les auteurs du forfait.

Après s’être assuré que sa compagne ne pouvait faire mieux, il lui conseilla de se loger provisoirement chez son ancien hôte Christie, le marchand du quai Saint-Paul. Il lui dit tout le bien qu’il pensait de ce brave homme et de sa femme, et lui exprima l’espérance qu’ils la recevraient dans leur maison, ou du moins lui procureraient un autre logement chez une personne dont ils seraient sûrs, jusqu’à ce qu’elle pût prendre d’autres arrangements pour elle-même.

La pauvre femme reçut ce conseil, si agréable dans l’état d’abandon où elle se trouvait, avec une reconnaissance qu’elle exprima brièvement, mais plus vivement qu’on ne l’aurait attendu de la froide réserve de son caractère.

Lord Glenvarloch apprit ensuite à Martha que certaines raisons, auxquelles était attachée sa sûreté personnelle, l’appelaient à Greenwich ; c’est pourquoi il ne lui serait pas possible de la conduire chez Christie, ce qu’autrement il aurait fait avec plaisir. Alors, arrachant une feuille de ses tablettes, il écrivit quelques lignes à son ancien hôte, s’adressant à lui comme à un homme honnête et humain, pour lui recommander la personne qui lui remettrait ce billet ; il lui marquait que cette personne se trouvait dans un grand besoin d’appui et de bons conseils, et sa fortune la mettait dans le cas de les reconnaître libéralement. Il priait donc John Christie, qu’il regardait comme un vieil ami, de la recevoir chez lui pendant quelque temps, ou du moins de lui indiquer un logement convenable ; et enfin il lui imposait en outre la commission plus difficile de lui procurer un honnête ou du moins un habile procureur qui pût se charger de conduire une affaire des plus importantes. Ce billet écrit, il le signa de son véritable nom, et le remit à sa protégée, qui le reçut en remerciant brièvement, mais avec une énergie qui peignait sa profonde reconnaissance, mille fois mieux que les phrases les mieux arrangées ; après quoi Nigel ordonna aux bateliers de se diriger vers le quai Saint-Paul, dont ils approchaient alors.

« Nous n’avons pas le temps, dit la jaquette verte ; nous ne pouvons pas nous arrêter à chaque instant. »

Mais Nigel ayant insisté pour que cet ordre fût exécuté, en ajoutant qu’il s’agissait de déposer la dame à terre, le batelier déclara qu’il préférait son absence à sa compagnie, et en conséquence aborda sur le quai. Là, deux des commissionnaires qu’on trouve toujours en ce lieu se chargèrent facilement de porter la pesante cassette, et en même temps d’en conduire la maîtresse à la maison de John Christie, que tous les gens du voisinage connaissaient parfaitement.

Le bateau, fort allégé de son poids, descendit avec un redoublement de rapidité proportionnée. Nous le laisserons continuer son voyage, voulant, avant d’en rendre compte, dire quel fut le résultat de la recommandation de lord Glenvarloch.

Mistress Martha Traphois arriva à la boutique sans aucun accident, et était sur le point d’y entrer quand elle se sentit tellement accablée par le sentiment pénible de tout ce que sa position avait d’incertain, et de l’embarrassante nécessité où elle allait se trouver de raconter son histoire, qu’elle s’arrêta un moment sur le seuil même de la maison qu’elle regardait comme devant lui servir d’asile, pour penser par quel moyen elle pourrait seconder la recommandation de l’ami que la Providence lui avait envoyé. Si elle eût possédé la connaissance de ce monde, dont les habitudes de sa vie l’avaient totalement exclue, elle aurait su que la somme considérable qu’elle portait aurait pu lui servir de passeport pour entrer dans les demeures des nobles et dans les palais des princes ; mais quoique n’ignorant pas son pouvoir général, qui prend tant de formes et de couleurs différentes, elle avait si peu d’expérience, qu’elle craignait que la manière dont ses richesses avaient été acquises ne fît exclure celle qui en avait hérité, même de la maison d’un pauvre artisan.

Tandis qu’elle tardait ainsi, une cause d’hésitation plus raisonnable se présenta. Elle entendit un grand bruit et une querelle violente dans l’intérieur de la maison ; ce tumulte allait en grossissant de manière à prouver que les antagonistes avançaient vers la porte.

Le premier qu’on vit sortir était un homme d’une grande taille, dont les os étaient fortement prononcés, et la physionomie d’une gravité qui allait jusqu’à la mauvaise humeur. Il sortit de la boutique à la hâte, d’un pas semblable à celui d’un Espagnol en colère, qui, dédaignant de courir, condescend seulement, dans son plus grand emportement, à allonger ses enjambées. Aussitôt qu’il fut dehors il se retourna vis-à-vis de celui qui le poursuivait : c’était un homme d’un certain âge, qui avait une tournure décente et l’air d’un bon et honnête marchand, en un mot, rien moins que John Christie lui-même, le propriétaire de la boutique et de la maison, qui semblait être dans un état d’agitation qui ne lui était pas habituel.

« Je n’en veux pas entendre davantage, » dit le personnage qui avait d’abord paru sur la scène ; « je n’en veux pas entendre davantage. Outre que c’est un rapport aussi faux qu’impudent, comme je puis le prouver, c’est scaandalum magnaatum, monsieur, scaandalum magnaatum, » répéta-t-il en allongeant fortement la première voyelle, suivant l’accentuation bien connue des collèges d’Édimbourg et de Glasgow, que nous ne pouvons exprimer ici qu’en doublant cette première voyelle ; accent qui aurait réjoui les oreilles du monarque régnant s’il avait été à portée de l’entendre, car il était plus pointilleux sur la véritable prononciation de la langue romaine que sur aucune des prérogatives royales, quoique dans ce temps-là il s’en montrât si jaloux dans ses discours au parlement.

« Il m’importe fort peu quel nom vous lui donniez, répondit John Christie, je ne m’en soucie pas plus que d’une once de fromage pourri : mais c’est la vérité, je suis un Anglais libre, et j’ai le droit de dire ce que je pense dans mes propres affaires ; et je vous le répète, votre maître n’est qu’un vaurien, et vous, vous n’êtes autre chose qu’un drôle et un fanfaron, que je vais assommer tout à l’heure, et qui, comme je le sais fort bien, a déjà reçu la bastonnade pour de moindres sujets. »

En parlant ainsi il brandissait une espèce de petite pioche dont il se servait pour nettoyer les marches de sa petite boutique, et qu’il avait prise comme l’arme qui se trouvait plus à sa portée pour assaillir son ennemi. Il s’avança donc sur lui en le menaçant. Le prudent Écossais (car nos lecteurs l’ont sans doute déjà reconnu à son pédantisme) en voyant s’approcher le furieux John Christie, se recula, mais d’une manière menaçante et en portant la main sur la poignée de son épée, plutôt comme quelqu’un qui, poussé à bout, renonce à la prudence et à la modération ordinaire de ses habitudes, que parce qu’il était alarmé de l’attaque d’un adversaire bien inférieur en jeunesse, en force, et sous le rapport des armes.

« Reculez-vous, dit-il, maître Christie, reculez-vous et songez à votre sûreté. Je me suis abstenu de vous frapper dans votre propre maison, quoique vous m’y ayez assez provoqué, parce que j’ignore quelles sont les lois d’Angleterre à ce sujet. D’ailleurs je n’ai pas envie de vous faire de mal, camarade, parce que je me rappelle, d’une part, votre ancienne amitié, et que, de l’autre, je vous regarde comme une pauvre créature abusée. Mais, de par le diable ! et je ne suis pas habitué à jurer, si vous touchez mon épaule écossaise avec cette pioche, il faudra que mon épée fasse connaissance avec votre flanc, voisin, à la profondeur de six pouces au moins. »

Et là-dessus, quoique se retirant toujours pour éviter la pioche menaçante, il tira son épée à environ un tiers hors du fourreau. La colère de John Christie s’était un peu calmée, soit effet naturel de la modération de son caractère, soit que l’éclat du fer que son adversaire venait de faire briller à ses yeux y eût aussi contribué un peu.

« Si je faisais bien, j’ameuterais contre toi le peuple, qui te ferait faire le plongeon dans la rivière, » dit-il en baissant pourtant sa pioche, « comme à un mauvais tapageur qui voudrait tirer le fer contre un honnête citoyen devant sa porte. Mais va-t’en, et rappelle-toi que tu peux compter sur une anguille bien salée pour ton souper si jamais tu t’avises d’approcher de ma maison. Je voudrais qu’elle eût été au fond de la Tamise le jour qu’elle donna l’abri de son toit à des vauriens d’Écossais à langue dorée et à double face. — C’est un vilain oiseau que celui qui souille son propre nid, » répondit son adversaire, d’autant plus hardi peut-être qu’il voyait que la querelle prenait la tournure d’en rester aux paroles ; « et c’est bien dommage qu’un bon Écossais se soit marié hors de son pays pour donner la vie à un insolent mangeur de pouding, à un Anglais à large panse et à étroite cervelle, tel que vous, maître Christie… Mais adieu, adieu pour long-temps ! et si jamais vous avez encore une querelle avec un homme du Nord, l’ami, dites autant de mal de lui que vous voudrez, mais souvenez-vous de ne rien dire ni de son maître, ni de ses compatriotes, ou votre large bonnet plat n’empêchera pas que vos oreilles ne soient raccourcies par un fer écossais. — Et si vous continuez de me dire des insolences devant ma porte, ne fût-ce que deux minutes, reprit John Christie, j’appellerai le constable, et vos jambes écossaises feront connaissance avec les fers anglais. » En parlant ainsi il rentra dans sa boutique, non sans quelque apparence de triomphe, car son ennemi, quelle que fût sa valeur réelle, ne témoigna aucun désir de porter les choses à l’extrémité. Il pensait, sans doute, que quelque avantage qu’il pût obtenir dans un combat singulier avec John Christie, ce serait le payer trop cher s’il s’exposait à une affaire avec les autorités constituées de la vieille Angleterre, lesquelles n’étaient pas, à cette époque, très-disposées en faveur de leurs nouveaux concitoyens ; cela se manifestait dans les jugements partialement rendus entre individus de ces deux nations orgueilleuses, qui conservaient un souvenir plus puissant de leur haine séculaire que d’une réunion de quelques années sous le gouvernement du même prince.

Mistress Martha Traphois avait habité trop long-temps l’Alsace pour être surprise ou effrayée de l’altercation dont elle venait d’être témoin. Elle s’étonnait, au contraire, que cette querelle ne se fût pas terminée par quelqu’un de ces actes de violence qui en étaient toujours le résultat dans le sanctuaire. Comme ils se séparaient l’un de l’autre, elle, qui ne croyait pas la cause de ce débat plus importante que dans les scènes journalières du même genre dont elle avait entendu parler, ou qu’elle avait vues, n’hésita pas à arrêter maître Christie au moment où il allait rentrer dans sa boutique, et à lui présenter la lettre de lord Glenvarloch. Si elle avait eu plus d’expérience de la vie, elle aurait certainement attendu un moment plus opportun ; et elle eut lieu de se repentir de sa précipitation quand, sans dire un seul mot et sans se donner la peine de lire autre chose de la lettre que la signature, le marchand courroucé la jeta par terre, et la foula aux pieds avec le plus grand dédain, sans adresser un seul mot à celle qui la lui avait remise, si ce n’est une malédiction plus énergique qu’on n’aurait pu le croire capable de la proférer d’après la gravité de son extérieur ; et là-dessus il se retira dans sa boutique et en ferma la petite porte.

Ce fut avec une douleur inexprimable que cette femme malheureuse, et livrée au plus triste abandon, vit ainsi s’évanouir sa seule espérance d’appui et de protection, sans pouvoir en concevoir la cause ; car, pour lui rendre justice, l’idée que son ami, qu’elle ne connaissait que sous le nom de Nigel Grahame, avait pu lui en imposer (idée qui aurait pu venir à plus d’une personne dans sa position), ne se présenta seulement pas à son esprit. Quoique, par caractère, elle ne se pliât pas facilement à la prière, elle ne put s’empêcher de s’écrier, lorsqu’elle vit le marchand irrité rentrer chez lui : « Mon bon monsieur, écoutez-moi un moment, par compassion… par humanité… — Compassion et humanité ! » s’écria l’Écossais, qui, sans chercher à s’opposer à la retraite de son antagoniste, restait bravement maître du champ de bataille : « vous pourriez autant vous attendre à tirer de l’eau-de-vie d’une tige de haricots, ou du lait d’un rocher. Cet homme est fou, fou à lier, qui plus est. — Je me suis sans doute méprise sur la personne à qui cette lettre est adressée, » dit mistress Martha Traphois ; et tout en parlant, elle fit un mouvement comme pour se baisser afin de ramasser le papier qui venait d’être si mal reçu. Son compagnon, par civilité, voulut lui en éviter la peine ; mais, ce qui n’était pas autant dans les règles du savoir-vivre, il jeta un regard furtif avant de le lui remettre, et la signature ayant frappé ses yeux, il s’écria avec surprise : « Glenvarloch… Nigel Olifaunt de Glenvarloch ! Connaissez-vous le lord Glenvarloch, madame ? — Je ne sais pas de qui vous parlez, » dit mistress Martha brusquement… « J’ai reçu une lettre d’un certain M. Nigel Grahame. — Nigel Grahame ! hum ! Oh ! oui, c’est vrai, je n’y pensais plus, répondit l’Écossais. N’est-ce pas un jeune homme bien fait, à peu près de ma taille, avec des yeux bleus brillants comme ceux d’un faucon ; un parler agréable, se rapprochant un peu de l’accent du Nord, mais très-peu, parce qu’il a long-temps habité l’étranger ? — Tout cela est vrai ; mais qu’est-ce que cela prouve ? demanda la fille de l’avare. — Des cheveux de la couleur des miens ?… — Les vôtres sont rouges. — Attendez, je vous prie, reprit l’Écossais ; j’allais dire d’un châtain plus foncé… Eh bien ! madame, si j’ai deviné juste, c’est un seigneur avec lequel j’ai été très-intime et très-familier, auquel je puis même dire que j’ai rendu beaucoup de services dans mon temps, et à qui j’espère bien en rendre encore d’autres. Je lui veux réellement du bien, et je soupçonne qu’il a été fort en peine depuis que nous nous sommes séparés ; mais ce n’était pas ma faute. Ainsi donc, comme cette lettre ne peut vous servir à rien auprès de l’homme à qui elle est adressée, vous devez croire que c’est le ciel qui l’a fait tomber entre mes mains, car je prends un intérêt tout particulier à celui qui l’a écrite : d’ailleurs j’ai autant de compassion et d’honnêteté que peut en avoir un homme qui veut gagner son pain, et suis très-disposé à aider de mes conseils, ou autrement, les amis de mes amis, pourvu qu’il ne m’en coûte pas grand’chose, étant dans un pays étranger comme un pauvre agneau qui s’est éloigné de son bercail, et qui laisse un peu de sa laine sur tous les maudits buissons anglais qu’il rencontre. » En parlant ainsi, il se mit à lire le contenu de la lettre, sans en attendre la permission, et puis il continua : « Et ainsi, c’est là tout ce que vous demandez, ma colombe ? Rien qu’un asile sûr et honorable, où vous serez nourrie à vos propres frais. — Rien de plus, dit-elle ; si vous êtes un homme et un chrétien, vous m’aiderez à trouver ce dont j’ai si grand besoin. — Je suis un homme, » dit le Calédonien d’un ton important, « comme vous voyez ; et je puis aussi me dire un chrétien, tout indigne que je sois, et quoique je n’aie entendu que fort rarement de pure doctrine depuis que je suis ici, celle qu’on y prêche étant toute corrompue par les inventions des hommes… Eh bien donc, si vous êtes une honnête femme (ici il jeta un regard sous son capuchon), comme vous en avez l’air, quoique, permettez-moi de vous le dire, les honnêtes femmes ne soient pas un bétail aussi commun dans les rues de cette ville qu’on pourrait le désirer ; car, pas plus tard qu’hier, j’ai manqué d’être étranglé par deux coureuses qui m’ont pris par la cravate pour m’entraîner dans un cabaret ; mais, dis-je, si vous êtes une brave et honnête femme, comme vous en avez l’air, » ajouta-t-il en jetant un second regard sur des traits qui certainement ne pouvaient faire naître aucun soupçon contraire, « je vous recommanderai dans une maison respectable, où vous pourrez vivre décemment et paisiblement à un prix raisonnable, et où vous serez à même d’avoir l’avantage de mes avis et conseils, c’est-à-dire de temps en temps, quand mes autres occupations me le permettront. — Dois-je me hasarder à accepter une offre de ce genre de la part d’un étranger ? » dit Martha avec un embarras assez naturel.

« Ma foi, je ne vois rien qui puisse vous en empêcher, mistress, reprit l’Écossais ; vous n’avez qu’à venir voir la maison ; et vous ferez ensuite ce qu’il vous plaira. D’ailleurs, nous ne sommes pas déjà si étrangers l’un à l’autre, car je connais votre ami et vous connaissez le mien ; ce qui, des deux côtés, établit entre nous un moyen de communication, de même que le milieu d’un cordon joint les deux bouts. Mais je vous en dirai davantage là-dessus quand nous serons en route, si vous voulez ordonner à ces deux paresseux de porteurs de prendre à eux deux votre petite cassette, qu’un véritable Écossais pourrait porter sous son bras ; et permettez-moi de vous dire en passant, mistress, que vous aurez bientôt vidé vos poches à Londres, si vous prenez deux drôles de ce genre pour faire l’ouvrage d’un seul. »

En disant ces mots, il passa devant, suivi de Martha Traphois, à laquelle un sort bizarre, en l’accablant de richesses, ne donnait pas de conseiller plus sage, ni de protecteur plus distingué que l’honnête Richie Moniplies, domestique hors de condition.



CHAPITRE XXVII.

LE PARC DE GREENWICH.


De ce côté, je vois la sécurité et un asile ; de l’autre, les dangers, la honte et le châtiment. N’importe, bien. Tenu soit le danger ; je dirai plus même : quoique mon cœur se gonfle en parlant ainsi, bienvenus soient la honte et le châtiment ; car, si je suis coupable, je ne fais que payer le tribut que je dois à la justice, et si je suis innocent, la honte de mon châtiment retombe sur le juge qui me condamne.
Le Tribunal.


Nous avons laissé lord Glenvarloch glissant rapidement le long de la Tamise. Il n’était pas, comme le lecteur peut déjà l’avoir remarqué, très-disposé à se populariser, ni à entrer en conversation avec les gens dans la compagnie desquels le hasard le jetait. C’était un défaut en lui qui provenait moins d’orgueil, quoique nous ne prétendions pas le disculper tout à fait de cette faiblesse, que d’une espèce de timidité qui lui donnait de la répugnance à causer avec les gens qu’il ne connaissait pas. On ne se corrige de cette mauvaise honte que par l’expérience et la connaissance du monde ; toute personne qui a du bon sens et de la pénétration peut alors reconnaître qu’il y a toujours moyen de recueillir quelque amusement, et même quelque instruction, de la conversation de tout individu avec qui l’on se trouve en rapport. Quant à nous, nous pouvons l’assurer à nos lecteurs ; et si jamais nous avons réussi à leur procurer quelque plaisir, c’est à cela que nous en sommes redevables ; le plus stupide des compagnons avec lequel nous ayons pu nous trouver en chaise de poste, le plus lourd et le plus borné des voyageurs qu’il nous soit arrivé de rencontrer en diligence, n’a jamais manqué de nous suggérer quelque pensée d’un genre gai ou sérieux, ou de nous communiquer quelque renseignement que nous aurions regretté de n’avoir point eu, et que nous aurions été fâchés d’oublier tout de suite. Mais Nigel était tant soit peu retranché dans la bastille de son rang ; c’est ainsi que certain philosophe (Tom Payne, je crois) a assez heureusement exprimé cette espèce de mauvaise honte qui assiège souvent des hommes d’un rang élevé plutôt parce qu’ils ignorent jusqu’à quel point et avec qui il leur convient d’être familiers, que par aucun sentiment d’orgueil aristocratique. D’ailleurs, dans cette circonstance, l’inquiétude que lui causaient ses propres affaires était bien faite pour absorber entièrement son attention.

Il se tenait donc en silence, enveloppé dans son manteau, à l’avant de la barque, l’esprit entièrement occupé de l’issue de l’entrevue qu’il était décidé à tenter d’avoir avec son souverain. Cette préoccupation était sans doute excusable, quoique peut-être, en questionnant les bateliers qui lui faisaient descendre la rivière, il eût pu découvrir des choses qui eussent été pour lui du plus grand intérêt. Quoi qu’il en soit, Nigel garda le silence jusqu’à ce que le bateau approchât de la ville de Greenwich ; alors il commanda aux deux hommes de débarquer à l’endroit le plus voisin, son intention étant de descendre là, et les dispenser de le conduire plus loin.

« Cela n’est pas possible, » dit l’homme à la jaquette verte, qui, comme nous l’avons déjà remarqué, semblait remplir les fonctions de pilote ; « il faut que nous allions jusqu’à Gravesend, où un vaisseau écossais, qui est entré dans la rivière par la dernière marée, est à l’ancre pour vous attendre et vous transporter dans votre cher pays du Nord… votre hamac est suspendu, et tout est disposé pour vous ; et vous parlez de descendre à Greenwich, comme si c’était une chose faisable. — Je ne vois pas d’impossibilité, dit Nigel, à ce que vous me débarquiez où je désire descendre ; au contraire, j’en vois à me transporter là où je n’aurais pas envie d’aller. — Vraiment ! et qui donc conduit le bateau de vous ou de nous, mon maître ? » demanda la jaquette verte d’un ton moitié sérieux, moitié plaisant, « il me semble qu’il ira du côté où nous le dirigerons. — Oui, répliqua Nigel ; mais j’entends que vous le dirigiez du côté que je vous ordonne, autrement votre salaire est bien aventuré. — Supposez que nous consentions à le risquer, » dit l’imperturbable batelier, « je voudrais bien savoir comment vous, qui le prenez si haut, cela soit dit sans vous offenser, mon maître, je voudrais savoir comment vous feriez pour sortir d’embarras en pareil cas. — Vous m’avez vu il y a une heure apporter au bateau une caisse qu’aucun de vous ne pouvait soulever, » reprit tranquillement lord Glenvarloch ; « si nous ne sommes pas d’accord sur la destination de mon voyage, le même bras qui a jeté ce coffre dans cette barque suffira pour vous jeter dehors ; je vous prie donc de vous rappeler que là où je voudrai aller, je saurai vous obliger à m’y conduire. — Grand merci de vos bonnes intentions, dit la jaquette verte : et maintenant écoutez-moi à votre tour. Mon camarade et moi nous faisons deux, et vous quand vous seriez aussi fort que George Green, vous ne pouvez passer que pour un seul ; et vous conviendrez que deux seront trop forts pour un. Vous vous trompez dans vos calculs, mon maître. — C’est vous qui vous trompez, faquin, » répondit Nigel en s’échauffant, « je suis trois contre deux, car je porte avec moi la vie de deux hommes. »

En parlant ainsi, il ouvrit son manteau, et montra les pistolets qui étaient passés dans sa ceinture. La jaquette verte ne s’émut pas de cette découverte.

« J’ai, dit-il, une paire d’aboyeurs qui iront de pair avec les autres ; » et il montra qu’il était aussi armé de pistolets : « ainsi vous pouvez commencer quand vous voudrez. — Alors, » dit Glenvarloch en armant, » le plus tôt sera le mieux. Faites bien attention que je vous regarde comme un brigand qui a déclaré vouloir employer la force contre moi, et que je vous casse à l’instant la tête si vous ne me descendez à Greenwich. »

L’autre batelier, effrayé de son geste, se couchait sur sa rame ; mais la jaquette verte répondit froidement : « Écoutez, mon maître, je me soucierais fort peu de risquer ma vie contre la vôtre ; mais la vérité est que l’on m’a employé pour vous faire du bien et non du mal. — Et qui vous emploie ? dit lord Glenvarloch ; qui ose se mêler de moi ou de mes affaires sans mon autorité ? — Quant à cela, » reprit le batelier avec le même ton d’indifférence, « je ne vous le dirai pas. Il m’est bien égal que vous débarquiez à Greenwich, pour vous faire pendre, ou que vous passiez dans votre pays à bord du Royal-Chardon[107], vous serez également hors de mon chemin de l’une et l’autre manière ; mais il est juste du moins de vous en laisser le choix. — Mon choix est fait, dit Nigel : je vous ai dit par trois fois que ma volonté était de descendre à Greenwich. — Écrivez-moi sur un morceau de papier, dit le batelier, que telle est votre volonté positive. Il faut que j’aie quelque chose à montrer à ceux qui m’emploient, pour les convaincre que si leurs ordres n’ont pas été exécutés, c’est votre faute et non la mienne. — Il me plaît de tenir pour le moment ce joujou entre les mains, dit lord Glenvarloch ; je vous écrirai votre décharge quand nous serons sur terre. — Je ne voudrais pas aller à terre avec vous pour cent pièces d’or, reprit le batelier… la fatalité vous a toujours poursuivi, excepté au jeu. Mais agissez avec justice à mon égard, et donnez-moi le certificat que je vous demande. Si vous craignez une trahison pendant que vous écrirez, vous pouvez prendre mes pistolets ; tenez, les voici. » Il présenta effectivement ses armes à Nigel, qui n’hésita plus à donner au batelier une attestation dans les termes suivants :

« Jack Green et son compagnon, conduisant la barque appelée le Joli-Corbeau, ont rempli fidèlement leur devoir à mon égard, en me débarquant à Greenwich par mon ordre exprès ; et malgré leur désir de me conduire à bord du Royal-Chardon, présentement à l’ancre à Gravesend. » Ayant écrit cette déclaration, qu’il signa des lettres initiales de son nom et de son titre, N. O. G., il demanda encore une fois au batelier, en la lui remettant, de lui apprendre le nom de ceux qui l’employaient.

« Monsieur, reprit Jack Green, j’ai respecté votre secret, ne cherchez pas à pénétrer le mien. Il ne vous serait nullement utile de savoir pourquoi je prends en ce moment tant de peine, et vous ne le saurez pas… D’ailleurs, si vous avez envie de vous battre, comme vous le disiez tout à l’heure, le plus tôt sera le mieux ; seulement vous pouvez être assuré que nous ne vous voulions pas de mal, et que s’il vous en arrive, ce sera parce que vous l’aurez cherché. » Comme il finissait de parler, ils touchèrent le bord, et Nigel sauta immédiatement à terre. Le batelier déposa sa petite malle sur le rivage, en lui disant qu’il ne manquerait pas de trouver des bras pour la lui porter où il voudrait.

« J’espère, mes enfants, que nous nous quittons bons amis ? » dit le jeune seigneur en leur offrant une pièce d’argent qui valait le double du paiement auquel les bateliers avaient droit.

« Nous nous quittons comme nous nous sommes rencontrés, répondit la jaquette verte ; et quant à votre argent, je suis assez payé avec ce morceau de papier : seulement, si vous m’avez quelque obligation de vous avoir transporté ici, je vous prie, à l’avenir, de ne pas fouiller si avant dans les poches du premier apprenti que vous trouverez assez fou pour vouloir jouer le gentilhomme… Et toi, avide animal, » dit-il à son camarade qui continuait de fixer un œil de convoitise sur l’argent que Nigel leur offrait toujours, « pousse au large ; ou si je prends une rame, je te la casse sur la tête. » L’homme fit ce qu’on lui ordonnait, mais non sans murmurer que cela était contraire aux règlements des bateliers.

Lord Glenvarloch, quoique n’éprouvant pas le même dévouement pour la mémoire d’une grande princesse que le « Thalès outragé » du moraliste, venait de toucher


Le sol sacré qui fit naître Élisa[108],


dont le palais était maintenant occupé d’une manière moins glorieuse par son successeur. Ce n’est pas, comme l’a démontré un auteur moderne, que Jacques fût dépourvu de qualités, et que sa devancière ne fût aussi arbitraire en pratique que lui l’était en théorie. Mais pendant qu’Élisabeth possédait cette mâle fermeté de caractère et de résolution qui faisait excuser en quelque sorte ses faiblesses, dont certaines étaient pourtant assez ridicules, Jacques, de son côté, était si complètement privé de tout esprit de décision[109], que ses vertus mêmes et ses bonnes intentions devenaient ridicules à cause de l’incertitude bizarre de sa conduite : les choses les plus sages qu’il ait jamais dites, les meilleures actions qu’il ait jamais faites, portent l’empreinte de son caractère original et fantasque. Aussi, quoique, à différentes époques, il réussit à acquérir un certain degré de popularité parmi ses sujets, elle ne survécut jamais long-temps à la circonstance qui la fit naître : tant il est vrai que la masse du genre humain respectera plus un monarque odieux par ses crimes que celui que des faiblesses ont rendu ridicule !

Terminons cette digression, et revenons à notre héros, lequel, comme la jaquette verte le lui avait assuré, trouva bientôt un batelier oisif qui lui offrit de transporter son bagage où il voudrait ; mais où ? c’était pour le moment une question embarrassante. À la fin, se rappelant la nécessité de faire arranger ses cheveux et sa barbe avant de se présenter devant le roi, et désirant obtenir en même temps quelques renseignements sur les mouvements du souverain et de la cour, il demanda à être conduit à la boutique du premier barbier ; car c’était là, comme nous l’avons déjà dit, qu’était le centre de circulation des nouvelles. Il ne tarda pas à se voir introduit dans un des entrepôts de bruits publics, et s’aperçut qu’il en apprendrait autant et même plus qu’il n’en désirait savoir ; pendant que sa tête était soumise à la main habile d’un adroit barbier dont la langue n’était pas moins agile que les doigts, cet homme se mit à discourir, sans s’arrêter ni reprendre haleine, de la manière suivante :

« La cour est ici, mon maître, oui… cela fait beaucoup de bien au commerce, et nous amène de bonnes pratiques… Sa Majesté aime Greenwich… elle chasse tous les matins dans le parc… On y admet tous les gens respectables qui ont leur entrée au palais… Pas de populace… pas de manant mal peigné qui vienne effrayer le cheval de Sa Majesté par leurs cris… Oui, monsieur, la barbe un peu plus courte, c’est ainsi qu’on la porte ; je connais la dernière mode… J’ai pour pratiques plusieurs courtisans… un valet de chambre… deux pages de Sa Majesté, l’intendant de la cuisine, trois valets de pied, deux piqueurs, et un honorable chevalier écossais, sir Mungo Malgrowler. — Malagrowther, vous voulez dire ? » cria Nigel, qui eut beaucoup de peine à glisser cette conjecture entre deux phrases du barbier.

« Oui, monsieur ; Malgrowder, monsieur ; ces Écossais ont des noms bien difficiles à prononcer, monsieur, pour une langue anglaise… Sir Mungo est un bel homme… vous le connaissez peut-être, monsieur ?… c’est un fort bel homme, à l’exception des doigts qui lui manquent, de l’infirmité de sa jambe, et de la longueur de son menton… Monsieur, il me faut une minute douze secondes de plus pour raser ce menton-là que pour tout autre menton que je connaisse dans la ville de Greenwich… mais cela n’empêche pas que ce ne soit un fort bel homme, et même un très-aimable homme et d’une humeur fort agréable, excepté qu’il est si sourd qu’il ne peut jamais entendre de bien de personne, et si judicieux qu’il n’en veut jamais croire… mais cela n’empêche pas que ce ne soit un excellent homme, excepté quand quelqu’un lui parle trop bas, ou quand un cheveu va de travers… Vous ai-je égratigné, monsieur ? nous allons guérir cela dans un moment avec une goutte de mon spécifique astringent, ou plutôt du spécifique de ma femme, car elle le fait elle-même, une goutte de ce spécifique et une petite mouche de taffetas noir, tout juste assez grande pour servir de selle à une puce… c’est plutôt un agrément qu’une tache. Le prince avait une mouche l’autre jour, et le duc en avait une aussi ; et vous me croirez si vous voulez, monsieur, mais il y a déjà dix-sept aunes trois quarts de taffetas qui ont été employées à faire des mouches pour les courtisans. — Mais sir Mungo Malagrowther ? » interrompit encore Nigel, et non sans difficulté.

« Oui, oui, monsieur, sir Mungo, comme vous le dites, c’est l’homme le plus aimable et le plus agréable que je connaisse… Vous désirez lui parler, dites-vous ?… oh ! cela est très-facile, c’est-à-dire aussi facile que son infirmité le permet. Dans un moment, à moins que quelqu’un ne l’ait invité à déjeuner, il viendra manger son entre-côte grillée chez mon voisin Ned Kilderkin, qui est là de l’autre côté de la rue… Ned tient une boutique de traiteur, renommée pour les côtelettes de porc ; mais sir Mungo ne peut pas souffrir le porc, pas plus que Sa Majesté très-sacrée, ni milord duc de Lennox, ni lord Dalgarno… Ah ! par exemple, monsieur, si je vous ai touché cette fois, c’est votre faute et non la mienne ; mais une petite goutte du spécifique et une autre petite mouche pas plus grande qu’il n’en faudrait pour habiller une puce, là précisément au-dessous de la moustache gauche… cela vous ira parfaitement, monsieur, quand vous sourirez, aussi bien qu’une fossette ; et si vous voulez embrasser votre belle maîtresse… Mais je vous demande pardon, monsieur, vous êtes un homme grave, très-grave pour être si jeune… J’espère que je ne vous ai pas offensé… Il est de mon devoir d’amuser mes pratiques, et c’est un plaisir comme un devoir, monsieur… Vous parliez de sir Mungo Malcrowther, oui, monsieur ; je suppose qu’il est en ce moment chez Ned, le traiteur, car il n’est pas souvent invité maintenant que lord Huntinglen est à Londres… Je vais vous couper encore… Oui, monsieur… vous le trouverez là avec son pot de petite bière au romarin ; car il ne boit jamais de liqueurs fortes, à moins que ce ne soit pour faire plaisir à lord Huntinglen… Prenez garde, monsieur ! ou à toute autre personne qui l’engage à déjeuner ; mais c’est de la petite bière qu’il boit chez Ned, avec son entre-côte de bœuf ou sa côtelette de mouton, ou quelquefois d’agneau, dans la saison, mais jamais de porc, quoique Ned soit fameux pour ses côtelettes… Il paraît que les Écossais n’aiment pas le porc ; c’est assez singulier… il y a des gens qui croient que ce sont des espèces de Juifs… voilà du moins une ressemblance… ne le trouvez-vous pas, monsieur ? Ensuite on appelle notre très-gracieux souverain le second Salomon ; et vous savez que Salomon était le roi des Juifs ; ainsi voilà un rapport de plus… Je crois, monsieur, que vous vous trouverez maintenant rasé à votre satisfaction ; je m’en rapporterai au jugement de la belle maîtresse de vos affections… Je vous demande pardon, je ne vous ai pas offensé, j’espère !… Veuillez, je vous prie, consulter la glace… un petit coup de fer à friser ne fera pas mal, je crois, pour mettre à la raison cette boucle rebelle… Grand merci de votre libéralité, monsieur… j’espère que j’aurai votre pratique pendant votre séjour à Greenwich… Voudriez-vous entendre un air de cette guitare pour vous disposer à l’harmonie pendant toute la journée ? Ting-tang, tong, ting-tang, dillo… elle n’est pas très-d’accord, monsieur ; il y a trop de mains qui y touchent ; nous ne pouvons empêcher cela, nous autres, comme les artistes… Permettez-moi de vous aider à mettre votre manteau, monsieur… oui, monsieur… Vous ne voudriez pas jouer vous-même un petit air ? Non ? Ah ! vous me demandez le chemin de l’auberge de sir Mungo. Mais, monsieur, c’est l’auberge de Ned, et non celle de sir Mungo… il est vrai que le chevalier y mange, et en quelque sorte on peut l’appeler son auberge… Ah, ah ! tenez, la voilà, monsieur, de l’autre côté du chemin, avec des poteaux fraîchement blanchis et des barreaux rouges… là où vous voyez à la porte ce gros homme en veste ; c’est Ned lui-même, monsieur… Il est riche de plus de mille livres sterling, dit-on… Il fait meilleur à griller des têtes de cochon qu’à faire la barbe à des courtisans… mais de ces deux professions la nôtre est la moins mécanique… Adieu, monsieur ; j’espère que vous me donnerez votre pratique… » En parlant ainsi il laissa enfin partir Nigel, dont les oreilles, si long-temps assourdies par son babil continuel, tintaient encore long-temps après, comme s’il avait entendu le son des cloches au lieu de la voix d’un homme.

En arrivant chez le traiteur, où il comptait trouver sir Mungo Malagrowther, dont, faute de meilleur conseiller, il espérait tirer quelques avis sur la manière de se présenter au roi, lord Glenvarloch trouva dans l’hôte auquel il s’adressa toute la taciturnité importante d’un Anglais qui fait bien ses affaires. Ned Kilderkin parlait avec autant de laconisme qu’écrit un banquier. Sur la question que lui fit Nigel, si sir Mungo Malagrowther était là, il répondit : « Non ; » quand il lui demanda ensuite s’il l’attendait, il dit : « Oui ; » et étant encore interrogé pour savoir quand, il répondit : « Tout à l’heure. » Lord Glenvarloch ayant demandé à déjeuner, l’hôte, sans daigner perdre une parole pour lui répondre, le conduisit dans une chambre fort propre où il y avait plusieurs tables ; il avança un fauteuil devant l’une d’elles, en faisant signe au jeune lord d’en prendre possession. Au bout de quelques minutes, il lui apporta un solide déjeuner, composé de bœuf rôti, avec un pot de bière mousseuse ; et notre héros s’aperçut que, malgré ses inquiétudes et ses embarras, l’air vif de la rivière l’avait disposé à y faire honneur.

Pendant que Nigel s’occupait ainsi de satisfaire son appétit, tout en levant la tête chaque fois qu’il entendait la porte s’ouvrir, désirant impatiemment voir arriver sir Mungo (événement qui n’avait pas été souvent attendu avec autant d’intérêt), un personnage, dont l’importance semblait au moins égale à celle du chevalier, entra dans la salle et commença un colloque assez animé avec le publicain, qui jugea à propos de se tenir la tête découverte pendant la conférence. À son costume on pouvait deviner quelles étaient les fonctions de cet homme important : une jaquette blanche avec des hauts-de-chausses de drap blanc, un tablier de toile tourné autour de son corps en guise de ceinture, auquel, au lieu d’un poignard belliqueux, était suspendu un long couteau à manche de corne de cerf, et un bonnet blanc sous lequel ses cheveux étaient bien relevés, le faisaient reconnaître pour un de ces prêtres de Comus que le vulgaire appelle cuisiniers ; et l’air dont il tançait le publicain pour avoir négligé d’avoir envoyé certaines provisions au palais, montrait qu’il était au service du roi lui-même.

« Ça ne peut pas aller comme cela, dit-il, maître Kilderkin ; le roi a demandé deux fois des ris de veau et des crêtes de coq fricassées, qui sont les plats favoris de Sa Majesté très-sacrée, et qui ont manqué, parce que maître Kilderkin ne les a pas fournis à l’officier de la cuisine, comme il y était tenu par ses engagements. » Ici Kilderkin fit quelques excuses, mais d’une manière concise et conforme à son caractère, et qu’il murmura à voix basse, suivant l’habitude de tous ceux qui se trouvent dans l’embarras. Son supérieur reprit, en élevant la voix : « Ne me parlez pas du voiturier et des marchands de volaille qui viennent du Norforlk avec les poulets ; un sujet zélé aurait envoyé un exprès, il y aurait été lui-même à pied comme Wedrington. Et si le roi en avait perdu l’appétit, maître Kilderkin ? et si Sa Majesté très-sacrée s’était passée de dîner ? Ô maître Kilderkin ! si vous aviez eu le sentiment de la dignité de notre profession, dont parle le spirituel esclave africain ; car c’est ainsi que Sa très-excellente Majesté désigne Publius Térence… Tanquam in speculo… In patinas inspicere jubeo[110] — Vous êtes savant, maître Linklater, » répondit l’aubergiste anglais, se faisant, pour ainsi dire, violence pour prononcer trois ou quatre mots de suite.

« Très-superficiellement, répondit M. Linklater ; mais ce serait une honte à nous, qui sommes les compatriotes de Sa très-excellente Majesté, de n’avoir point cultivé quelque peu ces sciences dans lesquelles il est si profondément versé… Regis ad exemplar, monsieur Kilderkin, totus componitur orbis[111], ce qui veut à peu près dire, quand le roi cite, le cuisinier étudie. Bref, maître Kilderkin, ayant eu le bonheur d’être élevé dans un endroit où l’on peut faire ses études au prix modique de quarante sous par quartier, j’ai appris comme un autre… hem… hem !… » Ici les yeux de l’orateur étant tombés sur lord Glenvarloch, il s’arrêta tout à coup au milieu de sa harangue, avec des symptômes d’embarras qui furent cause que Ned Kilderkin démentit sa taciturnité ordinaire, au point de lui demander, non seulement ce qu’il avait, mais encore s’il voulait prendre quelque chose.

« Je n’ai rien, » dit le savant rival du philosophe Syrus… « et cependant, je me sens un peu étourdi, et ne serais pas fâché de prendre un verre de l’aqua mirabilis de votre femme. — Je vais en chercher, » dit Ned en faisant un signe de tête. Il n’eut pas plus tôt le dos tourné, que le cuisinier, s’approchant de la table à laquelle lord Glenvarloch était assis, et fixant sur lui un regard significatif destiné à lui en donner à entendre plus que ses paroles, lui dit : « Vous êtes étranger à Greenwich ? monsieur, je vous engage à profiter de l’occasion de voir le parc… La porte de l’Ouest était entr’ouverte lorsque je suis passée je crois qu’on ne tardera pas à la fermer. — vous ferez donc bien de vous y acheminer, c’est-à-dire si vous êtes curieux de le voir. La venaison va être en saison : il y a en vérité de l’agrément à regarder un cerf bien gras. Lorsque je les vois bondir si joyeusement, je pense toujours au plaisir qu’il y a à mettre à la broche leurs quartiers bien dodus, et à entourer leur poitrine d’une noble fortification de croûtes de pâté bien assaisonnées de poivre noir. »

Il n’en dit pas davantage, car Kilderkin rentra avec le cordial, et s’éloigna de Nigel sans attendre sa réponse, lui jetant seulement un nouveau regard d’intelligence semblable à celui avec lequel il l’avait accosté. Rien ne rend l’esprit pénétrant comme d’être personnellement en danger ; Nigel saisit le moment où l’hôte donnait toute son attention à l’officier de la cuisine du roi, pour payer son compte, et se fit indiquer le chemin de la porte en question. Elle était entr’ouverte comme on le lui avait dit, et il se trouva dans un petit sentier étroit qui traversait un bois taillis épais et fourré, destiné à servir de retraite aux biches et aux jeunes faons. Là il conjectura qu’il devait attendre ; effectivement, il n’y avait pas cinq minutes qu’il était arrêté, quand le cuisinier, aussi échauffé par la rapidité de sa marche que s’il eût été auprès de son grand feu de cuisine, arriva tout hors d’haleine, et se hâta de fermer derrière lui la porte avec son passe-partout. Avant que lord Glenvarloch eût eu le temps de réfléchir sur cette action, cet homme s’approcha de lui avec vivacité, et dit : « Bon Dieu ! milord Glenvarloch, comment pouvez-vous vous exposer ainsi ? — Vous me connaissez donc, mon ami ? demanda Nigel. — Non pas précisément ; mais je connais bien la noble maison de Votre Honneur. Mon nom est Laurie Linklater, milord. — Linklater ! répéta Nigel ; je devrais me rappeler… — Sous le bon plaisir de Votre Seigneurie, continua-t-il, j’étais l’apprenti du vieux Mungo Moniplies, le boucher de West-Port d’Édimbourg, que je voudrais revoir encore avant de mourir… Et le noble père de Votre Honneur ayant pris Richie Moniplies pour servir votre Seigneurie, de cette manière il se forma une espèce de rapport entre nous, comme vous voyez… — Ah ! dit lord Glenvarloch, j’avais oublié votre nom, mais non pas vos obligeantes intentions… C’est vous qui avez tâché de procurer à Richie l’occasion de présenter, une supplique à Sa Majesté. — C’est très-vrai, milord, et même cette affaire a pensé tourner mal pour moi ; car Richie, qui est toujours obstiné, n’a pas voulu se laisser guider par moi, comme dit la chanson. Heureusement que, parmi ces braves cuisiniers anglais, il n’y en a pas un qui sache accommoder nos savoureux mets écossais de manière à flatter le palais de Sa Majesté très-sacrée ; c’est pourquoi j’ai eu recours à mon métier, et je fis une soupe à la volaille[112] et un hachis si délicieux, que je réussis ainsi à triompher de la cabale ; et au lieu d’une disgrâce, j’obtins une faveur. Je suis maintenant, grâce au ciel, un des officiers de la cuisine… j’ai déjà un doigt dans la charge de pourvoyeur, en attendant que je puisse y mettre la main tout entière. — Je suis vraiment bien aise d’apprendre que vous n’avez pas souffert à cause de moi, et je me réjouis encore davantage de votre bonne fortune. — Vous avez un bon cœur, milord, et vous n’oubliez pas les pauvres gens : dans le fait, je ne vois pas pourquoi on les oublierait, puisque eux-mêmes peuvent parfois être bons à quelque chose, même à la cour… J’avais suivi Votre Seigneurie dans la rue pour voir le noble rejeton du vieux chêne, et j’ai senti mon cœur battre dans ma poitrine jusqu’à m’étouffer, quand je vous ai vu tranquillement assis dans cette maison publique, en connaissant les dangers que courait votre personne. — Comment !… il y a donc en effet des mandats lancés contre moi ? — Sans doute, milord, et il existe des gens qui cherchent à vous noircir tant qu’ils peuvent. Dieu pardonne à ceux qui voudraient sacrifier une honorable maison à leurs vils desseins !… — Amen ! dit Nigel. — Car, supposons que Votre Seigneurie ait fait quelques folies, comme tant d’autres jeunes gens… — Nous n’avons pas le temps d’en parler à présent, mon ami… Le point dont il s’agit est de savoir comment je pourrai parler au roi. — Au roi ! milord ! » dit Linklater étonné : « comment ! n’est-ce pas vous précipiter volontairement dans le danger ? n’est-ce pas, si je puis m’exprimer ainsi, vous échauder avec votre cuiller à pot ? — Mon bon ami, répondit Nigel, mon expérience de la cour, et ma connaissance de la position où je me trouve, me disent que le moyen le plus direct et le plus courageux est toujours le meilleur et le plus sûr. Le roi a assez bon cœur pour faire ce qui est bien. — C’est bien vrai, milord, et c’est ce que nous autres serviteurs du roi nous savons tous ; mais, mon Dieu, si vous saviez combien de gens n’ont d’autre affaire du matin au soir que d’armer son jugement contre son cœur, et son cœur contre son jugement… de lui faire faire des choses dures qu’ils appellent justes, et des choses injustes qu’on lui représente comme des actes de bonté… Hélas ! on peut appliquer à Sa Majesté très-sacrée, et aux favoris qui s’emparent de lui, ce proverbe vulgaire avec lequel on a coutume de railler les gens de mon état : « Dieu nous envoie de bonne viande, mais le diable nous envoie les cuisiniers. » — Il ne sert à rien d’en parler, mon bon ami ; il faut que j’en coure la chance, mon honneur l’exige impérieusement. On peut me mutiler et me réduire à la mendicité, mais il ne sera pas dit que j’ai fui devant mes accusateurs. Mes pairs entendront ma justification. — Vos pairs ! s’écria le cuisinier. Hélas ! milord, nous ne sommes point en Écosse, où les nobles peuvent tenir tête bravement au roi même. Il faut que ce ragoût-là passe par les mains de la chambre étoilée, et c’est une fournaise qui a été sept fois chauffée ; cependant, si vous êtes déterminé à voir le roi, je ne dis pas que vous n’en puissiez obtenir quelque grâce, car il aime assez qu’on en appelle directement à sa sagesse ; et quelquefois, dans des cas semblables, je l’ai vu se tenir, sans en démordre, à son propre jugement, qui est toujours équitable. Songez seulement (vous voudrez bien, milord, me pardonner ce conseil), songez à assaisonner vos paroles de latin ; une ou deux citations de grec ne feraient pas mal non plus ; et si vous pouvez trouver moyen de citer quelque chose du jugement de Salomon dans le texte hébreu, et l’accompagner de quelques plaisanteries facétieuses pour lui donner du sel, le mets n’en sera que plus agréable. En vérité, je crois qu’outre le talent que j’ai dans mon métier, je suis fort redevable au martinet du recteur de notre école, qui a gravé dans mon esprit la scène de cuisine de l’Heautontimorumenos. — Laissons cela, mon ami. Pouvez-vous m’indiquer la route que je dois suivre pour voir le roi et lui parler s’il est possible ? — Le voir est assez facile, car il galope dans ces allées pour voir frapper le cerf et gagner de l’appétit pour son dîner, ce qui me rappelle que je devrais être dans ma cuisine. Quant à parler au roi, vous n’y réussirez pas si aisément, à moins que vous ne le rencontriez seul, ce qui arrive rarement, ou que vous ne vous mêliez à la foule qui l’attend pour le voir descendre de cheval. Et maintenant, adieu, milord, que Dieu vous soit en aide ! si je pouvais en faire davantage pour vous, je m’y offrirais de bon cœur. — Vous en avez fait peut-être assez pour vous exposer ; allez, je vous prie, et laissez-moi à mon sort. »

L’honnête cuisinier avait peine à s’éloigner ; mais le son éclatant du cor, en se rapprochant, lui apprit qu’il n’y avait pas de temps à perdre. Ainsi, prévenant Nigel qu’il aurait soin de ne point fermer la grille, afin de faciliter sa retraite de ce côté, il le recommanda au ciel, et lui dit adieu. L’intérêt de cet humble compatriote, inspiré en partie par une partialité nationale, en partie par le souvenir d’anciens services qui n’avaient pas été oubliés, quoique ceux qui les avaient rendus y eussent à peine songé, sembla au jeune Glenvarloch le dernier témoignage de sympathie qu’il devait recevoir dans cette cour, séjour d’une froide politesse : il sentit qu’il devait désormais se suffire à lui-même, ou qu’il était entièrement perdu.

Il traversa plus d’une allée, guidé par le bruit de la chasse, et rencontra plusieurs individus subalternes de la suite du roi, qui le regardèrent comme un des spectateurs que les nombreux officiers de la cour laissaient entrer dans le parc. Cependant il ne voyait paraître ni le roi ni ses principaux courtisans, et Nigel commençait à se demander si, au risque d’encourir une disgrâce semblable à celle qui avait été le résultat de la tentative de Richie Moniplies, il ne se rendrait pas à la porte du palais, afin de trouver moyen de parler au roi à son retour, lorsque la fortune vint lui en présenter l’occasion d’une autre manière.

Il était dans une de ces longues allées qui traversent le parc, quand il entendit d’abord le froissement des feuilles dans le lointain, puis le trot rapide d’un cheval qui vint ébranler la terre qui le portait, puis un cri de chasse éloigné, mais qui l’avertit de se ranger le long de l’avenue pour laisser le passage libre aux chasseurs. Le cerf palpitant, couvert d’écume et de gouttes de sueur, les naseaux dilatés et haletants, fit un dernier effort pour arriver jusqu’au lieu où se tenait Nigel, et là il fut abattu par deux grands lévriers de la race encore en usage parmi les hardis chasseurs des montagnes d’Écosse, mais qui, depuis long-temps, est inconnue en Angleterre. Un des chiens saisit le cerf à la gorge, l’autre enfonça son museau effilé et ses griffes, pour ainsi dire, dans les entrailles de l’animal. Il eût été assez naturel que lord Glenvarloch, poursuivi lui-même en quelque sorte comme le malheureux animal, eût fait, dans cette circonstance, les mêmes réflexions que le mélancolique Jacques[113] ; mais l’habitude est une chose étrange, et j’ai bien peur que, dans cette occasion, Nigel n’ait pensé et senti en chasseur déterminé plutôt qu’en moraliste. Quoi qu’il en soit, et quels que fussent ses sentiments, il n’eut pas le temps de s’y abandonner.

Un seul cavalier suivait la chasse sur un cheval si complètement soumis au frein, qu’il obéissait au moindre mouvement de la bride, comme la mécanique la plus ingénieuse obéit à l’impulsion d’un ressort ; de sorte que, bien enfoncé dans sa selle et assis de manière à rendre une chute presque impossible, le cavalier, sans rien craindre ni hésiter, pouvait augmenter ou diminuer la rapidité de son allure, ce qui, même dans les moments les plus animés de la chasse, n’allait guère au-delà d’un demi-galop, le cheval détalant sous lui et ne dépassant jamais le pas réglé du manège : la sécurité dont ce cavalier jouissait en prenant un plaisir dangereux pour tant d’autres, caractérisait le roi Jacques… On ne voyait auprès de lui aucun des gens de sa suite ; c’était même souvent un raffinement de flatterie que de laisser croire au souverain qu’il avait devancé tous les autres chasseurs.

« Fort bien, Bast ! fort bien, Battie ! » s’écria-t-il en s’approchant. « Foi de roi, vous faites honneur aux montagnes de Balwhidder ! Tenez mon cheval, l’ami, » ajouta-t-il en appelant Nigel, sans s’arrêter pour regarder celui auquel il s’adressait ; « tenez mon cheval, et aidez-moi à mettre pied à terre… Que le diable vous emporte ! ne pouvez-vous vous hâter avant que ces paresseux arrivent ?… Attachez la bride ; prenez garde que l’animal ne bouge… Maintenant, tenez l’étrier ferme ; bon, c’est cela, et nous voilà sur la terre ferme. » En parlant ainsi, sans jeter un regard sur celui qui l’aidait, le gentil roi Jacques, dégainant le couteau de chasse qu’il portait à son côté, et qui était la seule arme ressemblant à une épée dont il pût supporter la vue, l’enfonça avec beaucoup de satisfaction dans la gorge de l’animal, et mit ainsi un terme à son agonie et à ses souffrances.

Lord Glenvarloch, qui était parfaitement au courant de ce que la circonstance exigeait de lui, attacha la bride du palefroi royal à un arbre voisin ; et s’agenouillant respectueusement, retourna le cerf mort sur le dos, et tint le carre dans cette position, tandis que le roi, trop occupé du succès de sa chasse pour rien remarquer au-delà, plongea son couteau dans la poitrine de l’animal, secundum artem, et y ayant fait une incision pour s’assurer de l’épaisseur de la graisse sur les côtes, il s’écria avec une espèce de transport : « Trois pouces de graisse blanche sur le bréchet ! c’est ce qu’il y a de mieux… aussi vrai que je suis un pécheur couronné ; et du diable si aucun de nos fainéants de chasseurs en aura avec moi le mérite ! Un cerf de huit cors, et le premier de la saison ! Bast et Battie, vous êtes de beaux chiens ; c’est à vous à faire. Baisez-moi, mes enfants, baisez-moi ! » Les lévriers en conséquence vinrent sauter sur lui, le lécher de leur gueule encore toute sanglante ; de telle sorte qu’ils l’eurent bientôt mis dans un tel état qu’on aurait pu dire que la trahison avait accompli son œuvre sanguinaire sur sa personne sacrée… « À bas ! à bas, drôles ! » s’écria le roi, presque renversé par les caresses tant soit peu violentes de deux énormes lévriers… « Mais vous êtes comme bien d’autres gens ; si l’on vous donne un pouce, vous en prenez quatre… Et qui êtes-vous, l’ami ? » dit-il, trouvant alors le loisir de remarquer Nigel, et de voir ce qui lui était échappé dans le premier transport de sa passion favorite ; « vous n’appartenez pas à notre suite… De par Dieu ! qui êtes-vous donc ? — Un homme bien malheureux, sire, répondit Nigel. — Oh ! je n’en doute pas, » répondit le roi sèchement, « s’il en était autrement je ne vous aurais pas vu ; mes sujets ont soin de garder tout leur bonheur pour eux ; mais aussitôt que leurs affaires se gâtent, je suis sûr d’avoir de leurs nouvelles. — Et à qui pouvons-nous porter nos plaintes, si ce n’est à Votre Majesté, qui est pour nous l’envoyé de Dieu sur la terre ? répliqua Nigel. — C’est vrai, l’ami ; c’est bien parlé, reprit le roi : mais encore faudrait-il laisser quelque repos à l’envoyé de Dieu. — Si Votre Majesté daigne jeter un regard sur moi, » dit Nigel ; car le roi avait été jusque-là si occupé de l’opération mystique de rompre, ou, suivant la phrase vulgaire, de découper le cerf, qu’il avait à peine regardé celui auquel il parlait… « vous verrez que la nécessité seule me donne la hardiesse de profiter d’une circonstance qui peut ne se présenter jamais. »

Le roi Jacques le regarda, et il pâlit visiblement sous le sang du cerf qui lui couvrait le visage. Il laissa tomber le couteau qu’il tenait à la main, jeta derrière lui un regard inquiet, comme s’il eût médité de s’enfuir, ou qu’il eût attendu qu’on vînt à son aide, et s’écria : « Glenvarlochides ! aussi vrai que je m’appelle Jacques Stuart, voilà une belle affaire, et moi qui suis tout seul, et à pied encore ! » ajouta-t-il en s’empressant de chercher à remonter à cheval.

« Veuillez me pardonner d’être si importun, sire, » dit Nigel en se plaçant entre le roi et son cheval : « daignez m’entendre un seul instant. — Je vous entendrai mieux à cheval, répliqua le roi. Je ne puis rien entendre à pied, l’ami, pas un mot ; et il n’est pas convenable de me barrer ainsi familièrement le passage ; ôtez-vous de là, monsieur, nous vous le commandons. Le diable soit d’eux tous ! que font-ils donc ? — Par la couronne que vous portez, sire, reprit Nigel, et pour laquelle mes ancêtres ont bravement combattu, je vous conjure de vous calmer, et de m’écouter un seul instant. »

Il était entièrement hors du pouvoir du roi de lui accorder la grâce qu’il demandait. La pusillanimité du monarque n’était pas cette poltronnerie positive qui, par une impulsion naturelle, oblige un homme à la fuite, et qui ne peut guère exciter que la pitié ou le mépris, mais c’était un composé de plusieurs sensations qui avait quelque chose de plus plaisant. Le pauvre roi éprouvait à la fois de la frayeur et de la colère, et se trouvait partagé entre le désir de pourvoir à sa sûreté et la crainte de compromettre sa dignité, de sorte que, sans écouter ce que lord Glenvarloch cherchait à lui expliquer, il continuait de se tourner du côté de son cheval en répétant : « Nous sommes un roi libre, l’ami ; nous sommes un roi libre ; nous ne nous laisserons pas contrôler par un sujet… Au nom du ciel ! qui peut retenir Steenie ? Ah ! grâce à Dieu ! les voilà… Holà… holà… Ici, ici… Steenie ! Steenie ! »

Le duc de Buckingham arriva au galop, suivi de plusieurs courtisans et gens qui suivaient la chasse. Il dit, avec sa familiarité habituelle : « Je crois que la fortune, comme à l’ordinaire, a favorisé notre cher papa ; mais que se passe-t-il ? — Ce qui se passe ? un crime de haute trahison, et vous en êtes témoin. Sans vous, Steenie, votre papa et compère allait être assassiné. — Assassiné ! arrêtez le traître, s’écria le duc ; par le ciel ! c’est Olifaunt lui-même ! » Une douzaine de chasseurs mirent pied à terre à la fois, laissant leurs chevaux courir à l’aventure dans le parc. Quelques-uns s’emparèrent rudement de lord Glenvarloch, qui regarda comme une folie de faire aucune résistance, tandis que les autres s’empressaient autour du roi. « Êtes-vous blessé, sire ? êtes-vous blessé ? » s’écrièrent une foule de voix.

« Non pas que je sache, » dit le roi dans l’excès de sa frayeur, qui, par parenthèse, était assez excusable dans un homme d’un caractère si faible, et qui dans sa jeunesse avait été exposé à tant de complots divers ; « non pas que je sache ; mais fouillez-le fouillez-le ; je suis sûr d’avoir vu des armes à feu sous son manteau, et d’avoir senti de la poudre… j’en suis moralement sûr. »

Lord Glenvarloch ayant été dépouillé de son manteau, il s’éleva de grands cris d’étonnement et d’horreur du sein de la foule, qui grossissait à tout moment, lorsqu’on découvrit ses pistolets.

« Mort au misérable, au parricide, au brigand sanguinaire ! » s’écria-t-on de tous côtés. Et le roi, pour qui assez naturellement la vie était aussi précieuse qu’elle semblait l’être aux yeux de ses sujets, s’écriait plus fort que le monde. « Oui, oui, qu’on l’emmène… qu’on me débarrasse de lui, et qu’on en délivre le pays ; mais qu’on ne lui fasse aucun mal ; et pour l’amour du ciel, messieurs, si vous êtes bien sûrs de l’avoir entièrement désarmé, rentrez vos épées et vos poignards dans le fourreau, car vous vous ferez certainement du mal les uns aux autres. »

À l’ordre du roi, toutes les lames rentrèrent promptement dans leurs gaines ; car ceux qui jusque-là les brandissaient pour faire parade de leur zèle et de leur loyauté, se rappelèrent à ces paroles l’extrême aversion que Sa Majesté éprouvait à voir un fer nu, faiblesse qui paraissait faire partie de sa constitution comme sa pusillanimité, et était généralement attribuée au meurtre de Rizzio, commis en présence de sa malheureuse mère, peu de temps avant sa naissance.

À ce moment le prince, qui avait chassé dans une autre partie du parc, alors fort étendu, et qui avait appris confusément ce qui se passait, arriva rapidement avec deux ou trois seigneurs de sa suite, et entre autres lord Dalgarno. Il s’élança de son cheval, et demanda avec vivacité si son père était blessé.

« Non pas que je sache, fanfan Charles, mais un peu épuisé d’avoir lutté tout seul contre un assassin… Steenie, remplissez-nous un verre de vin… la gourde est suspendue au pommeau de la selle. Embrassez-moi donc, fanfan Charles, » continua le monarque après s’être réconforté par un verre de vin… « Ô mon fils ! le royaume et vous, avez échappé à un grand malheur, à la perte sanglante et douloureuse, de votre bon père ; car nous sommes pater patriœ aussi bien que pater familiasQuis desiderio sit pudor aut modus tam cari capitis[114]. Hélas ! le noir aurait été cher en Angleterre, et il aurait été difficile d’y trouver un œil sec. »

Et à l’idée de la douleur générale qui aurait accompagné sa mort, le bon monarque se mit à pleurer à chaudes larmes.

« Est-ce bien possible ? » dit Charles d’un air sévère, car son orgueil était blessé d’une part de la faiblesse de son père, tandis que d’autre part il éprouvait le ressentiment d’un fils et d’un sujet, de l’attentat commis contre la vie du roi. « Que celui qui a vu ce qui s’est passé nous en rende compte, milord de Buckingham. — Je ne puis dire, milord, répliqua le duc, que j’aie vu réellement commettre aucune violence contre la personne de Sa Majesté, autrement je l’aurais vengée sur l’heure. — Votre zèle vous aurait mal dirigé, George, interrompit le prince ; c’est aux lois qu’il faut livrer de tels criminels. Mais le scélérat ne luttait-il pas contre Sa Majesté ? — Je ne puis précisément dire qu’il en soit ainsi, milord, » répondit le duc, qui, avec beaucoup de défauts, aurait dédaigné de dire une fausseté ; « il semblait désirer d’arrêter Sa Majesté, qui elle-même paraissait vouloir remonter à cheval ; mais on a trouvé des pistolets sur lui, malgré la défense faite par la proclamation ; et comme on a reconnu en ce personnage ce Nigel Olifaunt, dont Votre Altesse Royale a déjà eu occasion de connaître le caractère, nous sommes peut-être excusables d’avoir éprouvé des craintes exagérées. — Nigel Olifaunt ! dit le prince ; ce malheureux s’est-il déjà engagé dans un nouvel attentat ? voyons ces pistolets. — Vous ne serez pas si fou que de toucher à ces armes, fanfan Charles, dit Jacques ; ne les lui donnez pas, Steenie ; je vous le défends au nom de l’obéissance que vous me devez ; elles peuvent partir d’elles-mêmes, ce qui arrive souvent… Eh bien ! vous n’en tenez compte ; vit-on jamais un homme avoir des enfants plus obstinés !… N’avons-nous pas assez de gardes et de soldats sans que vous ayez besoin de les décharger vous-même, vous l’héritier de notre personne et de nos dignités, et entouré de tant de gens qui sont payés pour exposer leur vie à notre service ? »

Mais, sans égard pour l’observation de son père, le prince Charles, avec l’obstination qui le caractérisait dans des bagatelles autant que dans des affaires importantes, persista à décharger de sa propre main les pistolets, qui se trouvèrent chargés à deux balles. Tous ceux qui étaient présents levèrent les mains au ciel d’étonnement et d’horreur à l’idée d’un crime dont la préméditation parut alors manifeste, et auquel on supposa que le roi avait échappé comme par miracle.

Nigel n’avait pas encore dit un mot ; il demanda d’un ton calme qu’on voulût l’entendre.

« À quoi bon ? » répondit froidement le prince ; « vous vous saviez accusé d’un délit sérieux, et au lieu de vous rendre à la justice, suivant les termes de la proclamation, on vous trouve ici pénétrant auprès de Sa Majesté, et portant des armes défendues. — Avec votre permission, mon prince, je portais ces malheureuses armes pour ma propre défense, et il y a peu d’heures qu’elles m’ont servi à protéger la vie des autres. — Sans doute, milord, » répondit le prince avec le même sang-froid, « votre dernier genre de vie, et les gens avec qui vous avez vécu, vous ont familiarisé avec toutes les scènes de violence. Mais ce n’est pas devant moi que vous devez plaider votre cause. — Écoutez-moi ! écoutez-moi, noble prince ! » s’écria Nigel avec instance… « écoutez-moi ; vous, vous-même un jour pouvez demander d’être écouté, et le demander en vain. — Comment, monsieur ! » dit le prince avec hauteur ; « comment dois-je entendre cela, milord ? — Si ce n’est sur la terre, reprit le prisonnier, ce sera dans le ciel, où nous serons tous tenus de solliciter que nos prières soient écoutées patiemment et avec indulgence. — C’est vrai, milord, » répondit le prince en inclinant la tête en signe de hautain acquiescement, « et je ne vous refuserais pas non plus de vous écouter si je pensais que cela pût vous servir à quelque chose. Mais il ne vous sera pas fait d’injustice. Nous examinerons nous-même cette affaire. — Oui, oui, dit le roi, il a fait une appellatio ad Cœsarem ; nous interrogerons Glenvarlochides nous-même, en temps et lieu convenables : en attendant, qu’on l’emmène avec ses armes, car je suis fatigué de les voir. »

En exécution de ces ordres donnés à la hâte, Nigel fut emmené hors de la présence du roi et du prince : et cependant les paroles qu’il avait prononcées n’avaient pas été sans effet sur ce dernier. « C’est une singulière affaire, George, dit-il à son favori ; ce jeune homme a une physionomie prévenante, un maintien noble, et beaucoup de calme et de fermeté dans ses paroles. Je ne puis croire qu’il ait voulu commettre un crime si horrible et si inutile à la fois. — Je n’ai pour ce jeune homme ni inclination ni partialité, » répondit Buckingham, dont l’ambition pleine de fierté avait toujours un caractère de droiture et de franchise ; « mais je ne puis m’empêcher de penser, avec Votre Altesse, que notre cher compère a été un peu trop prompt à craindre pour sa sûreté personnelle. — Sur mon âme ! Steenie, vous êtes fou de parler ainsi, répondit le roi ; croyez-vous que je ne connaisse pas l’odeur de la poudre à canon ? Qui est-ce qui a flairé le 5 novembre, si ce n’est notre personne royale ? Cecil et Suffolk, et tant d’autres, étaient en défaut comme autant d’imbéciles, lorsque j’éventai la mine. Ah ! vous croyez que je ne connais pas l’odeur de la poudre[115]… Comment ! vous oubliez donc que Johanes Barclaius a regardé mon intervention comme une espèce d’inspiration, et a donné pour titre à son histoire de cette conspiration, Series petefacti divinitus parricidii[116] : et de même Spondanus dit de nous, divinitus evasit[117]. — Ce fut un grand bonheur pour le royaume que le salut de Votre Majesté, dit Buckingham ; et vos sujets n’applaudirent pas moins à l’esprit ingénieux qui sut pénétrer dans les détours de ce labyrinthe de trahison, au moyen d’un fil fin et presque invisible. — Sur mon âme, Steenie, vous avez raison ; il y a peu de jeunes gens qui aient un jugement aussi sûr que le vôtre sur la prudence de vos anciens. Et quant à ce traître qu’on vient d’emmener, je suppose que c’est un oiseau de proie du même nid. N’a-t-on rien remarqué sur lui qui sente le papisme ? Cherchez s’il ne porte pas un crucifix ou quelque autre amulette de l’Église romaine. — Il me conviendrait mal de chercher à disculper ce malheureux, dit lord Dalgarno, considérant l’énormité du crime qu’il avait médité, et dont la pensée suffit pour glacer le sang de tout fidèle sujet. Cependant je ne puis m’empêcher de déclarer, avec toute la soumission que je dois au jugement infaillible de sa majesté, et comme un acte de justice envers un homme qui se montra d’abord comme mon ennemi, et qui depuis s’est fait connaître sous des couleurs bien plus odieuses ; je ne puis m’empêcher, dis-je, de déclarer que cet Olifaunt m’a toujours semblé tenir plus du puritain que du papiste. — Ah ! Dalgarno, êtes-vous là ? s’écria le roi. Et il vous a plu de vous tenir éloigné aussi, et de nous abandonner à nos propres forces pendant que nous étions sous la griffe de ce tigre. — N’en déplaise à Votre Majesté, répondit lord Dalgarno, la Providence, dans une telle occasion, ne pouvait manquer de venir au secours des trois royaumes, que sa mort eût remplis de deuil. — Sans doute, sans doute, milord ; mais la vue de votre père, avec sa longue lame, eût été un objet qui m’eût réjoui le cœur il y a un moment ; et à l’avenir nous seconderons les bienfaisants desseins de la Providence à notre égard, en conservant aux côtés de notre personne royale deux vigoureux mangeurs de bœuf de notre garde. Ainsi donc cet Olifaunt est un puritain ; ce n’est pas une raison pour qu’il ne soit pas papiste, car les extrêmes se touchent, comme dit le proverbe. Il y a, comme je l’ai prouvé dans mon livre, des puritains qui ont des principes papistes ; c’est une nouvelle écorce sur un vieux tronc. »

Ici le prince, qui craignait peut-être que le roi ne se mît à réciter tout le Basilicon Doron, essaya de rappeler à Sa Majesté qu’il serait opportun de retourner au palais et de réfléchir sur ce qu’il y avait à faire pour calmer l’esprit du public, dans lequel l’aventure du matin devait faire naître beaucoup de conjectures. En passant sous la porte du palais, une femme s’inclina et présenta un papier au roi, qui le reçut en poussant une espèce de gémissement, et le fourra dans une poche de côté. Le prince exprima quelque curiosité d’en voir le contenu. « Le valet de service vous l’apprendra, dit le roi, quand j’aurai ôté ma veste de chasse. Croyez-vous, fanfan, que je puisse lire tout ce qu’on vient me mettre dans les mains ? Regardez, mon garçon (en montrant les poches de ses larges hauts-de-chausses, qui étaient bourrées de papier), regardez, nous ressemblons à un âne, si nous pouvons nous servir de ce mot, plié entre deux fardeaux. Oui, oui : Asinus fortis accumbens inter terminos[118], comme dit la Vulgate ; oui, oui Vidi terram quod esset optima, et supposui humerum ad portandum et factus sum tributis serviens[119] ; j’ai vu ce royaume d’Angleterre, et je suis devenu un roi courbé sous de pénibles fardeaux. — Vous êtes en effet bien chargé, mon cher maître et compère, » dit le duc de Buckingham en recevant les papiers dont le roi Jacques débarrassa ses poches.

« Oui, oui, continua le monarque ; prenez-les pour vous, mes enfants, per aversionem… Une poche remplie de pétitions, l’autre de libelles et de pasquinades ! on nous fait vraiment passer du bon temps. Sur ma conscience, je crois que je commence à deviner l’allégorie de la fable de Cadmus, et que les dents du dragon qu’il sema ne furent autre chose que les lettres de l’alphabet dont il fut l’inventeur. Vous riez, fanfan Charles ? Faites bien attention à ce que je dis. Lorsque j’arrivai ici de notre pays, où les hommes sont aussi rudes que le climat, l’Angleterre me parut un pays d’élus. On aurait cru que le roi n’avait autre chose à faire que de laisser aller sa barque sur une eau paisible, peraquam refectionis ; mais, je ne sais pas pourquoi, maintenant le pays a changé de face. Lisez ce libelle sur nous et notre gouvernement : les dents du dragon sont semées. Fanfan Charles, je prie Dieu qu’elles ne produisent pas leurs moissons armées sous votre règne, si je ne suis pas destiné à les voir : et Dieu veuille m’en préserver, car ce sera un jour terrible que celui-là ! — Je saurai bien arrêter les progrès de cette moisson avant qu’elle soit mûre, n’est-ce pas, George ? » dit le prince en se tournant vers le favori avec un regard où se peignait un peu de mépris pour les craintes de son père, et une grande confiance dans l’énergie de son caractère, et de résolution.

Pendant ce discours, Nigel, sous la garde d’un écuyer, était entraîné à travers la petite ville de Greenwich : et tous les habitants, qu’avait alarmés le bruit d’une tentative contre la vie du roi, se pressaient en foule pour voir le prétendu assassin. Au milieu de cette confusion, il distingua la figure du traiteur, arrêté à le regarder avec un étonnement stupide, et celle du barbier faisant une grimace qui exprimait non moins de curiosité que d’horreur. Il lui sembla aussi apercevoir le batelier à la jaquette verte.

Il n’eut pas le temps de faire d’autres remarques ; l’écuyer, accompagné de deux soldats de la garde, l’ayant fait entrer dans une barque, commença à remonter la rivière avec autant de rapidité que les bras de six rameurs vigoureux, luttant contre le courant, pouvaient en donner. Ils traversèrent la forêt de mâts qui, même alors, remplissait d’étonnement l’étranger, et lui donnait une haute idée du commerce de Londres, et furent bientôt près de ces murs noircis et de ces bastions écrasés où l’on aperçoit çà et là une pièce de canon, où se montre de temps à autre une sentinelle solitaire sous les armes, mais qui du reste rappellent fort peu l’extérieur redoutable et imposant d’une citadelle. Une voûte saillante et basse, qui vit passer plus d’une tête innocente et plus d’une tête coupable, couvrait déjà de son ombre épaisse la tête de Nigel. Le bateau vint aborder tout près des larges degrés que la rivière mouille de ses vagues oisives. Le gardien de service regarda du guichet, et parla un moment tout bas avec l’écuyer. Quelques minutes après arriva le lieutenant de la Tour, qui reçut et délivra une reconnaissance portant qu’on avait remis entre ses mains la personne de Nigel, lord de Glenvarloch.



CHAPITRE XXVIII.

LA TOUR DE LONDRES.


Ô tour de Jules César, éternel opprobre de Londres, témoin de tant de meurtres affreux, commis à la faveur des ténèbres !
Gray.


Telle est l’exclamation de Gray. Long-temps avant lui, Bandello[120] avait dit quelque chose de semblable, et le même sentiment, quelque forme qu’il ait prise, doit s’être présenté souvent à ceux qui, se rappelant le sort des autres captifs de cette prison mémorable, n’avaient peut-être que trop de raisons de redouter un semblable destin. Cette voûte sombre et ténébreuse qui, comme les portes de l’Enfer du Dante, semblait interdire toute espérance à ceux qui entraient ; les sourds accents de la voix des gardiens se murmurant quelques paroles ; les petites formalités observées pour ouvrir et fermer le guichet ; le salut réservé et contraint du lieutenant de la forteresse, qui témoigna au prisonnier cette politesse froide et mesurée, tribut que l’autorité daigne payer au décorum, tout frappa le cœur de Nigel, et le pénétra du triste sentiment de sa captivité.

« Je suis prisonnier ! » dit-il, et ces mots lui échappaient presque à son insu ; « je suis prisonnier, et dans la Tour ! »

Le lieutenant s’inclina en ajoutant : « Et il est de mon devoir de montrer à Votre Seigneurie la chambre qu’elle doit occuper ; je suis forcé d’ajouter que mes ordres m’obligent à vous tenir dans une captivité assez sévère… Je l’adoucirai autant que mon devoir me le permettra. »

Nigel se contenta de s’incliner à son tour en réponse à ce compliment, et suivit le lieutenant dans les anciens bâtiments situés du côté occidental de la cour d’honneur et contigus à la chapelle ; bâtiments qui servaient dans ce temps de prison d’État, et qui du nôtre servent de réfectoire aux officiers de la garde tour à tour de service dans cette forteresse. Les doubles portes furent ouvertes, le prisonnier monta quelques degrés, suivi du lieutenant et d’un gardien de première classe. Ils entrèrent dans un appartement vaste, mais bas, sombre, irrégulier et très-mesquinement meublé. Le gardien avait l’ordre d’y faire du feu, et d’obéir aux ordres de lord Glenvarloch, dans les choses compatibles avec son devoir. Là, le lieutenant prit congé de Nigel, après l’avoir salué et dit les mots d’usage pour exprimer à Sa Seigneurie l’espoir qu’elle ne resterait pas long-temps sous sa garde.

Nigel aurait bien voulu faire quelques questions au gardien qui était resté pour mettre l’appartement en ordre, mais cet homme avait pris l’esprit de son état. Il parut ne pas comprendre quelques-unes des questions du prisonnier, quoiqu’elles fussent du genre le plus simple, ne fit aucune réponse à d’autres, et, lorsqu’il se décida à parler, ce fut d’un ton bref et d’un air rechigné qui, sans être positivement de l’insolence, du moins n’était nullement fait pour encourager la conversation.

En conséquence, Nigel le laissa s’occuper de son ouvrage sans lui adresser la parole, et, pour se distraire, il entreprit la tâche mélancolique de déchiffrer les noms, sentences, vers et hiéroglyphes dont ses prédécesseurs en captivité avaient couvert les murs de leur prison. Là, il vit le nom de plus d’une victime oubliée à côté de ceux dont la mémoire sera conservée jusqu’à ce que l’histoire d’Angleterre elle-même périsse ; là, se trouvaient confondues les pieuses effusions tracées par le dévot catholique la veille du jour où il devait sceller à Tyburn sa profession de foi de tout son sang, et celles du ferme protestant sur le point d’alimenter les bûchers de Smith-Field. Là, la main délicate de l’infortunée Jeanne Grey, dont le sort devait arracher des larmes aux générations futures, contrastait avec la touche plus hardie qui grava si profondément sur ces murs l’ours et le drapeau déchiré, orgueilleux emblème des fiers Dudley. C’était comme le livre du prophète, des archives de douleur et de deuil, où l’on trouvait cependant quelques exclamations concises exprimant la résignation, et quelques sentences pleines de la plus courageuse fermeté.

Pendant que lord Glenvarlocb se livrait à cette triste occupation, il fut tout à coup interrompu par le bruit que fit en s’ouvrant la porte de sa chambre. C’était le gardien qui venait l’informer, par ordre du lieutenant de la Tour, que Sa Seigneurie allait avoir un camarade de prison. Nigel se hâta de répondre qu’il n’avait besoin de personne pour lui tenir compagnie, et préférait être seul ; mais le geôlier lui donna à entendre, avec sa politesse bourrue, que c’était au lieutenant de la Tour à décider comment ses prisonniers devaient être logés ; que d’ailleurs cet enfant ne le dérangerait guère, car c’était un jeune marmot qui valait tout au plus la peine qu’on tirât une clef sur lui. « Ici, Gilles, dit-il, amenez l’enfant. » Un autre porte-clefs fit entrer dans la chambre le jeune garçon, et les deux geôliers se retirant, on entendit le bruit des verrous et des chaînes, entraves redoutables à la liberté, qui retombaient sur nos deux prisonniers. Le jeune garçon était vêtu d’un habillement de drap gris très-fin, relevé par un galon d’argent. Il portait un manteau couleur de peau de buffle, garni pareillement ; son bonnet de velours noir, qui avait la forme d’un bonnet de chasse, était enfoncé sur ses yeux, et les longues boucles de ses cheveux, qui tombaient en profusion sur son visage, achevaient de cacher ses traits. Il restait attaché à l’endroit même où l’avait laissé le geôlier, à deux pas de la porte de la chambre, les yeux fixés sur la terre, et tremblant de tous ses membres de honte et de terreur. Nigel se serait fort bien passé de cette compagnie : mais il n’était pas dans son caractère de voir un être souffrant, qu’il le fût par les peines de l’âme ou du corps, sans chercher à lui procurer soulagement.

« Courage, dit-il, mon bel enfant ; il paraît que nous sommes destinés à être camarades pendant quelque temps… J’espère du moins que votre captivité sera courte, car vous êtes trop jeune pour avoir pu rien faire qui mérite une longue prison. Allons, allons, ne vous laissez pas abattre… Votre main est froide et tremblante, et cependant l’air est chaud aujourd’hui… Mais c’est sans doute l’humidité de cette chambre obscure : approchez-vous du feu… Eh quoi ! vous pleurez à chaudes larmes, mon petit homme ? Allons, je vous en prie, ne faites pas l’enfant ; quoique vous n’ayez pas encore de barbe à déshonorer par vos pleurs, cependant vous ne devriez pas verser des larmes comme une femme ; vous n’êtes sans doute renfermé que pour quelque tour d’écolier, et vous pouvez bien passer un jour ici sans vous désespérer. »

Le jeune garçon se laissa conduire près du feu, auprès duquel Nigel le fit asseoir ; mais, après être resté long-temps dans l’attitude qu’il avait prise en s’asseyant, il se mit tout à coup à se tordre les mains avec l’air de la douleur la plus amère ; puis, se couvrant la figure, il pleura si abondamment que les larmes s’échappaient par torrents à travers ses doigts délicats.

Nigel oublia en quelque sorte sa situation, dans le sentiment d’intérêt que fit naître en lui le profond désespoir auquel un être si jeune et si beau paraissait livré ; et, s’asseyant près de l’enfant, il tenta de calmer sa douleur par les expressions les plus consolantes, et en même temps par un geste caressant que la différence de leur âge rendait naturel ; il passa la main sur les longs cheveux du jeune affligé. Telle était la timidité de l’enfant, qu’à ce léger mouvement de familiarité, il tressaillit et voulut se reculer ; mais lorsque lord Glenvarloch, s’apercevant de sa confusion, et en ayant pitié, fut allé s’asseoir à l’autre coin de la cheminée, il eut l’air d’être plus à son aise, et écouta avec une apparence d’intérêt les raisonnements que de temps en temps Nigel lui adressait pour l’engager à modérer du moins la violence de sa douleur : en l’écoutant, les larmes de l’enfant, quoiqu’il continuât d’en verser en abondance, semblaient couler plus librement ; ses sanglots convulsifs se changèrent en soupirs étouffés, qui indiquaient autant de chagrin peut-être, mais moins d’alarme qu’il n’y en avait eu dans ses premiers transports.

« Dites-moi qui vous êtes, mon gentil garçon, dit Nigel. Regardez-moi comme un camarade qui désire vous obliger, si vous voulez lui en indiquer les moyens. — Monsieur… milord… voulais-je dire, » répondit l’enfant de la manière la plus timide, et si bas que Nigel l’entendait à peine, malgré le peu de distance qui les séparait, « vous êtes bien bon… et moi… je suis bien malheureux. »

De nouveaux torrents de pleurs l’interrompirent, et il fallut que lord Glenvarloch recommençât, par ses consolations et ses encouragements, à rendre un peu de calme à l’enfant, pour qu’il retrouvât la faculté de s’exprimer intelligiblement. À la fin cependant il parvint à dire : « Je sens toute votre bonté, milord, et j’en suis bien reconnaissant ; mais je suis un être bien malheureux ; et ce qui augmente mon malheur, c’est que je ne puis en accuser que moi seul. — Il est rare que nous soyons complètement malheureux, mon jeune ami, reprit Nigel, sans en être nous-mêmes plus ou moins responsables. J’ai, plus que tout autre, raison de parler ainsi, moi qui ne dois qu’à moi seul de me trouver dans cette prison… Mais vous… vous êtes si jeune, vous né pouvez encore avoir commis de grandes fautes. — Oh ! monsieur, je voudrais qu’il en fût ainsi ! mais j’ai été volontaire, obstiné, imprudent, indomptable… et maintenant, oh ! combien je paie cher mon entêtement et ma folie ! — Bah ! mon enfant, répondit Nigel, il ne peut être question dans tout ceci que de quelque espièglerie… Vous aurez échappé à vos maîtres, peut-être, et fait l’école buissonnière… Et cependant, comment une escapade de ce genre aurait-elle pu vous conduire à la Tour… Il y a un mystère en vous, jeune homme, que je veux approfondir. — En vérité, milord, je vous assure que je n’ai pas fait de mal, » dit l’enfant, sur lequel ces derniers mots, dont il paraissait fort alarmé, semblaient avoir eu plus d’effet pour le disposer à un aveu, que toutes les prières et les raisonnements pleins de bienveillance que Nigel venait de lui adresser. « Je suis innocent… c’est-à-dire, j’ai bien fait une faute ; mais elle ne méritait pas de me faire renfermer dans cette effrayante prison. — Dites-moi la vérité alors, » reprit Nigel d’un ton où l’autorité se mêlait à la douceur, « vous n’avez rien à craindre de moi, et peu de chose peut-être à en espérer ; cependant, dans la situation où je me trouve, je voudrais savoir à qui je parle. — À un malheureux enfant, monsieur, à un enfant rebelle, comme disait Votre Seigneurie, » reprit le jeune garçon en levant les yeux et montrant un visage sur lequel l’incarnat et la pâleur se succédaient alternativement, suivant que dominait le crainte ou la honte dont il était tour à tour agité. « J’ai quitté la maison de mon père sans permission, pour voir chasser le roi dans le parc de Greenwich… Il s’est élevé un cri de trahison, et toutes les portes se sont fermées… J’ai eu peur, et me suis caché dans un taillis… Là, j’ai été découvert par des gardes du bois, qui m’ont examiné… Ils ont trouvé que je ne leur répondais pas d’une manière satisfaisante… et on m’a envoyé ici. — Je suis un être bien malheureux, » dit lord Glenvarloch en se levant et marchant dans l’appartement ; « personne ne m’approche sans éprouver l’influence de mon triste sort… la mort et la prison poursuivent mes pas et atteignent tout ce qui m’entoure… Cependant il y a quelque chose d’étrange dans l’histoire de cet enfant… Vous dites que vous avez été interrogé, mon petit ami ?… Dites-moi, je vous prie, si vous avez déclaré votre nom et par quel moyen vous étiez entré dans le parc… Dans ce cas, comment aurait-on pu vous retenir ? — Ô milord ! s’écria l’enfant, je me suis bien gardé de dire le nom de l’ami qui m’a fait entrer ; et, quant à mon père, ô Dieu ! je ne voudrais pas qu’il sût où je suis pour toutes les richesses de Londres. — Mais vous ne pouvez pas vous attendre à être relâché, reprit Nigel, que vous n’ayez fait connaître qui vous êtes. — Que leur en reviendra-t-il de garder un être aussi inutile que moi ? dit l’enfant… Ils me laisseront aller, ne fût-ce que par respect humain. — Ne vous fiez pas à cela ; dites-moi votre nom et votre qualité, et je les communiquerai au lieutenant de la Tour. C’est un gentilhomme et un homme d’honneur, et non seulement il vous rendra la liberté, mais je n’ai aucun doute qu’il n’intercède pour vous auprès de votre père. Je suis dans l’obligation de vous aider à sortir de cet embarras autant que mes faibles moyens me le permettent, puisque c’est moi qui ai causé l’alarme d’où provient votre arrestation… Ainsi, dites-moi votre nom et celui de votre père. — Vous dire mon nom, à vous ? oh ! jamais, jamais ! » répondit l’enfant avec une profonde émotion que Nigel ne sut à quoi attribuer.

« Est-ce parce que je suis prisonnier sous le poids d’une grave accusation que vous me craignez ainsi, jeune homme ? demanda Nigel ; mais songez qu’un homme peut se trouver dans cette position sans mériter la captivité ni le soupçon. Pourquoi vous méfieriez-vous de moi ? Vous semblez être livré à l’abandon, et sur ce point il y a tant de rapports entre nous, que je ne puis songer à ma situation sans compatir en même temps à la vôtre. Ayez un peu de raison… Je vous ai exprimé l’intérêt que vous m’inspirez, mes actions ne démentiront pas mes paroles. — Oh ! je n’en doute pas, je n’en doute pas, milord, répliqua l’enfant, et je suis bien convaincu que je pourrais me fier en toute sûreté à votre honneur… mais… je suis cruellement combattu… J’ai été si imprudent… si téméraire… que je n’aurai jamais le courage de vous avouer ma folie… D’ailleurs j’en ai déjà trop dit à quelqu’un dont je me flattais d’avoir touché le cœur… et pourtant je suis ici…

— À qui avez-vous fait cet aveu, mon petit ami ? demanda Nigel.

— Je n’ose le dire, répondit le jeune homme. — Il y a en vous quelque chose d’étrange, mon jeune ami, » dit lord Glenvarloch écartant avec un léger degré de force la main dont le jeune garçon s’était encore une fois couvert les yeux. « Ne vous tourmentez pas à force de penser à votre situation… Votre pouls est agité et votre main brûlante… Étendez-vous sur ce lit, et tâchez d’y trouver quelque repos… c’est le meilleur moyen d’éloigner les chimères dont vous fatiguez votre imagination. — Je vous remercie de ce conseil et de l’intérêt que vous me témoignez, milord, dit l’enfant ; mais, avec votre permission, je préfère rester tranquillement assis sur cette chaise… je suis mieux là que sur le lit… je puis réfléchir sans distraction à ce que j’ai fait et à ce qui me reste à faire ; et si Dieu envoie le sommeil à un être épuisé de fatigues et de soucis, il le recevra comme la plus grande grâce qu’il puisse obtenir.

En parlant ainsi, l’enfant dégagea sa main de celle de lord Glenvarloch, et, s’enveloppant jusqu’à la figure dans les plis de son large manteau, il parut se livrer à la méditation ou au sommeil, tandis que son compagnon, malgré les scènes fatigantes du jour et de la veille, continuait d’arpenter l’appartement, plongé dans ses réflexions.

Tout lecteur peut avoir remarqué qu’il y a des circonstances où l’homme, bien loin de pouvoir maîtriser les événements qui l’entourent, est même incapable de conserver aucun empire sur ses pensées vagabondes et capricieuses. Nigel désirait naturellement réfléchir avec calme sur sa situation, et se déterminer au parti qu’il lui convenait le mieux de suivre comme homme de sens et de courage ; et cependant malgré lui, et malgré la préoccupation qu’aurait dû lui causer exclusivement la situation critique où il se trouvait, la position de son jeune camarade occupa sa pensée bien plus que la sienne. Il lui était impossible d’expliquer cet écart de son imagination, et plus impossible encore d’y résister. Les accents plaintifs de la voix la plus douce qu’il eût jamais entendue retentissaient à son oreille, quoique le sommeil parût avoir enchaîné la langue qui les proférait. Il s’approcha sur la pointe du pied pour s’assurer qu’il en était ainsi. Les plis de son manteau cachaient entièrement la partie inférieure de la figure du jeune homme, mais le bonnet de velours, qui était tombé un peu de côté, laissait voir son front, où se dessinaient de belles veines bleues, et ses yeux fermés et garnis de longues paupières soyeuses.

« Pauvre enfant ! » se dit Nigel à lui-même en le regardant ainsi enveloppé dans les plis de son manteau, « tes paupières sont encore humides de larmes, et, fatigué de pleurer, tu t’es endormi ! Le chagrin est un maître bien dur pour un être si jeune et si délicat… Puisse ton sommeil être paisible ! je ne veux pas le troubler… Mes propres infortunes réclament toute mon attention, et c’est d’elles que je dois m’occuper. »

Il essaya de le faire ; mais il en fut distrait, à chaque instant par des conjectures qui vinrent encore malgré lui se glisser dans son esprit, et qui toutes avaient plus de rapport à l’enfant endormi qu’à son propre sort. Il s’irrita contre lui-même, et se reprocha de se laisser ainsi dominer par un intérêt si impérieux pour quelqu’un dont il ne savait rien, sinon qu’il lui avait été imposé pour compagnon ; c’était peut-être même un espion… Mais en dépit de cette réflexion, il ne put dissiper le charme qui l’obsédait, et les pensées qu’il s’efforçait de chasser revinrent continuellement l’assaillir.

Ainsi se passa un peu plus d’une demi-heure, au bout de laquelle le bruit peu harmonieux des verrous qu’on tirait se fit encore entendre, et la voix du geôlier annonça qu’un homme désirait parler à lord Glenvarloch. « Un homme qui veut me parler ! dans ma position ! que peut-il être ? » John Christie, son ancien hôte du quai Saint-Paul, vint mettre un terme à son incertitude en se présentant devant lui. « Eh ! bonjour, mon digne hôte ! — Soyez le bienvenu, s’écria lord Glenvarloch. Comment aurais-je pu penser que je devais vous revoir dans cet étroit logement ? » et en même temps, avec toute la franchise d’une ancienne amitié, il s’approcha pour lui offrir la main ; mais John se recula en tressaillant, comme s’il eût voulu se soustraire au regard d’un serpent.

« Faites-moi grâce de vos politesses, milord, répondit-il d’un ton bourru ; « j’en ai déjà eu assez pour vous dispenser du reste pendant toute ma vie. — Comment donc, maître Christie, que veut dire cela ? j’espère que je ne vous ai pas offensé ? — Ne me faites aucune question, milord, » dit Christie brusquement, — « je suis un homme pacifique : je ne viens pas vous chercher querelle dans le lieu où les circonstances vous ont amené. Imaginez-vous seulement que je suis bien instruit de toutes les obligations que j’ai à Votre Honneur, et apprenez-moi, en aussi peu de mots que possible, où est cette malheureuse femme ; qu’en avez-vous fait ? — Ce que j’en ai fait ? fait de qui ? je ne sais pas de quoi vous voulez parler. — Oui, oui, milord, efforcez-vous de jouer la surprise ; cela n’empêche pas que vous ne deviez fort bien savoir que je veux parler de la pauvre insensée qui fut ma femme jusqu’au jour où elle devint la maîtresse de Votre Seigneurie. — Votre femme ? Est-ce que votre femme vous aurait quitté ? Et dans ce cas, est-ce à moi que vous devez la redemander ? — Oui, milord, quelque singulier que cela puisse paraître, » répondit Christie, du ton d’une ironie amère et avec une espèce de sourire qui formait un étrange contraste avec l’altération de ses traits, la colère qui étincelait dans ses yeux et l’écume qui couvrait ses lèvres ; « oui, je viens la redemander à Votre Seigneurie… Sans doute vous vous étonnez que je m’en inquiète encore, et je ne pourrais vous le faire comprendre, car les grands et les petits ont une manière de penser tout à fait différente ; mais elle a reposé sur mon sein et bu dans ma coupe, et telle qu’elle est, je ne puis l’oublier… Si je ne dois jamais la revoir, je ne puis du moins la laisser mourir de faim, ou la mettre dans le cas de faire pis pour gagner son pain, quoique Votre Seigneurie pense à coup sûr que la détourner d’une telle route, c’est faire un vol au public. — Sur la foi d’un chrétien et sur l’honneur d’un gentilhomme, dit lord Glenvarloch, s’il est arrivé quelque malheur à votre femme, j’y suis complètement étranger, et je prie Dieu que vous vous trompiez autant en lui attribuant une telle erreur que vous vous méprenez en m’en supposant complice. — Fi ! fi ! milord, répliqua Christie, à quoi bon prendre tant de peine ? Ce n’est que la femme d’un vieux marchand de chandelles qui a été assez imbécile pour épouser une fille qui avait vingt ans de moins que lui. Votre Seigneurie ne peut en retirer plus de gloire qu’elle n’en a déjà obtenu ; et quant au plaisir qui vous en revient, je crois que dame Nelly a cessé d’être nécessaire à votre satisfaction. Je serais très-fâché d’interrompre le cours de vos jouissances ; un vieux cornard doit être plus accommodant : mais Votre respectable Seigneurie étant maintenant claquemurée dans ce lieu avec d’autres sujets précieux du royaume, je ne suppose pas que dame Nelly soit admise plus long-temps à servir à vos plaisirs. » Ici le mari courroucé balbutia, abandonna le ton d’ironie qu’il avait pris, et frappant le plancher de son bâton : « Oh ! pourquoi, s’écria-t-il, ces membres qui auraient dû être rompus le jour où vous avez passé le seuil de mon honnête maison, pourquoi ne sont-ils pas libres des fers qu’ils ont si bien mérités ? je vous laisserais l’avantage de votre jeunesse et de vos armes, et voudrais que le diable prît mon âme, si, avec ce bâton, je ne tirais pas de vous une vengeance faite pour servir d’exemple à tous les ingrats et flagorneurs de courtisans, et pour faire passer en proverbe de quelle manière John Christie étrilla le galant de sa femme. — Je ne puis m’expliquer votre insolence, dit Nigel ; mais je vous la pardonne, parce que je vous vois trompé par quelque méprise. Je n’ai mérité en aucune façon la violente accusation dont vous me chargez. Vous semblez m’imputer la séduction de votre femme ; j’aime à croire qu’elle est innocente ; en ce qui me concerne, du moins, elle est chaste comme un ange bienheureux. Je n’ai jamais formé sur elle une pensée coupable ; je ne lui ai jamais touché la main ou la joue, si ce n’est par un sentiment de politesse où il n’entrait rien que d’honorable. — Oh ! oui, par politesse, c’est précisément cela ; elle a toujours loué l’honorable politesse de Votre Seigneurie : vous m’avez joué tous les deux avec cette politesse-là. Milord, milord ! quand vous êtes venu chez moi, vous n’étiez pas très-fortuné, vous le savez… ce ne fut pas pour l’appât du gain que je vous reçus avec votre espèce d’écuyer, votre don Diego, sous mon humble toit. Je me souciais fort peu que le petit appartement fût loué ou non ; je n’avais pas besoin de cela pour vivre. Si vous n’eussiez pas eu le moyen de le payer, je ne vous aurais jamais rien demandé. Tout le monde sur le quai sait que John Christie a la faculté et le désir d’obliger. Lorsque vous avez touché pour la première fois le seuil de ma demeure, j’étais aussi heureux que peut l’être un homme qui n’est plus jeune et qui a des rhumatismes. Nelly était la meilleure des femmes, et toujours de bonne humeur… Nous pouvions bien avoir de temps en temps quelques paroles au sujet d’un ruban ou d’une robe ; mais, au total, il n’y avait pas un plus excellent naturel que le sien, ni une ménagère de son âge plus soigneuse et plus attentive… Et qu’est-elle maintenant ? Pourtant, je ne serai pas assez sot pour en pleurer, si je puis faire autrement… D’ailleurs, il ne s’agit pas de savoir ce qu’elle est, mais où elle est, et c’est ce que je dois maintenant savoir de vous, monsieur ! — Comment cela est-il possible, quand je vous dis, reprit Nigel, que je l’ignore autant et même plus que vous ? Jusqu’à ce moment, je n’ai jamais entendu parler d’aucune mésintelligence entre votre femme et vous. — C’est un mensonge, » dit brusquement John Christie.

« Eh quoi ! misérable lâche ! s’écria lord Glenvarloch, osez-vous abuser de ma situation pour m’insulter ? Si ce n’était que je vous regarde comme fou, et que votre folie me semble être le résultat de quelque outrage, tout désarmé que je suis, vous n’échapperiez pas à mon ressentiment, je vous ferais sauter la cervelle contre cette muraille. — Oui, oui, faites le tapageur tant qu’il vous plaira, répondit Christie ; vous avez fréquenté les Ordinaires, et vous avez été dans l’Alsace, où vous avez appris le jargon des spadassins et des fanfarons. Mais, je le répète, vous avez dit une fausseté en niant que vous connussiez la faute de ma femme ; car lorsque vos camarades de débauche vous plaisantaient à cet égard, Votre Seigneurie s’en amusait le premier, et ne repoussant en aucune façon l’honneur qu’ils lui attribuaient, se faisait auprès d’eux un mérite de sa galanterie et de sa reconnaissance. »

Il y avait dans cette partie de l’accusation un mélange de vérité qui déconcerta extrêmement lord Glenvarloch ; car il ne pouvait pas, comme homme d’honneur, nier que lord Dalgarno et d’autres personnes ne l’eussent quelquefois plaisanté au sujet de dame Nelly ; quoiqu’il ne se fût pas montré tout à fait le fanfaron des vices qu’il n’avait pas, cependant il sentait qu’il s’était défendu trop faiblement contre le soupçon d’un crime qui, aux yeux de ses amis, devait augmenter sa considération. Ce fut donc avec quelque hésitation et d’un ton plus humble qu’il confessa avoir entendu en effet quelques plaisanteries insignifiantes sur cette supposition, quoiqu’elle n’eût aucune apparence de vérité… John Christie ne voulut pas prêter plus long-temps l’oreille à sa justification.

« Vous convenez, dit-il, que vous avez permis qu’on fît en plaisantant des mensonges sur ce sujet ; comment puis-je savoir que vous dites la vérité, maintenant que vous êtes sérieux ? Vous pensiez sans doute que c’était une belle chose que de vous donner la réputation d’avoir déshonoré une honnête famille… Qui ne pensera que vos lâches bravades avaient un fondement de vérité ? Moi, d’abord, tout le premier, je vous en préviens ; c’est pourquoi, milord, écoutez-moi : vous êtes vous-même en ce moment dans l’embarras et le malheur ; par l’espoir que vous avez d’en sortir heureusement, et de sauver vos jours et vos biens, dites-moi où est cette malheureuse ; dites-le-moi, si vous espérez dans le ciel, si vous redoutez l’enfer, si vous voulez éviter que la malédiction d’une femme entièrement perdue et d’un homme que vous avez réduit au désespoir, vous poursuive pendant votre vie, et vous accuse après votre mort. Vous êtes ému, milord, je le vois ; je ne puis oublier le mal que vous m’avez fait, je ne puis même promettre de le pardonner… mais dites-moi où elle est, et vous ne me reverrez plus, et vous n’entendrez plus de ma part aucun reproche. — Homme malheureux ! répondit lord Glenvarloch, vous en avez dit assez et plus qu’il n’en fallait pour m’émouvoir. Si j’étais en liberté, je vous prêterais tout mon secours pour découvrir celui qui vous a fait cet outrage, d’autant plus que, du moins je le soupçonne, ce fut moi qui, en logeant dans votre maison, y amenai indirectement le séducteur. — Je suis bien aise que Votre Seigneurie convienne au moins de cela, » dit John Christie en reprenant le ton de raillerie amère avec lequel il avait commencé cette étrange conversation. « Je vous épargnerai mes représentations et mes reproches : votre parti est pris, et le mien l’est aussi… Holà ! gardien ! » Le gardien entra, et John continua : « Faites-moi sortir, l’ami, et veillez bien sur votre prisonnier… Il vaudrait mieux que la moitié des animaux sauvages qui sont là-bas dans leurs cages fussent lâchés sur Tower-Hill, que de laisser rentrer dans la société des honnêtes gens ce galant à figure douce et à langue dorée. »

En parlant ainsi, il quitta brusquement l’appartement, et Nigel eut tout le loisir de gémir sur la bizarrerie de son sort, qui semblait ne pas se lasser de le persécuter pour des fautes qu’il n’avait pas commises, et de l’entourer des apparences de crimes qu’il avait en horreur. Il ne put cependant s’empêcher de reconnaître en lui-même qu’il avait en partie mérité le chagrin que lui causait l’accusation de Christie, en laissant croire, par vanité, ou plutôt par la crainte du ridicule, qu’il était capable de violer les lois de l’honneur et de l’hospitalité, parce que des écervelés et des sots ne voyaient là-dedans qu’une affaire de galanterie. Le souvenir de ce que Richie lui avait dit, que les jeunes gens de l’Ordinaire se moquaient de lui derrière son dos comme se donnant la réputation d’une intrigue qu’il n’osait réellement pas entreprendre, ne mit aucun baume sur sa blessure. En un mot, son peu de franchise et de courage dans cette occasion l’exposait, d’un côté, à passer pour un fanfaron, et à être raillé comme tel par les jeunes libertins auprès desquels la réalité de cette intrigue lui aurait fait honneur ; tandis que, de l’autre, il était flétri du nom de lâche séducteur par un mari outragé, obstiné à voir en lui le coupable.


CHAPITRE XXIX.

DÉGUISEMENT DÉCOUVERT.


Que deviendrait l’homme sur qui les gens de bien ne peuvent plus porter que des regards de blâme et de dédain, si la charité chrétienne ne nous avait appris que celui qui mérite le plus le mépris et la haine est digne aussi de toute notre pitié ?
Vieille Comédie.


On aurait pu croire que la visite de John Christie aurait entièrement détourné l’attention de Nigel de son jeune compagnon ; et effectivement, tel fut l’effet que produisirent d’abord les réflexions que cette circonstance amena : cependant, quelques moments après le départ de Christie, lord Glenvarloch commença à trouver extraordinaire que l’enfant eût dormi d’un sommeil si profond pendant qu’on parlait si haut à ses oreilles ; pourtant il ne paraissait pas s’être réveillé. Était-il malade ? ou feignait-il de dormir ? Il s’approcha de lui pour s’en assurer, et remarqua qu’il avait pleuré, et pleurait encore, quoiqu’il eût les yeux fermés. Il le toucha doucement sur l’épaule : l’enfant tressaillit, mais ne s’éveilla pas ; il le secoua plus fort, et lui demanda s’il dormait.

« Est-ce l’usage de votre pays d’éveiller les gens pour s’assurer s’ils dorment ou non ? » demanda l’enfant d’un ton impatient.

« Non, mon petit ami, répondit Nigel ; mais quand ils pleurent en dormant, comme vous le faites, on les réveille pour leur demander ce qu’ils ont. — Ce que j’ai n’importe guère à personne, reprit l’enfant. — Cela se peut, dit lord Glenvarloch ; mais avant de vous endormir vous saviez le peu de moyens que j’avais de vous être utile, et néanmoins vous paraissiez disposé à mettre quelque confiance en moi. — S’il en était ainsi, j’ai changé d’avis. — Et qui peut avoir occasionné ce changement d’avis ? Il y a des gens qui ont la faculté de parler en dormant ; peut-être avez-vous celle d’entendre ? — Non ; mais le patriarche Joseph ne fit jamais de rêves plus vrais que les miens. — Vraiment ! et dites-moi, je vous prie, quel rêve vous avez pu faire qui m’ait enlevé la bonne opinion que vous aviez de moi ? car voilà, je pense, quelle en est la conclusion. — Vous en jugerez vous-même, répondit l’enfant… Je rêvais que j’étais dans une forêt sauvage qui retentissait de l’aboiement des chiens et des sons du cor, tout comme ce que j’ai entendu ce matin. — Cela vient d’avoir été ce matin dans le parc, enfant que vous êtes. — Attendez, milord : mon rêve continuait de la sorte, quand, à l’entrée d’une large allée de verdure, je vis un noble cerf tombé dans le piège, je pensai que c’était ce même cerf que l’on poursuivait, et que, si la chasse arrivait, les chiens le mettraient en pièces, et les chasseurs lui couperaient la gorge… J’eus pitié du pauvre cerf ; et quoique je fusse d’une autre espèce que lui, et qu’il m’inspirât même quelque frayeur, je résolus de risquer quelque chose pour sauver un si majestueux animal… Je tirai donc mon couteau ; et comme je commençais à couper les mailles du filet, l’animal s’élança sur moi sous la forme d’un tigre plus grand et plus féroce qu’aucun de ceux que vous avez pu voir à la ménagerie des bêtes sauvages, et il était sur le point de me déchirer les membres quand vous m’avez éveillé. — Il me semble que je méritais d’autres remercîments pour vous avoir délivré d’un tel danger en vous éveillant ; mais, mon cher enfant, je ne vois pas dans toute cette histoire d’un tigre et d’un cerf un grand rapport avec votre changement d’humeur à mon égard. — Je ne sais si elle en a ou non ; mais ce qu’il y a de sûr, c’est que je ne vous dirai pas qui je suis. — Eh bien donc, gardez votre secret, jeune obstiné que vous êtes, « dit Nigel en le laissant, et recommençant à se promener dans la chambre ; puis s’arrêtant tout à coup, il ajouta : » Et cependant vous ne m’échapperez pas sans savoir que j’ai pénétré votre secret. — Mon secret, » dit le jeune homme avec un mélange de crainte et d’irritation ; « que voulez-vous dire, milord ? — Seulement que je puis expliquer votre rêve sans l’aide d’un interprète chaldéen ; et voici comment je le fais… c’est que mon gentil compagnon ne porte pas les habits de son sexe. — Et quand il en serait ainsi, milord ? » s’écria l’inconnu en se levant à la hâte, et s’enveloppant des plis de son manteau : l’habit que je porte, tel qu’il est, couvre une personne qui ne le déshonorera pas. — Il y a des gens qui appelleraient cela un véritable défi, » dit lord Glenvarloch en la regardant fixement ; « mais les femmes n’empruntent pas les habits des hommes dans le dessein de se servir de leurs armes. — Ce n’est pas mon dessein, » répliqua le jeune homme supposé ; « j’ai d’autres moyens de protection, mais je désire savoir d’abord quelles sont vos intentions. — Elles sont honorables, et vous pouvez compter sur mon respect, répondit lord Glenvarloch. Quels que soient votre nom et le motif qui vous a placée dans une situation équivoque, je suis convaincu, et il n’y a pas une de vos paroles, un de vos gestes, qui ne le fasse sentir davantage que vous n’êtes pas faite pour être l’objet d’importunités offensantes, encore bien moins pour justifier un manque d’égards. J’ignore quelles sont les circonstances qui ont pu vous entraîner dans cette position délicate ; mais je suis convaincu qu’il ne peut y avoir de votre part des torts assez graves pour mériter de froides insultes… Vous n’avez rien à craindre de moi. — Je n’en attendais pas moins de votre honneur, milord, reprit la jeune femme. L’aventure qui m’a conduite ici tient, je l’avoue, à une entreprise bien folle et bien désespérée, quoique je ne sois pas aussi dénuée de protection, et que ma situation puisse s’expliquer d’une manière moins choquante que ma présence ici, sous cet étrange déguisement, ne peut le faire supposer. J’ai assez et trop souffert de la seule honte d’être vue sous cet humiliant costume, et des conjectures que vous devez nécessairement avoir formées sur ma conduite ; mais je remercie Dieu du moins de m’avoir accordé une protection telle que je n’aurais pu être insultée sans en obtenir vengeance. »

Cette singulière explication en était là quand le geôlier parut, et servit à lord Glenvarloch un repas qui, dans sa situation actuelle, pouvait être regardé comme bon, et qui, s’il n’approchait pas de la cuisine du célèbre chevalier Beaujeu, était très supérieur en propreté, ainsi qu’en qualité, à celui qu’il avait fait dans l’Alsace. Un des gardes resta présent pour servir, et fit signe à la jeune femme déguisée de se lever pour l’aider dans son service ; mais Nigel déclara qu’il connaissait la famille de ce jeune page, et exigea que sa compagne se mît à table avec lui. Elle y consentit avec une espèce d’embarras qui rendit ses jolis traits encore plus intéressants ; cependant, elle conserva à table cette grâce naturelle et ces habitudes de la bonne compagnie qui annoncent l’éducation et le savoir-vivre. Nigel, soit qu’il fût déjà prévenu en sa faveur par les circonstances extraordinaires qui les avaient rassemblés, soit qu’il jugeât sans partialité d’après ce qu’il voyait réellement, pensa qu’il n’avait jamais vu une jeune personne observer aussi bien les convenances, conservant une simplicité si ingénue ; tandis que le sentiment de son étrange situation donnait une teinte particulière à sa manière d’être ; on n’y voyait dominer ni une politesse réservée, ni une gracieuse aisance, ni un timide embarras, mais elle se composait de ces diverses nuances, et en offrait tour à tour le caractère. On apporta du vin, dont aucune instance ne put la décider à goûter. Leur conversation, en présence du garde, se trouva naturellement bornée aux lieux communs relatifs au dîner ; mais Nigel, long-temps avant qu’on eût enlevé la nappe, avait résolu de chercher à découvrir l’histoire de cette jeune personne, d’autant plus qu’il commençait à penser que ses traits et le son de sa voix ne lui étaient pas aussi étrangers qu’il l’avait cru d’abord. Ce ne fut cependant qu’à force de réflexions qu’il se livra à cette conviction, et par suite de plusieurs circonstances qui survinrent pendant le dîner.

À la fin du repas, tandis que lord Glenvarloch réfléchissait à la manière dont il pourrait entamer la conversation sur le sujet qu’il désirait traiter, le geôlier lui annonça une visite.

« Hem ! » dit Nigel un peu contrarié, « je vois qu’une prison n’est pas un refuge contre les visites importunes. »

Il se prépara cependant à recevoir sa visite, tandis que sa compagne alarmée se réfugia dans le grand fauteuil, en forme de dormeuse, qui lui avait déjà servi d’asile, s’enveloppa dans son manteau, et s’arrangea de manière à éviter, autant que possible, d’être remarquée. Elle avait à peine fait ses dispositions à cet égard, que la porte s’ouvrit, et le digne George Heriot entra dans la chambre.

Il jeta autour de l’appartement ce coup d’œil vif et observateur qui lui était ordinaire, et s’avança vers Nigel en lui disant : « Milord, je voudrais pouvoir dire que je suis heureux de vous voir. — La vue des malheureux est rarement un bonheur pour ceux qui sont leurs amis, maître Heriot… mais du moins, moi, je suis heureux de vous voir.

Il lui tendit la main ; mais Heriot s’inclina avec beaucoup de cérémonie, au lieu d’accueillir une politesse qui, dans ces temps où la distinction des rangs était maintenue par tant de formes et d’étiquette, était considérée comme une faveur distinguée.

« Vous avez quelque chose contre moi, maître Heriot, » dit en rougissant lord Glenvarloch ; car il ne se laissait pas imposer par ces démonstrations de cérémonie et de respect.

« En aucune façon, milord, reprit Heriot ; mais j’ai été en France, et j’ai jugé à propos d’importer, avec quelques autres articles plus substantiels, un petit échantillon de cette politesse pour laquelle les Français sont si renommés. — Il n’est pas aimable à vous, dit Nigel, de vous en servir d’abord avec un ancien ami, et qui est de plus votre obligé. »

Heriot ne répondit à cette observation que par une petite toux sèche, et puis continua :

« Hem ! hem ! dis-je, hem ! Milord, comme il est possible que ma politesse française ne me mène pas loin, je voudrais savoir véritablement si je dois parler en ami, puisque Votre Seigneurie daigne me donner ce nom, ou si je dois, comme il convient à ma condition, me borner à traiter l’affaire indispensable qui m’amène ici. — Parler comme un ami ! certainement, maître Heriot… Je vois que vous avez adopté en grande partie, sinon entièrement, les préjugés défavorables qu’on a cherché à répandre sur mon compte… Parlez librement et sans réserve… J’avouerai du moins avec franchise les torts que j’ai réellement. — Et j’espère aussi, milord, que vous chercherez à les réparer. — Autant qu’il est en mon pouvoir de le faire, assurément. — Ah ! milord, voilà une restriction aussi triste qu’elle est inévitable ; combien ne voyons-nous pas tous les jours d’individus commettre légèrement cent fois plus de mal qu’il ne sera en leur pouvoir d’en réparer envers la société et ceux qui en sont devenus victimes ! Mais nous ne sommes pas seuls ici, » dit-il en souriant et jetant un regard pénétrant sur la jeune femme déguisée, qui, malgré tous ses efforts pour se soustraire à son observation, n’avait pu lui échapper. Plus soigneux d’empêcher qu’elle ne fût découverte que de tenir ses propres affaires cachées, Nigel se hâta de dire :

« C’est un page qui est à mon service ; vous pouvez parler librement devant lui ; il vient de France, et n’entend pas l’anglais. — Vous m’assurez donc que je puis parler librement, » reprit Heriot après avoir jeté un second coup d’œil sur le fauteuil ; « mais je crains que mes paroles ne soient plus franches qu’agréables… — Continuez, monsieur ; je vous ai dit que je savais supporter le reproche. — En un mot, milord, pourquoi vous trouvé-je ici, sous le poids d’accusations faites pour flétrir un nom illustré par des siècles de vertus ? — Vous me trouvez ici, parce que ma première erreur fut de vouloir être plus sage que mon père. — C’était chose difficile, milord : votre père avait la réputation d’être l’un des hommes les plus sages et les plus braves de l’Écosse. — Il m’avait recommandé d’éviter le jeu ; et j’ai cru pouvoir me permettre de modifier cette injonction en réglant mon jeu d’après ma prudence, mes moyens et mon bonheur. — Je comprends ; ce fut un sentiment de présomption auquel vint ensuite se joindre le désir du gain… Vous espériez pouvoir toucher de la poix sans que vos doigts en fussent souillés… Eh bien ! milord, il est inutile de m’en dire davantage sur ce point, car j’ai appris avec un vif regret combien cette conduite avait porté atteinte à votre réputation. Quant à votre seconde erreur, je vous la rappellerai sans scrupule… Milord ! milord ! quels que fussent les torts de lord Dalgarno à votre égard, le fils d’un tel père aurait dû être un objet sacré pour vous. — Vous parlez de sang-froid, maître Heriot ; moi j’étais exaspéré par mille outrages dont il m’avait accablé sous le masque de l’amitié. — C’est-à-dire qu’il avait donné de mauvais conseils à Votre Seigneurie ; et que vous, milord… — Je fus assez fou pour les suivre, interrompit Nigel. Mais nous laisserons cela de côté, s’il vous plaît, Maître Heriot. Les gens d’un certain âge et les jeunes gens, les hommes d’épée et ceux qui se livrent à des professions paisibles, ont toujours pensé et penseront toujours différemment sur ce sujet. — Je conviens de cette différence d’opinions entre un jeune lord et un vieil orfèvre… Cependant vous auriez dû avoir plus de patience par égard pour lord Huntinglen, et plus de prudence dans votre propre intérêt, en supposant que votre querelle fût juste. — Je vous prie de vouloir bien passer à quelqu’autre accusation. — Je ne suis pas votre accusateur, milord ; mais j’espère que votre cœur vous a déjà reproché amèrement la manière outrageante dont vous avez violé les devoirs de l’hospitalité envers votre ancien hôte. — Si j’avais été coupable du crime dont vous parlez, si j’y avais été entraîné par un moment de tentation, le repentir le plus amer n’aurait pas tardé à le suivre… Mais je ne suis pas le séducteur de cette malheureuse femme… Il y a une heure, j’ignorais encore qu’elle se fût détournée de son devoir. — Allons donc, milord ! » dit Heriot avec un peu de sévérité, « ceci ressemble trop à de l’affectation. Je sais qu’il y a parmi la jeunesse de notre temps une nouvelle morale au sujet de l’adultère comme de l’homicide… J’aimerais mieux vous entendre parler de corriger le Décalogue, et d’y substituer des peines plus légères en faveur des ordres privilégiés ; je le préférerais, dis-je, à vous entendre nier un fait dont on sait que vous vous êtes glorifié. — M’en glorifier ! jamais ! Il était impossible que je pusse tirer vanité d’une chose semblable ; mais pouvais-je empêcher de jeunes écervelés à la langue légère de faire des suppositions ? — Vous auriez bien su leur fermer la bouche, milord, s’ils avaient dit de vous quelque chose qui eût choqué vos oreilles et qui n’eût pas été fondé sur la vérité. Allons, milord, rappelez-vous la promesse que vous m’avez faite d’être sincère : un aveu, en semblable cas, est déjà un commencement de réparation. Je conviendrai que vous êtes jeune, que cette femme est jolie, et même, à ce que j’ai remarqué, un peu légère. Apprenez-moi où elle est. Son bonhomme de mari a encore quelque compassion d’elle ; il veut la mettre à l’abri de l’infamie, et peut-être même, avec le temps, la reprendra-t-il ; car nous sommes une bonne espèce de gens, nous autres marchands. Ne cherchez pas, milord, à imiter ceux qui font le mal pour le plaisir de le faire… c’est le pire attribut du démon lui-même. — Vos sévères remontrances me rendront fou : elles ont une apparence de sens et de raison ; et cependant c’est insister positivement pour que je vous apprenne une chose dont je n’ai pas la moindre connaissance. — Fort bien, milord » ; répondit froidement Heriot. « Vous avez sans doute le droit de garder votre secret, de quelque nature qu’il soit ; mais, puisque c’est si vainement que je vous parle sur ce point, nous ferons mieux de nous occuper d’affaires. Cependant il me semble voir apparaître l’image de votre père qui m’engage à continuer. — Comme il vous plaira, monsieur ; je ne chercherai pas à offrir d’autre garantie à celui qui doute de ma parole. — Eh bien ! milord, j’ai appris que dans le sanctuaire de White-Friars, asile si indigne d’un jeune homme de votre rang, un meurtre avait été commis. — Et vous m’accusez d’en être l’auteur, probablement ? — Dieu m’en préserve ! milord. Une enquête a été faite par le magistrat, dans laquelle il est rapporté que Votre Seigneurie, sous le nom supposé de Grahame, s’est comportée avec la plus grande bravoure. — Pas de compliment, je vous prie : je dois seulement me trouver fort heureux qu’on ne m’accuse pas encore d’avoir assassiné le vieillard. — C’est vrai, milord ; mais cette affaire même a besoin d’explication. Votre Seigneurie s’est embarquée ce matin-là avec une femme, et, dit-on, une immense somme d’argent en espèces et autres valeurs ; mais depuis on n’a pas entendu parler de cette femme. — Je me suis séparé d’elle au quai Saint-Paul, où elle est descendue avec son trésor. Je lui avais donné une lettre pour ce même John Christie. — Oui, c’est là l’histoire du batelier ; mais John Christie nie se souvenir de rien de cela. — Je suis fâché de ce que vous m’apprenez : fasse le ciel qu’elle n’ait pas été attirée dans un piège à cause du trésor qu’elle avait avec elle ! — J’espère que non, milord ; mais cela excite beaucoup d’inquiétude dans le public, et notre caractère national souffre de tous côtés. On se rappelle la fatale histoire de lord Sanquhar, pendu pour l’assassinat d’un maître d’armes, et l’on s’écrie qu’on ne veut pas voir séduire sa femme et voler son bien par la noblesse écossaise. — Et c’est moi qu’on accuse de tout ceci ? il ne me sera pas difficile de me justifier. — Je l’espère, milord, je dirai même que je n’en doute pas. Mais pourquoi avez-vous quitté White-Friars de cette manière ? — Maître Reginald Lowestoffe m’avait envoyé une barque en me faisant dire de songer à ma sûreté. — Je suis fâché de dire qu’il nie absolument avoir eu aucune connaissance des mouvements de Votre Seigneurie après vous avoir envoyé un commissionnaire avec quelques effets. — Les bateliers me dirent que c’était lui qui les envoyait. — Les bateliers ? il se trouve que l’un d’eux est un vaurien d’apprenti, une de mes anciennes connaissances… L’autre s’est échappé ; mais le garçon qui a été arrêté persiste à déclarer qu’il a été employé par Votre Seigneurie. — Il en a menti ! » s’écria Glenvarloch avec vivacité ; « il m’a dit être envoyé par maître Lowestoffe. J’espère que cet obligeant jeune homme est en liberté ? — Oui, milord, répondit Heriot, il en a été quitte pour une remontrance de la part des magistrats pour s’être mêlé d’une affaire telle que celle de Votre Seigneurie. La cour désire se conserver en bonne intelligence avec les jeunes étudiants dans ces temps de troubles ; sans quoi il ne s’en serait pas si bien tiré. — Voici la seule parole consolante que j’aie entendue de vous, reprit Nigel. Mais cette pauvre femme, que sera-t-elle devenue ? Elle s’était remise avec sa cassette à la garde de deux porteurs. — C’est ce qu’a dit le prétendu batelier ; mais aucun des commissionnaires du quai ne veut avoir fait cette commission… Je vois que cette pensée vous inquiète, milord ; mais on s’occupe de faire des recherches pour découvrir la retraite de cette pauvre femme, si tant est qu’elle existe encore, et aucun effort ne sera épargné. Maintenant, milord, j’ai rempli ma tâche dans ce qui regardait personnellement Votre Seigneurie… ce qui me reste à vous dire a rapport à une affaire d’un autre genre. — Occupons-nous-en sans délai ; j’aime mieux entendre parler des affaires de tout autre que des miennes propres. Vous ne pouvez pas avoir oublié, milord, reprit Heriot, la transaction qui eut lieu, il y a quelques semaines, chez lord Huntinglen, et par suite de laquelle une somme considérable fut avancée pour dégager les biens de Votre Seigneurie ? — Je me le rappelle parfaitement, et votre sévérité en ce moment ne peut me faire oublier le service que vous m’avez rendu dans cette occasion. Heriot s’inclina gravement et continua : « Cet argent fut avancé sur l’espoir et dans la confiance qu’il pourrait être remboursé par le montant d’un mandat revêtu de la signature royale, et accordé à Votre Seigneurie par Sa Majesté, en paiement de certaines sommes d’argent dues à votre père par le gouvernement. J’espère que Votre Seigneurie a bien compris cette affaire dans le temps, et j’espère qu’elle comprend maintenant le résumé que je viens de lui en faire, et le reconnaît exact ? — Parfaitement exact, répondit lord Glenvarloch ; et si les sommes spécifiées dans le bon ne peuvent être recouvrées, mes terres devront devenir la propriété de ceux qui ont remboursé les premières créances, et qui sont mis à leur place. — Précisément, milord, et la malheureuse position de Votre Seigneurie ayant, à ce qu’il paraît, alarmé ces nouveaux créanciers, je suis fâché de dire qu’ils deviennent pressants pour obtenir l’une ou l’autre de ces alternatives ; c’est-à-dire la possession des biens ou le paiement de leur argent. — Ils ont droit d’exiger l’un ou l’autre ; et comme dans ma position actuelle je ne puis pas les rembourser, je ne dois pas m’opposer à ce qu’ils prennent possession. — Arrêtez, milord ; si vous avez cessé de me regarder comme l’ami de votre personne, du moins vous me trouverez toujours disposé à me montrer celui de votre maison, ne fût-ce que par respect pour la mémoire de votre père. Si vous voulez me confier l’ordonnance qui porte le seing royal, je crois que dans l’état où sont les choses à la cour, je pourrai obtenir le recouvrement de cet argent. — Je le ferais avec plaisir, dit lord Glenvarloch ; mais la cassette où ce papier est renfermé n’est pas entre mes mains : elle a été saisie lors de mon arrestation à Greenwich. — Elle ne vous sera pas long-temps retenue, répondit Heriot ; car j’ai appris que le sain jugement du roi, éclairé par quelque renseignement qu’il s’était procuré, l’avait porté à rétracter toute accusation d’un attentat contre sa personne. Elle est entièrement abandonnée, et vous ne serez poursuivi que pour la violence avec laquelle vous avez assailli lord Dalgarno dans les dépendances mêmes du palais… Cette charge seule est assez grave pour que vous ayez de la peine à la réfuter. — Je ne me laisserai pas abattre ; mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit maintenant… Si j’avais cette cassette… — J’ai vu votre bagage dans l’antichambre en passant… cette cassette a frappé mes yeux. Je crois qu’elle vous vient de moi, elle avait appartenu à mon ancien ami sir Faithful Frugal… lui aussi avait un fils… » À ce mot il s’arrêta court.

« Un fils qui, comme celui de lord Glenvarloch, ne fit pas honneur à son père… n’est-ce pas ainsi que vous auriez fini votre phrase, maître Heriot ? — Milord, ce serait un jugement précipité. La miséricorde de Dieu est bien grande ; cependant je dirai que moi, qui ai souvent envié à mes amis leurs belles et florissantes familles, j’ai vu tant de changements survenir quand la mort en avait enlevé le chef, tant de fils ruinés dont les pères étaient fort riches, tant d’héritiers de baronnies et de beaux domaines sans un acre de terre, que je commence à croire probable que ma fortune, de la manière dont j’en disposerai, survivra à celle d’hommes plus puissants, quoique Dieu ne m’ait accordé aucun héritier de mon nom. Mais ceci est étranger à notre affaire. Holà, garde ! apportez les effets de lord Glenvarloch ! » Le gardien obéit et apporta le bagage. Les scellés avaient été apposés sur la malle et sur la cassette, mais en avaient été levés, dit le gardien, en conséquence d’un ordre subséquent de la cour, et le tout était à la libre disposition du prisonnier.

Impatient de mettre un terme à cette pénible visite, lord Glenvarloch ouvrit la cassette : il examina les papiers qu’elle contenait, d’abord à la hâte, puis ensuite plus lentement et avec plus d’attention ; mais ce fut en vain, l’ordonnance signée du roi avait disparu.

« Je ne m’attendais pas à autre chose ! » s’écria George Heriot avec amertume… « une première faute entraîne à toutes les autres. Voilà un bel héritage perdu, qui aura été escamoté par un coup de dé ou par un tour de cartes… Milord, vous jouez bien la surprise, je vous félicite de vos talents. J’ai vu bien des jeunes gens mauvaises têtes et dissipateurs, mais jamais une dissimulation aussi accomplie. Peu m’importent vos regards courroucés ? je parle dans l’amertume de mon cœur, et plein du souvenir de votre père : si personne n’a le courage de dire à son fils combien il a dégénéré, il se l’entendra reprocher du moins de la bouche du vieil orfèvre. »

Ce nouveau soupçon acheva de faire perdre patience à Nigel. Cependant, les motifs et le zèle du brave homme, joints aux circonstances qui faisaient naître ses soupçons, le rendaient si excusable, que ces considérations triomphèrent du ressentiment de lord Glenvarloch, qui, après deux ou trois exclamations très-vives, finit par garder un morne et dédaigneux silence. À la fin, maître Heriot reprit ses remontrances.

« Écoutez, milord, dit-il, il est presque impossible que vous ayez fait l’abandon complet de cet important papier. Apprenez-moi dans quel coin obscur, et pour quelle misérable somme vous l’avez donné en garantie… on pourra peut-être encore faire quelque chose… — Vos efforts en ma faveur sont d’autant plus généreux que vous croyez avoir lieu de concevoir la plus mauvaise opinion de celui qui en est l’objet… mais ils sont absolument inutiles. La fortune s’est déclarée contre moi sur tous les points : je lui abandonne la partie. — Morbleu ! » s’écria Heriot avec impatience, « vous feriez jurer un saint. Ne vous ai-je pas dit que si ce papier, à la perte duquel vous paraissez attacher si peu d’importance, ne se retrouvait pas, il fallait dire adieu à la belle baronnie de Glenvarloch, à ses forêts, à ses enclos, à ses champs de blé, à son lac, à ses eaux limpides, à tout ce qui a appartenu à la maison de Glenvarloch depuis le temps de Guillaume-le-Lion ? — Eh bien donc, je leur fais mes adieux ; et mes regrets ne seront pas longs. — Morbleu ! milord, le regret vous en prendra plus d’une fois avant de mourir, » s’écria Heriot du même ton de colère et d’impatience.

« Non pas, mon vieil ami, reprit Nigel. Si je regrette quelque chose, maître Heriot, ce sera d’avoir perdu l’estime d’un homme respectable, et, je puis ajouter, de l’avoir perdue sans le mériter. — Oui, oui, jeune homme, » dit Heriot en secouant la tête, « persuadez-moi cela si vous pouvez. Mais pour en venir à une conclusion (car les affaires que nous avons ensemble se réduisent désormais à peu de chose), vous me feriez croire tout aussi facilement que ce masque, dont je me saisis maintenant au nom de l’autorité paternelle, est un page français qui n’entend pas notre langue. »

En parlant ainsi, il saisit le page supposé par son manteau, et non sans employer quelque peu de violence, attira au milieu de l’appartement la belle déguisée, qui essaya de se couvrir le visage de son manteau d’abord, puis ensuite de ses mains. Mais Heriot ayant écarté successivement ces deux obstacles avec assez peu de cérémonie, fit voir à découvert la fille du vieil horloger, sa jolie filleule Marguerite Ramsay.

« Voilà une belle affaire ! » s’écria-t-il ; et tout en parlant, il ne put s’empêcher de la secouer légèrement, car nous avons remarqué plus haut qu’il était sévère sur l’article des mœurs et des convenances. « Comment se fait-il, mignonne, que je vous trouve sous un costume si indécent et dans une position si humiliante ?… Allons, votre modestie est maintenant hors de saison, elle aurait dû vous venir plus tôt. Parlez, ou je… — Maître Heriot, dit lord Glenvarloch, quelque droit que vous puissiez avoir partout ailleurs sur cette jeune fille, tant qu’elle sera dans mon appartement elle est sous ma protection. — Votre protection, milord ! un joli protecteur, ma foi ! Et depuis combien de temps, mistress, êtes-vous sous la protection de milord ? Parlez, et dites la vérité. — Depuis environ deux heures, mon parrain, « répondit la jeune fille, le visage incliné vers la terre et couvert de rougeur ; « mais c’était contre ma volonté. — Deux heures ! c’est plus qu’il ne faut pour qu’il en résulte bien du mal… Milord, voilà, je suppose, une autre victime sacrifiée à votre galanterie… une autre aventure dont vous irez vous glorifier chez Beaujeu. Il me semble que la maison où vous avez vu pour la première fois cette jeune folle aurait dû la mettre du moins à l’abri d’un pareil sort. — Sur mon honneur, maître Heriot, vous me rappelez maintenant que ce fut dans votre famille que je vis cette jeune demoiselle. Quoique ses traits ne soient pas de ceux qu’on peut facilement oublier, j’essayais vainement de me souvenir de l’endroit où ils avaient frappé mes yeux pour la première fois. Quant à vos soupçons, ils sont aussi faux qu’ils sont injurieux pour l’un et pour l’autre. Je venais seulement de découvrir son déguisement à l’instant où vous êtes entré. Je suis convaincu, d’après sa conduite et ses manières, que sa présence ici a été involontaire ; et Dieu me préserve d’être capable d’en abuser ! — Voilà de belles paroles, milord ; mais un clerc adroit peut lire les apocryphes avec autant d’assurance que les Écritures. Franchement, milord, vous en êtes venu à ce point où l’on ne peut croire à vos paroles que sur des preuves. — Je ne devrais pas parler, peut-être, » dit Marguerite, qui ne pouvait long-temps maîtriser la vivacité naturelle de son caractère, quel que fût le désavantage de sa position ; « mais je ne puis me taire plus long-temps : mon parrain, vous me faites injure, et vous n’êtes pas moins injuste envers ce jeune gentilhomme : vous dites que ses paroles ont besoin de preuves ; je saurais moi-même en trouver pour quelques-unes ; et quant aux autres, il ne me faut pas d’autre preuve que sa parole, pour qu’elles m’inspirent une profonde et religieuse croyance. — Je vous remercie, reprit Nigel, de la bonne opinion que vous venez d’exprimer à mon égard. Je vois que j’en suis venu à un point, quoique j’ignore comment j’ai pu y arriver, où l’on s’obstine à rejeter toute interprétation honorable de mes motifs et de mes actions. Je dois donc éprouver d’autant plus de reconnaissance envers celle qui me rend une justice que le monde me refuse. Quant à vous, madame, si j’étais en liberté, j’ai une épée et un bras qui sauraient protéger votre réputation. — Sur ma parole, voilà de l’Amadis et de l’Ariana tout pur, dit George Heriot ; Dieu sait ce que je deviendrais entre le chevalier et la princesse, si les mangeurs de bœuf n’étaient heureusement à portée de la voix… Allons, allons, madame l’étourdie, si vous voulez réussir avec moi, ce ne peut être que par des faits bien clairs, et non par de beaux discours tirés de romans ou de comédies. Comment, au nom du ciel ! vous trouvez-vous ici ? — Monsieur répondit Marguerite, puisque vous voulez le savoir, je vous dirai que je suis allée ce matin à Greenwich, avec Monna Paula, afin de présenter au roi une pétition pour lady Hermione. — Merci de ma vie ! s’écria l’orfèvre, ne voilà-t-il pas qu’elle se trouve aussi mêlée dans cette affaire ! Est-ce qu’elle ne pouvait pas attendre mon retour pour faire cette démarche ?… Mais je suppose que la nouvelle que je lui ai envoyée lui a ôté tout repos. Ah, femme ! femme ! celui qui doit vivre avec toi a besoin d’une double portion de patience, car tu n’en apportes guère dans la communauté. Mais voyons ! en quoi cette ambassade de Monna Paula peut-elle expliquer cet absurde déguisement ?… répondez sans détour. — Monna Paula était intimidée, répondit Marguerite, et ne savait comment s’y prendre pour remplir cette commission ; car vous savez qu’elle ne met presque jamais le pied dehors ; et… et… c’est pourquoi je lui promis d’aller avec elle pour lui donner du courage ; et… quant à ce costume, je suis sûre que vous vous rappellerez me l’avoir vu porter à Noël, car même vous trouvâtes qu’il n’était pas messéant. — Oui, c’était bon dans un salon, le jour de Noël, dit Heriot, mais non pour courir le pays comme une mascarade. Je me le rappelle fort bien, la belle, et je l’avais reconnu tout de suite : c’est cela qui, avec votre petit pied, et un avis que j’ai reçu ce matin d’un ami, ou soi-disant tel, m’a permis de vous découvrir. » Ici lord Glenvarloch ne put s’empêcher de jeter un regard sur le joli petit-pied que l’austère marchand lui-même avait jugé digne de remarque ; mais il se contenta d’un coup d’œil rapide, car il vit combien il augmentait la pénible confusion de Marguerite. « Et dites-moi, jeune fille, » continua maître Heriot, (car cette observation n’était qu’une parenthèse) lady Hermione avait-elle connaissance de cette belle œuvre ? — Je n’aurais pas osé le lui dire pour rien au monde, répondit Marguerite ; elle croyait que c’était un de nos apprentis qui devait aller avec Monna Paula. »

On remarquera ici que le mot d’apprenti parut être un talisman qui dissipa le charme sous l’influence duquel lord Glenvarloch avait écouté jusque-là les détails interrompus, mais pleins d’intérêt, de l’histoire de Marguerite.

« Et pourquoi n’y alla-t-il pas ? c’eût été, je pense, un compagnon plus convenable que vous pour Monna Paula ? » demanda le vieux marchand.

« Il était occupé d’une manière différente, » répliqua Marguerite d’une voix qu’on entendait à peine.

Maître George jeta un regard rapide sur Nigel ; et voyant que ses traits n’indiquaient aucun embarras, il murmura pour lui-même : « Il paraît qu’il n’y a pas tant de mal que je le craignais… Ainsi cette maudite Espagnole, la tête remplie, comme elles l’ont toutes, de déguisements, de masques, de portes secrètes et d’échelles de cordes, fut assez folle et assez imprudente pour vous emmener avec elle dans cette sage expédition ? Et comment vous en êtes-vous tirée, je vous prie ? — Comme nous arrivions à la grille du parc, dit Marguerite, le cri de trahison s’éleva de toutes parts ; je ne sais pas ce que devint Monna Paula ; mais je me mis à courir jusqu’à ce que je rencontrasse un honnête domestique du roi, appelé Linklater ; je fus bien obligée de lui dire que j’étais votre filleule, de sorte qu’il me protégea contre tous les autres, et me donna le moyen de parler à Sa Majesté, comme je l’en avais supplié. — C’est la seule preuve que vous ayez donnée dans toute cette affaire qu’il y avait encore un reste de bon sens dans votre petite tête. — Sa Majesté, continua la jeune fille, eut la bonté de me recevoir seule, quoique ses courtisans se récriassent contre le danger que pouvait courir sa personne et voulussent même, Dieu me pardonne ! me fouiller, pour voir si j’avais des armes. Mais le roi le défendit… Je crois que Linklater lui avait laissé entendre qui j’étais. — Fort bien, jeune fille ; je ne vous demande pas ce qui s’est passé ; il ne me convient pas de chercher à pénétrer les secrets de Sa Majesté. Si vous eussiez été enfermée avec son grand’père, le Renard rouge de Saint-André, comme l’appelait David Linsay, sur ma foi, j’aurais pu avoir des soupçons sur cette affaire ; mais notre maître, Dieu le bénisse ! est tranquille et sage ; c’est un véritable Salomon en toutes choses, excepté sur le chapitre des femmes et des concubines. — Je ne sais pas ce que vous voulez dire, monsieur, reprit Marguerite. Sa Majesté eut pour moi toute compassion et toute bonté ; mais elle dit qu’il fallait que je vinsse ici, et que la femme du lieutenant, lady Mansel, aurait soin de moi, et veillerait à ce que je fusse bien traitée. Le roi promit de m’y envoyer dans une barque couverte, et sous la conduite d’une personne bien connue de vous ; et c’est de cette manière que je fus amenée à la Tour. — Mais comment et pourquoi vous trouvez-vous dans cet appartement, la belle ? expliquez-moi cela, car il me semble que cette énigme a besoin d’être éclaircie. — Je ne puis pas l’expliquer autrement qu’en vous disant, monsieur, que lady Mansel persista à m’y envoyer, en dépit de mes prières, de mes larmes et de mes instances. Je n’avais rien à craindre, car je savais que je serais protégée ; mais je me sentais, je me sens encore prête à mourir de honte. — Eh bien ! si vos larmes sont sincères, le souvenir de votre faute en sera plus tôt effacé. Votre père connaît-il votre escapade ? — Je ne voudrais pas, pour rien au monde, qu’il la sût ; il me croit avec lady Hermione. — Oui, oui, l’honnête David s’entend mieux à régler ses horloges que sa famille… Allons, mademoiselle, je vais vous reconduire près de lady Mansel, et je la prierai d’avoir la bonté, lorsqu’on lui confie une jeune fillette, de ne pas la donner en garde au renard. Les gardes nous laisseront bien passer jusqu’à l’appartement de milady, j’espère ? — Arrêtez un seul moment, dit lord Glenvarloch : quelque mauvaise opinion que vous ayez conçue de moi, je vous le pardonne, car le temps vous prouvera qu’elle était injuste, et vous-même, j’en suis sûr, serez le premier à regretter l’injure que vous m’avez faite. Mais que vos soupçons ne s’étendent pas jusque sur cette jeune personne, dont les anges eux-mêmes attesteraient la pureté. J’ai remarqué chacun de ses gestes, de ses regards, et tant que je respirerai, je ne cesserai de penser à elle avec… — Ne pensez pas à elle du tout, milord ; c’est, je crois, la plus grande grâce que vous puissiez lui faire, ou ne pensez à elle que comme à la fille de David Ramsay : elle n’est pas faite pour être l’objet d’aventures romanesques et de beaux compliments dans le style de l’Arcadie. Je vous souhaite le bonjour, milord ; croyez cependant que je ne suis pas tout à fait aussi dur que mes paroles ont pu vous le faire croire… Si je pouvais vous être utile… c’est-à-dire, si je pouvais me retrouver à travers ce labyrinthe… Mais il est superflu d’en parler maintenant… Je souhaite le bonjour à Votre Seigneurie… Holà ! garde, laissez-nous passer pour aller chez lady Mansel. »

Le garde répondit qu’il lui fallait des ordres du lieutenant de la Tour, et, pendant qu’il était allé les demander, ils restèrent tous trois debout l’un auprès de l’autre, sans se parler, sans même se regarder autrement qu’à la dérobée ; situation qui, pour deux des personnages au moins, ne laissait pas d’être embarrassante. La différence de rang, tout importante que fût alors cette considération, n’empêchait pas lord Glenvarloch de remarquer que Marguerite Ramsay était une des plus jolies personnes qu’il eût jamais vues ; de soupçonner, sans qu’il pût trop dire pourquoi, qu’il ne lui était pas indifférent, et d’éprouver la conviction qu’il était pour beaucoup dans les circonstances qui avaient amené la situation pénible où elle se trouvait. L’admiration, l’amour-propre et la générosité se réunissaient en faveur du même objet ; et quand le garde revint avec la permission de les laisser sortir, le salut que Nigel adressa à la charmante fille de l’horloger fut accompagné d’une expression si particulière, qu’il fit naître sur les joues de la jeune personne une rougeur aussi vive que celle dont aucun des événements du jour avait pu les colorer. Elle lui rendit sa révérence d’un air embarrassé et timide ; et, s’attachant au bras de son parrain, quitta la chambre de la prison, qui, tout obscure qu’elle fût naturellement, n’avait pas encore paru aussi sombre à Nigel que lorsque la porte se fut refermée derrière la jeune fille.



CHAPITRE XXX.

LE CONSOLATEUR.


Oui, quand même tu serais traîné avec ignominie à cet arbre fatal, il te resterait encore un ami fidèle pour partager avec toi le cruel arrêt du sort.
Ballade de Jenny Dawton.


Maître George Heriot et sa pupille, comme on pouvait justement l’appeler, puisque son attachement pour Marguerite lui faisait remplir tous les devoirs d’un tuteur, furent introduits par les gardes dans l’appartement du lieutenant, où ils le trouvèrent avec sa femme. Ils furent reçus par tous deux avec cette politesse et ces égards que croyait devoir au caractère et au crédit attribué à maître Heriot, même un vieux militaire pointilleux tel que l’était sir Édouard Mansel. Lady Mansel reçut Marguerite avec la même civilité, et apprit à maître George qu’elle n’était plus que son hôtesse et non sa prisonnière. — Elle est libre de retourner près de sa famille, sous votre protection : tel est le bon plaisir de Sa Majesté. — J’en suis bien aise, madame, reprit Heriot ; seulement j’aurais désiré que la libération eût pu avoir lieu avant son inconvenante entrevue avec ce singulier jeune homme ; et je suis étonné que Votre Seigneurie l’ait permise. — Mon bon maître Heriot, dit sir Édouard, nous n’agissons que d’après les ordres de notre supérieur en sagesse comme en toute autre chose. Il nous faut obéir ponctuellement et à la lettre aux ordres que nous recevons de Sa Majesté, et je n’ai pas besoin de le dire, la sagesse du souverain garantit assez… — Je connais toute la sagesse de Sa Majesté, dit Heriot ; cependant il existe un vieux proverbe sur le feu et les étoupes… mais laissons cela. — Voilà, dit lady Mansel, sir Mungo Malagrowther qui se dirige vers la porte de l’appartement, avec l’allure d’une grue estropiée. C’est sa seconde visite d’aujourd’hui. — C’est lui qui a remis l’ordre qui décharge lord Glenvarloch du crime de haute trahison, ajouta sir Édouard. — Et c’est de lui, dit Heriot, que j’ai appris une grande partie de ce qui était arrivé ; car je ne suis arrivé de France que depuis hier au soir, et mon retour a été un peu soudain. »

Pendant qu’ils parlaient, sir Mungo entra dans l’appartement : il salua le lieutenant de la Tour et son épouse avec une politesse cérémonieuse, honora George Heriot d’un signe de tête protecteur, et aborda Marguerite en disant : « Hé bien, ma jeune prisonnière, vous n’avez pas encore mis de côté votre attirail masculin ? — Elle ne compte pas non plus le mettre de côté, sir Mungo, » répliqua maître Heriot, « avant d’avoir exigé satisfaction de vous pour avoir trahi son secret comme un chevalier félon. Il me semble que, lorsque vous me dites qu’elle courait les champs sous cet étrange costume, vous auriez pu ajouter qu’elle était sous la protection de lady Mansel. — C’était là le secret du roi, maître Heriot, » dit sir Mungo en se jetant sur un siège avec un air d’importance atrabilaire ; « et, en vous disant le reste, j’ai cru vous donner un bon avis en qualité d’ami de la jeune personne. — Oui, comme vous en donnez ordinairement, m’en disant assez pour me tourmenter à son égard, sans ajouter un mot qui pût calmer mon inquiétude. — Sir Mungo n’entend pas cette remarque, dit lady Mansel, nous ferons bien de changer de conversation… Y a-t-il quelque nouvelle de la cour, sir Mungo ?… Vous êtes allé à Greenwich ?… — Vous feriez aussi bien, madame, de me demander s’il y a quelque nouvelle de l’enfer. — Comment donc, sir Mungo !… s’écria sir Édouard. Mesurez, je vous prie, un peu mieux vos paroles ; vous parlez de la cour du roi Jacques.

— Sir Édouard, quand ce serait de celle des douze Césars, je dirais qu’il y règne en ce moment autant de confusion que dans les régions infernales. Des courtisans qui datent de quarante ans, et je puis me mettre du nombre, sont aussi loin de pénétrer cette affaire qu’un goujon dans le Maelstrom[121]. Il y a des gens qui disent que le roi fait la moue au prince, d’autres que le prince regarde le duc de travers ; les uns disent que lord Glenvarloch sera pendu pour crime de haute trahison ; et les autres, qu’il y a contre lord Dalgarno une affaire qui peut lui coûter la tête. — Et vous, en qualité de courtisan de quarante ans, quelle est votre opinion sur tout cela ? demanda sir Édouard. — Ne la lui demandez pas, sir Édouard, » dit lady Mansel à son mari, en lui jetant un regard significatif.

« Sir Mungo a trop d’esprit, ajouta maître Heriot, pour ne pas savoir que celui qui dit une chose qui pourrait, par indiscrétion, lui faire du tort, charge une arme que tout individu devant lequel il a parlé peut lui décharger sur la tête à son bon plaisir.

— Eh quoi ! dit l’audacieux chevalier, vous croyez que j’ai peur de tomber dans le piège ? Eh bien ! si je vous disais maintenant que lord Dalgarno a plus de finesse que de probité, le duc plus de voiles que de lest, le prince plus d’orgueil que de prudence, et le roi… » lady Mansel éleva le doigt en l’air en signe d’avertissement ; « et que le roi est mon très-bon maître, qui m’a donné, depuis quarante ans et plus, les gages qu’on donne à un chien, c’est-à-dire des os et des coups… Eh bien, maintenant tout est dit ; et Archie Armstrong dit pire que cela tous les jours des premiers d’entre eux. — Cela ne prouve que mieux sa folie, répliqua George Heriot ; et cependant il n’a pas tout à fait tort, car cette folie lui tient lieu de sagesse. Mais vous, sir Mungo, n’allez pas mettre votre esprit en parallèle avec celui d’un fou, quoique ce soit un fou de cour. — Un fou ! » reprit sir Mungo n’ayant pas entendu complètement ce que disait Heriot, ou ne se souciant pas de l’entendre ; « oui, vraiment, j’ai été bien fou de m’attacher à une cour aussi mesquine que celle-ci, tandis que des hommes de talent et de courage ont fait fortune dans tous les coins de l’Europe. Mais ici on a de la peine à réussir, à moins qu’on ne porte une grosse clef à son côté, » ajouta-t-il en regardant sir Édouard, « ou qu’on ne puisse battre avec un marteau sur un plat d’étain. Sir Édouard et milady, je vous présente mes respects… je vous souhaite le bonjour, maître Heriot ; et quant à cette petite écervelée, si vous voulez suivre mon conseil, mortifiez-la par le jeûne et par l’emploi modéré de la discipline, et ce sera le meilleur remède à ses accès d’extravagance. — Si vous vous proposez d’aller à Greenwich, dit le lieutenant, je puis vous en épargner la peine, car le roi va se rendre immédiatement à White-Hall. — C’est sans doute pour cela que le conseil est convoqué si fort à la hâte, reprit sir Mungo. Eh bien, avec votre permission, j’irai voir ce pauvre Glenvarloch pour lui donner quelque consolation. »

Le lieutenant parut réfléchir, et garda un moment le silence d’un air irrésolu.

« Le pauvre garçon a besoin d’un compagnon pour le distraire, et lui apprendre le genre de peine qu’il doit subir, ainsi que d’autres détails nécessaires. Je ne le quitterai pas que je ne lui aie complètement démontré de quelle manière il s’est perdu de fond en comble, combien est déplorable son état actuel, et le peu d’espoir qu’il a de l’améliorer. — Eh bien, sir Mungo, reprit le lieutenant, si vous pensez réellement que tout ceci soit très-consolant pour le jeune lord, je vais vous faire conduire par un garde. — Et moi, dit George Heriot, je supplierai humblement lady Mansel de vouloir bien prêter à cette jeune étourdie quelque robe d’une de ses suivantes, car je serais un homme perdu de réputation si l’on me rencontrait dans Lower-Hill avec elle sous ce costume extravagant, quoique je sois forcé d’avouer qu’il n’aille pas trop mal à cette petite sotte. — Je vous ferai reconduire tout de suite dans ma voiture, répondit l’obligeante lady. — Ma foi, madame, puisque vous voulez bien nous faire cet honneur, j’accepte avec reconnaissance votre politesse, dit le vieil orfèvre, car j’ai des affaires qui me pressent fort, et la matinée s’est déjà écoulée sans que j’aie rien fait. »

La voiture transporta en peu de temps le digne marchand et sa pupille dans sa maison de Lombard-Street. Il apprit en arrivant qu’il était impatiemment attendu par lady Hermione, qui venait de recevoir l’ordre de se tenir prête à paraître devant le conseil privé dans une heure, et qui, dans son inexpérience totale des affaires, et par suite de sa longue retraite de la société, avait été aussi déconcertée de cet ordre que s’il n’eût pas été la conséquence nécessaire de la pétition qu’elle avait fait présenter au roi par Monna Paula. George Heriot la gronda doucement d’avoir entamé une affaire si importante avant son retour de France, d’autant plus qu’il l’avait priée instamment de se tenir tranquille, par une lettre qui accompagnait les papiers qu’il lui avait envoyés de Paris. Elle s’excusa seulement dans sa réponse sur l’espoir que l’éclat qu’elle donnerait immédiatement à son affaire pourrait avoir une influence favorable sur celle de son parent lord Glenvarloch ; car elle avait honte d’avouer à quel point elle avait été gagnée par les pressantes importunités de sa jeune amie. Le motif qui animait Marguerite était, comme on le pense bien, le désir de sauver Nigel ; mais nous expliquerons plus tard comment la pétition de lady Hermione pouvait avoir quelque rapport avec lui. En attendant nous reviendrons à la visite dont sir Mungo Malagrowther avait jugé à propos d’honorer le malheureux lord dans sa prison.

Le chevalier, après les salutations ordinaires, et après avoir choisi pour l’exorde de son discours l’expression des regrets que lui inspirait la situation de Nigel, s’assit à côté de lui, et ayant donné à ses traits grotesques l’air de l’abattement le plus lugubre, commença son chant de corbeau de la manière suivante :

« Je rends grâce à Dieu, milord, d’avoir été désigné pour apporter au lieutenant le message plein de clémence de Sa Majesté, dans lequel vous êtes déchargé de la principale accusation dont vous étiez l’objet, c’est-à-dire d’un attentat prémédité contre la personne sacrée de Sa Majesté ; car, en supposant que vous soyez condamné pour le second chef, comme ayant violé les privilèges du palais et de son enceinte, usque ad mutilationem, c’est-à-dire à perdre un membre, comme cela est probable ; cependant, la perte d’un membre n’est rien en comparaison d’être pendu et écartelé vif à la façon des traîtres. — Je souffrirai de la honte d’avoir mérité un pareil châtiment plus que de la peine de le subir, répondit Nigel. — Sans doute, milord, comme vous le dites fort bien, l’avoir mérité doit vous causer intérieurement de grands tourments, reprit son persécuteur ; c’est une sorte d’écartèlement métaphysique ou de pendaison mentale, qui peut passer pour être l’équivalent de l’application extérieure du fer, du feu, ou de la corde. — Je dis, sir Mungo, et je vous prie de bien comprendre mes paroles, que je reconnais avoir commis une seule faute : celle de porter des armes sur ma personne lorsque je m’approchai de mon souverain. — Vous avez raison de ne rien avouer ; nous avons un vieux proverbe qui dit, Avouez, et cœtera… Et effectivement, quant aux armes, Sa Majesté a une répugnance toute particulière pour elles, et surtout pour les pistolets ; mais, comme je l’ai déjà dit, il n’est plus question de cette affaire… Je désirerais que vous pussiez vous tirer aussi de l’autre charge, ce qui n’est pas probable. — Assurément, sir Mungo, vous pourriez dire quelque chose en ma faveur au sujet de l’affaire du parc. Personne ne sait mieux que vous combien j’étais exaspéré dans ce moment par les infâmes outrages de lord Dalgarno ; outrages dont la plupart venaient de m’être rapportés par vous-même ; ce qui avait enflammé mes passions au dernier excès. — Hélas, hélas ! je ne me rappelle que trop bien à quel point votre colère était enflammée, en dépit des diverses représentations que je vous adressai sur le respect que vous deviez au lieu sacré où nous étions… Hélas ! vous ne pouvez pas dire que vous soyez tombé dans le bourbier faute d’être averti. — Je vois, sir Mungo, que vous avez résolu de ne point vous souvenir de ce qui pourrait m’être utile. — Ce serait avec joie que je vous rendrais service, et la meilleure manière dont je puisse le faire est, à mon avis, de vous faire connaître le genre de châtiment auquel vous serez infailliblement condamné, ayant eu la bonne fortune de le voir mettre à exécution du temps de la reine, sur un jeune homme qui avait écrit une pasquinade. J’étais alors de la maison de lord Grey ; et ayant toujours été avide de tout ce qui pouvait être agréable et instructif, je ne crus pas pouvoir me dispenser d’être présent dans cette occasion. — J’aurais été surpris, en effet, que votre philanthropie ne vous eût pas entraîné à une telle exécution. — Plaît-il ?… Votre Seigneurie désirerait que je fusse présent à sa propre exécution ? En vérité, milord, ce sera un douloureux spectacle pour un ami ; cependant, je préfère encore en supporter la peine plutôt que de vous refuser. Au total, c’est une belle cérémonie, une très-belle cérémonie. Le jeune homme arriva avec une figure si intrépide que c’était un plaisir de le regarder. Il était tout habillé de blanc, en signe de pureté et d’innocence. L’exécution se fit sur un échafaud à Saint-Paul’s-Cross ; probablement la vôtre aura lieu à Charing-Cross. Il y avait les gardes du shériff et du maréchal[122], et que sais-je, encore ? Puis vint le bourreau, avec sa hache et son maillet, suivi de son valet, qui portait un réchaud plein de charbons ardents, et des fers pour cautériser la plaie. C’était un drôle adroit que ce Derrick ! Grégoire n’est pas dans le cas de vous trouver le joint comme lui… Il pourrait être à propos pour Votre Seigneurie d’envoyer cet homme chez un chirurgien barbier pour prendre une teinture d’anatomie… cela peut vous être très-utile, ainsi qu’à d’autres malheureuses victimes, et en même temps cela rendra service à Grégoire. — Je ne prendrai pas cette peine, interrompit lord Glenvarloch… Si la loi me condamne à perdre la main, le bourreau me l’enlèvera de son mieux… Si le roi me la conserve, il peut se faire qu’elle ne lui soit pas tout à fait inutile. — C’est très-beau, c’est très-noble, en vérité, milord, dit sir Mungo ; il y a du plaisir à voir souffrir un homme de cœur. Cet individu dont je vous parlais, ce Tubbs ou Stubbs, ou quel que soit son nom de plébéien, s’avança avec autant d’assurance qu’un empereur, et dit au peuple : « Mes amis, je viens laisser ici la main d’un véritable Anglais ; » et il la posa sur le billot avec autant de tranquillité que s’il l’avait appuyée sur l’épaule de sa maîtresse ; sur quoi Derrick, ajustant le tranchant de son couperet sur la jointure du poignet, vous comprenez bien, lui déchargea un grand coup de son maillet : la main détachée alla voler aussi loin de celui auquel elle avait appartenu, qu’un gantelet jeté en champ clos par un chevalier. Eh bien ! monsieur, ce Tubbs ou Stubbs ne changea pas même de visage, jusqu’au moment où le valet du bourreau lui appliqua le fer rouge sur son poignet sanglant ; alors, milord, on entendit griller la chair comme si c’était une tranche de lard, et le jeune homme poussa un cri aigu, ce qui fit croire qu’il perdait courage ; mais il n’en était rien, car, ramassant son chapeau de sa main gauche, il l’éleva en l’air en criant « Vive la reine ! et périssent tous les mauvais conseillers ! » Le peuple lui répondit par trois acclamations qu’il méritait bien pour sa fermeté… Et j’espère de tout mon cœur que Votre Seigneurie saura souffrir avec la même magnanimité. — Je vous remercie, sir Mungo, » dit Nigel, qui n’avait pu réprimer quelques sensations désagréables pendant ces détails un peu crus. « Je ne doute nullement que cette exécution ne vous paraisse très-amusante ainsi qu’aux autres spectateurs, quoi qu’en puisse éprouver d’ailleurs celui qui y jouera le principal rôle. — Très-amusant, répondit sir Mungo, très-amusant, certainement, quoique pas tout à fait autant qu’une exécution pour haute trahison… J’ai vu exécuter Digby, les Winkers, Fawkes, et tout le reste de la bande de cette conspiration des poudres, et c’était un très-beau spectacle, tant à cause de leurs souffrances que pour la constance avec laquelle ils les endurèrent. — J’en ai d’autant plus d’obligation à votre honte, sir Mungo, que le regret d’avoir perdu un tel spectacle ne vous a pas empêché de me féliciter d’avoir échappé au danger de vous procurer un aussi agréable coup d’œil. — Comme vous dites, milord, » reprit sir Mungo, qui, comme on le sait, entendait à sa manière, « la perte n’est vraiment que pour l’œil… La nature a été très-libérale à notre égard, et a voulu que plusieurs de nos organes fussent doubles pour que nous pussions plus facilement supporter la perte de l’un d’eux, si nous y étions condamnés par quelque accident pendant le cours de la vie. Vous voyez ma pauvre main droite réduite au pouce, à un doigt et au moignon, par l’arme de mon adversaire pourtant, et non par la hache du bourreau ; en bien, monsieur, cette pauvre main mutilée me rend presque autant de services qu’auparavant. Et en supposant que la vôtre vous soit coupée au poignet, vous avez encore la main gauche à votre service ; et vous serez encore mieux pourvu que le petit nain hollandais qu’on voit dans les rues de Londres, peindre, enfiler une aiguille et jeter une pique en l’air, rien qu’avec ses pieds, et sans avoir une main pour s’aider. — Tout cela est fort bien, sir Mungo, dit lord Glenvarloch, et sans contredit très-consolant ; néanmoins, j’espère, que le roi voudra bien garder ma main pour combattre pour lui sur un champ de bataille, où, en dépit de tous vos aimables encouragements, je répandrai mon sang avec beaucoup plus de joie que sur l’échafaud. — C’est une triste vérité, que Votre Seigneurie a pensé périr sur un échafaud, il ne s’élevait pas une voix pour parler en sa faveur, si ce n’est celle de cette pauvre petite dupe, Marguerite Ramsay. — De qui voulez-vous parler ? » demanda Nigel avec plus d’intérêt qu’il n’en avait encore montré pendant les discours du chevalier.

« Et de qui voulez-vous que je parle, sinon de cette jeune fille déguisée, la même qui faisait partie de la société le jour que nous fîmes à l’orfèvre Heriot l’honneur de dîner chez lui ? Vous savez mieux que personne comment vous vous l’êtes gagnée ; mais je l’ai vue intercédant pour vous aux genoux du roi. Elle fut confiée à ma charge pour l’amener ici en tout honneur et toute sûreté. Si j’en avais été le maître, je l’aurais plutôt menée à Bridewell, pour qu’on lui tempérât le sang au moyen d’une bonne correction. Voyez un peu la délurée commère, qui veut porter les culottes avant d’être mariée. — Sir Mungo, dit Nigel, je vous prie de parler de cette jeune demoiselle avec un peu plus de respect. — J’en parlerai certainement avec tout le respect qui convient à la maîtresse de Votre Seigneurie et à la fille de David Ramsay, milord, » répondit sir Mungo avec le ton le plus caustique.

Nigel était assez tenté de prendre la chose au sérieux ; mais une affaire de ce genre avec sir Mungo eût été ridicule : il étouffa donc son ressentiment, et le conjura de lui dire ce qu’il avait vu et entendu au sujet de cette jeune personne.

« Je n’en sais pas grand’chose, sinon que j’étais dans l’antichambre quand elle reçut audience, et j’entendis le roi lui dire, à ma grande perplexité, « Pulchra sane puella. » Sur quoi Maxwell, qui n’entend que médiocrement le latin, crut que Sa Majesté l’appelait de son nom de Sawney, et ouvrit la porte de la salle d’audience ; c’est alors que je vis le roi relever de ses propres mains la jeune fille, qui, comme je l’ai déjà dit, était déguisée en garçon. Cela aurait pu me donner à penser ; mais notre gracieux maître est vieux, et n’a jamais été un grand séducteur, même dans sa jeunesse ; il la consolait à sa manière, en lui disant : « Il ne faut pas vous désoler, ma belle enfant, Glenvarlochides obtiendra justice ; le premier moment de surprise passé, nous n’avons pas cru qu’il eût médité aucun complot contre notre personne. Quant à ses autres délits, nous examinerons nous-même scrupuleusement cette affaire, et ne déciderons rien à la légère. » Là-dessus on me confia la jeune fugitive pour la remettre ici sous la protection de lady Mansel ; et Sa Majesté me recommanda de ne pas lui dire un mot qui eût rapport à vos fautes, car la pauvre enfant, ajouta-t-il, a pris tant de chagrin à son sujet qu’elle en a le cœur brisé. — Et c’est là-dessus que charitablement vous avez fondé, au préjudice de cette jeune demoiselle, l’opinion que vous avez jugé à propos de m’exprimer tout à l’heure ? — En bonne conscience, milord, que voulez-vous que je pense d’une fille qui s’est déguisée en garçon, et qui va se jeter aux pieds du roi pour le solliciter en faveur d’un jeune seigneur libertin ? Je ne sais pas quel peut être le mot à la mode pour cela, car la phrase change quoique la coutume reste ; mais réellement, je ne puis en conclure autre chose, sinon que cette jeune demoiselle, puisqu’il vous plaît d’appeler ainsi la fille de l’horloger Ramsay, se conduit plutôt en fille de joie qu’en fille d’honneur. — Vous lui faites grande injure, dit Nigel, ou plutôt vous avez été abusé par les circonstances. — Tout le monde s’y laissera tromper de même, milord, à moins que vous ne fassiez, pour le désabuser, ce qui ne paraîtrait peut-être pas convenable au fils de votre père. — Et que voulez-vous dire, je vous prie ? — Qu’il faudrait épouser la jeune fille… en faire une lady Glenvarloch… Oui, oui, vous avez beau tressaillir… c’est là où vous en viendrez ; et il vaut mieux l’épouser que faire pire, si pire n’est déjà fait. — Sir Mungo, je vous prie de changer de sujet, et de reprendre plutôt celui de la mutilation, sur lequel vous vous appesantissiez il n’y a qu’un moment avec tant de satisfaction. — Je n’ai pas le temps maintenant, milord, » dit sir Mungo entendant sonner quatre heures à l’horloge ; « mais aussitôt que vous aurez reçu votre arrêt, milord, vous pouvez compter que je viendrai vous donner les détails les plus exacts sur la cérémonie d’usage ; de même je vous engage ma parole de gentilhomme et de chevalier que je vous accompagnerai moi-même à l’échafaud, quelques regards de travers que je puisse m’attirer par là. Je porte un cœur qui ne me permettra jamais d’abandonner un ami, même dans les moments les plus critiques. » En parlant ainsi, il dit adieu à lord Glenvarloch, qui sentit autant de joie de son départ, qu’aucune personne qui eût jamais été condamnée à supporter sa société.

Mais, une fois livré à ses réflexions, Nigel ne put s’empêcher de trouver la solitude presque aussi fatigante que la compagnie de sir Mungo Malagrowther. La ruine totale de sa fortune, qui lui paraissait inévitable depuis la perte du mandat royal, était encore un coup de plus. Il ne pouvait se rappeler précisément dans quelle circonstance il avait vu ce papier pour la dernière fois ; cependant il était porté à croire qu’il était dans la cassette lorsqu’il en avait tiré l’argent destiné à payer à l’usurier le loyer de son appartement dans White-Friars. Depuis cette époque la cassette avait presque toujours été sous ses yeux, excepté pendant le court intervalle où il avait été privé de ses effets par suite de son arrestation dans le parc de Greenwich. Il était bien possible qu’elle lui eût été soustraite alors, car il n’avait aucune raison de croire que sa personne et ce qui lui appartenait fussent tombés entre les mains de gens qui lui voulussent du bien ; mais, d’un autre côté, la serrure de la cassette ne paraissait pas avoir été forcée, et le mécanisme en étant tout particulier et d’une assez grande complication, il pensa qu’il aurait été difficile de l’ouvrir sans un instrument fait exprès et adapté à son ressort, et on n’avait pas eu le temps d’en faire un. Il avait beau réfléchir sur cette affaire ; ce qu’il y avait de certain, c’est que cet important document était perdu ; et que probablement il n’avait pas passé dans des mains amies. « Advienne que pourra, se dit Nigel, je ne suis guère en plus mauvaise passe relativement à mes espérances de fortune que je ne l’étais en arrivant dans cette ville maudite. Mais me trouver pris dans un dédale d’accusations odieuses, me voir flétri par les soupçons les plus ignominieux, être l’objet de la pitié de cet honnête bourgeois, et de la malignité de ce courtisan envieux et atrabilaire, qui ne peut pas plus supporter le bonheur et les bonnes qualités d’un autre que la taupe ne peut soutenir l’éclat du soleil !… voilà de ces réflexions qui font mon supplice, et dont les résultats amers s’attacheront à ma vie future, entraveront toujours tout ce que ma tête et ma main, si cette dernière m’est laissée, pourraient tenter en ma faveur. »

Le sentiment d’être l’objet de la haine ou du mépris général semble être un des tourments les plus insupportables auxquels un homme puisse être soumis. Les criminels les plus féroces, ceux dont les nerfs n’ont pas tressailli en commettant les plus horribles cruautés, souffrent plus de la pensée qu’aucun homme ne compatira à leurs souffrances, que de la crainte des tortures physiques du châtiment qui les attend : c’est pourquoi on les voit quelquefois chercher à pallier leurs forfaits, et souvent même à nier des faits établis par les preuves les plus claires, pour ne pas voir trancher leurs jours au milieu de l’exécration universelle. Il n’était donc pas étonnant que Nigel, se voyant chargé, quoique injustement, de l’animadversion générale, se ressouvînt, en méditant sur un si pénible sujet, qu’il existait un être au monde qui non seulement le croyait innocent, mais qui, même avec de faibles moyens, avait tout bravé en sa faveur.

« Pauvre fille ! se répétait-il, fille infortunée, téméraire peut-être, mais généreuse ! ton sort ressemble à celui de cette Écossaise dont l’histoire de mon pays a conservé le souvenir, et qui passa son bras en guise de verrou dans les ferrures d’une porte pour opposer une barrière aux assassins qui menaçaient son roi[123]. Cet acte de dévouement fut inutile ; il ne servit qu’à donner l’immortalité à celle qui l’accomplit, et dont le sang, dit-on, coule dans les veines de ma famille. »

Je ne puis expliquer précisément au lecteur si la vive impression que devait produire en faveur de Marguerite la comparaison, peut-être un peu outrée, que Nigel venait de faire entre elle et cette héroïne dévouée, ne fut pas affaiblie par toutes les pensées que ce souvenir historique réveilla en lui sur l’ancienneté de sa famille et l’illustration de sa race. Mais de ces sentiments contradictoires il résulta un nouveau cours d’idées : « À quoi me servent maintenant, se dit-il, la noblesse de mes aïeux et l’ancienneté de ma maison ? Mon patrimoine est aliéné… mon titre même devient un reproche ; car qu’y a-t-il de plus ridicule qu’une pauvreté titrée ? Ma réputation est flétrie… Non, je ne resterai pas dans ce pays : et si en le quittant je réussissais à obtenir une compagne, une créature si belle, si courageuse et si dévouée, qui oserait dire que je déroge à un rang auquel je renoncerais le premier ? »

Il y avait quelque chose de romanesque et d’attachant dans ce tableau, qu’il continua de tracer, d’un couple tendre et fidèle, étant l’un pour l’autre tout l’univers, et trouvant dans leur union la force de braver les revers de la fortune. La pensée de se trouver lié à cette charmante créature, dont le dévouement avait été si désintéressé et si ardent, se changea bientôt en une de ces rêveries délicieuses auxquelles une jeunesse exaltée aime tant à se livrer.

Tout à coup son rêve fut péniblement interrompu par la réflexion qu’il était fondé sur la plus honteuse ingratitude. Seigneur d’un antique château environné de ses tourelles, de ses forêts et de ses champs, possesseur tranquille des beaux domaines et du titre illustre de sa famille, il aurait rejeté comme une chose impossible la pensée d’élever jusqu’à lui la fille d’un artisan ; mais, dégradé de sa noblesse, plongé dans l’indigence, environné d’embarras et de dangers, il se reprocha avec un mouvement de honte d’oser souhaiter que la pauvre fille, entraînée par une passion aveugle, consentît à abandonner la perspective assurée d’une fortune meilleure pour se livrer avec lui aux chances d’un sort précaire. L’âme naturellement généreuse de Nigel fut révoltée de tout ce qu’il y avait d’égoïsme dans ses projets de bonheur, et il fit un effort violent pour bannir de sa pensée, pendant le reste de la soirée, l’image séduisante de la jeune fille ; il tâcha au moins de ne pas s’appesantir sur la dangereuse réflexion qu’elle était le seul être au monde qui le considérât comme un objet digne d’intérêt et d’affection.

Il ne put cependant réussir à la bannir de ses rêves, lorsqu’après une journée de fatigue il se livra à un sommeil non moins agité. L’image de Marguerite ne cessa de se mêler à cette masse bizarre de rêves que ses dernières aventures lui suggéraient ; et même lorsque, reproduisant avec force le tableau repoussant tracé par sir Mungo, son imagination lui représenta son sang bouillonnant et sifflant sous le fer rouge, Marguerite était encore derrière lui comme un esprit de lumière, exhalant un baume bienfaisant sur sa blessure… À la fin, la nature étant épuisée par ces créations fantastiques, Nigel s’endormit tout à fait, et resta plongé dans un sommeil profond jusqu’à ce qu’il fût réveillé le lendemain matin par la voix bien connue qui l’avait plus d’une fois dérangé de son repos à pareille heure.



CHAPITRE XXXI.

LE SERVITEUR FIDÈLE.


Ma foi, monsieur, venez nous parler de la noblesse de votre sang. Il y a ici sous cette grossière veste bleue une source purpurine qui réchauffe le cœur aussi efficacement que si elle provenait de l’antique sang des anciens rois d’Assyrie, qui, les premiers, soumirent le genre humain à leurs lois.
Ancienne Comédie.


Le bruit dont nous venons de parler n’était autre que la voix grondeuse de notre ami Richie Moniplies. Ce digne personnage, comme bien d’autres qui ont aussi bonne opinion d’eux-mêmes, était fort sujet, quand il n’avait pas d’auditeurs, à s’adresser à quelqu’un qui ne refusait jamais de l’écouter avec complaisance ; je veux parler de lui-même. Il était occupé à brosser et à mettre en ordre les habits de lord Glenvarloch, avec autant de tranquillité et de sang-froid que s’il n’eût jamais quitté son service, et se parlait en grommelant entre ses dents de la manière suivante : Parbleu ! il était bien temps que pourpoint et manteau me passassent par les mains… Je doute fort que la brosse les ait touchés depuis que je leur ai dit adieu. La broderie est joliment éraillée… et les boutons d’or, combien y en a-t-il d’arrachés ?… sur ma foi, et comme je suis un honnête homme, il y en a une douzaine de partis… cela vient des bacchanales de l’Alsace. Que Dieu nous conserve sa grâce et ne nous abandonne pas à nos propres moyens !… Je ne vois pas l’épée… mais c’est sans doute à cause des circonstances actuelles. »

Nigel, pendant quelques moments, ne put s’empêcher de croire qu’il était encore sous l’influence d’un rêve, tant il lui paraissait improbable que son domestique l’eût trouvé, et eût pu pénétrer jusqu’à lui dans la position où il était. Regardant à travers ses rideaux, il fut cependant convaincu de la vérité du fait, quand il aperçut la taille roide et musculeuse de Richie, dont la figure portait l’empreinte d’un double degré d’importance, et qui s’occupait à brosser avec soin le manteau de son maître, tout en s’amusant de temps en temps à siffler, ou à fredonner quelque refrain d’une vieille et monotone ballade écossaise. Quoique certain de l’identité du personnage, lord Glenvarloch ne put s’empêcher de lui exprimer sa surprise par cette question assez superflue : De par le ciel ! Richie, est-ce vous ? — Et qui donc serait-ce, milord ? demanda Richie… Je ne sache pas qu’il soit probable que personne vienne assister ici au lever de Votre Seigneurie, à moins d’y être tenu par son devoir. — Je suis au contraire surpris d’avoir ici quelqu’un, répondit Nigel, et vous, plus que tout autre, Richie : car vous devez vous rappeler que nous nous étions quittés, et je vous croyais en Écosse depuis long-temps. — Je demande pardon à Votre Seigneurie, mais nous ne nous sommes pas encore quittés, et il n’est pas même probable que nous en venions là de sitôt, car il faut le consentement de deux personnes pour défaire un marché comme pour le faire. Quoique Votre Seigneurie eût trouvé bon de se conduire de manière à me forcer de m’en séparer, cependant, en y réfléchissant bien, je ne me suis pas soucié d’aller plus loin. Pour parler franchement, si Votre Seigneurie ne sait pas quand elle a un bon serviteur, je sais quand j’ai un bon maître ; et pour dire la vérité, vous serez plus facile à servir maintenant que jamais, car il n’y a pas grand risque que vous sortiez des bornes. — En effet, » dit lord Glenvarloch en souriant, « je suis tenu à ne pas passer les bornes de la prudence et de la sagesse ; mais j’espère que vous n’abuserez pas de ma situation pour vous montrer trop sévère sur mes folies passées, Richie. — Dieu m’en préserve, milord ! Dieu m’en préserve ! répondit Richie avec un air important qui peignait le sentiment intérieur de la supériorité de sa sagesse, orgueil à travers lequel on démêlait pourtant une véritable sensibilité. « Dieu m’en préserve surtout, puisque Votre Seigneurie paraît si pénétrée ! Je vous ai, à la vérité, adressé des représentations comme mon devoir m’obligeait à le faire ; mais il est au-dessous de moi de reprocher quelque chose dans ce moment à Votre Seigneurie… Non, non : je ne suis moi-même qu’une créature sujette à l’erreur… je reconnais que j’ai aussi mes petites faiblesses… nul homme n’est parfait ici-bas. — Mais, Richie, quoique je vous sois très-obligé d’être venu m’offrir vos services, ils ne peuvent m’être que de peu d’utilité ici, et pourront peut-être vous porter préjudice.

— Votre Seigneurie me pardonnera encore une fois, » dit Richie, auquel la situation respective des deux parties avait donné un ton dix fois plus dogmatique que de coutume ; « mais comme c’est moi qui conduirai cette affaire, Votre Seigneurie recueillera un grand avantage de mes services sans qu’ils me portent aucun préjudice. — Je ne vois pas comment ceci peut se faire, l’ami, dit lord Glenvarloch, puisque, même par rapport à vos intérêts pécuniaires… — Pour ce qui est de mes intérêts pécuniaires, reprit Richie, je ne suis pas mal en fonds, et le sort veut que je puisse vivre ici sans être à charge à Votre Seigneurie et sans éprouver de gêne moi-même ; seulement je demande la permission de joindre quelques conditions à mon service auprès de Votre Seigneurie. — Joignez-y tout ce que vous voudrez, dit lord Glenvarloch, car vous êtes à peu près sûr d’agir à votre guise, que vous fassiez des conditions ou non. Puisque vous ne voulez pas me quitter, ce qui serait, je crois, le parti le plus sage, il faut que vous me serviez comme bon vous semblera, et c’est, je suppose, ce que vous ferez. — Tout ce que je demande, milord, » répliqua Richie gravement et de l’air d’une grande modération, « c’est d’avoir la liberté entière de mes mouvements pour certaines affaires importantes que j’ai maintenant sur les bras ; ce qui n’empêchera pas cependant que Votre Seigneurie n’ait l’avantage de ma société et de mes soins, toutes les fois qu’elle en aura besoin et que la chose sera possible. — Ce dont vous vous constituez le seul juge ? demanda Nigel en souriant. — Indubitablement, milord ; » répondit Richie avec un superbe sang-froid ; « car Votre Seigneurie ne peut juger que de ce dont elle a besoin, tandis que moi, qui vois les deux côtés de la médaille, je sais également ce qui convient le plus à vos affaires, et ce qui est le plus utile aux miennes. — Richie, mon bon ami, je crois que cet arrangement qui met ainsi le maître à la disposition du domestique ne nous conviendrait guère si nous étions tous deux en liberté ; mais puisque je suis prisonnier, autant vaut que je sois à vos ordres qu’à ceux de tout autre. Ainsi, vous pouvez aller et venir à votre gré ; car je vois que vous ne voulez pas suivre le conseil de retourner dans votre pays et de m’abandonner à mon sort. — Le diable soit de moi si j’en fais rien !… Je ne suis pas un garçon à abandonner Votre Seigneurie pendant le mauvais temps, quand je vous ai servi, et que j’ai vécu à vos dépens durant toute la belle saison. D’ailleurs, malgré tout ce qui s’est passé, il pourra encore revenir de beaux jours ; car


C’est vers notre pays que tendent tous nos vœux.
En vain le vent mugit et la tempête gronde ;
Un rayon de soleil perçant la nuit profonde
Vient de luire à mes yeux,
Et semble présager à mon âme ravie
Qu’il doit encor sur nous briller dans la patrie. »


Ayant chanté ce couplet à la manière d’un chanteur des rues dont la voix est fêlée à force de le disputer aux mugissements du vent du nord, Richie Moniplies aida lord Glenvarloch à se lever et à faire sa toilette avec toutes les marques possibles du respect le plus solennel, lui servit à déjeuner, et se retira enfin en s’excusant sur ce qu’il avait des affaires importantes qui le retiendraient plusieurs heures.

Quoique lord Glenvarloch s’attendît nécessairement à éprouver de temps en temps quelques inconvénients du caractère suffisant et du ton dogmatique de Richie Moniplies, il était impossible cependant qu’il ne ressentît pas un véritable plaisir de l’attachement ferme et dévoué dont ce fidèle serviteur venait de donner une si forte preuve, et se promît de ses services un soulagement à l’ennui de sa prison. Il fut donc bien aise d’apprendre du geôlier qu’il serait permis à son domestique de se rendre auprès de lui, aux heures où les règles générales de la forteresse en permettaient l’entrée aux étrangers.

Pendant ce temps, le magnanime Richie Moniplies était déjà arrivé au quai de la Tour ; là, après avoir regardé long-temps d’un air de dédain plusieurs bateliers qui le sollicitaient, et dont il rejeta les offres d’un signe de main, il appela avec dignité une barque à deux rameurs, et mit en activité plusieurs oisifs d’un plus haut rang, qui n’avaient pas cru devoir, sur sa tournure, lui adresser leurs offres de service. Il prit alors possession de sa barque, s’enveloppa les bras de son ample manteau, et s’asseyant au gouvernail d’un air d’importance, il leur ordonna de le conduire à White-Hall. Arrivé au palais sans accident, il demanda à voir maître Linklater, le sous-contrôleur de la cuisine de Sa Majesté ; on lui répondit qu’on ne pouvait pas lui parler dans le moment, parce qu’il était occupé à préparer un poulet aux poireaux pour la bouche du roi.

« Dites-lui, dit Moniplies, que c’est un de ses amis et compatriotes qui désire lui parler pour une affaire de la plus haute importance. — Un ami et un compatriote, » s’écria Linklater quand ce pressant message lui fut rapporté… « Eh bien ! qu’il entre, et que le diable l’emporte ! Ce sera encore quelque garçon à tête rousse et à longues jambes, arrivé tout frais du West-Port, qui, ayant appris ma promotion, vient solliciter d’être nommé tournebroche ou marmiton par mon crédit… C’est un grand empêchement pour quiconque veut s’élever dans le monde que d’avoir de tels amis pendus à ses côtés dans l’espoir de monter avec lui… Ah ! Richie Moniplies, est-ce vous, mon garçon ? Eh ! qui vous amène ici ? Si l’on vous avait reconnu pour l’individu qui fit peur au cheval il y a quelque temps… — Ne parlons plus de cela, l’ami, interrompit Richie ; me voilà revenu pour la vieille affaire ; il faut que je parle au roi. — Au roi ? vous êtes fou à lier, » dit Linklater ; puis il cria à ses aides de cuisine : « Veillez aux broches, drôles que vous êtes… Pisces purga ; salsamenta hœc fac macerentur pulchrè[124] ; je vous ferai entendre le latin à vous autres marauds, comme il convient à des marmitons du roi Jacques ; » puis d’un ton de mystère, il ajouta à l’oreille de Richie : « Ne savez-vous pas ce qui est arrivé à votre maître, l’autre jour ? Je puis dire que cette affaire-là a fait trembler certaines gens pour leur place. — N’importe, Laurie, il faut encore venir à mon aide cette fois, et me donner l’occasion de glisser ce petit bout de supplique dans la main du roi ; et je vous assure que le contenu ne peut manquer de lui être très-agréable. — Richie, vous avez certainement juré de dire vos prières dans la loge du portier, le dos à découvert, entre deux valets armés d’un fouet pour vous crier Amen. — Non, non, Laurie : mon garçon, j’ai plus d’expérience maintenant en fait de pétitions que je n’en avais ce jour-là, et vous en conviendrez vous-même, si vous voulez seulement faire parvenir ce petit papier jusque dans la main du roi. — Je ne veux pas me mêler de cette affaire, » dit le prudent clerc d’office ; « mais voici le potage de Sa Majesté qui va lui être servi dans son cabinet ; je ne m’oppose pas à ce que vous mettiez le papier entre le bol d’or et l’assiette… Sa Majesté très-sacrée le verra en levant le bol ; car elle boit ordinairement tout le bouillon. — C’est assez, » reprit Richie, et il s’empressa de déposer le papier sous le bol ; ce qu’il eut tout juste le temps de faire avant que le page entrât pour chercher le potage de Sa Majesté.

« Eh bien, en bien, voisin ! » dit Laurence, lorsque le page fut sorti, « si vous vous êtes mis dans le cas de vous faire attacher au poteau pour recevoir les étrivières, rappelez-vous que c’est vous qui l’avez voulu. — Je ne m’en prendrai à personne, » répliqua Richie ; et avec cette confiance imperturbable, née de la bonne opinion qu’il avait de lui-même, et qui formait le fond principal de son caractère, il attendit l’événement.

Quelques minutes après, Maxwell arriva lui-même dans l’office, et demanda d’un air empressé quel était l’individu qui avait placé un papier sur l’assiette du roi ; Linklater nia en avoir aucune connaissance ; mais Richie Moniplies, s’avançant hardiment, dit d’un ton emphatique : « C’est moi qui suis cet individu. — Suivez-moi donc, » dit Maxwell en lui jetant un regard où se peignait une grande curiosité.

Ils montèrent un escalier dérobé, ce même escalier auquel on attribue à la cour le privilège de conduire plus vite et plus directement au pouvoir que les grandes entrées elles-mêmes. Étant arrivés dans une antichambre que Richie dépeignit plus tard comme une salle assez mal en ordre, l’huissier lui fit signe de s’arrêter pendant qu’il entrerait dans le petit cabinet du roi. La conférence fut courte ; et lorsque Maxwell rouvrit la porte, Richie en entendit la conclusion : « êtes-vous sûr qu’il n’y ait pas de danger… J’y ai déjà été pris une fois… Restez à portée de la voix, mais à la distance au moins de trois coudées géométriques de la porte… Si je parle haut, élancez-vous ici comme un faucon ; si je parle bas, tenez vos longues oreilles assez éloignées pour ne pas entendre… Et maintenant, laissez entrer. »

Richie passa au signe muet de Maxwell, et un moment après se trouva en présence du roi. La plupart des individus de la classe de Richie, et même bien d’autres, auraient été fort déconcertés de se trouver ainsi tête-à-tête avec le souverain ; mais Richie avait une trop haute opinion de lui-même pour se laisser intimider par de pareilles idées ; et ayant fait une révérence empesée, il se redressa ensuite de toute sa hauteur, et se tint devant Jacques aussi droit qu’un poteau.

« Les avez-vous, mon garçon ? les avez-vous ? » dit le roi d’un air agité par l’espoir et le désir, et non sans quelque mélange de soupçon ; « donnez-les-moi, donnez-les-moi avant de dire un mot ; je vous l’ordonne au nom de l’obéissance que vous me devez comme sujet. »

Richie tira une boîte de son sein, et fléchissant un genou, l’offrit à Sa Majesté, qui, l’ouvrant avec précipitation, et s’étant assurée qu’elle contenait une certaine chaîne de rubis dont on a déjà parlé au lecteur, tomba dans un transport de joie, et ne put s’empêcher de baiser ses joyaux, comme s’ils eussent été capables de sentir, et de répéter plusieurs fois avec une satisfaction puérile : « Onyx cum prole, silexque… Onyx cum prole[125]. Ah ! mes beaux et brillants rubis ! mon cœur bondit de joie en vous voyant. » Il se retourna ensuite vers Richie, sur le visage stoïque duquel le ravissement de Sa Majesté avait fait naître un sourire grimaçant que Jacques fit cesser en lui disant : « Prenez garde, monsieur, et n’allez pas vous moquer de nous ; nous sommes l’oint du Seigneur, et votre légitime souverain. — Dieu me préserve de rire ! » dit Richie, rendant à sa figure toute son austérité naturelle ; « je souriais seulement pour mettre mon visage en rapport et en harmonie avec la physionomie de Votre Majesté.

— Vous parlez comme un sujet fidèle et comme un honnête homme, reprit le roi. Mais comment diable vous appelez-vous, l’ami ? — Richie Moniplies, fils du vieux Mungo Moniplies du West-Port à Édimbourg, qui eut l’honneur de fournir la table royale de la mère de Votre Majesté, et celle de Votre Majesté elle-même, de viandes, et autres vivres, il y a déjà long-temps.

— Ah, ah ! » dit le roi en riant ; car il possédait comme un attribut nécessaire à son rang une mémoire tenace qui lui rappelait tous ceux avec qui le hasard l’avait mis en rapport ; vous êtes ce même traître qui a manqué de nous faire tomber sur le pavé de notre cour, si nous ne nous fussions retenu à notre cheval ? Equam memento rebus in arduis servare[126]. Eh bien, ne soyez pas déconcerté, Richie ; car, puisqu’il y a tant de gens qui deviennent traîtres, il faut bien qu’il s’en trouve de temps en temps qui se montrent, contra exspectanda[127], de fidèles sujets. Comment ces bijoux vous sont-ils tombés dans les mains, l’ami ? Venez-vous de la part de George Heriot ? — Nullement, répondit Richie ; n’en déplaise à Votre Majesté, je viens, comme il est dit que combattait Harry Wynd, seulement pour mon propre compte, et non pour celui d’autrui ; car, je ne reconnais aucun maître, excepté celui qui m’a créé, Votre très-gracieuse Majesté qui gouverne, et le noble Nigel Olifaunt, lord de Glenvarloch, qui m’a soutenu aussi long-temps qu’il l’a pu, le pauvre gentilhomme ! — Encore Glenvarlochides ! s’écria le roi ; sur mon honneur, je le retrouve partout : on dirait que dans chaque coin il nous attend en embuscade. Maxwell frappe à la porte ; c’est George Heriot qui vient me dire qu’il ne peut retrouver mes bijoux… Passe derrière la tapisserie, Richie, tiens-toi tranquille, l’ami, songe à ne pas éternuer, à ne pas tousser, à retenir ton haleine. Geordie Tin-tin est toujours si diablement empressé à me débiter ses beaux préceptes de sagesse, et si cruellement lent à me compter son argent, que, sur notre parole de roi, nous ne sommes pas fâché de le trouver en défaut[128]. »

Richie se cacha derrière la tapisserie par obéissance aux ordres du bon roi ; tandis que le roi, qui ne s’inquiétait jamais de sa dignité quand il s’agissait d’une fantaisie qui l’amusait, ayant rajusté la tapisserie de ses propres mains pour cacher le piège, donna ordre à Maxwell de lui dire ce qui se passait au dehors. La réponse de Maxwell fut faite d’un ton si bas qu’elle fut perdue pour Richie, dont la situation singulière n’affaiblissait ni la curiosité ni le désir de la satisfaire de tout son pouvoir.

« Que Geordie entre, » dit le roi ; et Richie remarqua, à travers une fente de la tapisserie, que l’honnête bourgeois avait un air troublé, sinon tout à fait éperdu. Le roi, qui avait un genre d’esprit et de gaieté tel que la scène qui allait suivre était précisément de celles qui semblaient le plus faites pour l’amuser et lui plaire, reçut ses respects avec froideur, et se mit à lui parler avec un air de dignité sérieuse, très-différent de la gaieté familière et souvent peu séante qui lui était habituelle. « Maître Heriot, dit-il, si je me le rappelle bien, nous avons remis entre vos mains certains bijoux de la couronne pour une certaine somme d’argent, est-ce vrai ou non ? — Mon très-gracieux souverain, répondit Heriot, il est incontestable qu’il a plu à Votre Majesté d’en agir ainsi. — Desquels bijoux et cimelia, » reprit le roi avec le même ton de gravité, « la propriété nous restait, excepté cependant que nous étions tenu à rembourser l’argent que vous aviez avancé, lequel remboursement ayant lieu, nous rendait notre droit de possession à l’objet engagé ou mis en garantie. Voëtius, Vinius, Groenwigeneus, Pageustecherus, et tous ceux qui ont traité de contractu oppignerationis consentiunt in idem, s’accordent sur ce point ; le droit romain, le droit coutumier d’Angleterre, le droit municipal de notre ancien royaume d’Écosse, quoiqu’ils différent sur d’autres articles plus souvent que je ne le voudrais, s’accordent aussi exactement sur celui-ci que les trois cordons qui composent une corde. — N’en déplaise à Votre Majesté, répondit Heriot, il n’y a pas besoin de tant d’autorités savantes pour prouver à un honnête homme que ses droits sur un objet donné en gage cessent au moment où l’argent qu’il a prêté dessus lui est remboursé. — Eh bien, monsieur, je vous offre la restitution de la somme prêtée, et je vous demande de remettre en ma possession les bijoux que je vous ai engagés. Je vous ai l’ait entendre, il y a peu de temps, qu’ils allaient me devenir essentiels ; car il est probable que les événements qui se préparent vont nous obliger à nous montrer en public, et il serait étrange que nous ne parussions pas avec ces ornements, qui sont la propriété de la couronne, et dont l’absence serait dans le cas de nous attirer le mépris et les soupçons de nos fidèles sujets. »

Maître Heriot parut fort troublé à ces paroles de son souverain, et répondit avec émotion : « Je prends le ciel à témoin que je suis complètement innocent dans cette affaire, et je perdrais avec joie la somme prêtée pour pouvoir rendre à Votre Majesté les bijoux dont elle déplore si justement la perte. S’ils fussent restés entre mes mains, il me serait facile d’en rendre compte ; mais Votre Majesté se souviendra que, d’après son ordre exprès, je les avais transmis à une autre personne, qui m’avança une grosse somme d’argent vers le temps de mon départ pour Paris. Le besoin de cet argent était pressant, et il ne se présenta à moi aucun autre moyen de l’obtenir. Je dis à Votre Majesté, lorsque je lui apportai le renfort nécessaire, que l’homme qui avançait cette somme n’avait pas une bonne réputation, et sa réponse royale fut, en flairant l’or : « Non olet, il ne sent pas les moyens par lesquels il a été obtenu. — Tout cela est bel et bon, dit le roi ; mais à quoi servent tant de paroles ? Donnant mes joyaux en gage à un tel individu, n’auriez-vous pas dû prendre vos précautions pour que nous pussions les retirer ? Et devons-nous souffrir la perte de nos bijoux à cause de votre négligence, outre que nous allons nous trouver exposé à la censure de nos sujets et des ambassadeurs étrangers ? — Mon maître et mon souverain, répondit Heriot, Dieu m’est témoin que si, en me chargeant du blâme et de la honte de cette affaire, je pouvais l’épargner à Votre Majesté, mon devoir me porterait à les supporter en serviteur reconnaissant de vos nombreux bienfaits. Mais, quand Votre Majesté aura réfléchi à la mort violente de cet homme, à la disparition de sa fille et de ses trésors, je me flatte qu’elle se rappellera combien de fois je l’avais avertie de la possibilité d’un tel cas, en priant Votre Majesté de ne pas me presser de traiter cette affaire avec lui. — Mais vous ne me procurâtes pas d’autres moyens, Geordie, dit le roi ; vous ne me procurâtes pas d’autres moyens. J’étais comme un homme abandonné : pouvais-je faire autrement que de prendre le premier argent qui m’était offert, de même qu’un homme qui se noie saisit la première branche de saule qui se présente ? Et maintenant, pourquoi ne m’apportez-vous pas ces bijoux ? ils sont certainement dans quelque coin ; si vous vouliez bien les chercher… — N’en déplaise à votre Majesté, les recherches les plus exactes ont été faites, répondit le bijoutier ; on les a fait crier partout, et il est impossible de les retrouver. — Difficile, vous voulez dire, Geordie ? et non impossible, reprit le roi ; car ce qui est impossible l’est naturellement, comme exempli gratiâ, de faire que deux soient trois, ou moralement, de changer la vérité en mensonge. Mais ce qui n’est que difficile peut finir par se faire à l’aide de la sagesse et de la patience… par exemple, Tin-Tin Geordie, regardez-moi cela ! » En parlant ainsi il découvrit aux yeux étonnés de l’orfèvre le trésor retrouvé, et s’écria d’un air de triomphe : « Que dites-vous de cela, Geordie ? Par mon sceptre et ma couronne ! il ouvre de grands yeux comme s’il prenait son prince légitime pour un sorcier, nous qui sommes le malleus male ficorum[129], l’instrument qui réduit en poudre les sorciers, sorcières, magiciens et toute la bande… Il pense que nous nous mêlons nous-même de l’art infernal ! Va, mon brave Geordie, tu es un digne et honnête homme, mais tu n’es pas un des sept sages de la Grèce ; va, te dis-je, et rappelle-toi la parole que tu as dite il n’y a pas long-temps : « Qu’il y avait dans ce royaume quelqu’un qui ressemblait à Salomon, excepté dans son amour pour les femmes étrangères, témoin la fille de Pharaon. »

Si Henri avait été surpris de se voir mettre les joyaux devant les yeux au moment où le roi lui en reprochait la perte, cette allusion à la réflexion qui lui était échappée dans sa conversation avec lord Glenvarloch acheva de le mettre au comble de l’étonnement. Le roi fut si enchanté de la supériorité que cela lui donnait pour le moment, qu’il se frottait les mains en riant à gorge déployée, et qu’enfin le sentiment de sa dignité étant perdu dans l’ivresse de son triomphe, il se jeta sur son fauteuil, et s’abandonna à des éclats de rire si immodérés et si violents qu’il en perdit haleine, et que les larmes ruisselaient en abondance le long de ses joues. Pendant ce temps les accès bruyants de la gaieté royale furent répétés par un gros rire discordant derrière la tapisserie, comme celui d’un homme qui, peu habitué à s’abandonner à de telles émotions, une fois entraîné par une impulsion particulière, est incapable de réprimer ou de modérer les accents de sa joie. Heriot tourna la tête avec une nouvelle surprise vers le lieu d’où il entendait partir des sons si peu mesurés en la présence d’un monarque.

Le roi lui-même, qui en sentit peut-être l’inconvenance, se leva, essuya ses yeux et cria : « Allons, rustaud[130], sors de ta cachette ; » et là-dessus il découvrit le long individu de Richie Moniplies riant encore avec une gaieté aussi immodérée que s’il eut été entre compères et commères à un baptême de village… « Chut, chut ! l’ami, lui dit le roi, il n’est pas nécessaire de hennir comme un cheval auprès de son picotin d’avoine, quoiqu’à dire vrai la farce fût bonne, et qu’elle fût entièrement de nous… Et vraiment, qui peut y résister en voyant Geordie Tin-tin, qui croit avoir à lui seul la sagesse de tout le monde ? en le voyant, dis-je, ha, ha, ha ! comme Euclio apud Plautum, se tourmenter pour chercher ce qu’il avait sous la main :


Perii, interii, occidi. Quo curram ? quo non curram ?
Tene, tene. Quem ? quis ? Nescio… nihil video[131].


Ah, Geordie ! vous avez pourtant l’œil fin en fait d’or et d’argent, de joyaux et de rubis, et autres choses semblables, et cependant vous n’avez pas su les retrouver quand ils étaient perdus. Oui, oui, regardez-les, mon ami, regardez-les ; ils sont bien là tout entiers, sains et saufs, et sans qu’il se soit glissé de faux au milieu d’eux. »

George Heriot, revenu de sa première surprise, était trop bon courtisan pour troubler le triomphe imaginaire du roi, quoiqu’il lançât un regard un peu mécontent sur l’honnête Richie, qui continuait toujours son gros rire. Il examina avec sang-froid toutes les pierres, et les trouvant toutes intactes, il félicita cordialement le roi d’avoir recouvré un trésor qui n’aurait pu être perdu sans quelque atteinte à l’honneur de la couronne, et demanda à qui il devait payer la somme pour laquelle les bijoux avaient été engagés, ajoutant qu’il avait l’argent tout prêt.

« Vous êtes diablement pressé quand il s’agit de payer, Geordie, objecta le roi… À quoi bon tant d’empressement, mon ami ? Les joyaux nous sont rendus par un de nos bons compatriotes… Le voilà devant vous ; et qui sait s’il a besoin de l’argent sur l’heure, ou s’il ne se contenterait pas d’un petit bon de notre main à six mois de date ? Vous savez que notre trésor est un peu à sec dans ce moment, et vous parlez de payer comme si nous possédions les mines d’Ophir… — N’en déplaise à Votre Majesté, dit Heriot, si cet homme a réellement droit à cet argent, il est le maître d’accorder du temps, si bon lui semble ; mais quand je me rappelle dans quel équipage je le vis pour la première fois avec son manteau en lambeaux et la tête brisée, j’ai de la pêne à croire que cela soit possible… Avec la permission du roi, n’êtes vous pas Richie Moniplies ? — Lui-même, maître Heriot ; de l’ancienne et honorable maison de Castle-Collop, près du port de l’Ouest, à Édimbourg, répondit Richie. — N’en déplaise à Votre Majesté, ce n’est qu’un pauvre serviteur, dit Heriot ; il n’est pas probable qu’il ait acquis honnêtement la disposition de cet argent. — Et pourquoi pas ? demanda le roi ; croyez-vous qu’il n’y ait que vous seul qui puissiez gravir la montagne, Geordie ? Votre manteau était assez mince quand vous êtes arrivé ici, quoique maintenant vous en portiez un riche et bien doublé. Parce qu’il est domestique ? il y en a plus d’un qui est arrivé de l’autre côté de la Tweed sans souliers ni bas, portant sur son épaule la valise de son maître, et qui maintenant se pavane avec six laquais derrière lui. Mais voilà l’homme lui-même, questionnez-le. Geordie. — Son autorité ne sera peut-être pas la meilleure dans ce cas, » dit le prudent bourgeois.

« Bah, bah, l’ami ! s’écria le roi ; vous êtes trop scrupuleux. Les coquins de braconniers ont entre eux un bon proverbe : Non est inquirendum unde venit venison[132]. Celui qui apporte les marchandises a sûrement le droit d’en disposer. Écoutez, mon ami, dites la vérité, et faites bonté au diable… Avez-vous pleins pouvoirs de disposer de l’argent qui est dû pour le dégagement de ces bijoux ? pouvez-vous, par exemple, accorder des délais de paiement, ou autre chose, oui ou non ? — Pleins pouvoirs, n’en déplaise à Votre Majesté, dit Richie, et je suis prêt à souscrire de tout mon cœur à tout ce qui pourra convenir à Votre Majesté sur le terme du remboursement, espérant que Votre Majesté voudra bien m’accorder une petite grâce. — Oui-da ! l’ami, dit le roi, voilà aussi où vous en voulez venir ? J’aurais été étonné que vous ne fussiez pas comme tout le reste. On croirait que la vie et les biens de nos sujets sont entre nos mains, et que nous en pouvons disposer à volonté ; mais quand nous avons besoin de leur demander quelque argent, ce qui nous arrive plus souvent que nous ne voudrions, du diable si nous pouvons en tirer une obole, si ce n’est aux vieilles conditions de leur accorder quelque chose en échange… c’est toujours rien pour rien… Eh bien ! l’ami, qu’est-ce qu’il vous faut ?… quelque monopole, je suppose, quelque concession des terres de l’Église, ou bien une chevalerie, ou quelque chose de semblable ? Il faut que vous soyez raisonnable, à moins que vous ne vous proposiez de nous avancer plus d’argent pour nos besoins actuels. — Mon souverain, répondit Richie Moniplies, le propriétaire de cet argent le met à la libre disposition de Votre Majesté sans caution ni intérêt, pour qu’elle en fasse usage aussi long-temps qu’il lui plaira, et demande seulement que Votre Majesté veuille bien accorder quelque indulgence au noble lord Glenvarloch, maintenant prisonnier dans votre Tour royale de Londres. — Comment, comment, drôle ! » s’écria le roi en rougissant et balbutiant, mais agité par des émotions plus nobles que celles qui le dominaient quelquefois. « Qu’osez-vous nous proposer ? de vendre la justice ? de vendre notre pardon, à nous roi couronné, qui avons juré d’être équitable envers nos sujets, et qui sommes responsable de notre administration envers celui qui est au-dessus de tous les rois ? » Ici il leva les yeux au ciel avec respect en touchant son bonnet, et continua avec un peu d’aigreur : « Nous ne faisons pas trafic de telles marchandises, l’ami ; et si vous n’étiez un pauvre ignorant qui nous a rendu aujourd’hui même un service qui nous a été agréable, nous vous ferions percer la langue avec un fer chaud, in terrorem des autres… Emmenez-le, Geordie… payez-le jusqu’au dernier sou avec l’argent que vous avez à nous entre les mains ; et malheur à ceux qui y reviendraient ! »

Richie, qui avait compté avec la plus grande certitude sur le succès de ce chef-d’œuvre de politique, était comme un architecte qui voit s’écrouler sous lui l’échafaudage qu’il a dressé. Il se rattrapa cependant à une circonstance qu’il crut pouvoir empêcher sa chute : « Non seulement, dit-il, il mettait à la disposition de Sa Majesté l’argent pour lequel les bijoux avaient été engagés, mais même le double de cette somme, et sans espoir, sans condition de paiement, si seulement… »

Mais le roi, qui craignait peut-être de se laisser ébranler dans sa bonne résolution, ne lui donna pas le temps d’achever, et s’écria : « Emmenez-le, emmenez-le ; il est temps qu’il parte, s’il double ses offres de la sorte… Et sur votre vie, prenez garde à ce que Steenie, ou aucun des autres n’entende un mot de sa bouche, car qui sait dans quel embarras cela pourrait me jeter ? Ne inducas in tentationem… Vade retrò, Satanas… Amen. »

D’après les ordres du roi, George Heriot entraîna le solliciteur consterné hors de sa présence, et lorsqu’ils furent dans la cour du palais, le marchand, se rappelant avec un peu de ressentiment l’air d’égalité que Richie avait pris avec lui au commencement de la scène que nous venons de raconter, ne put s’empêcher d’user de représailles en le félicitant avec un sourire ironique sur la faveur dont il jouissait à la cour, et sur les progrès qu’il avait faits dans l’art de présenter des suppliques.

« Que cela ne vous inquiète pas, maître George Heriot, » répliqua Richie avec le plus grand sang-froid ; « mais dites-moi seulement quand et à qui je dois en adresser une pour me faire rembourser les huit cents livres sterling qui ont été avancées sur ces bijoux ? — C’est ce que vous saurez dès le moment où vous m’amènerez le véritable propriétaire de l’argent, reprit Heriot ; il est important que je le connaisse sous plus d’un rapport. — Alors je vais retourner auprès de Sa Majesté, dit gravement Richie, et lui redemander l’argent ou le gage, car j’ai pleins pouvoirs d’agir dans cette affaire. — Cela peut être, Richie, objecta le marchand, et cela peut aussi n’être pas, car vos histoires ne sont pas paroles d’évangile ; et soyez assuré que j’y verrai clair avant de vous payer une si grosse somme d’argent. Je vous donnerai une reconnaissance, et vous la tiendrai prête pour le remboursement au premier avis ; mais, mon bon Richard Moniplies de Castle-Collop, près du West-Port d’Édimbourg, excusez-moi si je vous laisse, étant obligé de retourner auprès de Sa Majesté pour des affaires majeures. » En parlant ainsi, et montant l’escalier pour rentrer au palais, il ajouta, comme par manière de résumé : « George Heriot est un trop vieux coq pour se laisser prendre avec de la paille. »

Richie resta pétrifié quand il le vit rentrer dans le palais, et se trouva en quelque sorte pris au piège. « Que la peste l’étouffe ! dit-il : parce que c’est un honnête homme lui-même, faut-il qu’il agisse avec tous les autres comme s’ils étaient des fripons ? mais que le diable m’emporte s’il parvient à me jouer ! Dieu me soit en aide ! ne voilà-t-il pas Laurie qui vient à son tour, et qui va me tourmenter au sujet de la supplique… Je n’attendrai pas, de par saint André ! »

En parlant ainsi, et changeant la démarche fière qu’il avait prise le matin contre un pas gêné et honteux, il alla regagner sa barque avec une rapidité qui, pour employer la phrase usitée, ressemblait beaucoup à une fuite.



CHAPITRE XXXII.

LE MARIAGE ET LA SÉPARATION.


Benedict… Voilà qui ne ressemble guère à une noce.
Shakspeare. Beaucoup de bruit pour rien.


Maître George Heriot ne fut pas plus tôt rentré dans l’appartement du roi, que Jacques s’informa si le comte de Huntinglen était présent ; sur la réponse affirmative, il ordonna qu’il fût introduit. Le vieux lord écossais ayant salué de la manière accoutumée, le roi lui donna sa main à baiser, et lui parla en ces termes, d’un ton grave et mêlé de compassion :

« Nous avons dit à Votre Seigneurie, dans une épître secrète que nous avons écrite ce matin de notre propre main pour lui prouver que nous n’avons pas perdu le souvenir de ses fidèles services, que nous avions à vous communiquer des choses qui demandent, pour être supportées, beaucoup de patience et de courage ; c’est pourquoi nous vous avons exhorté à lire quelques-uns des plus éloquents passages de Sénèque et de Boetius, de Consolatione, afin d’y puiser des forces proportionnées au fardeau que vous allez avoir à soutenir… C’est un conseil que nous vous avons donné d’après notre propre expérience…


Non ignora mali, miseris succurrere disco[133],


disait Didon, et je pourrais dire aussi personnellement, non ignarus. Mais en changeant le genre, la prosodie s’en ressentirait ; et c’est un point sur lequel nos sujets anglais sont chatouilleux. Ainsi donc, lord Huntinglen, je me flatte que vous avez suivi notre conseil, et que vous êtes exercé à la patience avant d’en avoir besoin : Venienti occurite morbo, préparez le remède dès le commencement de la maladie. — Sous le bon plaisir de Votre Majesté, répondit lord Huntinglen, je suis un vieux soldat plutôt qu’un savant… et si mon caractère naturellement un peu dur ne suffit pas pour me faire supporter les calamités qui m’attendent, j’espère que Dieu me fera grâce d’en chercher et d’en trouver la force dans quelque texte des saintes Écritures. — Oui, vraiment[134] ! dit le roi… La Bible, mon ami, » ajouta-t-il en touchant son bonnet, « est en effet principium et fons[135]; mais il est bien dommage que Votre Seigneurie ne puisse la lire dans l’original… car, quoique nous en ayons nous-même encouragé la traduction… puisqu’il est dit, comme vous pourrez le lire au commencement de toutes les bibles, que lorsque quelques nuages sombres eurent paru menacer d’envelopper le pays après la disparition de cet astre brillant, la reine Élisabeth, notre apparition, comme celle du soleil, eut bientôt dissipé ces vapeurs naissantes… Comme je le disais donc, quoique nous ayons protégé la prédication de l’Évangile, et surtout la traduction des saintes Écritures, des langues originales et sacrées, cependant nous avouons nous-même avoir trouvé une consolation à les consulter dans le texte hébreu que nous n’éprouvons pas dans la version latine des Septante, et encore moins dans la traduction anglaise. — N’en déplaise à Votre Majesté, dit lord Huntinglen, si Votre Majesté remet à me communiquer les mauvaises nouvelles dont sa très-honorable lettre m’a menacé, jusqu’à ce que j’entende l’hébreu aussi bien qu’elle, il est à craindre que je ne meure avant de connaître les malheurs qui sont tombés sur ma maison, ou qui sont sur le point de l’accabler. — Vous ne les apprendrez que trop tôt, milord, répondit le roi. Je le dis avec peine, mais il arrive que votre fils Dalgarno, que je croyais un saint, le voyant si souvent avec Steenie et fanfan Charles, est un infâme scélérat. — Un infâme ! » s’écria lord Huntinglen, et il se hâta d’ajouter « mais c’est Votre Majesté qui a prononcé ce nom. » Le ton dont il prononça cette exclamation fut tel que le roi en recula comme s’il eût reçu un coup. Cependant il se remit aussitôt, et dit avec un accent d’humeur qui indiquait ordinairement son mécontentement… « Oui, milord, c’est nous qui l’avons dit… non surdo canis, nous ne sommes pas sourd ; nous vous prions donc de ne pas tant élever la voix quand vous nous parlez ; voilà le mémoire lisez et jugez vous-même. »

Le roi mit alors dans la main du vieux seigneur un papier contenant l’histoire de lady Hermione, avec les preuves à l’appui, et exposée d’une manière si concise et si claire, que l’infamie de lord Dalgarno, l’amant qui l’avait si perfidement trompée, y était démontrée d’une manière incontestable. Mais un père n’abandonne pas si aisément la cause de son fils.

« N’en déplaise à Votre Majesté, objecta-t-il, pourquoi cette histoire n’a-t-elle pas été publiée plus tôt ? Il y a des années que cette femme est ici… pourquoi n’a-t-elle pas réclamé contre moi dès le moment où elle toucha le sol anglais ? — Dites comment cela s’est fait, Geordie, » dit le roi en s’adressant à Heriot.

« Je regrette d’affliger milord Huntinglen, dit Heriot ; mais il faut que je dise la vérité. Pendant long-temps lady Hermione ne put supporter la pensée de donner de la publicité à sa situation douloureuse, et quand elle changea d’opinion à cette égard, il devint nécessaire de se procurer les preuves du faux mariage, ainsi que les lettres et les papiers qui y avaient rapport, et qu’elle avait déposés à son arrivée à Paris, un peu avant que je la rencontrasse, entre les mains d’un correspondant de son père. Cet individu ayant fait banqueroute, les papiers de cette dame passèrent par malheur dans d’autres mains ; et ce n’est que depuis quelques jours que j’ai pu découvrir ce qu’ils étaient devenus, et en recouvrer la possession. Sans ces documents qui prouvent les faits qu’elle avance, c’eût été une imprudence de sa part que de porter plainte contre un homme protégé, comme lord Dalgarno, par des amis puissants. — C’est une impertinence à vous de parler ainsi, interrompit le roi ; je vois bien ce que vous voulez dire : vous pensez que Steenie aurait mis le pied dans la balance de la justice et l’aurait fait ainsi pencher de son côté. Vous oubliez, Geordie, quelle main la tient, et vous faites d’autant plus de tort au pauvre Steenie, que Dalgarno l’avait trompé, le pauvre innocent, en lui faisant accroire que c’était sa maîtresse, ce dont Steenie resta persuadé, quoiqu’il eût dû penser qu’une femme de ce genre ne lui aurait pas résisté. — Lady Hermione, dit George Heriot, a toujours rendu la plus grande justice à la conduite du duc, quoique ayant de fortes préventions contre son caractère ; il dédaigna toujours d’abuser de sa position malheureuse, et lui fournit au contraire les moyens de sortir d’embarras. — Je le reconnais bien là, le gentil garçon, que Dieu le bénisse ! et je crois au récit de cette dame d’autant plus facilement, milord Huntinglen, qu’elle n’a pas dit de mal de Steenie ; et pour couper court, milord, l’opinion de notre conseil et la nôtre, aussi bien que celle de fanfan Charles et de Steenie, est que votre fils doit réparer ses torts en épousant cette dame, ou s’attendre à la plus honteuse disgrâce dans laquelle on puisse tomber auprès de nous. »

Celui auquel il parlait était incapable de lui répondre. Il était immobile devant le roi, fixant sur lui de grands yeux dont les paupières mêmes étaient sans mouvement, comme s’il eût été soudainement converti en une ancienne statue des temps de chevalerie. Ses traits austères et ses membres robustes avaient été soudainement frappés de paralysie par le coup qu’il avait reçu. Une seconde après, comme s’il était frappé de la foudre, il tomba par terre en poussant un profond gémissement. Le roi fut saisi des plus vives alarmes ; il appela Heriot et Maxwell à son secours, et la présence d’esprit n’étant pas son fort, il se mit à parcourir son cabinet avec agitation, en s’écriant : « Mon bon et fidèle serviteur qui as sauvé notre personne sacrée, vœ atque dolor[136] ! Lord Huntinglen, levez la tête, levez la tête, mon bon ami !… votre fils peut épouser la reine de Saba, si bon lui semble. »

Cependant Maxwell et Heriot avaient relevé le vieux lord et l’avaient placé sur une chaise, tandis que le roi, remarquant qu’il commençait à revenir, reprit ses consolations avec un peu plus de réflexion.

« Relevez la tête, allons, remettez-vous, et écoutez votre prince et compatriote… S’il y a de la honte, mon ami, elle n’arrive pas les mains vides… Il y a de l’or… une bonne dot et une famille qui n’est déjà pas si mauvaise… Si elle a été déshonorée, c’est la faute de votre fils, et il peut lui rendre son honneur. »

Ces réflexions, quelque raisonnables qu’elles fussent dans les cas ordinaires, n’apportèrent aucune consolation au lord Huntinglen, s’il est vrai même qu’il les comprît bien. Mais quand il vit son bon vieux maître, tout en prononçant ces paroles, commencer à larmoyer, ce spectacle fit sur lui un effet plus rapide. Deux grosses larmes s’échappèrent involontairement de ses yeux pendant qu’il baisait les mains flétries et ridées que le roi, pleurant avec moins de dignité, lui abandonnait d’abord l’une après l’autre, ensuite toutes deux à la fois, jusqu’à ce qu’enfin la sensibilité de l’homme l’emportant entièrement sur le sentiment de la dignité royale, il saisit et pressa les mains de lord Huntinglen avec autant de compassion et d’intérêt que l’aurait fait son égal et son ami.

« Compone lacrymas[137] ; soyez tranquille, soyez tranquille, mon ami, dit Jacques, le conseil, fanfan Charles et Steenie peuvent tous aller au diable ! il ne l’épousera pas si vous le prenez si fort à cœur. — Il l’épousera, de par Dieu ! » répondit le vieux comte, qui, se redressant, essuya brusquement la larme qui mouillait encore ses yeux ; et s’efforça de reprendre son calme ordinaire. « Je demande pardon à Votre Majesté, mais il l’épousera avec son déshonneur pour dot, fût-elle la plus vile courtisane de toute l’Espagne ; s’il a donné sa parole, il la tiendra, fût-ce envers la dernière créature des rues… Il le fera, ou ce poignard lui arrachera la vie que je lui ai donnée. S’il a pu s’abaisser à une aussi lâche imposture pour tromper une femme publique, en bien, il épousera une femme publique ! — Non, non, continua le monarque, les choses n’en sont pas là… Steenie lui-même n’a jamais pensé qu’elle fût une femme publique, même quand il en avait la plus mauvaise opinion. — Si ceci peut servir à consoler milord Huntinglen, dit le marchand, je puis l’assurer que cette dame est d’une très-bonne naissance et d’une réputation irréprochable. — J’en suis fâché, » s’écria lord Huntingten ; puis se reprenant, il ajouta : « Que le ciel me pardonne mon ingratitude pour une telle consolation !… mais je suis presque fâché qu’elle soit telle que vous la représentez ; c’est bien plus que ne méritait l’infâme ! être condamné à épouser une femme belle, vertueuse, et d’une naissance honnête. — Et riche, riche, qui plus est, milord, ajouta le roi : c’est un sort plus doux que ne le méritait sa perfidie… — Il y a long-temps, » dit le père avec amertume, « que je m’étais aperçu qu’il était insensible et égoïste… mais un imposteur, un parjure !… Je n’aurais jamais cru que ma race fût souillée d’une tache semblable… Je ne le reverrai de ma vie… — Bah ! bah, milord, reprit le roi, il faut que vous le tanciez vertement. Je conviens que vous aurez raison de lui parler plutôt dans le style de Demea que dans celui de Mitio, vi nempe et via pervulgata patrum[138] ; mais, quant à ne jamais le revoir, lui, votre fils unique, il n’y a pas de raison là-dedans. Je vous dis, mon ami (et je ne voudrais pas, pour rien au monde, que fanfan Charles m’entendît), que mon fils, à moi, pourrait enjôler la moitié des filles de Londres avant que je pusse trouver le courage de lui dire des paroles aussi dures que celles que vous venez de prononcer contre votre diable de Dalgarno. — Votre Majesté voudrait-elle bien me permettre de me retirer, dit lord Huntinglen, et arranger cette affaire d’après ses idées royales de justice ? car je ne veux pas qu’il lui soit fait de grâce. — Eh bien ! milord, ainsi soit-il ! et si Votre Seigneurie, ajouta le monarque, pense qu’il soit en notre pouvoir de faire quelque chose pour la consoler… — La généreuse compassion de Votre Majesté, répondit lord Huntinglen, m’a déjà procuré toute la consolation que je puis espérer dans ce monde ; le reste doit venir du Roi des rois. — C’est à lui que je vous recommande, mon vieux et fidèle serviteur, » dit Jacques avec émotion.

Lorsque le comte se fut retiré de sa présence, le roi resta plongé dans la réflexion pendant un moment, puis il dit à Heriot : « Geordie, vous connaissez depuis trente ans toutes les intrigues secrètes de notre cour, quoique, eu homme sage, vous écoutiez, voyiez et ne disiez rien ; cependant il y a une chose que je voudrais savoir pour en faire le profit d’une observation philosophique… N’avez-vous jamais entendu dire que l’ancienne comtesse de Huntinglen, l’épouse défunte du vieux lord, eût quelquefois glissé dans son passage sur cette terre ; je veux dire, qu’elle eût pu faire un faux pas, ou laissé tomber sa jarretière, ou quelque chose de semblable ? vous m’entendez ? — Sur ma parole d’honnête homme, » répondit George Heriot un peu surpris de la question, « je ne l’ai jamais entendu flétrir par l’ombre du soupçon. C’était une femme respectable, très-circonspecte dans sa conduite, qui vivait dans une très-grande union avec son mari ; seulement la comtesse était un peu puritaine, et fréquentait peut-être plus les ministres que ne le désirait lord Huntinglen, quij comme Votre Majesté le sait bien, est un homme de l’autre siècle, habitué à boire et à jurer. — Ah ! Geodie, s’écria le roi, ce sont effectivement des faiblesses de l’autre siècle dont nous n’osons pas dire que nous soyons nous-même complètement exempt… Mais le monde devient de plus en plus pervers, Geordie, et les jeunes gens de nos jours peuvent bien dire avec le poète :


Ætas parentum, pejor avis, tulit
Nos nequiores[139].


Ce Dalgarno ne boit pas et ne jure pas comme son père, mais il est libertin, Geordie, et il viole sa parole et même son serment. Quant à ce que vous disiez de la dame et des ministres, nous sommes des créatures fragiles, Geordie, prêtres et rois aussi bien que tous les autres ; et qui sait si ceci n’explique pas la différence qu’il y a entre Dalgarno et son père ? Le comte est l’honneur en personne, et ne s’inquiète pas plus des biens de ce monde qu’un noble lévrier ne se soucie de poursuivre une fouine ; mais, quant à son fils, il nous a tous bravés avec un front d’airain, nous-même, Steenie, fanfan Charles et notre conseil, jusqu’à ce qu’il eût entendu parler du contrat ; alors, sur ma parole royale, il se mit à sauter comme un coq sur un fumier… Ce sont là des dissemblances entre un père et son fils qu’on ne peut expliquer naturellement, suivant Batista Porta, Michael Scott, de Secretis, et autres. Ah ! Geordie, si le tintement des casseroles, pots et vases de toutes les espèces de métaux, ne vous avait pas fait fuir la grammaire de la tête, j’aurais pu vous parler plus longuement à ce sujet. »

Heriot était trop franc pour exprimer beaucoup de regrets de la perte de sa science grammaticale dans cette occasion ; mais après avoir modestement donné à entendre qu’il y avait plus d’un fils qui n’était pas en état de remplacer son père, quoique personne ne soupçonnât son père d’avoir été remplacé, il s’informa si lord Dalgarno avait consenti à faire la réparation qu’il devait à lady Hermione.

« Ma foi, mon ami, je ne doute guère qu’il ne finisse par là, répondit le roi. Je lui ai donné l’état des biens qu’elle a dans ce monde, que vous nous avez remis dans le conseil, et nous lui avons laissé une heure pour faire ses réflexions. On a bien de la peine à l’amener à la raison. J’ai laissé Charles et Steenie lui indiquant son devoir ; et s’il peut résister à ce qu’ils veulent de lui, je voudrais bien qu’il m’en enseignât le moyen. Oh ! Geordie, Geordie ! c’était une belle chose que d’entendre fanfan Charles appuyer sur le crime de la dissimulation, et Steenie prêchant sur la turpitude de l’incontinence. — J’aurais craint, » dit Heriot avec plus de vivacité que de prudence, « que cela ne m’eût fait penser au vieux proverbe de Satan réprimandant le Péché. — Le diable soit de vous, voisin ! » dit le roi en rougissant, « vous ne vous gênez pas. Nous vous avons permis de parler librement ; mais, sur notre âme ! vous n’en laissez pas perdre le privilège non utendo[140] ; il ne souffrira pas la prescription entre vos mains. Pensez-vous qu’il soit convenable que fanfan Charles découvre publiquement ses pensées ?.. Non, non, les pensées des princes sont arcana imperii[141] ; qui nescit dissimulare nescit regnare[142]. Tout fidèle sujet est obligé de dire la vérité tout entière à son souverain, mais l’obligation n’est pas réciproque ; et si Steenie a été quelquefois un coureur de femmes, c’est à vous, qui êtes son orfèvre et à qui il doit, je n’en doute pas, des sommes énormes, à le lui jeter au nez. »

Heriot ne se crut pas obligé de jouer le rôle de Zénon, et de se sacrifier pour soutenir la cause de la vérité morale ; cependant il ne désavoua pas ses paroles, mais il se contenta d’exprimer le regret d’avoir offensé son maître ; ce qui suffit pour apaiser le bon roi.

« Maintenant, l’ami, termina le roi, nous allons trouver le coupable, et entendre ce qu’il a à nous dire ; car je veux voir cette affaire éclaircie dans ce bienheureux jour. Il faut que vous veniez avec moi, car votre témoignage peut être nécessaire. »

Le roi, en conséquence, passa dans un plus grand appartement, où le prince, le duc de Buckingham, et un ou deux conseillers privés étaient assis à une table devant laquelle se tenait lord Dalgarno, dans une attitude aussi élégante et avec un air aussi indifférent et aussi aisé que pouvait le permettre la roideur du costume et des manières du temps.

Tout le monde se leva et salua avec respect, tandis que le roi, s’avançant en dandinant vers son fauteuil ou trône, faisait signe à Heriot de se tenir derrière lui.

« Nous espérons, dit Sa Majesté, que lord Dalgarno est préparé à faire réparation à cette malheureuse dame, ainsi qu’à sa réputation et à son honneur. — Oserais-je demander quel sera mon châtiment, dit lord Dalgarno, dans le cas où je me trouverais malheureusement dans l’impossibilité de souscrire à la demande de Votre Majesté ? — Votre bannissement de notre cour, milord, dit le roi, de notre cour et de notre présence. — Dans le malheur de l’exil, » répliqua Dalgarno du ton d’une ironie déguisée, « j’aurai du moins la consolation d’emporter avec moi le portrait de Votre Majesté ; car je ne verrai jamais un roi qui lui ressemble. — Et votre exil de nos États, milord, » dit le prince d’un ton sévère.

« Il faudra pour cela les formes légales, n’en déplaise à Votre Altesse Royale, » reprit Dalgarno avec une affectation de profond respect, « et je n’ai pas entendu dire qu’il y eût de loi qui forçât, sous peine d’un tel châtiment, à épouser toutes les femmes avec qui on a pu faire une folie… Peut-être Sa Grâce le duc de Buckingham daignera-t-il m’éclairer sur ce point ? — Dalgarno, vous êtes un scélérat ! » s’écria l’altier et impétueux favori.

« Fi, milord ! fi ! à un prisonnier, et en présence de votre royal et paternel compère !… dit lord Dalgarno. Mais je couperai court à cette délibération… J’ai parcouru cet état des biens et propriétés d’Arminia Pauletti, fille de feu le noble… oui, si je ne me trompe pas, il est appelé le noble Giovani Pauletti, de la maison de Sansovino, de Gênes, et de la non moins noble dame Maud Olifaunt de la maison de Glenvarloch. Eh bien ! je déclare que je suis déjà engagé par un contrat antérieur, fait en Espagne avec cette dame, et qu’il y a entre nous certaine prœlibatio matrimonii. Et maintenant, qu’exige de plus cette respectable assemblée ? — Que vous répariez l’outrage infâme que vous avez fait à cette dame, en l’épousant d’ici à une heure, » répondit le prince.

« Oh ! n’en déplaise à Votre Altesse Royale, répondit Dalgarno, j’ai une petite parenté avec un vieux comte qui se dit mon père, et qui peut réclamer d’être consulté dans cette affaire. Hélas ! tous les fils n’ont pas le bonheur d’avoir un père qui leur obéisse. » Et il hasarda un léger coup d’œil vers le trône pour rendre plus claires ses dernières paroles.

« Nous avons parlé nous-même à lord Huntinglen, dit le roi, et nous sommes autorisé en son nom. — Je ne me serais jamais attendu à l’intervention d’un proxeneta (ce que le vulgaire traduit par un mot peu honnête) d’une si haute dignité, » dit Dalgarno cachant à peine un sourire moqueur… « et mon père a donné son consentement ? Il avait coutume de dire, avant son départ d’Écosse, que le sang de Huntinglen et celui de Glenvarloch ne se mêleraient pas, quand même on les verserait dans le même bassin… Peut-être a-t-il envie d’en faire l’épreuve. — Milord, dit Jacques, vous n’abuserez pas plus long-temps de notre patience… Voulez-vous à l’instant même prendre cette dame pour épouse dans notre chapelle ? — Statim atque instanter[143], répondit lord Dalgarno ; car je vois qu’en faisant ainsi, j’obtiendrai les moyens de rendre de grands services à l’État… D’abord en acquérant des richesses pour subvenir aux besoins de Votre Majesté, et une jolie femme pour être à la disposition de Sa Grâce le duc de Buckingham. »

Le duc se leva, s’approcha du bout de la table où se tenait Dalgarno, et lui dit tout bas à l’oreille : « Vous n’avez pas attendu si long-temps pour mettre votre jolie sœur à ma disposition. »

Ce sarcasme eut un effet soudain sur le calme affecté de lord Dalgarno ; il tressaillit comme si un serpent l’eût piqué ; mais se remettant à l’instant, et jetant sur la figure du duc, qui conservait encore un sourire insultant, un regard plein d’une haine inexprimable, il mit l’index de sa main gauche sur la garde de son épée, mais de manière à n’être remarqué de personne, excepté de Buckingham. Le duc lui répondit par un autre sourire d’amer mépris, et retourna vers son siège pour obéir aux ordres du roi, qui continuait de s’écrier : « Asseyez-vous, Steenie, asseyez-vous, je vous l’ordonne… nous ne voulons pas de tapage ici. — Votre Majesté n’a rien à craindre de ma patience, dit Dalgarno, et afin de mieux la conserver, je ne prononcerai pas un mot de plus en sa présence, si ce n’est ceux qui me sont ordonnés dans cette bienheureuse portion du livre de prière qui commence par bien aimé et finit par étonnement[144]. — Vous êtes un scélérat endurci, Dalgarno, et si j’étais à la place de la fille, par la tête de mon père, j’aimerais mieux supporter la honte d’avoir été votre concubine que de courir le risque de devenir votre femme ; mais elle sera sous notre protection spéciale… Allons, milords, nous allons assister nous-même à cette joyeuse noce. » Le roi donna le signal du départ en se levant lui-même et se dirigeant vers la porte. Tout le monde le suivit, ainsi que lord Dalgarno, qui, ne parlant à personne et personne ne lui parlant, avait cependant l’air aussi à son aise, dans sa démarche et tous ses mouvements, que s’il eût été en effet le plus heureux des époux.

Ils arrivèrent à la chapelle par une porte secrète qui communiquait avec l’appartement du roi. L’évêque de Winchester, dans ses habits pontificaux, était à côté de l’autel : de l’autre, Monna Paula soutenait la forme décolorée et presque inanimée de lady Hermione ou Erminia Pauletti. Lord Dalgarno la salua profondément ; et le prince, remarquant l’horreur avec laquelle elle recevait ce salut, s’approcha d’elle et lui dit avec beaucoup de dignité : « Madame, avant de vous mettre sous l’autorité de cet homme, permettez-moi de vous apprendre qu’il a rendu la justice la plus complète à votre honneur relativement à vos premières liaisons ; c’est à vous de réfléchir s’il vous convient de confier votre bonheur et votre fortune aux mains de celui qui s’est montré si indigne d’un tel dépôt. »

La dame dans son trouble eut de la peine à trouver des expressions pour répondre : « Je dois aux bontés de Sa Majesté, dit-elle, d’avoir daigné prendre le soin de me faire réserver une portion de ma fortune, suffisante pour m’assurer une existence honnête. Le reste ne peut être mieux employé qu’à racheter la bonne réputation dont je suis privée, et la liberté de finir mes jours dans le repos et la retraite. — Le contrat, reprit le roi, a été dressé sous vos yeux : il décharge spécialement le mari de potestas maritalis, et il y est stipulé que les époux vivront séparés. Ainsi donc, liez-les, mons l’évêque, le plus vite que vous pourrez, afin qu’ils se séparent tout de suite. »

L’évêque, en conséquence, ouvrit son livre, et commença la cérémonie du mariage dans des circonstances bien bizarres et sous de bien tristes auspices. Les réponses de l’épouse ne furent exprimées que par une inclination de tête, tandis que celles du mari furent prononcées d’un ton distinct et hardi, et avec un air de légèreté, pour ne pas dire de mépris. Quand tout fut achevé, lord Dalgarno s’avança comme pour embrasser sa femme, mais voyant qu’elle se reculait en donnant des signes d’effroi et d’aversion, il se contenta de lui faire un profond salut. Il se redressa ensuite de toute sa hauteur, étendit ses membres comme pour s’assurer de leur force, mais tout cela sans aucun effort marqué, et avec une certaine élégance. « Je pourrais danser encore, quoique je porte des chaînes, dit-il, car elles sont dorées et peu pesantes… Mais je m’aperçois que tout le monde ici me fait la mine, et qu’il est temps que je me retire. Le soleil ne brille pas seulement en Angleterre… Cependant, je demanderai auparavant comment on va disposer de cette belle lady Dalgarno… il me semble assez décent que j’en sois instruit… Doit-elle être envoyée au sérail de milord duc, ou chez cet honnête citoyen comme précédemment ? … — Retiens ta langue impure et sacrilège !» s’écria lord Huntinglen son père, qui, pendant la cérémonie, s’était tenu à l’écart, et qui, s’avançant tout à coup, saisit la mariée par le bras, et regarda en face son indigne époux… « Lady Dalgarno, continua-t-il, habitera ma maison comme si elle était veuve… Elle l’est à mes yeux autant que si la tombe se fût refermée sur son époux déshonoré. »

Lord Dalgarno laissa échapper pendant un instant tous les signes d’une extrême confusion, et dit d’un ton humble : « Si vous… milord… souhaitez ma mort, moi, quoique votre héritier, je ne puis vous faire le même compliment… Il n’en est pas beaucoup, parmi les premiers nés d’Israël, » continua-t-il en se remettant du seul signe d’émotion qu’il eût donné, « qui puissent en dire autant… Mais je vous convaincrai avant de partir que je suis le véritable descendant d’une maison célèbre pour conserver la mémoire des injures. — Je suis étonné que Votre Majesté daigne l’écouter plus long-temps, dit le prince Charles… Il me semble que nous devons être fatigués de son audacieuse insolence. »

Mais Jacques, qui prenait à cette scène l’intérêt d’une véritable commère, ne put supporter d’y voir mettre fin si brusquement ; il imposa donc silence à son fils en s’écriant : « Chut ! chut ! fanfan Charles… Voilà un bon garçon !… allons chut !… Je veux entendre ce que cet effronté aura l’impudence de dire. — Seulement, sire, que, sans une ligne de ce contrat, tout ce qu’il contient, du reste, n’aurait pu me décider à mettre la main de cette femme dans la mienne. — Cette ligne est sans doute la summa totalis, dit le roi. — Non pas, sire… La somme totale pourrait être en effet de quelque considération, même pour un roi écossais ; mais elle aurait eu pour moi peu d’attrait si je n’avais vu là un article qui me donne le pouvoir de me venger de la famille Glenvarloch, et m’apprend que cette pâle épouse, en me présentant le flambeau nuptial, me fournit le moyen de réduire en cendres la maison de sa mère. Qu’est-ce que cela ? s’écria le roi… que veut-il dire, Geordie ? — Cet obligeant citoyen, sire, dit lord Dalgarno, a dépensé une somme appartenant à milady, et maintenant à moi, pour acquérir une certaine hypothèque sur la terre de Glenvarloch, qui, n’étant pas remboursée demain à midi, me mettra en possession des beaux domaines de ceux qui se dirent jadis les ennemis de notre maison. — Est-ce bien possible ? demanda le roi. — Cela n’est que trop vrai, sire, répond le marchand. Lady Hermione ayant avancé l’argent au premier créancier, j’ai été obligé en tout honneur et toute conscience, de lui en transmettre les droits, et il est certain qu’ils passent maintenant à son mari. — Mais le mandat… le mandat que je lui ai donné sur notre trésorier… n’y avait-il pas là de quoi fournir au jeune homme le moyen de racheter ses biens ? — Malheureusement, sire, il l’a perdu, où il en a disposé… bref, il ne se trouve pas… C’est le plus malheureux jeune homme ! — « Voilà une belle affaire ! » dit le roi commençant à s’agiter dans l’appartement, et à jouer avec les aiguillettes de son pourpoint et de ses chausses d’un air de découragement… « Nous ne pouvons pas venir à son secours sans payer nos dettes deux fois, et dans l’état actuel de notre trésor, nous avons déjà bien de la peine à les payer une. — Vous m’apprenez là des nouvelles, dit lord Dalgarno ; mais je n’en abuserai pas. — Garde-t’en bien ! s’écria son père… Puisque tu dois être un scélérat, sois-le du moins avec courage ; venge-toi avec les armes d’un gentilhomme, et non avec celles d’un usurier. — Pardonnez-moi, milord, répliqua lord Dalgarno, la plume et l’encre sont maintenant mes plus sûrs moyens de vengeance ; et plus de terres ont été gagnées avec le parchemin de l’homme de loi qu’avec l’épée du guerrier… — Mais, comme je l’ai déjà dit, je ne veux pas abuser de ce que j’ai entendu. Je resterai en ville jusqu’à demain, près de Covent-Garden… si quelqu’un vient payer à mon procureur l’argent nécessaire au rachat de son bien, tant mieux pour lord Glenvarloch, sinon je prends le lendemain en poste la route du Nord pour aller m’en mettre en possession. — Emporte avec toi la malédiction d’un père ! s’écria lord Huntinglen. — Et celle d’un roi qui est pater patriœ, ajouta Jacques. — J’espère avoir le courage de supporter l’une et l’autre, » dit lord Dalgarno ; et saluant autour de lui, il se retira laissant tout le monde étourdi et consterné de tant d’audace et d’effronterie. Il semblait à chacun qu’il respirait plus facilement quand il eut débarrassé la compagnie de sa présence… Le comte Huntinglen, s’efforçant de consoler sa nouvelle belle-fille, se retira aussi avec elle ; et le roi, avec son conseil privé qu’il n’avait pas congédié, rentra dans la salle des séances, quoiqu’il fût beaucoup plus tard que de coutume. Heriot eut ordre de rester présent, mais sans qu’on lui expliquât le motif qui rendait sa présence nécessaire.



CHAPITRE XXXIII.

L’OREILLE DU ROI JACQUES.


Je ferai l’écouteur aux portes.
Shakspeare. Richard III. Act. V, sc. 3.


Jacques ne se fut pas plus tôt assis de nouveau à la table du conseil, qu’il commença à s’agiter sur son siège, à tousser, à se moucher, et à indiquer par d’autres signes encore qu’il se préparait à faire un long discours. Les membres du conseil se recueillirent pour l’écouter avec le degré d’attention convenable. Charles, aussi rigide observateur du décorum que son père y était indifférent, prit une attitude grave et roide, qui exprimait une respectueuse attention, tandis que l’orgueilleux favori, fort du pouvoir qu’il avait sur le père et le fils, s’étendit plus sans façon sur son siège, et en se donnant l’air d’écouter, semblait plutôt payer une dette au cérémonial que remplir un devoir.

« Je ne doute pas, milords, dit le monarque, que quelques-uns de vous n’aient songé que l’heure du dîner est passée, et qu’il est temps de demander, avec l’esclave de la comédie, Quid de symbolo ?… Cependant, rendre la justice et exécuter nos jugements, est pour nous un besoin non moins pressant que celui de manger et de boire. Maintenant donc, nous avons à vous prier de considérer dans votre sagesse l’affaire de ce jeune et malheureux lord Glenvarlorch, et de voir s’il est possible de faire quelque chose pour lui, d’accord avec l’honneur. — Je suis étonné que le jugement de Votre Majesté lui inspire cette question, dit le duc ; il est évident que ce Dalgarno s’est montré un des plus audacieux scélérats qu’il y ait sur la terre, et si lord Glenvarloch lui avait passé son épée au travers du corps, il aurait purgé le monde d’un misérable qui a trop vécu. Je pense que lord Glenvarloch a été profondément outragé, et je regrette que les insinuations de ce perfide m’aient porté moi-même à y entrer pour quelque chose. — Vous parlez comme un enfant, Steenie… je veux dire milord de Buckingham, reprit le roi, et comme un homme qui ne comprend pas la logique des écoles : car une action peut être sans conséquence, et même méritoire, quoad hominem, c’est-à-dire relativement à celui qui en est l’objet ; et cependant fort criminel quoad locum, quant au lieu où elle a été faite. Ainsi un homme peut danser, sans qu’il y ait aucun mal, chrighty beardie ou toute autre danse, dans un cabaret, mais non inter parietes ecclesiœ[145]. De sorte que, frapper lord Dalgarno, considérant ce qu’il s’est montré, eût pu être une bonne action en tout autre lieu, et cependant cet acte de violence, étant commis dans la juridiction de la cour, est punissable par la loi. Car, souffrez que je vous le dise, milords, le statut qui punit ce délit ne servirait pas à grand’chose si on pouvait l’éluder en prouvant que l’individu frappé est un mauvais sujet ; je suis fâché de dire que je ne connais pas de cour dans toute la chrétienté où il ne se trouve de cette espèce de gens, et si l’on est autorisé à violer la paix sous prétexte de les battre, ma foi les bâtons de Jedburgh[146] pleuvront jusque dans nos antichambres. — Ce que Votre Majesté vient de dire, répliqua le prince Charles, est empreint de sa sagesse ordinaire. La juridiction d’un palais doit être aussi sacrée que la personne d’un roi qui est respecté, même des nations les plus sauvages, comme étant au degré le plus voisin de la Divinité ; mais la volonté de Votre Majesté peut modifier à son gré la sévérité de cette loi et des autres, et il est en son pouvoir, en considération du cas particulier où il se trouve, d’accorder à ce téméraire jeune homme un entier pardon — Rem acu tetigisti, Carole, mi puerule[147], répondit le roi ; et sachez, milords, qu’au moyen d’un expédient adroit, que nous avons imaginé nous-même, nous avons déjà sondé jusqu’au fond le caractère de ce lord de Glenvarloch. Je suppose qu’il en est parmi vous qui se rappellent comment nous avons agi dans la curieuse affaire de milady Lake, et comment je les ai arrangés à l’occasion de ceux qui avaient écouté derrière la tapisserie. Or, ceci me fit travailler la tête, et je me rappelai ce que j’avais lu de Denys, roi de Syracuse, que les historiens appellent τύραννος (tyran), ce qui ne signifiait pas en langue grecque, comme dans la nôtre, un usurpateur féroce, mais un roi souverain qui gouverne, peut-être d’une manière un peu plus arbitraire que nous et d’autres monarques légitimes, que les anciens désignaient par le nom de βασιλεὺς (roi). Or donc, ce Denys de Syracuse se fit construire, par d’habiles ouvriers, un lugg[148]. Savez-vous ce que c’est, mons l’évêque ? — Une cathédrale, je suppose ? répondit l’évêque. — Que diable ! Je demande pardon à Votre Seigneurie de jurer ; mais ce n’était pas une cathédrale ; c’était simplement une cachette appelée le lugg, ou oreille du roi, d’où il pouvait, sans être vu, entendre causer les prisonniers. Or, messieurs, en imitation de ce Denys, que j’ai pris pour modèle, d’autant plus volontiers que c’était un puriste et un savant grammairien, et qu’il a tenu une école avec beaucoup de succès après son abdication (lui ou son successeur, peut-être, cela ne fait rien à notre affaire), j’ai fait faire dans la prison d’état de la Tour une semblable cachette, qui ressemble plus à une chaire qu’à une cathédrale, mons l’évêque, et qui communique avec la chambre du lieutenant par une porte cachée sous la tapisserie. De là, nous pouvons entendre secrètement les paroles des prisonniers qui sont renfermés pour des raisons d’état, et pénétrer dans tous les secrets de nos ennemis. »

Le prince jeta au duc un regard qui exprimait la mortification et l’impatience ; Buckingham haussa les épaules, mais ce fut un mouvement si faible qu’on ne put s’en apercevoir.

« Vous vous rappelez, milords, continua le roi, ce qui est arrivé ce matin à la chasse. Je ne me sentirai complètement remis de ma frayeur que lorsque j’aurai eu une bonne nuit. Immédiatement après on m’amène un joli petit page, qui a été trouvé dans le parc. Tous ceux qui nous entouraient, dans leur anxiété pour notre personne, voulurent nous dissuader de l’interroger nous-même ; cependant, ne craignant jamais d’exposer notre vie pour le service de ces royaumes, nous ordonnâmes à tous ceux qui étaient présents de quitter l’appartement, d’autant plus que nous soupçonnions fort que ce garçon n’était qu’une fille… Qu’en pensez-vous, milords ?… Il y en a peu parmi vous qui se fussent doutés que j’avais un œil de faucon pour de semblables découvertes ; mais nous remercions Dieu, tout vieux que nous sommes, d’en savoir sur ce sujet autant qu’il convient à un homme de notre gravité. Eh bien donc, milords, nous questionnâmes nous-même cette jeune fille en habit masculin, et j’avoue que cela fit un fort joli interrogatoire et bien suivi ; car quoiqu’elle eût prétendu avoir pris ce déguisement afin de servir de protection à la femme qui devait nous présenter la pétition de lady Hermione, pour laquelle elle éprouve la plus tendre affection, cependant, lorsque nous, qui soupçonnions anguis in herba[149], nous l’interrogeâmes de plus près, elle fut obligée d’avouer un vertueux attachement pour Glenvarlochides, mais avec un si touchant mélange de crainte et de pudeur, que nous eûmes de la peine à nous retenir de lui tenir compagnie en pleurant avec elle. Elle nous dévoila aussi les manœuvres perfides de ce Dalgarno envers Glenvarlochides, et comment il l’avait attiré dans de mauvais lieux, et lui avait donné de pernicieux conseils sous le voile d’une amitié sincère, jusqu’à ce qu’il eût entraîné le jeune homme à des actions par lesquelles il nous offensa et se fit tort à lui-même. Mais, malgré la gentillesse avec laquelle elle raconta son histoire, nous résolûmes de ne pas nous en rapporter entièrement à son récit, et d’avoir recours à l’expédient que nous avions imaginé pour des occasions de ce genre ; et nous étant rendu à la hâte de Greenwich à la Tour, nous allâmes l’écouter aux portes pour observer ce qui se passerait entre Glenvarlochides et ce jeune page, que nous fîmes conduire dans son appartement, jugeant bien que, s’ils s’entendaient tous deux pour me tromper, il était impossible qu’il ne leur échappât quelque chose… Et que croyez-vous que nous ayons vu, milords ? Rien qui puisse vous faire ricaner avec cet air goguenard, Steenie, car je doute fort que vous eussiez été aussi modéré et aussi sage que ce pauvre Glenvarloch… Par ma foi, c’est un saint, milord, en comparaison de vous !… Puis ensuite, pour éprouver davantage sa patience, nous lui lâchâmes un courtisan et un bourgeois de la Cité, c’est-à-dire sir Mungo Malagrowther et notre serviteur George Heriot, qui est ici, et qui arrangea joliment le pauvre garçon, sans trop épargner non plus notre personne royale… Vous vous rappelez Geordie, ce que vous dîtes au sujet des femmes et des concubines ? Mais je vous pardonne, l’ami ; il est inutile de vous agenouiller, je vous pardonne, et d’autant plus facilement qu’il s’agit d’une chose qui n’ajoutait pas beaucoup à la gloire de Salomon, et dont, par conséquent, l’absence ne peut faire grand tort à la nôtre. Eh bien ! milords, malgré le mauvais exemple, et quoique poussé à bout par mille tourments, le pauvre garçon ne laissa pas échapper contre nous une parole inconvenante, ce qui nous dispose d’autant mieux, tout en suivant vos sages conseils, à traiter cette affaire du parc comme le résultat d’un premier mouvement et l’effet de violentes provocations. Nous accorderons, en conséquence, plein pardon au lord Glenvarloch. — Je suis charmé que Votre gracieuse Majesté en soit arrivée à cette conclusion, dit le duc, quoique je ne m’en fusse jamais douté à la route qu’elle avait prise. — Je me flatte, ajouta le prince Charles, que Votre Majesté ne jugera pas qu’il puisse convenir à sa haute dignité d’employer souvent un pareil moyen. — Ce sera la dernière fois de ma vie, fanfan Charles, je vous en donne ma parole royale. On dit que ceux qui écoutent entendent des choses désagréables sur eux-mêmes… Sur mon âme, les oreilles me tintent encore des sarcasmes de ce vieux mécontent de sir Mungo… Il nous a appelé ladre, Steenie ; je suis bien sûr que vous pouvez le démentir là-dessus… mais c’est pur esprit d’envie dans ce vieux pécheur mutilé, parce qu’il n’a lui-même ni un noble à mettre dans sa main, ni des doigts pour l’y retenir, s’il l’avait. » Ici le roi se mit à rire à gorge déployée de l’esprit qu’il venait de faire, et ne reparla plus de l’impertinence de sir Mungo que pour ajouter : « Il nous faudra donner au vieux grognard quelque chose pour lui fermer la bouche, où il ira s’amuser de nous depuis Dan jusqu’à Bersheba[150]. Maintenant, milords, que notre lettre de grâce à lord Glenvarloch soit promptement expédiée, et qu’il puisse être remis en liberté ; ensuite, comme il paraît que ses biens vont lui échapper par une mauvaise porte, nous réfléchirons à ce que nous pourrons faire pour lui afin de l’en dédommager. Milords, je vous souhaite bon appétit, car nos travaux nous ont presque conduits jusqu’à l’heure du souper.. Fanfan Charles et Steenie, vous nous tiendrez compagnie jusqu’à notre coucher. Monseigneur l’évêque, vous voudrez bien rester pour bénir la table. George Heriot, j’ai un mot à vous dire en particulier. »

Sa Majesté tira l’orfèvre dans un coin, tandis que les conseillers, à l’exception de ceux qui avaient l’ordre de rester, saluèrent et se retirèrent. « Geordie, dit le roi, mon bon et fidèle serviteur (ici il se mit à tortiller de nouveau les aiguillettes et les rubans de son pourpoint), vous voyez que nous venons d’accorder, d’après notre sentiment naturel de justice, ce que votre grand diable de Moniplies, c’est ainsi, je crois, que vous l’appelez, offrit de nous acheter, par un beau présent que nous refusâmes, comme doit le faire un roi couronné qui ne veut vendre ni sa justice ni sa clémence pour aucune considération pécuniaire… Maintenant que croyez-vous qu’il résulte de tout cela ? — La liberté de lord Glenvarloch et sa rentrée en grâce auprès de Votre Majesté, répliqua Heriot. — Je sais cela, » dit le roi avec dépit ; « vous ne saisissez pas promptement aujourd’hui ! Je vous demande ce que vous croyez que ce Moniplies pensera de cette affaire ? — Il pensera, assurément, que Votre Majesté est le meilleur et le plus indulgent des souverains, répondit Heriot. — Nous avons besoin de bonté et d’indulgence, » dit le roi avec plus d’humeur, « quand nous avons autour de nous des imbéciles qui ne veulent pas comprendre notre pensée, à moins que nous ne l’expliquions tout crûment en anglais. Vous verrez ce drôle, ce Moniplies, monsieur, et vous lui direz ce que nous avons fait de notre propre mouvement pour lord Glenvarloch, auquel il prend tant d’intérêt, quoique nous eussions refusé de le faire pour aucun avantage qu’il nous eût offert. Ensuite, vous lui ferez comprendre, comme si cela venait de vous-même, qu’il ne serait pas honnête, ni du devoir d’un fidèle sujet, de presser le paiement actuel de deux ou cinq cents misérables livres sterling, pour lesquelles nous avons été obligé d’engager ces bijoux… Je dirai plus même : il y a bien des gens qui penseraient que ce serait agir en bon citoyen que de lui en refuser le paiement, puisqu’il a obtenu ce qu’il regardait comme une satisfaction entière, en considérant surtout qu’il ne paraît avoir aucun besoin pressant d’argent, tandis qu’au contraire nous sommes nous-même dans une grande pénurie. »

George Heriot soupira intérieurement, « Ô mon maître pensa-t-il, mon cher maître ! est-il donc ordonné que vous ne vous livrerez jamais à aucun sentiment vraiment noble et royal sans qu’il soit souillé par quelque arrière-pensée d’intérêt ? »

Le roi ne s’inquiéta guère de ce qu’il pensait, mais le prenant par le collet, il lui dit : « Vous connaissez mon désir maintenant, Geordie ; allez-vous-en donc, et arrangez cela comme vous l’entendrez ; seulement, rappelez-vous nos embarras actuels. » Le marchand salua et se retira.

« Et maintenant, mes enfants, dit le roi, pourquoi vous regardez-vous ainsi l’un l’autre, et qu’avez-vous à demander à votre cher papa et compère ? — Seulement, répondit le prince, qu’il plaise à Votre Majesté d’ordonner que la cachette qu’elle a fait faire dans la prison soit immédiatement murée. Les gémissements d’un captif ne doivent pas servir de témoignage contre lui. — Moi ! faire boucher mon oreille, fanfan Charles ? Et cependant il vaut mieux être sourd que d’entendre certaines choses !… Eh bien donc, je le veux bien, qu’on la comble fort et ferme, et sans délai : j’y consens d’autant mieux que j’ai mal aux reins d’y être resté assis pendant plus d’une heure. Et maintenant, mes bons enfants, allons voir comment les cuisiniers nous ont traités. »



CHAPITRE XXXIV.

LE COMPLOT.


Le chevalier se rendit chez ce brave homme pour le consulter sur son procès. Il le trouva assis dans son comptoir, ayant devant lui des registres et de l’argent, comme des œufs dans des nids pour faire pondre les clients, et leur faire payer ses mauvais conseils.
Hudibras.


Notre lecteur se rappellera sans doute un certain écrivain, Écossais à la langue mielleuse, aux cheveux plats et lisses, habillé de bougran, et qui, dans la première partie de cet ouvrage, fut représenté comme un protégé de George Heriot. C’est chez lui que nous allons nous transporter ; mais les temps sont changés pour lui. Sa petite échoppe s’est transformée en une chambre de représentation ; l’habit de bougran est changé en pourpoint de velours noir, et quoique celui qui le porte ait conservé un air d’humilité puritaine et sa politesse obséquieuse envers les clients d’importance, il peut maintenant regarder les autres en face et les traiter avec tous les airs de supériorité ordinaires à l’opulence. Il n’avait fallu que peu de temps pour opérer cette révolution, et celui pour qui elle s’était faite n’y était pas encore lui-même habitué. Cependant la pratique de chaque jour rendait le changement moins embarrassant. Parmi d’autres acquisitions de luxe, on voyait sur sa table une des meilleures pendules de David Ramsay, dont son œil observait souvent le mouvement, tandis qu’un garçon, qui lui servait de copiste, sortait de temps en temps pour comparer sa marche avec celle de l’horloge de Saint-Dunstan. Le scribe lui-même paraissait fort agité. Il tira d’un coffre-fort un paquet de parchemin, et en lut quelques passages avec une grande attention ; puis il se mit à se parler ainsi tout seul : « La loi ne peut suggérer aucun moyen échappatoire… aucun faux-fuyant… si les terres de Glenvarloch ne sont pas rachetées avant midi sonné, lord Dalgarno en est possesseur à bon marché… Chose étrange qu’il ait fini par braver son patron et par mettre la main lui-même sur les beaux domaines de la possession desquels le puissant Buckingham se flattait depuis si long-temps !… André Skurliewhitter ne pourrait-il pas le jouer à son tour ? Il a été mon patron, il est vrai ; mais Buckingham ne fut pas moins le sien, et maintenant il ne peut plus me servir, car il va partir pour l’Écosse. J’en suis bien aise… je le hais et je le crains. Il connaît trop mes secrets, et moi je connais trop les siens. Mais, non, non, non ; il serait trop dangereux de l’entreprendre, il n’y a pas moyen de l’attraper…. Eh bien, Willie, quelle heure est-il ? — Retournez à votre pupitre, enfant, » reprit l’homme d’affaires après avoir entendu la réponse de Willie. « Que ferai-je maintenant ? je perdrai l’honnête clientèle du vieux comte, et, qui pis est, la pratique moins honnête de son fils. Le vieil Heriot y regarde de trop près dans les affaires pour me laisser rien au-delà des misérables honoraires qui me reviennent. La clientèle de White-Friars était lucrative ; mais elle est devenue dangereuse depuis que… Bast !… pourquoi donc cette idée-là me revient-elle maintenant ? Je ne puis presque tenir ma plume. Si l’on me voyait dans cet état ! Willie (appelant à haute voix le jeune garçon), un verre d’eau distillée ! ah ! bon ; maintenant je pourrais affronter le diable. »

Il dit tout haut ces derniers mots et tout près de la porte de son appartement, qui fut soudainement ouverte par Richie Moniplies, suivi de deux messieurs et de deux porteurs chargés de sacs d’argent. « Si vous pouvez affronter le diable, maître Skurliewhitter, dit Richie, vous n’en serez que mieux disposé à regarder en face quelques sacs d’argent que j’ai pris la liberté de vous apporter… Satanas et Mammon sont proches parents. « Pendant ce temps les porteurs se déchargèrent de leur fardeau qu’ils rangèrent sur le plancher.

« À moi ? à moi ? » dit en balbutiant le scribe surpris. « Je ne sais ce que vous voulez dire, monsieur. — Seulement que je vous apporte de la part de lord Glenvarloch l’argent destiné à racheter une certaine hypothèque placée sur ses biens patrimoniaux. Et me voici avant l’heure avec maître Lowestoffe et un autre honorable gentilhomme du Temple, pour être témoins dans cette affaire. — Je… crois, dit l’écrivain, que le terme est expiré. — Vous nous pardonnerez, maître écrivain, dit Lowestoffe, mais vous ne nous attraperez pas ainsi… Il s’en faut de trois quarts d’heure qu’il soit midi à toutes les horloges de la ville. — Il me faut du temps, messieurs, pour compter l’or et le peser, reprit André. — Faites-le à votre aise ; maître écrivain, répliqua Lowestoffe ; nous avons déjà vu compter et peser le contenu de chaque sac. Les voilà rangés en file, au nombre de vingt, dont chacun renferme trois cents pièces d’or. Nous sommes témoins que les choses sont faites en règle. — Messieurs, objecta encore l’écrivain, cette hypothèque appartient maintenant à un puissant seigneur. Je vous prie d’avoir un peu de patience, et d’attendre que j’envoie chercher lord Dalgarno, ou plutôt je vais y courir moi-même. »

En parlant ainsi il prit son chapeau, mais Lowestoffe s’écria : « Ami Moniplies, tiens la porte fermée, si tu as du cœur. Il ne cherche qu’à gagner du temps… À vous parler net, André, vous pouvez, si vous voulez, aller chercher le diable, qui est le seigneur le plus puissant que je connaisse, mais vous ne bougerez pas d’ici que vous n’ayez répondu à notre proposition en acceptant ou en rejetant l’argent du remboursement qui vous est dûment offert… Prenez-le, ou laissez-le, à votre gré ; j’en sais assez pour ne pas ignorer que la loi en Angleterre est plus puissante qu’aucun seigneur. J’ai du moins appris cela au Temple, si je n’en ai pas appris davantage, et songez à ne pas abuser de notre patience, de peur que nous ne raccourcissions vos longues oreilles d’un pouce, maître Skurliewhitter. — Eh bien ! messieurs, si vous me menacez, répondit l’écrivain, je ne puis résister à la force. — Pas de menaces, pas de menaces, mon petit André, dit Lowestoffe, ce n’est qu’un petit conseil d’amitié… N’oubliez pas, honnête André, que je vous ai vu dans l’Alsace. »

Sans répondre un seul mot l’écrivain s’assit, et rédigea en bonne forme un reçu de l’argent qui lui était présenté.

« Je le prends sur votre parole, maître Lowestoffe, ajouta-t-il ; j’espère que vous vous rappellerez que je n’ai insisté ni sur le poids, ni sur le compte… j’y ai mis de l’honnêteté ; s’il y a du mécompte, c’est moi qui en souffrirai. — Donnez-lui une croquignole sur le nez avec une pièce d’or, Richie, reprit l’étudiant du Temple…. Emportez les papiers, et maintenant allons-nous-en dîner gaiement où tu sais bien. — Si j’avais le choix, dit Richie, ce ne serait pas à cet infernal Ordinaire ; mais comme c’est vous qui en déciderez, messieurs, le régal aura lieu où il vous plaira…

— À l’Ordinaire, s’écria l’autre étudiant du Temple. — Chez Beaujeu, reprit Lowestoffe, c’est la seule maison de Londres pour les bons vins, la promptitude du service, les plats délicats, et…

— Et pour être rançonné, dit Richie Moniplies ; mais je vous le répète, messieurs, vous avez le droit de commander sur ce point, après le service que vous venez de me rendre de si bonne grâce dans cette affaire, sans autre condition que celle d’un petit repas. »

La dernière partie de cette conversation avait lieu dans la rue, où un instant après ils rencontrèrent lord Dalgarno. Il paraissait pressé, et toucha légèrement son chapeau en voyant maître Lowestoffe, qui lui rendit son salut avec la même négligence, et continua de marcher lentement avec son compagnon pendant que lord Dalgarno arrêta Richie Moniplies par un signe impérieux, auquel l’instinct de l’éducation força Moniplies d’obéir, tout indigné qu’il en fût intérieurement.

« Qui suivez-vous maintenant, maraud ? demanda le lord. — Quiconque marche devant moi, milord, répondit Moniplies. — Pas d’impertinence, drôle. Je demande si vous servez encore Nigel Olifaunt ? dit Dalgarno. — Je suis l’ami du jeune lord Glenvarloch, » répondit Moniplies avec dignité.

« C’est vrai, répliqua lord Dalgarno ; ce noble lord s’est dégradé au point de devoir chercher des amis parmi ses laquais… Néanmoins, écoute ici : s’il est encore dans les mêmes dispositions, tu peux lui apprendre que demain à quatre heures je passerai par Enfield-Chase, en me dirigeant vers le nord. J’aurai peu de monde avec moi, ayant l’intention d’envoyer ma suite par Barnet. Je me propose de traverser la forêt à petits pas, et de m’arrêter un moment près Camlet-Moa. Il connaît cet endroit, et, s’il est autre chose qu’un tapageur alsacien, il le trouvera plus convenable à ses projets que le parc Saint-James. Il est, à ce qu’on dit, en liberté, ou va y être remis. S’il manque au lieu désigné, il faudra qu’il vienne me chercher en Écosse, où il me trouvera en possession des terres et domaines de ses pères. — Hein ! murmura Richie. Il faut le consentement des deux parties pour ce contrat-là. »

En même temps il méditait une plaisanterie fondée sur les moyens qu’il savait posséder de tromper l’attente de lord Dalgarno ; mais il y avait dans les yeux du jeune seigneur des symptômes d’irritation qu’il lui sembla dangereux d’exciter ; cette fois donc il régla son esprit sur la prudence, et se contenta de répondre : « Dieu accorde à Votre Seigneurie la jouissance de sa nouvelle conquête… quand elle l’aura… Je m’acquitterai de votre message, milord… ce qui veut dire, ajouta-t-il tout bas, « que je n’en rapporterai pas un mot… Richie n’est pas homme à faire courir à son maître un si grand danger. »

Lord Dalgarno le regarda un moment d’un œil pénétrant, comme pour découvrir le motif du léger ton d’ironie dont Richie, malgré sa circonspection, n’avait pu s’empêcher d’accompagner sa réponse. Le jeune lord lui fit ensuite signe de la main qu’il pouvait continuer sa route. Lui-même marcha lentement jusqu’à ce qu’il les eût perdus de vue tous les trois ; puis, se retournant, il revint rapidement sur ses pas, atteignit la porte de l’écrivain qu’il avait passée pour parler à Richie, et entra dans la maison.

Lord Dalgarno trouva l’homme de loi avec les sacs d’argent devant lui, et il n’échappa pas à son coup d’œil pénétrant que Skurliewhitter était déconcerté et tremblant à sa vue.

« Eh bien ! comment donc, l’ami, lui dit-il, tu n’as pas seulement un petit compliment mielleux à me faire sur mon mariage ? pas un mot de consolation philosophique sur ma disgrâce à la cour ?… Est-ce que ma mine de cornard et de favori disgracié aurait la vertu de la tête de la Gorgone ?… turbatœ Palladis arma[151], comme dirait Sa Majesté… — Milord, je suis charmé… » répondit le tremblant écrivain, qui, connaissant l’impétuosité de caractère de lord Dalgarno, redoutait les conséquences de la communication qu’il avait à lui faire.

« Charmé et désolé… reprit lord Dalgarno, c’est souffler le froid et le chaud tout d’une haleine. Écoute, image personnifiée de la friponnerie, si tu es désolé que je sois trompé, rappelle-toi que c’est par mon propre fait, pendard. Elle a trop peu de sang dans les veines pour s’être laissé égarer par un autre. Eh bien ! je supporterai de mon mieux l’honneur de porter des cornes… Il y a de quoi les dorer du moins ; et, quant à ma disgrâce, la vengeance saura l’adoucir… Oui, la vengeance, et j’entends sonner le bienheureux moment ! »

Midi sonnait effectivement à la paroisse de Saint-Dunstan. « Bravo ! » s’écria lord Dalgarno dans son triomphe ; « voilà qui est bravement sonné : chacun de ces coups retentissants tombe sur la maison de Glenvarloch, et l’écrase de son poids. Si demain mon fer est aussi fidèle à son devoir que ces marteaux d’airain le sont aujourd’hui au leur, le pauvre lord sans terres ne s’apercevra guère de la perte dont ils frappent en ce moment le signal… Les papiers, les papiers, maraud ! demain je pars pour le Nord ; il faut qu’à quatre heures de l’après-midi je sois à Camlet-Moat dans Enfield-Chase… Ce soir, doit partir la plus grande partie de ma suite. Les papiers, allons, dépêchez ! — Milord… les papiers de l’hypothèque Glenvarloch… je… je ne les ai pas. — Tu ne les as pas ! répéta lord Dalgarno ; les aurais-tu envoyés chez moi, drôle ? Ne t’avais-je pas dit que je viendrais ici ?.. Que veux-tu dire en me montrant cet argent ? quelle friponnerie as-tu faite pour l’obtenir ? Il y en a trop là pour que tu aies pu le gagner honnêtement… — Votre Seigneurie le sait aussi bien que moi, » dit l’écrivain fort troublé ; « cet or lui appartient… C’est… c’est… — Non pas l’argent du remboursement de la terre de Glenvarloch ! s’écria Dalgarno ; ne t’avise pas de dire ce mot, ou je sépare à l’instant de la vile carcasse ton âme toute pétrie de fraude et de chicane ! » En parlant ainsi, il saisit l’écrivain par le collet, et le secoua si violemment qu’il le lui arracha de son habit.

« Milord… vous allez m’obliger à appeler du secours, » dit le misérable livré aux plus mortelles angoisses… « C’est le fait de la loi et non le mien… que pouvais-je faire ? — Le demandes-tu ? Eh quoi ! lâche fripon, avais-tu épuisé tous les serments, toute ton astuce et tes mensonges… ou te croyais-tu trop indépendant pour les employer à mon service ? N’aurais-tu pas dû jurer, prendre le ciel à témoin, te parjurer même, plutôt que de mettre obstacle à ma vengeance. Mais écoute-moi bien, continua-t-il ; je connais de tes tours plus qu’il n’en faut pour te pendre… Une ligne de ma main à l’avocat de la couronne, et tu es perdu. — Que voulez-vous que je fasse, milord ? je mettrai en usage tout ce que la ruse et la loi pourront me permettre de faire. — Songe que ta vie en dépend, et rappelle-toi que je ne manque jamais à ma parole… Garde ce maudit or ; ou bien… non, je ne puis me fier à toi ; envoie-le sur-le-champ chez moi… Je vais partir pour l’Écosse, et il y aura bien du malheur si je ne réussis pas à me maintenir dans le château de Glenvarloch contre son propriétaire, au moyen même des munitions que celui-ci m’aura fournies…. Es-tu prêt à me servir ? » L’écrivain exprima la plus complète soumission.

« Eh bien, rappelle-toi que l’heure était passée avant que le paiement eût été offert… et songe à te procurer des témoins qui aient assez de mémoire pour déposer sur ce point. — Bon ! milord, je ferai bien plus, » reprit André se ranimant… « je prouverai que les amis de lord Glenvarloch ont employé les menaces et la violence pour m’effrayer, et qu’ils ont même tiré l’épée sur moi… Votre Seigneurie m’aurait-elle jugé assez ingrat pour croire que j’aurais souffert qu’on lui fît un pareil tort, s’ils ne m’avaient mis un poignard sur la gorge ? — C’est assez, dit lord Dalgarno, c’est parfait ainsi ; songez à continuer de la sorte si vous voulez éviter ma fureur. Je laisse mon page en bas ; appelez des porteurs, et qu’ils le suivent immédiatement chez moi avec cet or. »

En disant ces mots, lord Dalgarno quitta la maison de l’écrivain.

Skurliewhitter, ayant envoyé son petit clerc chercher des commissionnaires de confiance pour transporter l’argent, demeura seul et fort troublé, méditant par quel moyen il pourrait s’affranchir du cruel et vindicatif seigneur qui possédait à la fois la dangereuse connaissance de son caractère et le pouvoir de dévoiler des choses qui devaient entraîner sa perte. Quoiqu’il eût acquiescé au complot que Dalgarno venait de former si rapidement pour s’emparer des biens qui venaient d’être rachetés, l’expérience de l’écrivain lui disait que l’exécution en serait impossible, tandis que d’un autre côté il ne pouvait songer aux différents effets du ressentiment du jeune lord sans être livré à des craintes qui faisaient frissonner son âme lâche et sordide. Se trouver au pouvoir d’un jeune lord dissipateur, et se voir soumis à ses extorsions et à ses caprices au moment où son industrie venait de lui créer des moyens de faire fortune, c’était le tour le plus cruel que le sort pût jouer au nouvel usurier.

Pendant que l’écrivain était en proie à cet accès d’inquiétude et de terreur, quelqu’un frappa à la porte de son appartement, il cria d’entrer, et un homme parut couvert d’un large manteau de drap grossier de Wiltshire attaché par un ceinturon de cuir avec une boucle de fer, tel qu’en portaient généralement alors les paysans et les marchands de bestiaux. Skurliewhitter, croyant que cette visite était celle d’un client campagnard qui pouvait lui être lucrative, ouvrait déjà la bouche pour le prier de s’asseoir, quand l’étranger, rejetant en arrière le capuchon de drap qu’il avait avancé sur sa figure, découvrit à l’écrivain des traits trop bien empreints dans sa mémoire, et qu’il ne voyait jamais sans se sentir prêt à s’évanouir.

« Est-ce vous ? » dit-il d’une voix faible à l’étranger qui avançait de nouveau sur son visage le capuchon qui le cachait.

« Et qui serait-ce ? » répondit le nouveau venu.


Enfant du parchemin, toi qui naquis un soir,
Entre un sac à procès et l’encrier tout noir ;
Toi qui peux appeler l’écritoire ta mère,
La cire ta cousine, et le pinceau ton père,
Comme aussi la potence et la hache d’acier
À ton sort ont dû se lier :
Lève-toi vite en ma présence ;
À qui vaut mieux que toi tu dois la révérence.


— Pas encore parti, dit l’écrivain, après en avoir été si souvent averti ! Croyez-vous que votre manteau de campagnard vous protège, capitaine ?… non, pas plus que tous vos fragments de comédie. — Et que voulez-vous que je fasse ? demanda le capitaine… voulez-vous que je crève de faim ? Si je dois fuir, il faut aider à ma fuite en me garnissant les ailes de quelques plumes… vous êtes à même de le faire, je pense ? — On vous en a déjà donné les moyens, vous avez reçu dix pièces d’or… que sont-elles devenues ? — Elles sont parties ; elles ont passé, n’importe où… j’avais envie de pincer et j’ai été pincé. Voilà tout… Il faut que ma main ait tremblé à la pensée de la besogne de la nuit, car j’ai secoué les dés comme un enfant — De sorte que vous avez tout perdu… Eh bien ! prenez ceci, et partez. — Quoi, deux misérables pièces ! peste soit de votre générosité ! mais rappelez-vous que vous êtes aussi enfoncé dans cette affaire que moi. — Non, de par le ciel ! je ne voulais que débarrasser le vieillard de quelques papiers et d’un peu d’or, et vous lui avez ôté la vie. — S’il vivait encore il aurait préféré la perdre plutôt que de se voir enlever son argent. Mais il ne s’agit pas de cela, maître Skurliewhitter ; c’est vous qui avez ôté les verrous à secret de sa fenêtre, lorsque vous allâtes le trouver sous prétexte de quelque affaire, la veille de sa mort ; ainsi soyez bien assuré que si je suis pris je ne serai pas pendu tout seul. Il est fâcheux que Jack Kempster soit mort, la vieille chanson ne nous va plus si bien :


Voici trois compagnons joyeux ;
Jamais avec plus d’harmonie
Trois autres n’ont su de leur vie
Chanter une triple partie,
Sous un gibet triple comme eux.


— Pour l’amour de Dieu, parlez plus bas : est-ce ici le lieu et l’heure de faire entendre vos refrains nocturnes ? Mais de combien avez-vous besoin dans ce moment ?… je vous répète que je ne suis pas en fonds. — Vous me dites là un mensonge, répondit le spadassin… De combien j’ai besoin, dites-vous ? ma foi je me contenterai d’un de ces sacs pour le moment. — Je vous jure que ces sacs d’argent ne sont pas à ma disposition. — Pas d’une manière honnête peut-être, mais entre nous cela ne fait pas grand’chose. — Je vous jure que je puis n’en disposer d’aucune manière… Ils m’ont été remis en compte… Je dois les envoyer à lord Dalgarno, dont le page attend à la porte ; je ne pourrais pas en détourner une seule pièce sans m’exposer à un éclat dangereux. — Ne pouvez-vous pas différer de les remettre ? » reprit l’Alsacien, sa large main tâtant un des sacs comme si les doigts lui eussent démangé de s’en emparer.

« Impossible ; il part demain pour l’Écosse. — Ah ! » dit le ferrailleur, après un moment de réflexion, il va suivre la route du Nord avec une telle charge. — Il est bien accompagné… cependant… — Cependant… quoi ? dit le spadassin. — Je ne veux rien dire de plus. — Si, si fait, tu es à la piste de quelque bonne idée, reprit Colepepper… je t’ai vu t’arrêter tout court, comme un chien d’arrêt… tu ne diras pas grand’chose, mais tu feras un signe aussi expressif qu’un épagneul bien dressé. — Tout ce que je voulais dire, capitaine, c’est que ses domestiques vont par Barnet, et que lui-même, suivi de son page, traversera Enfield-Chase au petit pas, comme il me l’a dit hier lui-même… — Ah, t’y voilà donc, mon garçon ? — Et il s’arrêtera continua l’écrivain ; il s’arrêtera quelques moments à Camlet-Moat. — Comment diable ! cela vaut mieux qu’un combat de coqs. — Je ne vois pas quel profit vous en pouvez tirer, capitaine… Cependant ils ne pourront aller vite, car le page montera le cheval de somme qui doit porter tout ce poids… Lord Dalgarno tient un œil attentif sur les biens de ce monde. — Ce cheval-là sera bien obligé à ceux qui le débarrasseront de son fardeau, dit le spadassin ; car il n’est pas à l’abri d’une rencontre… Il a toujours à son service ce petit page… ce même lutin, ce démon incarné… en bien ! cet enfant-là m’a déjà fait lever du gibier… Je me vengerai en même temps, car j’ai contre lui une vieille rancune qui date de l’Ordinaire. Voyons… Black Feltham et Dick Shakebag… nous aurons besoin d’un quatrième… j’aime à être sûr de mon coup, et nous partagerons le butin entre nous, outre ce que je pourrai en détourner pour ma propre part. Eh bien, écrivain, prêtez-moi deux pièces… Voilà ce qui s’appelle s’exécuter noblement et généreusement. Je vous souhaite le bonjour ; » et s’enveloppant encore davantage dans son manteau, il sortit de la maison.

Lorsqu’il eut quitté la chambre, l’écrivain se tordit les mains en s’écriant : « Encore du sang, encore du sang ! je croyais en avoir fini ; mais cette fois ce n’est pas ma faute… non… ce n’est pas moi… et d’ailleurs si ce brigand périt, je serai débarrassé des saignées continuelles qu’il fait à ma bourse, et si lord Dalgarno succombe, comme cela est probable, car quoique ce scélérat ait aussi peur d’une épée nue qu’un débiteur d’un créancier, cependant il ne manque jamais son coup quand il tire derrière un buisson… alors de mille manières, je puis me dire sauvé ! sauvé ! »

Nous tirons volontiers le voile sur cet homme et sur ses réflexions.



CHAPITRE XXXV.

ENTREPRISE GÉNÉREUSE.


Ce n’est pas du premier coup que nous arrivons au crime… Le mal n’est dans son principe qu’un petit filet d’eau auquel la main d’un enfant pourrait facilement opposer une digue avec un peu de terre… Mais laissez le faible ruisseau grossir, et bientôt vous verrez un torrent dont la philosophie et la religion elle-même s’efforceront en vain de détourner la violence.
Vieille Comédie.


Les étudiants du Temple avaient été régalés par notre ami Richie Moniplies dans une chambre particulière chez Beaujeu. Richie pouvait être alors regardé comme un homme de bonne société, car il avait changé son manteau et sa jaquette de domestique pour un habit décent fait à la mode, mais d’une couleur foncée, et qui aurait mieux convenu à un homme d’un âge plus, avancé. Il avait positivement refusé de dîner à la table de l’Ordinaire, chose à laquelle ses compagnons auraient bien voulu l’engager, car on croira aisément que des débauchés tels que Lowestoffe et ses acolytes étaient très-disposés à s’amuser un peu aux dépens de la simplicité et du pédantisme de notre Écossais, outre la chance qu’il y avait de le débarrasser de quelques pièces d’or, car il paraissait en avoir beaucoup à sa disposition.

La bouteille circula librement ; mais la liqueur pétillante des Canaries, sur la surface de laquelle étincelaient ces brillants globules qu’on peut comparer aux atomes lumineux qu’on distingue dans l’air aux rayons du soleil, n’eut pas même la puissance d’affaiblir la gravité magistrale de Richie ; il continua d’être sérieux comme un juge tout en buvant comme un poisson, parce qu’il aimait naturellement à boire, et peut-être aussi parce qu’il voulait exciter ses hôtes à l’imiter.

Quand le vin commença à faire fermenter leurs têtes, maître Lowestoffe, qui probablement avait assez des bizarreries de Richie, lequel avait fini par prendre un ton encore plus dogmatique et plus tranchant qu’au commencement du dîner, proposa à son ami de terminer cette orgie et de se joindre aux joueurs.

On appela donc le garçon ; Richie paya les frais du dîner, et donna aux domestiques un généreux pour-boire, qui fut reçu chapeau bas, avec des assurances répétées d’empressement et de zèle.

« Je suis fâché que nous soyons obligés de nous quitter sitôt, messieurs, dit Richie à ses compagnons, et j’aurais désiré que nous pussions vider encore quelques bouteilles avant de nous séparer, ou que vous eussiez mangé un morceau à souper, et bu un verre de vin du Rhin. Je vous remercie cependant de m’avoir fait l’honneur d’assister à ma pauvre collation, et je vous recommande à la fortune dans la route que vous allez suivre, car l’Ordinaire n’est et ne sera jamais mon élément. — Adieu donc, très-docte et très sentencieux maître Moniplies, répliqua Lowestoffe ; puissiez-vous bientôt avoir un autre bien à dégager ; puissé-je vous servir encore de témoin, et puissiez-vous encore une fois vous montrer surtout aussi bon compagnon que vous l’avez été aujourd’hui ! — Ah ! messieurs, cela vous plaît à dire ; mais si vous vouliez seulement me permettre de vous donner quelques conseils au sujet de ce misérable Ordinaire. — Gardez la leçon pour une autre fois, très-honorable Richie, dit Lowestoffe, jusqu’à ce que j’aie perdu tout mon argent », montrant en même temps une bourse assez bien garnie, « et alors il est à croire qu’elle sera bien reçue. — Et gardez-en ma part, Richie, » dit l’autre étudiant, montrant à son tour une bourse presque vide, « jusqu’à ce qu’elle soit remplie, et alors je vous promets de vous écouter avec patience. — Oui, oui, messieurs, les bourses pleines et les vides prennent toutes le même chemin, et ce n’est pas le plus sûr ; mais le temps viendra… — Il est déjà venu, interrompit Lowestoffe ; on a préparé la table du jeu, et puisque décidément vous ne voulez pas venir avec nous, en bien donc ! je vous souhaite le bonjour, Richie. — Adieu donc, messieurs, » dil Richie, et il quitta la maison, tandis que les autres y entrèrent ensemble.

Moniplies s’était à peine éloigné de quelques pas, plongé dans de profondes réflexions sur le jeu, les Ordinaires et les mœurs du siècle, quand quelqu’un qu’il n’avait pas aperçu d’abord (et qui de son côté n’avait pas fait plus d’attention à lui) pensa le renverser en passant ; et comme Richie voulait savoir de lui s’il avait eu l’intention de l’insulter, celui-ci, pour toute réponse, se mit à jurer contre l’Écosse et contre tout ce qui lui appartenait.

Une réflexion, moins brusque même sur son pays, aurait dans tout autre temps excité le ressentiment de Richie ; mais bien plus encore lorsque quatre ou cinq bouteilles du vin des Canaries commençaient déjà à lui échauffer la tête. Il se préparait donc à répondre, et même, s’il le fallait, à ne pas s’en tenir aux paroles, lorsqu’en fixant de plus près son adversaire il changea de dessein ; « Vous êtes justement l’homme du monde que je désirais le plus de rencontrer, dit Richie. — Et vous, répondit l’étranger, ainsi que vos misérables compatriotes, vous êtes les derniers que je voudrais jamais trouver sur mon chemin. Vous autres Écossais, sous des dehors flatteurs vous cachez un cœur faux ; et il n’est pas possible à un honnête homme de prospérer s’il se trouve seulement rapproché de vous à portée de fusil. — Quant à notre pauvreté, ami, le ciel l’a voulu ainsi ; mais pour ce qui regarde notre fausseté, je vous prouverai qu’un Écossais porte un cœur loyal et fidèle à son ami comme jamais il n’y en eut qui battît dans la poitrine d’un Anglais. — Peu m’importe que cela soit ou non, dit le passant, lâchez-moi : pourquoi tenez-vous mon manteau ? laissez-moi m’en aller, ou je vous jetterai dans l’égout. — Je crois que je pourrais vous pardonner, car vous m’avez rendu autrefois un grand service en m’en retirant, dit l’Écossais. — Maudite soit ma main, alors, si elle l’a fait ! reprit l’étranger ; je voudrais que vous y fussiez avec tous vos compatriotes et que la malédiction du ciel séchât la main qui les aiderait à s’en relever ! Pourquoi m’empêchez vous de passer ? ajouta-t-il d’un air courroucé. — Parce que vous prenez un mauvais chemin, maître Jenkin, dit Richie. Eh mais, n’ayez pas peur, mon ami, vous voyez que vous êtes connu. Mon Dieu ! faut-il que le fils d’un honnête homme en soit venu à craindre de s’entendre appeler par son nom ? Jin Vin se frappait le front avec violence.

« Allons, allons, dit Richie, cette colère ne sert à rien. Dites-moi où vous allez ? — Au diable ! répondit Jin Vin. — Vous prenez là un chemin bien noir, si vous parlez à la lettre, répondit Richie ; mais si ce n’est qu’une métaphore, il y a dans cette grande ville de plus mauvais lieux que la taverne du diable, et j’irais assez volontiers avec vous pour vous régaler de quelques bouteilles de vin blanc brûlé, cela corrigera les crudités de mon estomac et le disposera tout doucement à manger une cuisse de poulet froid. — Je vous prie sérieusement de me laisser passer, dit Jin Vin. Vos intentions peuvent être bonnes et je ne vous souhaite pas de mal non plus ; mais je suis d’une humeur qui peut devenir dangereuse à moi-même et à tout autre. — J’en courrai le risque, répliqua l’Écossais, si vous voulez seulement venir avec moi. Voici un endroit convenable et un peu plus près que l’auberge du diable, qui est un nom de bien mauvaise augure pour une taverne. Celle de Saint-André est fort tranquille ; j’avais coutume d’aller m’y rafraîchir de temps en temps quand je demeurais dans le voisinage du Temple avec lord Glenvarloch. Mais que diable cet homme a-t-il pour sauter de cette manière ?… il a pensé m’entraîner avec lui sur le pavé ! — Ne nommez pas devant moi ce perfide Écossais, s’écria Jin Vin, si vous ne voulez pas me faire devenir fou. J’étais heureux avant de le connaître ; il est cause de tous les malheurs qui me sont arrivés ; il a fait de moi un fripon et un fou ! — Si vous êtes un fripon, dit Richie, vous avez rencontré un officier de police : si vous êtes fou, vous avez rencontré un gardien : mais un officier de police accommodant et un bon gardien. Tenez, mon ami, on raconte au sujet de ce même lord une foule de choses qui ne sont pas plus vraies que les mensonges de Mahomet ; tout le mal qu’on en peut dire, c’est qu’il n’est pas toujours disposé à recevoir les bons avis qu’on voudrait lui donner, et dont je désirerais qu’il profitât, ainsi que vous et tout jeune homme honnête. Venez avec moi, venez seulement avec moi, et si un peu d’argent et beaucoup de sages conseils peuvent vous être de quelque secours, tout ce que je puis dire, c’est que vous avez eu le bonheur de trouver en moi un homme en état de vous donner l’un et l’autre, et très-disposé à vous rendre ce service.

L’obstination de l’Écossais triompha enfin de la mauvaise humeur de Vincent, qui était en effet si agité et si peu en état de savoir ce qu’il devait faire et quel parti prendre, que son incertitude l’amenait facilement à faire ce que les autres voulaient. Il se laissa donc conduire dans la petite taverne que Richie lui avait recommandée, et où ils se placèrent bientôt dans un petit coin commode, où ils se firent apporter un pot tout fumant d’un vin blanc brûlé, avec du sucre dans un sucrier de papier. On leur donna aussi des pipes et du tabac ; mais il n’y eut que Richie qui s’en servit. Il avait depuis peu adopté cet usage, qui ajoutait beaucoup à la gravité et à l’importance de ses manières, et qui, pour ainsi dire, coïncidait d’une manière agréable et flatteuse avec les paroles de sagesse qui s’échappaient à chaque instant de ses lèvres. Après avoir rempli et vidé leurs verres en silence, Richie demanda encore une fois à son hôte où il allait lorsqu’ils s’étaient rencontrés si heureusement.

« Je vous ai déjà dit, répondit Jenkin, que je prenais le chemin de la perdition ; j’entends celui qui conduit à la maison de jeu. J’ai pris la résolution de risquer ces deux ou trois pièces, afin de gagner ce qu’il me faudra pour payer ma traversée au capitaine Sharker, dont le vaisseau, qui est à Gravesend, doit partir pour l’Amérique. J’ai déjà rencontré un diable sur ma route, qui aurait bien voulu me détourner de mon projet, mais je l’ai rejeté loin de moi. Qui sait si vous n’en êtes pas un autre ? Jusqu’à quel point voulez-vous que je me damne, et quel prix me proposeriez-vous ? — Je veux que vous le sachiez, répliqua Richie, je ne trafique de ces marchandises ni comme acheteur ni comme vendeur. Mais si vous voulez me dire en homme de bonne foi la cause de votre détresse, je ferai tout ce que je pourrai pour vous en tirer, ne voulant pas cependant trop prodiguer les promesses jusqu’à ce que je sois bien au courant de votre affaire, tel qu’un médecin habile qui n’ordonne des remèdes qu’après avoir bien observé les symptômes du mal. — Mes affaires ne regardent personne, » dit le pauvre garçon croisant ses bras sur la table, et laissant tomber sa tête d’un air d’humeur et d’abattement, ressemblant dans cette attitude au lama accablé sous le poids de son fardeau, et qui se laisse mourir pour échapper au désespoir.

Richie Moniplies, comme la plupart de ceux qui ont bonne opinion de leurs moyens, n’était pas fâché de jouer le rôle de consolateur, ce qui lui donnait l’occasion de déployer sa supériorité ; car la plupart du temps celui qui console est supérieur à celui qui reçoit les consolations ; aussi se livra-t-il tout à son aise au plaisir de parler. Sans pitié pour le pauvre pénitent, il le condamna à écouter une longue et ennuyeuse harangue composée de beaux lieux communs sur l’instabilité des choses humaines.

De là, il s’étendit longuement sur les grands avantages de la patience dans le malheur, sur la folie de se chagriner pour une chose sans remède, et sur la nécessité d’être plus prudent à l’avenir ; il lui fit aussi sur le passé quelques reproches dont il jugea la sévérité nécessaire pour vaincre l’obstination du coupable pénitent : tel Annibal se servit de vinaigre pour se frayer un chemin à travers les rochers. Il n’entrait pas dans la nature humaine d’endurer en silence ce torrent d’éloquence vulgaire, et soit que Jin Vin désirât arrêter ce flux de paroles dont on lui remplissait les oreilles, et que repoussait sa raison, soit qu’il ajoutât foi aux protestations d’amitié de Richie (ce que les malheureux, dit Fielding, sont toujours disposés à croire), soit encore qu’il espérât trouver quelque soulagement à ses chagrins en les épanchant, il leva la tête, et tournant vers Richie ses yeux rouges et gonflés de larmes :

« Morbleu ! tais-toi seulement, et tu sauras tout. Tout ce que je te demande, c’est que tu me donnes une poignée de main, et que tu me laisses aller… Cette Marguerite Ramsay… vous l’avez vue, n’est-il pas vrai ? — Une fois, dit Richie, une seule fois chez maître George Heriot, rue des Lombards… je me trouvais dans la salle pendant le dîner. — Et vous aidiez même à changer les assiettes, si je m’en souviens bien, dit Jin Vin. Eh bien ! cette jolie fille (car je souviens qu’il n’y en a pas de plus jolie entre Saint-Paul et le Temple-Bar) est sur le point d’épouser lord Glenvarloch ; que la peste soit de lui ! — Cela est impossible, s’écria Richie, c’est une bêtise qui tient de la folie. On vous fait avaler des poissons d’avril, à vous autres badauds, tous les jours de l’année. Lord Glenvarloch épouserait la fille d’un artisan de Londres ! J’ajouterais plutôt foi au mariage du grand-prêtre Jean avec la fille d’un colporteur juif. — Quoique je sois malheureux, je ne permettrai pas qu’on parle mal de la Cité : entendez-vous bien cela, mon frère ? — Je vous demande pardon, l’ami, je n’avais pas l’intention de vous fâcher, mais quant au mariage dont vous parlez, c’est une chose tout à fait impossible. — C’est cependant une chose qui aura lieu, car le duc et le prince, tous tant qu’ils sont, y mettent la main, et surtout le vieil imbécile de roi, qui veut la faire passer pour être une grande dame dans son pays, comme vous savez que les Écossais ont tous des prétentions à la noblesse. — Maître Vincent, si vous n’étiez pas dans la peine, dit le consolateur offensé, je ne vous passerais pas ces réflexions contre mon pays. » Le pauvre jeune homme s’excusa à son tour ; mais il assura qu’en effet le roi avait dit que Peggy Ramsay descendait d’une famille noble d’un pays éloigné, qu’il avait pris un très-vif intérêt dans ce mariage, et qu’il s’était mis en mouvement et n’avait cessé de babiller comme une vieille pie, depuis qu’il avait vu Peggy en chausses et en pourpoint… « Et cela n’est pas étonnant ; » ajouta le pauvre Jin Vin avec un profond soupir.

« Tout cela peut être vrai, répliqua Richie, quoique ces choses me paraissent extraordinaires ; mais vous ne devriez pas mal parler des personnes d’un rang élevé. Ne maudis pas le roi, Jenkin, pas même dans ta chambre à coucher… Les murs ont des oreilles… personne ne peut le savoir mieux que moi. — Je ne maudis pas ce vieux fou, dit Jenkin ; mais je voudrais seulement qu’il n’eût pas mené les choses si loin. S’il voyait en rase campagne trente mille piques comme celles que j’ai vues dans les jardins de l’artillerie, ce ne seraient pas ses courtisans avec leurs longs cheveux qui viendraient l’aider ; j’en réponds. — Bah ! bah ! répliqua Richie, pense un peu d’où descendent les Stuarts, et ne t’imagine pas qu’ils puissent manquer jamais de lances et de sabres. Mais laissons de côté ces choses dont il est dangereux de s’entretenir : je vous le demande encore, de quel intérêt tout cela peut-il être pour vous ? — De quel intérêt ? et Peggy n’a-t-elle pas été l’objet de mon fidèle amour depuis le jour où je suis entré dans la boutique de son vieux père ? n’ai-je pas porté ses patins et ses chaussons ? depuis trois ans, ne me suis-je pas aussi chargé de porter son livre à l’église, et de brosser le coussin sur lequel elle se met à genoux, et en ai-je jamais été rebuté ? — Je ne vois pas pourquoi elle l’aurait fait si tu ne lui as jamais rendu d’autres services que ceux-là. Ah ! mon ami, il y a peu de gens, tant parmi les sages que parmi les fous, qui s’entendent à gouverner une femme. — Eh quoi ! ne l’ai-je pas servie au risque de ma liberté et presque même au risque de ma tête ? Ne me persuada-t-elle pas… non, mais plutôt cette vieille sorcière dont elle se servit pour m’engager comme un sot à me déguiser en batelier, pour accompagner milord dans son voyage en Écosse ? Que la peste soit de lui ! car au lieu d’aller doucement s’embarquer à Gravesend, ne commença-t-il pas à faire le tapageur, à vouloir m’effrayer par ses menaces et à me montrer ses pistolets, et enfin à m’obliger de le débarquer à Greenwich, où il fit tant de folies, qu’elles furent cause qu’on nous enferma tous les deux dans la Tour ? — Comment ? » dit Richie prenant un air plus entendu qu’à l’ordinaire, « vous étiez donc le batelier à jaquette verte qui a fait descendre la rivière à lord Glenvarloch ? — Je n’en ai été que plus sot de ne l’avoir pas envoyé boire un coup dans la Tamise. Et c’est moi qui ne voulus jamais dire qui j’étais et ce que j’étais, quoiqu’ils m’eussent menacé de me faire embrasser la fille du duc d’Exeter. — Qu’est-ce donc que cette demoiselle-là ? dit Richie ; il faut qu’elle soit une véritable antiquaille pour en avoir tant de peur, quand elle est d’une si haute naissance. — Je veux dire la torture… la torture… D’où venez-vous donc, pour n’avoir jamais entendu parler de la fille du duc d’Exeter ? Mais tous les ducs et toutes les duchesses n’auraient jamais pu m’arracher un seul mot. La vérité fut sue d’un autre côté, et je fus mis en liberté… Je courus à la maison, me croyant l’être du monde le plus habile et le plus heureux. Elle voulut récompenser mes fidèles services en me donnant de l’argent ; elle me parla d’une manière si douce et si froide à la fois, que j’aurais préféré être renfermé dans le cachot le plus profond de la Tour, et mourir par les plus horribles tortures, plutôt que d’apprendre que cet Écossais me jouait le tour de m’enlever celle que j’aime. — Mais êtes-vous bien sûr de l’avoir perdue ? Il me semble bien extraordinaire que milord Glenvarloch épouse la fille d’un marchand, quoique je convienne qu’il se fasse à Londres des mariages bien bizarres. — Mais je vous dis que ce lord ne fut pas plutôt sorti de la Tour, qu’il vint, accompagné de maître George Heriot, la demander en mariage avec l’assentiment du roi, et que sais-je ? et voilà une belle perspective de faveurs à la cour pour ce lord qui n’a pas une acre de terre. — Eh bien ! qu’en pensa le vieil horloger ? Je gage qu’il ne se sentait pas de joie d’un bonheur si inespéré. — Il multiplia six chiffres progressivement, en fit le produit, puis donna son consentement. — Et vous, que fîtes-vous ? — Je pris le chemin de la rue, » répondit le pauvre garçon, « le cœur brûlant de rage et les yeux enflammés. « Et cette vieille sorcière de dame Suddlechop ne fut-elle pas la première personne que je rencontrai, et ne me proposa-t-elle pas de travailler sur le grand chemin ? — De travailler sur le grand chemin ! dans quel sens ? dit Richie. — Comme un clerc de saint Nicolas… comme un voleur, ainsi que Poins et Peto, et les bons compagnons dont parle la pièce[152]. Et qui devait être mon capitaine, croyez-vous ? car elle avait tout dit avant que je pusse lui parler ; je m’imagine qu’elle avait pris mon silence pour un consentement, et qu’elle me croyait damné d’une manière trop irrévocable pour qu’il me restât une seule pensée pour mon salut. Et qui devait être mon capitaine ? ce n’était autre que ce coquin auquel vous m’avez vu donner des coups de bâton quand vous étiez au service de lord Glenvarloch. C’est un des plus mauvais tapageurs de la ville, une espèce d’escroc et de requin, aussi lâche que voleur, qu’on appelle Colepepper. — Colepepper !… mais j’ai déjà entendu parler de ce drôle-là : sauriez-vous par hasard où on pourrait le trouver, maître Jenkin ? vous me rendriez un véritable service de me le dire. — Eh mais ! il se tient caché, ayant été soupçonné de quelque scélératesse, telle que cet horrible meurtre de White-Friars ou quelque chose de semblable. Mais j’aurais pu tout apprendre de la dame Suddlechop, car elle parlait de me faire trouver avec lui à la chasse d’Enfield, avec quelques autres gaillards qui se disposent à dépouiller un personnage qui se dirige du côté du Nord, portant sur lui de grands trésors. — Et vous n’avez pas consenti à ce beau projet ? — J’ai maudit cette vieille sorcière, et je l’ai quittée pour venir m’occuper ici de mes affaires. — Ah, ah ! et qu’a-t-elle dit à cela ? n’a-t-elle pas eu peur ? — Point du tout, elle s’est mise à rire et m’a dit qu’elle plaisantait. Mais la diablesse ne peut ainsi m’en imposer : je sais trop bien quand elle parle sérieusement ou non. Elle sait d’ailleurs que je ne la trahirai jamais. — La trahir ! non ; mais y a-t-il rien qui vous lie à ce gueux de Peppercull ou Colepepper (quel que soit le nom) pour que vous ne l’empêchiez pas de voler un brave homme qui voyage dans le Nord, et qui peut bien être un honnête Écossais ? — Et qui s’en retourne dans son pays chargé d’argent anglais ; mais qu’il soit ce qu’il voudra. Ils peuvent voler le monde entier, si bon leur semble ; quant à moi, mon affaire est faite. »

Richie emplit jusqu’au bord le verre de son ami, et voulut absolument qu’il le vidât jusqu’au fond.

« Cet amour, dit-il, n’est qu’un enfantillage pour un jeune homme éveillé comme vous l’êtes, maître Jenkin ; et s’il vous faut un minois de fantaisie (quoique je croie qu’il vous serait plus sûr de vous attacher à une femme mûre et solide), il ne manque pas à Londres de filles qui valent bien Paggy Ramsay. Vous n’avez que faire de soupirer profondément, car ce que je dis là est bien vrai. Il y a encore de beaux poissons dans la mer après ceux qui en sont sortis. Vous, qui êtes un jeune drôle, le plus éveillé et le plus actif que le soleil puisse jamais éclairer, pourquoi restez-vous là ainsi à rêver, et que ne cherchez-vous quelque moyen hardi pour améliorer votre sort ? — Je vous le répète, maître Moniplies, je suis aussi pauvre qu’aucun Écossais parmi vous ; j’ai rompu mon apprentissage et je ne pense plus qu’à courir le pays. — Non, cela ne doit pas être ainsi… Je ne sais que trop bien, par une dure expérience, que la pauvreté ôte le courage, et que l’homme qui a ses culottes déchirées n’aime pas à bouger de son siège ; mais patience, mon brave, tu m’as servi jusqu’ici, et je te servirai à mon tour. Si tu veux seulement me faire parler à ce même capitaine, ce sera la meilleure œuvre que tu aies jamais faite. — Je devine où vous en voulez venir, maître Richard… Vous voudriez sauver la longue bourse de votre compatriote. Je ne vois pas quel avantage j’en retirerai, mais peu m’importe de prendre part à cette affaire. Je hais ce fanfaron, ce féroce et lâche tapageur. Et si vous pouvez me procurer un cheval, je ne me refuserai pas de vous mener où on m’a dit que je devais le trouver… Mais il faut en courir la chance, car, bien qu’il soit lui-même un poltron, je sais qu’il aura plus d’un vigoureux gaillard pour le défendre. — Nous aurons un mandat, ami, dit Richie, et nous avons pour nous la force publique par-dessus le marché. — Il n’en sera rien si je dois aller avec vous ; je ne suis pas homme à livrer personne au bourreau. Nous ne devons avoir recours qu’à notre courage. Je suis prêt à me battre tant qu’on voudra ; mais je ne veux pas vendre la vie d’un autre. — Eh bien ! il est impossible de convaincre un entêté ; pensez que je suis né dans un pays où les écus rognés se trouvent en plus grande abondance que les bons. D’ailleurs j’ai ici deux nobles amis, maître Lowestoffe du Temple, et son cousin maître Ringwood, qui feront également partie d’une si brave réunion. — Lowestoffe et Ringwood ! dit Jenkin, ce sont deux braves… et une compagnie sûre. Savez-vous où on peut les trouver ? — Ah ! si je le sais ? répliqua Richie ; je réponds qu’ils sont bien occupés à jouer aux cartes et aux dés à l’Ordinaire, et qu’ils y resteront jusque bien avant dans la nuit. Ce sont des gens d’honneur et dignes d’inspirer la plus grande confiance. — Eh ! s’ils y consentent, je tenterai l’aventure. Allez voir s’il serait possible de les amener ici, puisque vous avez tant à leur parler. Il ne faut pas qu’on nous voie ensemble dehors… Je ne sais pas comment cela se fait, maître Moniplies, » continua-t-il, son visage prenant un air plus riant pendant qu’à son tour il remplissait les verres, « mais je sens mon cœur plus léger depuis que j’ai pensé à cette affaire… — Voilà ce que c’est que d’avoir des conseillers, maître Jenkin ; et j’espère bientôt vous entendre dire que votre cœur est aussi gai qu’un pinson, et cela avant que vous soyez bien vieux. Ne souriez pas, ne branlez pas la tête, mais faites attention à ce que je vous dis. Restez ici pendant que j’irai chercher ces braves gens. Je vous réponds qu’il n’y a pas de carte qui leur fasse refuser la tâche que je vais leur proposer.



CHAPITRE XXXVI.

SCÈNE TRAGIQUE.


Les voleurs ont garrotté les honnêtes gens… Or, ne pourrions-nous, toi et moi, voler les voleurs, et nous en retourner gaiement à Londres.
Shakspeare. Henry IV, part. 1re.


Le soleil donnait en plein sur les clairières de la chasse d’Enfield, et le gibier, qui s’y trouvait en abondance, se jouait en groupes pittoresques au milieu des chênes antiques dont la forêt était garnie, quand on aperçut un gentleman accompagné d’une dame, marchant tous deux à pied (quoiqu’en habit de voyage). Ils cheminaient lentement le long d’une des grandes allées qu’on avait pratiquées dans le parc pour la commodité des chasseurs. Ils n’étaient suivis que d’un page monté sur un genêt d’Espagne qui semblait porter une lourde valise, et qui se tenait à une distance respectueuse de son maître. La dame était parée de tout ce que la mode du temps pouvait avoir de bizarre, surchargée de bijoux, de falbalas et de dentelles : elle tenait un éventail de plumes d’autruche d’une main, et de l’autre, le masque en velours noir qui lui servait en voyage ; elle semblait, par de petits airs de coquetterie, désirer fixer l’attention de son compagnon, qui la laissait jaser sans avoir l’air de la remarquer, et quelquefois interrompait le fil de sérieuses réflexions pour lui répondre.

« Mais, milord… milord, vous marchez si vite que vous me laisseriez derrière vous… Je veux prendre votre bras ; mais comment faire avec mon masque et mon éventail ? Pourquoi n’avez-vous pas voulu que j’emmenasse mademoiselle ma femme de chambre pour me suivre et pour tenir mes affaires ? Mais voyez ! je vais mettre mon éventail dans ma ceinture ; comme cela maintenant, je peux prendre votre main, vous ne m’échapperez pas. — Avancez donc, répondit le monsieur, marchons vite, puisqu’on n’a pu vous persuader de rester avec mademoiselle votre femme de chambre, comme vous l’appelez, et le reste de votre bagage… vous pourrez voir un spectacle qui ne vous sera nullement agréable. »

Elle prit donc son bras ; mais, comme il marchait toujours du même pas, elle le quitta bientôt, en s’écriant qu’il lui avait fait mal à la main. Le gentilhomme s’arrêta pour regarder la main et le joli bras qu’elle lui montrait en se récriant contre sa cruauté. « Je ne doute pas, » dit-elle, en découvrant son poignet et une partie de son bras, « qu’il ne soit noir et bleu jusqu’au coude. — Je ne doute pas que vous ne soyez une petite folle, » dit le voyageur en baisant d’un air caressant le bras qu’il avait meurtri. « Ce n’est qu’une légère rougeur qui fait ressortir les veines bleues avec plus d’avantage. — Ah ! milord, c’est maintenant vous qui dites des folies, répondit la dame ; mais je suis bien aise de pouvoir vous faire parler et rire ce matin de quelque manière que ce soit. Si j’ai voulu vous suivre à toute force dans la forêt, ce n’était que pour vous divertir. Je me flatte que ma société vaut bien celle de votre page. Et maintenant, dites-moi, ces jolies petites choses avec des cornes, ne sont-ce pas des daims ? — Précisément, Nelly, » répondit négligemment son compagnon.

« Et que font donc les grands personnages d’un aussi grand nombre de ces animaux ? — Ils les envoient à la ville, Nelly, où des hommes habiles font des pâtés de venaison de leur chair, et des trophées de leurs cornes, » répondit lord Dalgarno, que notre lecteur a déjà sans doute reconnu.

« Bah ! vous vous moquez de moi, milord, répondit sa compagne ; mais je sais ce que c’est que le chevreuil ; quoique vous en disiez : j’en mangeais toujours une fois l’an quand nous dînions chez M. le Député : » elle continua de parler d’un air triste, comme si le sentiment de sa honte se présentait un instant à son esprit égaré par la vanité et la folie, « quoique maintenant, dussions-nous nous trouver dans la ruelle la plus étroite du monde, il ne voudrait pas me parler. — Je vous garantis qu’il ne l’oserait pas, Nelly, parce que vous pourriez le confondre, l’écraser d’un seul regard ; car je me flatte que vous avez l’âme trop fière pour parler à un homme de son espèce. — Qui ? moi ! dit dame Nelly, je méprise trop cet orgueilleux fat pour cela. Savez-vous qu’il voulait que tout le monde le reçût chapeau bas, mon pauvre vieux John Christie, comme les autres ? » Ses yeux se remplirent de larmes à cette pensée.

« Peste soit de vos pleurnicheries ! » s’écria Dalgarno d’un ton un peu plus dur. « Cela ne vaut pas la peine de changer de couleur, Nelly ; je ne suis pas fâché contre vous, petite niaise que vous êtes. Mais que voulez-vous que je pense, quand je vous vois continuellement jeter les regards là-bas vers la rivière où était votre prison, qui sentait la poix et le fromage pourri plus fort qu’un Hollandais ne sent l’oignon, et tout cela encore, quand je vous emmène habiter un château aussi beau que ceux dont il est parlé dans les contes des fées ? — Y serons-nous ce soir, milord ? » demanda Nelly en essuyant ses larmes.

« Ce soir, Nelly ? Non, ni même le quinzième soir après celui-ci. — Que le Seigneur soit avec nous, et nous garde de tous dangers ! Mais ne passerons-nous pas la mer, milord ?… Je croyais que toutes les personnes qui venaient d’Écosse traversaient la mer. Je suis bien sûre que lord Glenvarloch et Richard Moniplies l’ont passée pour venir ici. — Il y a une immense différence entre aller et venir, répondit lord Dalgarno. — Cela est vrai, » reprit sa naïve compagne ; « cependant il me semble avoir entendu dire qu’on pouvait aussi bien aller et revenir d’Écosse par mer. Êtes-vous bien informé du chemin ? croyez-vous, mon aimable milord, que nous puissions y aller par terre ? — Il ne s’agit que d’essayer, mon aimable dame. On dit que l’Angleterre et l’Écosse se trouvent dans la même île ; ainsi, on peut espérer de trouver une route de terre qui joigne ces deux pays. — Je ne serai jamais en état de voyager si loin, dit la dame. — Nous ferons rembourrer votre selle. Je vous dis que vous vous dépouillerez de votre peau de la Cité, et qu’au lieu de ramper comme une chenille dans quelque mauvaise ruelle, vous serez transformée en un brillant papillon dans le jardin d’un prince. Vous aurez autant d’atours qu’il y a d’heures dans la journée, autant de femmes à votre service qu’il y a de jours dans la semaine, autant de domestiques qu’il y a de semaines dans l’année… et vous accompagnerez votre lord à la chasse au faucon, au lieu de servir un vieux marchand de chandelles, chargé d’approvisionner un vaisseau, et qui ne sait que colporter sa marchandise et cracher. — Mais ferez-vous de moi votre dame ? dit Nelly. — Certainement, reprit lord Dalgarno ; la dame de mes pensées, que voulez-vous de plus ? — Ah ! mais… j’entendais par là madame votre femme. — Vraiment, Nelly ! je ne puis promettre de vous obliger en cela. Il y a une grande différence entre la dame qu’on épouse et la dame de ses pensées. — J’ai appris de mistress Suddlechop, chez laquelle je demeurais depuis que j’ai quitté mon pauvre vieux John Christie, que lord Glenvarloch doit épouser Marguerite Ramsay, la fille de l’horloger. — Il y a encore du chemin à faire entre la coupe et les lèvres. Je porte quelque chose sur moi qui peut rompre les bans de cette illustre alliance avant que la journée soit beaucoup plus avancée. — Fort bien : mais mon père valait bien le vieux David Ramsay, et faisait aussi bien ses affaires, milord ; pourquoi ne m’épouseriez-vous pas aussi, vous ? vous m’avez déjà fait assez de mal… pourquoi ne me feriez-vous pas cette justice ? — Pour deux raisons, Nelly ; c’est que le sort a voulu que vous fussiez mariée, et que le roi m’a donné une femme, répondit lord Dalgarno. — Mais, milord, ils restent en Angleterre, et nous, nous allons en Écosse. — Ton raisonnement est meilleur que tu ne penses, répliqua lord Dalgarno ; j’ai entendu dire aux avocats écossais que les liens du mariage peuvent être rompus dans notre pays par la main protectrice et indulgente des lois, au lieu qu’en Angleterre ils ne peuvent être brisés que par un acte du parlement. Eh bien, Nelly, nous songerons à cette affaire ; et soit que nous nous remariions ou non, nous ferons au moins de notre mieux pour nous faire démarier. — Vraiment, mon doux et aimable lord ? Puisqu’il en est ainsi, je penserai moins à John Christie, car je vous garantis qu’il se remariera, il est en bonne passe ; et je serai bien aise d’apprendre qu’il a quelqu’un qui prendra soin de lui comme je le faisais… Pauvre cher homme ! il était bien bon, quoiqu’il eût vingt ans de plus que moi. J’espère et je souhaite qu’il ne permettra plus jamais à aucun jeune lord de passer le seuil de sa porte. »

Ici, la dame se disposait encore une fois à fondre en larmes, quand lord Dalgarno calma son émotion par ces paroles un peu dures : « Je suis fatigué de toutes ces giboulées de mars, ma jolie maîtresse, et je crois que vous ferez bien de conserver vos larmes pour quelque occasion plus pressante. Qui sait si un changement soudain de la fortune ne vous obligera pas bientôt à en répandre beaucoup plus que vous ne le pensez ? — Bon Dieu, milord, que signifient ces paroles ? John Christie… (l’excellent homme !) n’avait point de secrets pour moi, et j’espère que Votre Seigneurie ne me cachera rien. — Asseyez-vous près de moi sur ce banc, dit le gentilhomme ; je suis obligé de m’arrêter quelque temps, et si vous pouvez vous taire, je voudrais en passer une partie à réfléchir jusqu’à quel point je puis, dans l’occasion présente, suivre le respectable exemple que vous me recommandez. »

L’endroit où ils s’arrêtèrent n’était plus guère, à cette époque, qu’un rempart entouré en partie d’un fossé ; c’est ce qui lui avait fait donner le nom de Camlet-Moat. Il y avait encore quelques pierres de taille qui avaient échappé au sort de plusieurs autres dont on s’était servi pour construire différentes cabanes habitées par les gardes forestiers de la cour. Ces vestiges, qui servaient encore à indiquer que jadis ces lieux avaient été habités par des hommes, offraient les ruines de la demeure d’une famille autrefois illustre, mais oubliée depuis long-temps, les Mandeville, comtes d’Essex, auxquels avaient anciennement appartenu la chasse d’Enfield et les immenses domaines qui en dépendaient. L’œil embrassait la perspective d’un bois agreste, et parcourait, dans diverses directions, de larges allées à perte de vue, qui se réunissaient dans ce lieu comme dans un centre commun, et divergeaient les unes des autres, à mesure qu’elles s’éloignaient. Ce lieu avait été choisi par lord Dalgarno pour servir de rendez-vous au duel qu’il avait proposé par le canal de Richie Moniplies à cet ami si cruellement outragé, lord Glenvarloch.

« Il viendra sans doute, » dit-il en lui-même ; « on ne peut pas lui reprocher d’être poltron… du moins, il a montré assez de hardiesse dans le parc… Peut-être que ce rustre ne lui aura pas porté mon message ? mais non, c’est un drôle bien déterminé, un de ces gens qui estiment l’honneur de leur maître plus que leur vie. — Aie l’œil au palefroi, Lutin, prends garde qu’il ne s’échappe, et jette ton regard de faucon dans les avenues pour m’avertir quand tu verras venir quelqu’un. Buckingham a reçu mon défi, mais l’orgueilleux favori, sous prétexte de remplir les ordres ridicules de son souverain, refuse de me répondre. Si je puis déjouer ce Glenvarloch, ou le tuer… si je puis lui enlever l’honneur ou la vie, je me rendrai en Écosse avec un crédit assez éclatant pour faire oublier mes malheurs passés. Je connais mes chers compatriotes… Ils ne se querellent jamais avec ceux qui leur apportent de l’or ou une réputation de bravoure. » Comme il se livrait ainsi à ses réflexions et qu’il rappelait à son esprit tous les maux qu’il avait soufferts et toutes les raisons qu’il avait de haïr lord Glenvarloch, les émotions qui l’agitaient intérieurement se peignaient si bien sur son visage que Nelly en fut effrayée. Elle s’était assise à ses pieds sans qu’il s’en fût aperçu ; et le regardant avec un air inquiet, elle vit ses joues s’animer, ses lèvres se comprimer, ses yeux sortir de leur orbite, et toute sa physionomie exprimer une résolution funeste et désespérée. L’endroit isolé où ils se trouvaient, le spectacle de la campagne si différent de celui auquel elle avait été accoutumée, l’air sombre et triste qu’avait pris soudain son séducteur, l’ordre qu’il lui avait donné de se taire, et la singularité de sa conduite à perdre autant de temps sans aucune cause visible quand ils avaient à faire un long voyage : toutes ces choses réunies présentaient d’étranges pensées à son faible esprit.

Elle avait lu que des femmes avaient été séduites et arrachées à leurs devoirs d’épouses par des sorciers, et quelquefois par le père du mal lui-même, qui, après avoir transporté la victime dans quelque désert, échangeait la forme agréable sous laquelle il avait attiré l’amour pour reparaître sous la forme horrible qui lui était naturelle. Elle chassait ces idées extravagantes à mesure qu’elles se présentaient en foule à son imagination affaiblie et égarée ; mais elles auraient pu se réaliser bientôt pour elle, au moins allégoriquement si ce n’est à la lettre, sans l’accident suivant.

Le page, dont l’œil était remarquablement perçant, appela son maître en lui montrant du doigt une allée par où des cavaliers s’avançaient. Lord Dalgarno fit un mouvement, et, portant la main à ses yeux, il regarda avec empressement de ce côté ; mais au même instant il reçut une balle qui, lui effleurant la main, lui traversa le cerveau et le fit tomber sans vie aux pieds ou plutôt sur les genoux de la malheureuse victime de ses débauches. La physionomie sur laquelle elle avait vu se peindre tant d’impressions diverses pendant les cinq minutes qu’elle l’avait examinée, devint un instant convulsive, et finit par se roidir pour toujours.

Avant que la fumée fut dispersée entièrement, trois brigands s’élancèrent du buisson d’où la balle venait de partir. L’un d’eux se saisit du page, en faisant mille imprécations ; un autre s’empara de la femme, et tâcha d’étouffer ses cris par de violentes menaces, pendant que le troisième débarrassait le cheval du page du fardeau dont il était chargé ; mais un contre-temps qu’ils ne prévoyaient pas vint les empêcher de profiter de leur avantage.

On croira aisément que Richie Moniplies s’étant assuré du secours des deux Templiers, toujours prêts pour ce qui ressemblait à une querelle, tous trois s’étaient mis en route bien montés et bien armés, accompagnés de Jin Vin, qui devait leur servir de guide. Croyant pouvoir arriver à Camlet-Moat avant les voleurs et les prendre sur le fait, ils n’avaient pas calculé que, selon la coutume des brigands des autres pays, coutume contraire à celle des voleurs anglais de nos jours, leur dessein était de s’assurer du vol par un meurtre préalable. Il arriva aussi sur la route un accident qui retarda un peu la troupe des vengeurs. En traversant une des avenues de la forêt, ils aperçurent un homme sans monture et assis sous un arbre, poussant des gémissements si amers, que Lowestoffe ne put s’empêcher de lui demander s’il était blessé : il répondit qu’il était un malheureux cherchant sa femme qui avait été enlevée par un scélérat ; en parlant ainsi il leva la tête, et Richie, à son grand étonnement, reconnut le visage de John Christie.

« Pour l’amour du ciel, venez à mon secours, maître Moniplies ! dit-il. J’ai appris que ma femme n’était qu’à un petit mille de cet endroit, avec cet infâme coquin, lord Dalgarno. — Qu’il nous suive ! dit Lowestoffe ; c’est un second Orphée cherchant son Eurydice !… Qu’il vienne… nous sauverons la bourse de lord Dalgarno, et nous le débarrasserons de sa maîtresse… prenons-le avec nous, quand ce ne serait que pour donner de la variété à nos aventures. D’ailleurs je conserve de la rancune contre Sa Seigneurie, je me souviens d’avoir été triché par elle. Dépêchons-nous ; nous avons encore dix minutes. »

Mais il est dangereux de calculer de trop près, quand il s’agit de la vie et de la mort. Il y a tout lieu de penser que le temps de faire monter John Christie derrière un des cavaliers aurait suffi pour sauver la vie de lord Dalgarno. Ce criminel amour fut donc la cause indirecte de sa mort ; et c’est ainsi que nos vices favoris deviennent la verge qui nous frappe. Les cavaliers n’arrivèrent sur le champ de bataille qu’au moment où la balle venait de partir. Richie, qui voulait s’attacher à Colepepper, ayant vu ce scélérat occupé à dévaliser le cheval du page, lui porta un coup si violent que le capitaine faillit en tomber. Au même instant le cheval de Richie démonta son cavalier qui n’était pas à la vérité le premier écuyer de son temps.

L’intrépide Moniplies se releva aussitôt, et lutta si bravement contre le spadassin, que celui-ci fut terrassé, quoique très-robuste, et quoiqu’il se battît en désespéré. L’Écossais lui arracha des mains un long couteau, lui porta un coup terrible avec cette arme et se redressa sur ses pieds : le blessé s’efforçant de suivre son exemple, il le frappa sur la tête avec la crosse de son mousquet. Ce dernier coup fut mortel.

« Bravo, Richie ! » dit Lowestoffe, qui lui-même avait déjà croisé le fer avec un des brigands et l’avait bientôt mis en fuite ; « bravo ! Eh mais, ami, voilà le péché assommé comme un bœuf, et la tête de l’iniquité tranchée comme celle d’un veau. — Je ne sais pourquoi vous me reprocheriez mon premier état, maître Lowestoffe, » répondit Richie avec un grand sang-froid ; mais je puis vous assurer que la boucherie n’est pas un si mauvais endroit pour dresser à cette espèce d’ouvrage.

En cet instant le second Templier cria de toute sa force : « Si vous êtes des hommes, accourez ici… Lord Dalgarno vient d’y être assassiné ! »

Lowestoffe et Richard coururent au lieu désigné, et le page, voyant que personne ne s’occupait de lui, profita de ce moment pour s’échapper ; à partir de ce jour, on ne sut jamais ce qu’il était devenu, pas plus que la somme considérable dont le cheval était chargé.

Le troisième brigand n’avait pas attendu l’attaque du Templier et de Jin Vin, qui avait fait descendre le vieux Christie de dessus son cheval, afin que sa marche fût moins lente. Ces cinq personnes étaient arrêtées et regardaient avec horreur le corps ensanglanté du jeune gentilhomme, et l’égarement de la douleur auquel était livrée la femme qui s’arrachait les cheveux et poussait des cris de désespoir. Tout à coup ses angoisses furent calmées, ou plutôt elles prirent une nouvelle direction par la présence subite et inattendue de son mari. Celui-ci, jetant sur elle un regard froid et sévère, lui dit d’un ton en harmonie avec ce regard : « Ah, femme ! tu prends à cœur la perte de ton amant. » Puis, regardant le corps sanglant de celui qui l’avait tant outragé, il répéta ces paroles solennelles de l’Écriture sainte : « La vengeance m’appartient, dit le Seigneur, et il ne convient qu’à moi de me venger. » Moi que tu as outragé, je serai le premier à te rendre les funèbres devoirs. »

En parlant ainsi, il couvrit le corps de son manteau, et, le regardant un instant, il semblait réfléchir à ce qu’il avait encore à faire. Pendant que cet homme malheureux détachait lentement ses regards du corps du séducteur, pour les reporter sur celle qui avait été la complice et la victime, celle-ci s’était jetée à ses pieds sans oser lever les yeux ; les traits de John, naturellement grossiers et sombres, prenaient une expression de dignité qui en imposait aux jeunes Templiers et même au sentencieux et important Richie Moniplies. En même temps, John dit à sa femme :

« Ne te mets pas à mes genoux, femme ; mais prosterne-toi devant le Dieu que tu as plus offensé que tu ne pourrais offenser un ver semblable à toi-même. Que de fois ne t’ai-je pas dit, quand tu te plongeais dans la légèreté et la dissipation, que l’orgueil mène à la perdition, et qu’un esprit hautain présage la chute de l’homme ! La vanité engendra la folie, la folie engendra le péché, le péché conduit à la mort, sa compagne originelle. Il t’a fallu abandonner tes devoirs, la décence et l’amour vertueux, pour te livrer à un homme méchant et débauché ; et te voilà maintenant, telle que le ver écrasé, te tordant de désespoir à côté du corps inanimé de ton amant. Tu m’as fait bien du mal… tu m’as déshonoré aux yeux de mes amis… tu as éloigné le crédit de ma maison et banni la paix de mon foyer… mais tu fus mon premier et mon unique amour, et, si je puis l’empêcher, je ne te verrai pas devenir une réprouvée… Messieurs, je vous remercie autant que peut le faire un homme dont le cœur est brisé… Richard, saluez, je vous prie, de ma part, votre honorable maître… J’ai encore ajouté à l’amertume de ses chagrins, mais je fus trompé… Levez-vous, femme, et suivez-moi. »

Il lui prit le bras pour la relever, pendant qu’avec des yeux remplis de larmes et des sanglots amers elle s’efforçait d’exprimer son repentir. Elle se cachait le visage de ses mains, tout en se laissant emmener par John. Ce ne fut que lorsqu’ils furent arrivés au détour du buisson qui allait cacher la scène du meurtre, qu’elle se retourna, et, jetant un regard égaré sur le corps de Dalgarno, elle poussa un cri perçant, et, serrant le bras de son mari, s’écria d’une voix égarée : « Sauvez-moi ! sauvez-moi ! ils l’ont assassiné. »

Lowestoffe fut vivement ému de tout ce qu’il avait vu ; mais comme il voulait paraître un homme à la mode, il eut honte d’une trop vive émotion, et fit violence à ses sentiments pour s’écrier : « Adieu, bon, crédule, indulgent époux ! adieu, gracieuse et accommodante épouse ! Ah ! qu’un vrai mari de Londres fait un homme généreux ! il a des cornes, mais il est apprivoisé et ne donne pas de coups. Je voudrais bien la voir quand elle aura changé son masque et son chapeau d’amazone pour un chapeau de ville avec sa mentonnière. Nous irons les voir au quai Saint-Paul, cousin, ce sera une connaissance très-agréable. — Vous feriez bien mieux de courir après ce voleur, ce bohémien de Lutin, interrompit Richie Moniplies, car, par ma foi, il s’est enfui avec le porte-manteau et l’argent de son maître. »

Quelques gardes accompagnés d’autres personnes, qui arrivaient en ce moment, se mirent à crier après Lutin, mais en vain. Les Templiers mirent les corps morts sous leur garde, et après avoir fait une enquête dans les formes, ils retournèrent avec Richard et Vincent à Londres, où ils reçurent de grands applaudissements sur leur bravoure. Les fautes de Vincent furent traitées avec indulgence en considération de la part qu’il avait prise à cette lutte contre les brigands, et il y a tout lieu de croire que ce qui, dans tout autre moment, eût diminué l’honneur du combat, y ajoutait plutôt dans les circonstances actuelles, c’est-à-dire la mort de lord Dalgarno.

George Heriot, qui soupçonnait quelque chose de l’amour de Vincent, demanda et obtint de David Ramsay la permission d’envoyer ce pauvre jeune homme à Paris pour une affaire importante. Nous ne savons pas quel fut son sort, mais nous croyons qu’il fut heureux et qu’il s’associa d’une manière avantageuse avec son compagnon apprenti, après que le vieux Ramsay se fut retiré du commerce par suite du mariage de sa fille. Le célèbre antiquaire dont il a déjà été question, le docteur Dryasdust, possède une montre antique à cadran d’argent, dans le mécanisme de laquelle on trouve une corde de boyau de chat en guise de grande chaîne, et qui porte les noms de Vincent et de Tunstall.

Maître Lowestoffe ne manqua pas de soutenir son joyeux caractère en s’informant de John Christie et de dame Nelly ; mais il apprit avec une extrême surprise (et on peut même dire à son préjudice, puisqu’il avait parié dix livres sterling qu’il deviendrait l’ami de la maison) que la boutique était vendue, le fonds adjugé, et le propriétaire parti avec sa femme. L’idée générale était qu’ils avaient émigré dans un des nouveaux établissements de l’Amérique.

Ce fut avec bien des émotions diverses que lady Dalgarno reçut la nouvelle de la mort de son indigne époux ; son plus grand chagrin fut d’apprendre qu’il avait péri au milieu d’une action criminelle. Ce dernier malheur rendit sa tristesse habituelle plus profonde, et altéra tout à fait une santé qui avait déjà reçu tant de secousses. Étant rentrée en possession de ses biens par la mort de son mari, elle désira rendre justice à lord Glenvarloch, et traiter avec lui du remboursement de l’hypothèque. Mais le notaire, ayant eu peur des derniers événements, avait quitté la ville, et s’était caché ; il était impossible de savoir entre quelles mains les papiers avaient passé. Richard Moniplies gardait le silence ; les Templiers qui avaient été témoins de l’affaire se taisaient à sa requête, et l’on croyait généralement que le notaire avait emporté ces papiers importants. Nous pouvons remarquer ici que des craintes semblables à celles du notaire délivraient Londres pour toujours de la présence de dame Suddlechop, qui finit sa carrière dans la maison de correction d’Amsterdam.

Le vieux lord Huntinglen suivit avec un maintien ferme et un œil sec les funérailles de son fils, et peut-être la seule larme qu’il laissa tomber sur le cercueil fut-elle moins donnée au sort de l’individu qu’à la pensée de voir éteint le dernier rejeton mâle de son ancienne race.



CHAPITRE XXXVII et dernier.

DOUBLE MARIAGE.


Jacques. Pour sûr nous sommes menacés d’un autre déluge, et tous ces couples se disposent à entrer dans l’arche… Voilà un couple de singuliers animaux qui s’avancent.
Shakspeare. Comme vous voudrez.


La mode des narrations du genre de celle-ci change comme toutes les autres choses terrestres. Il fut un temps où le narrateur était obligé de terminer son histoire par une description circonstanciée du mariage, du lit nuptial et du coucher, comme la grande catastrophe à laquelle il avait heureusement amené son héros et son héroïne, malgré les incertitudes et les difficultés nombreuses qui avaient traversé leur union.

On n’omettait point alors la plus légère circonstance, depuis la mâle ardeur du mari et la rougeur modeste de la mariée, jusqu’au surplis neuf du recteur et la robe de soie de la première demoiselle de noce. Mais on ne fait plus attention maintenant à ces descriptions. Par la même raison, je suppose, les fêtes de noces ne sont plus à la mode, et au lieu de rassembler ses amis pour leur donner une fête ou un bal, l’heureux couple disparaît secrètement en chaise de poste, comme s’il voulait aller à Gretna-Green, ou faire pis.

Je suis très-reconnaissant d’un changement qui épargne à l’auteur la peine d’essayer en vain de donner une nouvelle couleur à la description banale de semblables sujets. Cependant je m’y trouve en quelque sorte forcé dans l’occasion présente, tel qu’un étranger qui est obligé de prendre une vieille route impraticable depuis long-temps.

Le lecteur expérimenté a peut-être remarqué que le dernier chapitre a été employé à débarrasser le chemin de tous les personnages médiocrement importants et peu intéressants, afin de laisser la place libre peur une joyeuse noce. À la vérité il serait impardonnable de passer aussi légèrement sur ce qui intéressait si profondément notre principal personnage, le roi Jacques. Ce savant et joyeux monarque ne jouait pas un grand rôle parmi les politiques de l’Europe ; mais en revanche il se donnait un mouvement prodigieux quand il trouvait une belle occasion de se mêler des affaires particulières de ses sujets bien-aimés. Aussi le mariage prochain de lord Glenvarloch excita-t-il un grand intérêt en lui. Il avait été vivement frappé (c’est-à-dire autant qu’il pouvait l’être, car il était peu susceptible de grandes émotions) de la beauté et de l’embarras de la petite Ramsay, comme il l’appelait, quand il la vit pour la première fois ; et il se faisait un grand mérite de la sagacité qu’il avait déployée pour découvrir son déguisement, ainsi que d’avoir réussi tout seul dans les recherches amenées par cette découverte. Pendant que lord Glenvarloch faisait sa cour, le monarque travailla plusieurs semaines de ses yeux royaux, et mit hors de service, dit-il, une paire de besicles de la façon de David Ramsay, à force de feuilleter de vieux bouquins et des documents pour prouver que la mariée était d’une origine noble, mais très-reculée, ce qui devait éloigner la seule opposition que les envieux pouvaient élever contre ce mariage. Et au moins, à son avis, il avait eu un plein succès. En effet sir Mungo Malagrowther, se trouvant un jour dans la salle de réception, et se mettant à regretter amèrement le manque d’illustration de la mariée, le monarque lui coupa la parole par ces mots : « Vous pouvez garder vos regrets pour vous-même, sir Mungo, car, par notre âme royale, nous soutenons que son père David Ramsay a neuf degrés de noblesse, que son trisaïeul sortait de la vaillante souche de la maison de Dalwolsey, et qu’il n’y eut et n’y aura jamais d’homme plus capable de porter les armes pour le roi et la patrie. N’avez-vous jamais entendu parler de sir William Ramsay aîné dont John Fordoun dit : « Il était bellicosissimus, nobilissimus ? » Son château est là pour attester ce qu’il était : il est situé à près de trois milles de Dalkeith, et à un mille de Bannock-Rig. David est donc descendu de cette ancienne et honorable famille ; et je me flatte que le métier qu’il exerçait ne l’a pas fait déroger de ses ancêtres. Ils ont tous travaillé avec l’acier ; seulement les vieux chevaliers perçaient des trous avec leurs épées dans la cuirasse de leurs ennemis, et lui, il fait des crans dans des roues de cuivre. Je crois qu’il est aussi honorable de donner des yeux aux aveugles que de les faire sauter de la tête de ceux qui voient ; aussi glorieux de nous apprendre à bien apprécier la valeur du temps qui s’écoule que de le perdre à boire, à crier, à rompre des lances et autres procédés peu chrétiens. En outre, vous devez savoir que David Ramsay n’est point un artisan, mais pratique un art libéral, qui équivaut presque à celui de créer un être vivant, vu qu’on peut dire d’une montre ce que Claudius disait de la sphère d’Archimède le Syracusain :


Inclusus variis famulatur spiritus astris,
Et vivum certis motibus urget opus[153].


— Votre Majesté pourrait aussi bien donner des armoiries au vieux David qu’une généalogie, dit sir Mungo. — Nous ne vous avons pas attendu pour le faire, sir Mungo, reprit le roi ; et je me flatte que nous qui sommes la source de tous les honneurs terrestres, nous sommes libre d’en répandre quelques gouttes sur un personnage qui nous touche d’aussi près, sans offenser le chevalier du château de Gimigo. Nous avons déjà eu un entretien avec les membres savants du collège des Hérauts d’armes, et nous nous proposons de lui rendre les armoiries de ses ancêtres : notre intention est d’y ajouter une roue de montre avec le Temps et l’Éternité pour soutiens, dès que notre héraut d’armes aura trouvé comment l’Éternité doit être représentée. — Je la ferais deux fois vieille comme le Temps[154], » dit Armstrong. Le fou de la cour, qui se trouvait là par hasard, pendant que le roi posait cette question.

« Silence, l’ami ! ou vous aurez le fouet… » dit le roi en réponse à cet avis. « Et vous, mes fidèles sujets d’Angleterre ici présents, vous pouvez profiter de ce que nous avons dit, et ne pas tant vous presser de vous moquer de nos généalogies écossaises, quoiqu’elles tirent leur origine de loin, et qu’elles soient un peu difficiles à fixer. Vous voyez qu’un homme d’un sang vraiment noble peut pendant un temps oublier sa naissance, et savoir cependant la reprendre quand il est nécessaire. Il serait inconvenant à un colporteur, comme vous avez coutume d’appeler un marchand voyageur, métier auquel nos sujets écossais s’adonnent particulièrement, de publier sa généalogie aux oreilles des personnes qui lui achètent du ruban pour la valeur de deux sous ; il serait également ridicule de lui voir porter un chapeau de castor sur la tête et une rapière au côté, quand il a sa balle de marchandises sur le dos… Il pend donc son épée au mur, pose son chapeau de castor sur la planche, met sa généalogie dans sa poche, et continue doucement et adroitement son métier de colporteur, comme si son sang n’était pas plus pur que l’eau bourbeuse d’un fossé ; mais que notre colporteur soit transformé, comme j’en ai vu plus d’une fois, en riche négociant, c’est alors que vous verrez un changement, milords :


In nova fert animus mutatas dicere formas
Corpora[155].


Il tire alors sa généalogie de sa poche, met son épée à son côté, brosse son chapeau de castor, et le retrousse devant le monde entier. Nous nous étendons très-longuement sur ces choses, parce que nous voulons que vous sachiez tous que ce n’est pas sans avoir mûrement réfléchi à l’état des affaires des deux parties que nous avons le dessein d’honorer de notre présence, sans aucun éclat toutefois, le mariage de lord Glenvarloch avec Marguerite Ramsay, fille et héritière de David Ramsay, notre horloger, et seulement cadet au troisième degré de l’ancienne maison de Dalwolsey. Nous regrettons de ne pouvoir jouir de la présence du noble chef de cette famille à la cérémonie qui doit avoir lieu ; mais quand il y a de l’honneur à acquérir quelque part, on trouve rarement lord Dalwolsey chez lui… Sic fuit, est, et erit[156]… Geordie Tin-tin, comme vous vous chargez des frais de la noce, nous voulons faire bonne chère. »

Heriot s’inclina, comme son devoir l’y obligeait. Le roi, qui était un grand politique en fait de bagatelles, avait beaucoup manœuvré en cette occasion, et s’était arrangé de manière à charger le prince et Buckingham d’une expédition pour New-Market, afin de pouvoir, en leur absence, se livrer tout à son aise à ses habitudes de commérage, habitudes très-désagréables à Charles, dont le caractère était plutôt cérémonieux, et auxquelles même depuis peu le favori n’avait pas jugé à propos de se prêter. Quand la cour fut congédiée, sir Mungo Malagrowther se saisit du digne citadin dans la cour du palais, et le retint, en dépit de tous ses efforts, dans l’intention de lui faire subir l’examen suivant :

« Voilà une triste besogne pour vous, maître George… Il faut que le roi ait bien peu de considération… ce repas de noce vous coûtera une bonne somme d’argent. — Cela ne me fera pas faire banqueroute, sir Mungo ; le roi a bien le droit de voir un jour ma table servie comme il faut pour lui, quand il a la bonté d’y pourvoir depuis un si grand nombre d’années. — C’est vrai, c’est vrai… nous aurons tous à donner quelque chose, plus ou moins… Ce sera à peu près un mariage de mendiants, où tout le monde se cotise pour la subsistance des jeunes gens, afin qu’ils aient au moins une chemise à mettre sur le dos le jour de leur noce… Combien avez-vous l’intention de donner, maître George ? nous commençons par la ville, quand il s’agit d’argent. — Une pure bagatelle, sir Mungo… je donne l’anneau nuptial à ma filleule ; je l’ai acheté en Italie… il a appartenu à Cosmo de Medici. La mariée n’aura pas besoin de mon secours… elle a des terres qui appartiennent à son aïeul maternel. — Le vieux marchand de savon ? on aura besoin de sa soude pour effacer la tache de l’écusson de lord Glenvarloch… J’ai entendu dire que ce n’était pas grand’chose qui vaille que ces terres-là. — Elles valent bien quelques places à la cour, qui sont néanmoins recherchées par des personnes de qualité, sir Mungo. — Les faveurs de la cour, maître Heriot, » répondit sir Mungo ayant l’air de ne pas comprendre ; « c’est le reflet de la lune dans l’eau : pauvres enfants ! si c’est là tout ce qu’ils doivent avoir, j’en suis vraiment bien affligé pour eux. — Je vais vous confier un secret qui calmera votre tendre inquiétude. La douairière, lady Dalgarno, donne une jolie dot à la mariée, et institue héritier de tous les biens qui lui restent son neveu le marié. — Ah ! j’y suis, dit sir Mungo… par considération pour son mari qui est dans la tombe… Il est bien heureux que son neveu ne l’y ait pas envoyé… C’est une étrange histoire que la mort de ce pauvre lord Dalgarno… Il y a des gens qui lui donnent bien des torts… C’est une chose très-hasardeuse que d’épouser la fille d’une maison avec laquelle on est en querelle. Ce fut moins la faute du pauvre Dalgarno que celle de ses parents qui l’ont forcé à faire ce mariage. Mais je suis bien aise que les jeunes gens aient de quoi vivre ; n’importe de quelle part vienne leur fortune, soit par charité ou par héritage. Mais quand lady Dalgarno voudrait vendre tout ce qu’elle a, même jusqu’à son jupon, elle ne lui rendrait pas le beau château de Glenvarloch… voilà qui est perdu, perdu sans ressource. — Cela n’est que trop vrai ; nous ne pouvons découvrir ce qu’est devenu ce scélérat de Skurfiewhitter, ou ce que lord Dalgarno a fait de l’hypothèque. — Il l’aura laissée à quelqu’un afin que sa femme ne la prît pas après sa mort ; l’idée que lord Glenvarloch aurait pu rentrer en possession de cette terre l’aurait troublé jusque dans sa tombe. — En vérité, il n’est que trop probable, sir Mungo, dit maître Heriot. Mais la cérémonie m’oblige à vaquer à plusieurs affaires importantes ; il faut que je vous quitte pour vous laisser le temps de vous consoler par cette réflexion. — Vous dites que le mariage se fait le 13 du courant ? » dit sir Mungo courant de toutes ses forces après lui ; « je serai chez vous à l’heure marquée. — Le roi invite lui-même son monde, » répondit George Heriot sans se retourner.

« Le vil et grossier artisan ! » dit en lui-même sir Mungo ; « s’il ne m’avait pas prêté une vingtaine de livres sterling la semaine dernière, je lui apprendrais la manière de se comporter envers un homme de qualité ; mais je serai au repas de noce malgré lui. »

Sir Mungo trouva le moyen de se faire inviter, ou plutôt de se faire mettre de service le jour de la noce. Peu de personnes y assistèrent, car Jacques, dans de semblables occasions, préférait une réunion familière et peu nombreuse, et où il avait la liberté de déposer la majesté royale dont il se trouvait, pour ainsi dire, accablé. Il y avait fort peu de monde, et il manquait deux personnes sur lesquelles on aurait pu compter. La première était lady Dalgarno, que sa santé, aussi bien que la mort récente de son mari, empêchait d’assister à la cérémonie ; l’autre était Richie Moniplies.

Le matin du jour de la noce, Richie, comme valet de chambre, mit particulièrement tous ses soins à faire ressortir les avantages physiques de son maître, et, quand il eut fini d’arranger son habillement avec la plus grande exactitude, et qu’il eut donné à ses long cheveux bouclés ce qu’il appelait le dernier coup de peigne, il se mit gravement à ses genoux, lui baisa la main, et lui dit adieu en demandant humblement permission à Sa Seigneurie de se démettre de son service.

« Que signifie ce caprice ? dit lord Glenvarloch ; si vous voulez vous retirer de mon service, Richie, je suppose que votre intention est d’entrer à celui de ma femme ? — Je souhaite à Sa Seigneurie future, ainsi qu’à vous, milord, le bonheur de trouver un aussi bon domestique que moi ; mais le destin a décidé que dorénavant je ne pourrai être votre domestique que par attachement ou courtoisie. — Eh bien, Richie, si vous êtes las du service, nous vous chercherons quelque chose de mieux ; mais vous m’accompagnerez à l’église, et vous serez de notre repas de noce. — Avec votre permission, milord, il faut que je vous fasse souvenir de nos conventions, ayant bientôt à m’occuper de quelques affaires pressantes qui me retiendront pendant la cérémonie, mais je ne manquerai pas de visiter la bonne table de maître George, en considération du repas coûteux qu’il a fait préparer, et auquel il y aurait de l’ingratitude à ne pas assister. — Fais ce que tu voudras, » répondit lord Glenvarloch. Et après avoir pensé un instant au caractère singulier de son domestique, il mit de côté ce sujet, pour ne songer qu’à ceux qui convenaient mieux à la circonstance.

Que le lecteur se représente maintenant les fleurs jetées sur le chemin que prit l’heureux couple pour se rendre à l’église… la musique bruyante qui accompagnait la procession… la bénédiction nuptiale donnée par un évêque… le roi qui les attendait à Saint-Paul pour donner la main à la mariée, au grand soulagement de son père, qui eut tout le temps pendant la cérémonie de calculer le nombre de crans qu’il devait donner au pignon de renvoi d’une horloge qu’il était en train d’arranger.

Quand la cérémonie fut finie, la société monta dans les voitures royales qui se rendirent chez George Heriot, où un repas splendide était préparé dans l’appartement de Foljambe. Le roi ne fut pas plus tôt arrivé dans cette paisible retraite que, se débarrassant de son épée et de son ceinturon, avec un aussi grand empressement que s’ils lui eussent brûlé les doigts, et jetant son chapeau à plumes sur la table d’un air qui semblait dire : « Repose ici, suprême autorité, » il but un grand verre de vin à la santé et au bonheur des époux, et se mit à arpenter la chambre, à pousser des éclats de rire et à faire de grosses plaisanteries, qui n’étaient ni des plus spirituelles ni des plus décentes, qu’il accompagnait des acclamations d’une gaieté bruyante, afin d’encourager celle de la société. Pendant que Sa Majesté se livrait sans contrainte à toute sa bonne humeur, un domestique vint dire bas à l’oreille de Heriot qu’on le demandait hors de l’appartement. En rentrant, il s’approcha du roi, et à son tour lui dit quelque chose bas à l’oreille, qui fit tressaillir Jacques. « Il n’a pas besoin de son argent ? » dit le roi d’un ton brusque et vif.

« Nullement, sire ; il est parfaitement indifférent à ce sujet tant qu’il plaira à Votre Majesté qu’il le soit. — Diantre ! dit le roi, voilà qui est parler en bon et fidèle sujet, et nous le récompenserons comme il le mérite. Allons, ami ! qu’il vienne… Pandite fores[157], Moniplies !… On devrait l’appeler plutôt Monypennies[158], quoique les Anglais ne croient pas que nous ayons de semblables noms en Écosse. — C’est une ancienne et honorable famille que celle des Monypennies, dit sir Mungo Malagrowther ; la seule difficulté c’est qu’il se trouve peu de membres vivants de ce nom. — La famille semble s’accroître parmi vos compatriotes, sir Mungo, » dit maître Lowestoffe, que lord Glenvarloch avait invité à la fête, « puisque l’heureux avènement du roi au trône en a tant amené des vôtres dans le pays. — Bien, sire, bien, » dit Mungo branlant la tête et regardant George Heriot ; « il y en a parmi nous qui ne s’en sont que mieux trouvés de ce grand bonheur pour la nation anglaise. »

Pendant qu’il parlait, la porte s’ouvrit tout à coup, et, à l’étonnement de lord Glenvarloch, son ancien domestique Richie Moniplies entra pompeusement et somptueusement revêtu d’un habit de brocart galonné en or, et conduisant par la main la grande, mince et sèche Martha Traphois. Celle-ci portait une robe de velours noir, qui s’accordait d’une manière si étrange avec son visage pâle, triste et sévère, que le roi s’écria lui-même un peu troublé : « Que diable ce garçon nous a-t-il amené ici ? Ventrebleu, c’est un spectre qui s’est enfui avec le drap mortuaire ! — Oserai-je supplier Votre Majesté de recevoir cette personne favorablement, dit Richie, attendu qu’elle est, en conséquence de la cérémonie de ce matin, ma légitime épouse mistress Martha Moniplies ? — Diable, mon ami, elle a l’air terriblement renfrognée, répondit le roi Jacques : es-tu bien sûr qu’elle n’ait pas été première demoiselle d’honneur de la reine Marie, notre cousine de sanglante mémoire ? — Sous le bon plaisir de Votre Majesté, elle m’a apporté en mariage cinquante mille livres sterling de bon argent, et même plus, et cela m’a donné les moyens de rendre service à Votre Majesté et à d’autres personnes encore. — Vous n’aviez que faire de parler de cela, l’ami ; nous savons à quoi nous engage cette petite dette, et nous sommes bien aise d’apprendre… que cette épouse au visage sévère ait donné sa fortune à un homme qui l’emploie au service de son roi et de sa patrie ; mais où diable l’as-tu pêchée, l’ami ? — D’après l’ancien usage écossais, sire, elle est l’esclave de mon arc et de ma lance, répondit Moniplies ; il était convenu qu’elle m’épouserait après que j’aurais vengé la mort de son père. Je l’ai vengée, et j’ai pris possession. — C’est la fille du vieux Traphois, qui disparut pendant si long-temps, dit Lowestoffe. Et où donc l’avez-vous tenue enfermée tout ce temps, ami Richie ? — Dites maître Richard, sous votre bon plaisir, répliqua Richie, ou maître Richie Moniplies, si vous aimez mieux. Quand à l’avoir renfermée, je lui avais trouvé un asile honorable et sûr, sous le toit d’un de mes honnêtes compatriotes ; et, pour ce qui est du secret, il fallait agir avec prudence quand des gaillards comme vous se trouvaient en campagne, maître Lowestoffe. »

Tout le monde se mit à rire de la magnanime réponse de Richie, excepté la mariée, qui lui fit signe d’un air impatient, et dit avec sa brièveté et sa sévérité accoutumée : « Paix… paix ! paix ! je vous prie ; occupons-nous de ce qui nous amène ici. » En parlant ainsi, elle tira un paquet de parchemin, et, le remettant à lord Glenvarloch, elle dit à voix haute : « Je prends à témoin la présence royale et toutes les personnes qui sont ici, que je rends au véritable propriétaire la seigneurie de Glenvarloch que j’ai rachetée, et qui est aussi libre qu’elle le fut jamais du temps de ses ancêtres. — Je servis de témoin quand l’hypothèque fut rachetée ; mais j’étais loin de m’imaginer par qui elle l’avait été, » dit maître Lowestoffe.

« Il n’était pas nécessaire que vous le sussiez, lui répliqua Richie ; il y aurait eu peu de sagesse de ma part d’aller le publier partout. — Paix ! dit la mariée, silence ! encore une fois ! Ce papier, continua-t-elle en remettant un autre pli à lord Glenvarloch, est aussi votre propriété… prenez-le, mais ne me demandez pas comment il est tombé entre mes mains. »

Le roi, s’approchant précipitamment de lord Glenvarloch, et jetant un coup d’œil rapide sur l’écrit, s’écria : « Sur notre âme, c’est notre seing royal qui a si long-temps disparu ! comment ce papier est-il tombé en votre possession, madame la mariée ? — C’est un secret, » répondit sèchement Martha.

« Un secret que ma langue ne divulguera point, » ajouta Richie d’un air résolu, « à moins que le roi ne m’en fasse un devoir. — Je vous l’ordonne, » dit Jacques en tremblant et en hésitant avec l’impatiente curiosité d’une vraie commère, pendant que sir Mungo, avec un désir plus malin de connaître le fond du mystère, inclinait, pour écouter, son grand corps maigre semblable à une ligne de pêcheur, rejetait derrière ses oreilles le peu de boucles grises qui garnissaient son front, et les retenait avec sa main, afin d’écouter cette nouvelle avec toutes les facultés de son âme.

Sur ces entrefaites, Martha jetait à Richie des regards sévères et exprimant son mécontentement ; mais il continuait toujours de dire hardiment au roi : « Que feu son beau père, insouciant et bon au fond, avait un peu de cette sagesse mondaine qui souvent avait fait tort à l’intégrité de sa conduite. Il aimait à toucher tout ce qui appartenait à ses voisins ; et quelquefois il y avait des effets qui lui collaient aux doigts. — Fi donc, interrompit Martha : puisqu’il faut que cette infâme action soit connue, que ce soit aussi brièvement que possible… Oui, milord, ajouta-t-elle en s’adressant à Glenvarloch, la pièce d’or ne fut pas le seul appât qui attira le misérable vieillard dans votre chambre pendant cette nuit affreuse… Son seul but, et il en vint à bout, était de dérober ce papier. Le misérable notaire était avec lui ce matin-là, et je n’ai aucun doute qu’il poussa le vieillard à faire cette scélératesse pour empêcher que votre propriété ne fût rachetée. S’il y a eu un agent encore plus puissant dans le fond du complot, que Dieu lui pardonne ! car il est maintenant où il doit rendre compte de ce crime. — Amen ! » dit lord Glenvarloch, et toutes les autres personnes présentes répétèrent la même exclamation.

« Quant à mon père, » continua-t-elle, et cependant ses traits, naturellement sévères étaient agités par un mouvement involontaire et convulsif, « ses folies et son crime lui ont coûté la vie ; car je suis fermement convaincue que le misérable qui lui conseilla le matin de dérober le papier a laissé exprès la porte ouverte pour donner entrée aux assassins. »

Il y eut un moment de silence, que le roi rompit en donnant ordre de se mettre tout de suite à la recherche du coupable notaire. « I lictor, s’écria-t-il, colliga manus, caput obnubito, infelici suspendito arbori[159]. »

Lowestoffe répondit avec le respect convenable, que le notaire s’était échappé à l’époque du meurtre de Dalgarno, et que depuis on n’en avait pas entendu parler.

« Qu’on le cherche, dit le roi : et changeons maintenant de discours… ces histoires vous glacent le sang, et sont peu de saison à une noce. Hymen ! ô hyménée ! ajouta-t-il en faisant claquer ses doigts. Lord Glenvarloch, que dites-vous à madame Moniplies, cette bonne mariée qui vous apporte le bien de votre père le jour de votre noce ? — Qu’il ne dise rien, répliqua Martha, cela conviendra mieux à ce que nous éprouvons mutuellement… Il y a des fous, » ajouta-t-elle ensuite, « qui ont de l’esprit, sire, et des fous qui ont du courage, et qui n’en sont pas moins fous que cela. J’ai choisi cet homme parce qu’il a été mon consolateur quand j’étais dans la peine, mais non pas pour son esprit, ni pour sa sagesse ; il est véritablement honnête, et il a un cœur et un bras qui font oublier ses ridicules. Puisque j’étais condamnée à chercher un protecteur dans ce monde qui est pour moi un désert, je puis remercier Dieu de ne pas être plus mal tombée. — Et voilà qui est si bien dit, reprit le roi, que, par mon âme, je veux essayer aussi de faire quelque chose pour lui. À genoux, Richie… Que quelqu’un me prête une rapière… la vôtre, monsieur Langttaff (singulier nom pour un homme de loi) : il n’est pas nécessaire de l’agiter à la manière d’un Templier attaquant un bailli. »

Il prit l’épée nue, et détournant les regards, car c’était un objet sur lequel il n’aimait pas à les arrêter, s’efforça de la mettre sur les épaules de Richie, mais la lui enfonça presque dans l’œil. Richie fit un mouvement en arrière, et allait se relever, mais Lowestoffe le retint dans cette position, pendant que sir Mungo dirigeant l’arme royale, le coup d’honneur fut donné et reçu. Surge, carnifex[160] ! lève-toi, sir Richard Moniplies du château de Collop… « et vous, milords, et mes fidèles sujets, allons tous dîner, car le potage refroidit. »


fin des aventures de Nigel.



  1. Voyez les Mémoires de lord Herbert de Cherbury.
  2. Histoire des quatorze premières années du règne du roi Jacques Ier. Voyez Sower’s tracts édités par Scott, vol. II, p. 266.
  3. Nugœ antiquœ d’Harrington, vol. II, p. 552. Pour la grossière débauche de ce temps, trop encouragée par l’exemple du roi, qui, sous d’autres rapports, n’était ni sans talents ni sans bonnes dispositions naturelles, voyez les Mémoires de Winwood, les Lettres de Howel et d’autres Mémoires du temps ; mais consultez particulièrement les lettres privées et la Correspondance de Steenie, autrement de Buckingham, avec son révérend compère le roi Jacques. Elles fourmillent de termes grossiers et puérils. Le savant M. Disraeli, dans son Essai pour la défense du caractère du roi Jacques, n’a réussi quà obtenir pour lui-même la réputation d’avocat ingénieux et habile, mais sans aucun profit pour son royal client.
  4. Cheatly, un coquin qui, à cause de ses dettes, n’ose sortir de Whitefriars, mais qui, là, séduit les jeunes héritiers par substitution, leur prête de l’argent à leur détriment, est lié avec eux, et partage avec eux jusqu’à ce qu’ils soient ruinés. Il est dissolu, impudent, débauché et très-expert dans l’argot de la ville.
  5. Dédicace à l’écuyer de l’Alsace, Œuvres de Shadwell, vol. IV.
  6. Best blew, dit le texte, expression d’argot, pour désigner l’eau-de-vie de grain, et que l’auteur fait contraster avec black, mot qui désigne la bière forte.
  7. Que l’on ne peut attribuer qu’à des hommes. a. m.
  8. Your Nixie, dit le texte ; lutin femelle. a. m.
  9. Auteur de poésies pastorales. a. m.
  10. Le texte dit Jackal, espèce de chien-loup, regardé comme le pourvoyeur du lion. a. m.
  11. Hâte-toi lentement. a. m.
  12. Société des bibliophiles anglais.
  13. Le texte dit : I believe my muse would be terrified into trending the stage even if I should write a sermon. Le mot terrified fait allusion à l’acteur Terry qui a dramatisé pour le théâtre anglais les principaux romans de Waller Scott. L’équivalent de la phrase serait : « Je crois que ma muse pourrait être talmafié » (transportée sur la scène par un autre Talma) sur la scène même si j’écrivais un sermon. » a. m.
  14. It’s hame, it’s ham, écossisme, pour it is home. a. m.
  15. May poort’ith cauld : premier vers d’une chanson de Burns, sur un vieil air écossais ; de même que the basis of Boonie Doon (les rives de la jolie Doon, rivière d’Écosse, dans le comté d’Ayr, patrie de Burns). a. m.
  16. Les temps sont changés. a. m.
  17. Le texte dit printer’s devils, parce qu’en Angleterre on appelle diables les petits garçons d’imprimerie, spécialement chargés de porter et de rapporter les épreuves d’auteur. a. m.
  18. J’espère mieux. a. m.
  19. Je ne mourrai pas tout entier. a. m.
  20. Poème de Spencer. a. m.
  21. Personnage de Spencer. (a. m.)
  22. Vaille que vaille. (a. m.)
  23. Nom donné au peuple écossais, comme on donne celui de Paddy aux Irlandais. a. m.
  24. Les Templiers dit le texte, parce que les gens de loi occupent le local où demeurèrent les chevaliers du Temple. a. m.
  25. Roméo et Juliette, tragédie de Shakspeare. a. m.
  26. Formule médicale abrégée, pour fleur de soufre et de beurre, quantité suffisante. a. m.
  27. Il y a dans le texte, Que signifient toutes ces cloches de Londres ? bell étant le mot anglais pour cloches. a. m.
  28. Proverbe écossais, dont le sens est : le malheur ne vous a pas encore atteint. a. m.
  29. An ancient coat belongs to it, un ancien habit lui appartient, dit le texte, par allusion à cotte d’armes et à son habit ; le mot coat ayant les deux significations en anglais. a. m.
  30. Moniplies est le nom anglais d’un des estomacs de la vache. a. m.
  31. Proverbe anglais :
    A king’s face
    Should give grace. a. m.
  32. A new way to pay old debts, titre d’une comédie anglaise de Massinçer, qui fut composée vers ce temps, et qui est restée au théâtre. a. m.
  33. Moniplie signifie plusieurs plis, comme aussi l’un des estomacs d’une vache. a. m.
  34. Apôtre de la réforme en Écosse.
  35. Whippin boy, dit le texte. a. m.
  36. Astrologue du temps. a. m.
  37. Or to speak techni cally lamb’s wool, dit le texte ; mot à mot, ou pour parler d’une manière technique, la laine d’agneau. Cette dernière locution est un terme d’argot, signifiant de bonne bière. a. m.
  38. Calf-time, dit le texte ; le temps de votre vêlage, le temps où vous n’étiez qu’un veau. a. m.
  39. Salut, deux et quatre fois salut, notre cher Glenvarloch : y a-t-il long-temps que vous êtes revenu de Leyde en Angleterre ? a. m.
  40. J’en arrive, ô roi très-auguste, et j’y ai demeuré deux ans. a. m.
  41. Deux ans, dites-vous ? Bien, bien, très-bien. Ce n’est pas un jour, comme on dit ; vous m’avez compris, seigneur Glenvarloch. a. m.
  42. C’est un jeune homme qui a l’air modeste et réservé. a. m.
  43. Et que dit-on à Leyde ? Votre Vossius n’a-t-il rien écrit de nouveau ? Il n’a du moins, et je le regrette, rien livré à l’impression. a. m.
  44. Vossius se porte bien, digne roi, répondit Nigel ; mais le vieillard, si je ne me trompe, est dans sa soixante-dixième année. a. m.
  45. Ma foi, je ne le savais pas si âgé. a. m.
  46. Et ce Vorstius, le successeur et le sectateur du fourbe Arminius, ce héros, pour me servir des expressions d’Homère, est-il encore vivant et habitant de la terre ? a. m.
  47. Il n’y a pas bien long-temps que je l’ai aperçu vivant, si toutefois on peut appeler vivant un homme que les foudres de ton éloquence, ô grand roi, ont déjà terrassé et anéanti. a. m.
  48. Quant aux Anglais, a. m.
  49. Like the nippit foot and clippit foot the bride in the fairy tale, dit le texte mot à mot, comme le petit pied et le petit poing de la mariée, dans le conte des fées. La manière de prononcer le latin chez les Anglais est effectivement très-bizarre. Pour n’en citer qu’un exemple, ce premier ers des bucoliques : Tytire, tu patulœ recubans sub tegmine fagi, sera prononcé par un étudiant de la célèbre université d’Oxford, ou de celle de Cambridge : Taïtiré tiou pétioulé rekioubinse sob tegméné fed jaï. a. m.
  50. Le roi emploie dans le texte le mot latin alumnus comme plus scientifique. a. m.
  51. Ville d’Écosse, qui eut jadis une université. a. m.
  52. Appuyez ferme sur les rames. a. m.
  53. Le texte emploie les expressions plack et bawbie, noms de deux petites pièces de monnaies écossaises qui ne sont plus en usage, et qui chez nous auraient pour équivalents liard et denier. a. m.
  54. In the shoes, dit en effet le texte ; c’est un terme d’argot, qui signifie à la place. a. m.
  55. La livre d’Écosse n’est guère que la vingtième partie de la livre sterling d’Angleterre, qui représente 25 francs de notre monnaie. a. m.
  56. Traduction libre des vers suivants de l’Othello de Shakspeare :
    Milord, beware of Jalousy…
    It is the green eyed monster which doth make
    The meat it feeds on.
    a. m.

  57. Mot à mot :Entraînant deux vases entre ses rives débordées, un fleuve, etc. Flavii Aviani fab. XI.
  58. La vieille enfumée, nom que les Écossais donnent à Édimbourg. a. m.
  59. Différents noms du Jeu de cartes. a. m.
  60. Tous les mots soulignés sont en français dans le texte. a. m.
  61. Gentlemen out at arms and elbows both, dit le texte, ce qui signifie littéralement : gentilshommes à manches et à coudes déchirés. L’interlocuteur répond ainsi au lord en jouant sur l’expression gentlemen at arms, qui veut dire les gens darmes ou cavaliers. Ce jeu de mots serait pour nous intraduisible. a. m.
  62. Quartier de Westminster à Londres. a. m.
  63. Personnage de Shakspeare, dans Henri IV et Henri V. a. m.
  64. Run, run ; rub, rab ; hold bias you, infernal trundling timber, dit le texte ; ce qui signifie : Courez, courez ; frottez, frottez ; prenez le biais, infernal morceau de bois roulant. Cette phrase ne peut avoir de sel que dans l’original. a. m.
  65. King John, acte I.
  66. Cabaret dans la cité de Londres. a. m.
  67. Rivière formée de plusieurs sources voisines de Londres, où elle a été amenée par un orfèvre de cette métropole, sous le régne de Jacques Ier. a. m.
  68. Shakspeare. a. m.
  69. Ben Johnson. a. m.
  70. Boisson formée de lait, de vin, de sucre et d’épices. a. m.
  71. La voie lactée.
  72. Vous m’ordonnez de renouveler d’ineffables douleurs, Virg. Énéide, II. a. m.
  73. Heureux les pacifiques. a. m.
  74. Rocher qui domine Édimbourg. a. m.
  75. Ducking slool, c’est-à-dire tabouret à plongeon, auquel on attachait autrefois en Écosse les femmes de mauvaise vie, pour les plonger dans l’eau comme un seau de pluie. a. m.
  76. Dépouilles opimes. a. m.
  77. D’avoir combattu avec toi. a. m.
  78. Le sort en est jeté. a. m.
  79. Mauvaise tragédie anglaise. a. m.
  80. La descente aux enfers est facile. Virgile. a. m.
  81. Espèce de jeu de cartes.
  82. Tib, towser, et tiddy sont des noms de figures au jeu de cartes précité. a. m.
  83. The lord of Mirsule, dit le texte. a. m.
  84. White Fiars signifie moines blancs. a. m.
  85. Charing-cross et Queen-Hithe sont deux quartiers de Londres ; le premier au centre, le second vers l’extrémité orientale de la cité. a. m.
  86. Je vais changer les transformations du corps. a. m.
  87. Vénus prête à se rendre. a. m.
  88. Prise de corps. a. m.
  89. Dans un air épais. a. m.
  90. Mot qui signifie en anglais renfrogné. a. m.
  91. Jardin de Londres où la reine Élisabeth assistait à des combats d’ours. a. m.
  92. Hegde parson or buckle-beggar, mot à mot, prêtre de haie (prêchant à côté du grand chemin) ou mendiant bouclé, termes de mépris pour désigner un prédicateur ambulant. a. m.
  93. Ce curieux registre existe encore, et se trouve dans la possession d’un célèbre antiquaire, le docteur Dryasdust, lequel a eu la libéralité d’offrir à l’auteur de faire graver l’authographe du duc Hildebrod, pour servir de preuve à ce passage. Malheureusement, le docteur, s’en tenant aussi rigoureusement que Ritson lui-même à la lettre de son manuscrit, crut devoir attacher à son offre généreuse la condition que nous adopterions l’orthographe du duc, et que nous intitulerions notre ouvrage : les Aventures de Niggle, stipulation à laquelle nous n’avons pas jugé à propos de souscrire.
  94. George a green, personnage grotesque dont l’image figure honorablement dans la procession des ramoneurs à Londres. a. m.
  95. Three vowels, dit le texte ; ce qui signifie bien trois voyelles, mais n’en a pas moins besoin d’explication : Quand un joueur perd et n’a pas de quoi payer, comme un billet pour dette de jeu n’est pas reconnu par la loi anglaise, le perdant, qui veut donner un titre au gagnant, lui remet un papier sur lequel il écrit les trois voyelles I. O. Y, qui veulent dire, I owe youJe vous dois tant ; cela constitue une dette d’honneur. a. m.
  96. Heart’s ease (pensée) signifie littéralement joies du cœur, mais c’est le nom anglais de la fleur de pensée. a. m.
  97. Il y a dans le texte un jeu de mots sur l’expression cut ou couper : comme barbier, celui-ci peut couper le menton de sa pratique avec son rasoir ; et si sa pratique boit trop de bière, elle peut s’enivrer, ce qu’en anglais on exprime aussi par le verbe cut. a. m.
  98. Mistress Deputy’self, madame Député elle-même, la femme de l’échevin ou magistrat du quartier. a. m.
  99. Le Skimmington, d’après l’auteur anglais, est une espèce de procession triomphale en l’honneur de la suprématie du sexe, lorsqu’elle parvenait assez haut pour attirer l’attention du voisinage. Elle est décrite au long dans Hudibras (partie II, chant ii). Au passage de la procession, ceux qui en faisaient partie balayaient le seuil des maisons où la renommée affirmait que la femme du logis avait la suprême autorité : on lui accordait une pareille déférence, comme un avertissement pour elle de se préparer à son tour à l’ovation complète. Le Skimmington, qui avait quelque analogie avec le Mumbo-Jumbo d’un village africain, a, depuis long-temps, cessé d’avoir lieu en Angleterre. Apparemment, ajoute Walter Scott, parce que la domination féminine est devenue plus douce ou moins fréquente que chez nos ancêtres. a. m.
  100. Le mot considération n’exprime pas bien en français le sens anglais. Il veut dire, dans cette phrase, récompense équivalente, dédommagement, rétribution, compensation. a. m.
  101. Très-ancienne prison de Londres, dans le quartier de la Cité dit le Borough. a. m.
  102. Garajo, jurement espagnol. a. m.
  103. Has got the decuses and the smelts, termes d’argot pour désigner les pièces d’or et d’argent. a. m.
  104. Niggle vert Au lieu de dire Grahame, l’interlocuteur dit Green. a. m.
  105. Godsend, une bonne fortune inespérée. a. m.
  106. Il n’existe que trois exemplaires de cet ouvrage : l’un appartient à la bibliothèque de Kennaquhair ; et les deux autres, dont le premier est mutilé et le second en bon état, sont entre les mains d’un membre éminent du club de Roxburgh, maintenant représentant d’une grande université.
    (Note du capitaine Clutterhuck)
  107. Royal Thistle, nom du navire, et par réminiscence de la fleur nationale d’Écosse. a. m.
  108. Élisabeth. a. m.
  109. The stalk of carle-hemp in man ; citation d’un poète écossais, ajoutée ici par l’auteur : c’est-à-dire la tige de chanvre en homme, une femme presque homme, une femme de tête. a. m.
  110. Mot-à-mot : Comme dans le miroir… Je vous ordonne de regarder dans les plats. a. m.
  111. Tout le monde se modèle sur les manières du roi. a. m.
  112. A mess of friars chicken for the soup, c’est-à-dire un plat de poulet de moine pour la soupe. a. m.
  113. Personnage d’un drame de Shakspeare, intitulé As you like it. a. m.
  114. Commencement d’une ode d’Horace, liv. I, ainsi rendue dans ma traduction inédite et complète en vers :
    Comment ne point pleurer une tête si chère ?
    Ô muse, instruis ma lyre à tes lugubres chants,
    Toi qui reçus d’un dieu la cythare légère,
    La voix et les soupirs touchants.

    a. m.
  115. Allusion à la conspiration papiste, connue sous le nom de conspiration des poudres. a. m.
  116. Récit d’un parricide découvert par inspiration divine. a. m.
  117. Il s’est sauvé comme par la volonté du ciel. a. m.
  118. Un âne robuste, succombant sous une double charge. a. m.
  119. J’ai vu la terre, et l’ai trouvée excellente ; j’ai prêté l’épaule, et suis devenu porteur de fardeaux. a. m.
  120. Moine et chroniqueur italien du xvie siècle. a. m.
  121. Le Maelstrom est un dangereux tourbillon maritime, sur les côtes nord-ouest de la Norwège, lequel court, avec une effrayante rapidité, pendant six heures, du nord au sud, et pendant six autres heures, du sud au nord, contre la marée. a. m.
  122. Par maréchal, on entend ici le gouverneur ou premier geôlier d’une prison. a. m.
  123. Il s’agit d’une lady Douglas, qui voulant empêcher l’assassinat de Jacques Ier fit un verrou de son bras, lequel fut cassé. a. m.
  124. Vide les poissons, et aie soin de faire tremper comme il faut cette saline. a. m.
  125. Onyx cum prole, c’est-à-dire l’onyx et les autres pierres précieuses. a. m.
  126. Vers d’Horace, liv. II, ode iii, dont voici le sens : souviens-toi de conserver une âme toujours égale, qui ne s’altère point dans l’adversité ; le roi joue seulement sur les mots en conservant à equœm, égal, equam, jument. a. m.
  127. Contre toute attente. a. m.
  128. To get a hair in his neck ; mot à mot, trouver un cheveu dans son cou. a. m.
  129. Le marteau des faiseurs de maléfices. a. m.
  130. Tod Lowrie, c’est-à-dire renard Laurent. a. m.
  131. Je succombe ! on me tue ! au meurtre ! Où aller ! où ne pas aller ! Arrête ! arrête ! Quoi ? qui ? Je ne sais ; je ne vois rien. a. m.
  132. Ne demandez pas d’où vient la venaison. a. m.
  133. Malheureuse, j’appris à plaindre le malheur. Delille. a. m.
  134. Are you there with your bears ? dit le texte ; êtes-vous là avec votre ours ? allusion biblique. a. m.
  135. Origine et source. a. m.
  136. Malheur et douleur ! a. m.
  137. Retiens tes larmes. a. m.
  138. Avec le ton d’autorité que prennent ordinairement les pères. a. m.
  139. Nos père, moins que nos bons aïeux, nous ont laissés plus méchants qu’eux-mêmes, etc. Ode d’Horace, liv. iii. a. m.
  140. Par désuétude. a. m.
  141. Secrets d’état. a. m.
  142. Qui ne sait pas dissimuler ne sait pas régner. a. m.
  143. Aussitôt et à l’instant. a. m.
  144. Allusion aux prières du mariage selon la liturgie anglaise. a. m.
  145. Entre les murs de l’église. a. m.
  146. Ville du midi de l’Écosse, près des frontières de l’Angleterre. a. m.
  147. Tu as touché juste, Charles, mon enfant. a. m.
  148. Mot écossais qui signifie oreille. a. m.
  149. Serpent sous l’herbe. a. m.
  150. D’une extrémité de la Judée à l’autre. a. m.
  151. Les armes de Pallas en fureur. a. m.
  152. Henry V, de Shakspeare. a. m.
  153. Un esprit intérieur obéit aux divers astres, et fait faire des mouvements réguliers à ce travail animé. a. m.
  154. Chaucer dit qu’il n’y a de neuf que tout ce qui a vieilli. Le lecteur, ajoute Walter Scott, a ici l’original d’une anecdote qui a été depuis attribuée à un chef écossais de notre temps. a. m.
  155. Je dirai les êtres que les dieux revêtirent de formes nouvelles. a. m.
  156. Tel il fut, est, et sera. a. m.
  157. Ouvrez les portes. a. m.
  158. Jeu de mot intraduisible : moniplies signifie plis ou le second intestin d’un bœuf, et mony pennies veut dire plusieurs sous. a. m.
  159. Va, licteur, lie-lui les mains, voile-lui la tête, et suspends-le à l’arbre fatal. a. m.
  160. Lève-toi, bourreau : allusion à l’état de boucher, exercé par le père de Richie. a. m.