Les Aventures de Nigel/Introduction 1

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 17p. 5-11).


INTRODUCTION
MISE EN TÊTE DE LA PREMIÈRE ÉDITION D’ÉDIMBOURG.


Mais pourquoi de petits seigneurs prétendraient-ils accaparer toutes nos louanges ? Réveille-toi, ma muse, et chantons l’homme de Ross.
Pope.


Après avoir réussi en quelque sorte, dans l’histoire de la Prison du Mid-Lothian, à éveiller l’intérêt du lecteur en faveur d’une héroïne privée de toutes ces qualités accomplies qui leur appartiennent de droit, pour ainsi dire, j’étais tenté de choisir un héros sur ce modèle, en apparence si pauvre ; et comme la dignité de caractère, la bonté du cœur et la droiture de principes étaient nécessaires à celui qui ne prétendait ni à une haute naissance, ni à une sensibilité romanesque, ni à ces perfections dont on les pare ordinairement dans cette nature de composition, j’usais librement du nom d’une personne qui a laissé dans la capitale de l’Écosse les plus magnifiques preuves de sa bienveillance et de sa charité.

Pour le lecteur écossais, il n’est pas besoin de lui dire que l’homme auquel je fais allusion est George Heriot. Mais pour celui qui habite au midi de la Tweed, il est peut-être nécessaire d’ajouter que ce personnage était un riche citoyen d’Édimbourg, orfèvre du roi, qui suivit le roi Jacques dans la capitale de l’Angleterre ; et il eut tant de bonheur dans sa profession, qu’il laissa à sa mort, en 1624, une fortune très-considérable pour ce temps. Il était sans enfant ; et après avoir mis de côté une large part destinée à ceux de sa famille qui pourraient avoir quelque chose à réclamer de lui, il laissa le reste de sa fortune pour fonder un hôpital où les enfants des bourgeois d’Édimbourg sont aujourd’hui élevés et instruits gratuitement pour la profession à laquelle leurs talents les rendent propres, et où enfin ils sont mis à même d’entrer dans le monde sous de favorables auspices. Cet hôpital est un noble édifice quadrangulaire, de style gothique, qui fait l’ornement de la ville. Il n’est pas moins apprécié pour son architecture que pour l’excellente éducation que la jeunesse y reçoit, et qui rend cette institution si utile à la société. À l’honneur du clergé et des magistrats d’Édimbourg, qui en ont la direction, ses fonds ont tellement augmenté sous leur administration, que maintenant il contient et élève cent trente jeunes gens par an, dont plusieurs dans différentes positions ont fait la gloire de leur pays.

Le fondateur d’un pareil établissement passa, comme on le croira sans peine, sa vie dans une paix constante. Son œil attentif ne négligeait aucune occasion d’assister ceux qui ne possédaient pas l’expérience nécessaire pour se guider. Supposons qu’il cherchât à diriger de ses conseils bienfaisants un jeune noble égaré par la hauteur aristocratique de son époque, ou par le développement excessif du luxe qui semblerait plus particulier à la nôtre, ou bien encore, entraîné par les séductions du plaisir, qui sont de tous les temps : je pense qu’on peut tirer quelque plaisir et même quelque profit de la manière dont je peindrai les efforts de ce généreux Mentor en faveur de son élève. Je crois peu, je l’avoue, à l’utilité morale des compositions fictives ; cependant, si dans quelque cas un mot dit en temps opportun peut être profitable à la jeunesse, ce doit être sans doute celui qui la conjure de pratiquer l’abnégation de soi-même, et d’écouter la voix des principes, au lieu de celles des passions impétueuses. Je ne puis, à la vérité, avoir l’espoir de représenter mon prudent et bienveillant concitoyen sous un point de vue aussi intéressant que celui de la jeune paysanne qui sacrifia noblement ses affections de famille à l’intégrité de son caractère, quoique cependant je ne croie pas impossible de faire quelque chose qui ne soit pas indigne de la réputation que George Heriot s’était acquise par ses derniers bienfaits en faveur de son pays.

Il me semblait aussi qu’avec ce simple sujet je pouvais tisser quelque chose d’intéressant, parce que le règne de Jacques Ier, sous lequel George Heriot florissait, donnait à la fiction une liberté sans bornes, en même temps qu’il offrait pour les caractères historiques que l’on pouvait introduire, une différence et une variété plus grandes qu’elles n’auraient été si la scène eût été placée un siècle plus tard. Lady Marie Wortley Montagu a dit, avec autant de goût que de vérité, que le lieu le plus romantique d’un pays est celui où les montagnes s’unissent à la plaine. Par la même raison, on peut dire que l’époque la plus pittoresque de l’histoire est celle où les anciennes coutumes rudes et sauvages de l’âge barbare commencent à peine à se modifier, et contrastent avec la lumière de la science qui renaît ou qui s’augmente, et avec les instructions de la religion renouvelée ou réformée. Le contraste frappant produit par l’opposition des vieilles coutumes et des plus nouvelles qui s’introduisent par degrés, place dans le tableau les lumières et les ombres nécessaires à l’effet des narrations fictives. En outre, une pareille époque permet à l’auteur d’introduire ces caractères merveilleux et incroyables qui surgissent au milieu des troubles de l’indépendance et de la férocité appartenant aux anciennes habitudes de violence qui influencent encore les mœurs d’un peuple sorti tout nouvellement de la barbarie. D’un autre côté, le caractère et les sentiments de plusieurs acteurs peuvent être, sans invraisemblance, décrits avec une grande variété d’ombres et de traits qui appartiennent à la période plus nouvelle et plus perfectionnée dont le monde n’a reçu que depuis peu la lumière.

Le règne de Jacques Ier d’Angleterre posséda cet avantage à un degré particulier. L’astre de la chevalerie, quoique déjà affaibli, rayonnait encore, et continuait à animer et à dorer l’horizon. Personne pourtant n’agissait précisément selon les règles de don Quichotte ; homme ou femme parlait encore la langue chevaleresque de l’Arcadia de sir Philip Sydney ; le cérémonial du champ clos était encore déployé, quoiqu’il ne fleurît plus guère que comme place de Carrousel. Çà et là, un fier chevalier du Bain (témoin le trop scrupuleux lord Herbert de Cherbury) se trouvait assez dévoué à ses vœux pour se croire obligé de contraindre, à la pointe de l’épée, un chevalier ou écuyer de rendre la fontange qu’il avait dérobée à une belle damoiselle[1]. Mais tandis que les hommes s’égorgeaient pour ces légers points d’honneur, le moment était déjà venu où Bacon enseignait au monde qu’il ne fallait pas raisonner plus long-temps, d’après l’autorité, sur les faits, mais qu’il fallait établir la vérité en avançant, par l’induction de fait en fait, jusqu’à ce qu’ils eussent fixé une autorité inébranlable, née, non de l’hypothèse, mais de l’expérience.

L’état de la société était aussi étrangement troublé sous le règne de Jacques Ier et la licence d’une partie des citoyens était une cause continuelle d’actes sanguinaires et violents. L’assassin de la reine dont Shakspeare nous a donné tant de variétés, telles que Burdolph, Nym, Pistol, Peto, et les autres compagnons de Falstaff, tous hommes qui avaient leurs humours ou leurs extravagances particulières, avait, depuis le commencement de la guerre des Pays-Bas, cédé le pas à une race de spadassins qui se servaient de la rapière et de la dague, au lieu de l’épée et du bouclier, bien moins dangereux. Voici ce que dit un historien sur ce sujet : Ces querelles privées divisaient les Écossais et les Anglais, et ces duels avaient lieu dans chaque rue ; diverses sectes et diverses prétentions particulières passèrent sans être punies et sans être aperçues, telles que la secte des Boaring Boys, des Bonaventors, des Bravadors, des Quarterors et plusieurs autres semblables, toutes composées de personnes prodigues qui, s’étant endettées, étaient contraintes de se jeter dans les factions pour échapper aux lois. Elles furent protégées par plusieurs nobles ; et les citoyens dissipant leurs biens dans le libertinage, il était probable que le nombre de ces gens ruinés augmenterait plutôt qu’il ne diminuerait. Sous ce prétexte, ils entraient dans plusieurs entreprises désespérées, ou faisaient quelque rare et audacieuse promenade dans la rue après neuf heures du soir[2] Plus loin, la même autorité nous assure que de vieux gentilshommes qui avaient laissé en bon état à leurs fils tout leur héritage qui leur avait autrefois suffi pour tenir bonne maison, en voyaient une partie dissipée dans la débauche et les excès, et l’autre en voie d’être entièrement perdue ; le saint état du mariage n’était plus qu’un jeu, dont plusieurs familles avaient été victimes ; les maisons de filles publiques étaient très-fréquentées, et même des personnes d’un haut rang se prostituaient pour satisfaire leur impudicité, et dissipaient leurs biens dans des plaisirs lascifs ; des chevaliers et des gentilshommes, que la vanité ou la prodigalité avait ruinés, rétablissaient leur fortune à la ville, et dans le but de perdre aussi leur vertu, ils vivaient de la manière la plus dissolue ; leurs femmes ou leurs filles quelquefois se prostituaient honteusement pour soutenir l’éclat de leur rang. Les cabarets à bière, les maisons de jeu, les tavernes et les lieux d’iniquité étaient multipliés partout.

Ce n’est pas seulement dans les pages d’un écrivain puritain ou peut-être satirique que nous trouvons une peinture si révoltante de la grossièreté des mœurs au commencement du dix-septième siècle. Au contraire, dans toutes les comédies du temps, le personnage distingué par la gaieté et l’esprit est toujours un jeune héritier qui a entièrement ruiné l’établissement que lui a laissé son père, et qui ressemble, pour me servir de la vieille comparaison, à une source qui dissipe dans l’oisiveté et l’extravagance la richesse que ses parents avaient avec soin amassée dans des réservoirs cachés.

Et cependant, tandis que cet esprit général d’extravagance semblait s’être emparé de tout un royaume, une autre espèce d’hommes se formaient peu à peu au caractère grave et résolu qu’ils montrèrent ensuite dans les guerres civiles, et qui eut une influence si puissante sur celui de toute la nation anglaise, jusqu’au moment où, passant d’un extrême à un autre, ils effacèrent dans un sombre fanatisme les traces glorieuses des beaux-arts qui renaissaient.

Après les citations que je viens de faire, ni la conduite égoïste et révoltante de lord Dalgarno ne paraîtra outrée, ni les scènes dans Whitefriars et autres pareils lieux ne sembleront trop fortement colorées. Certes, ce ne serait point le cas. Ce fut sous le règne de Jacques Ier que le vice et la dépravation se montrèrent d’abord au sein des plus hautes classes dans toute leur nudité. Du temps d’Élisabeth, les plaisirs et les fêtes avaient un air de cette décente réserve qu’ils prirent à la cour d’une souveraine vierge ; et à cette époque plus rapprochée, le vice, pour me servir des expressions de Burke, perdit la moitié de sa laideur en se dépouillant de sa grossièreté. Sous le règne de Jacques, au contraire, la dépravation la plus brutale était sans frein et publiquement favorisée, puisque, selon sir John Harrington, les hommes s’abandonnaient aux plaisirs les plus avilissants, et que les femmes mêmes, perdant toute délicatesse, s’y plongeaient avec transport. Après le récit burlesque d’une mascarade, dans laquelle les acteurs s’étaient enivrés et s’étaient comportés en conséquence, il ajoute : J’ai été bien surpris de ces étranges fêtes qui me rappelaient ce qui se passait dans celles du temps de la reine, auxquelles j’assistais quelquefois ; mais jamais je n’ai vu tant de désordres et d’intempérance que j’en vois maintenant. Nos têtes sont enflammées, et nous poursuivons notre marche déréglée comme si le diable nous excitait à la débauche, à l’excès et à la perte du temps et de la tempérance. Les grandes dames viennent bien masquées, et vraiment, c’est là la seule marque de leur modestie, de cacher leur visage ; mais, hélas ! leurs étranges actions sont accueillies avec tant de faveur, que rien de ce qui arrive ne m’étonne[3].

Tel étant l’état de la cour, cette sensualité grossière amena, avec ses compagnons ordinaires, un égoïsme brutal, sans dissimulation, également destructeur de la philanthropie et de l’urbanité, d’où dépendent (chacune dans leurs sphères spéciales) les égards accordés par chaque individu aux intérêts et aux sentiments d’autrui. C’est dans un pareil temps que l’homme sans cœur et sans honte, qui a pouvoir et richesse, peut, comme ce personnage supposé, lord Dalgarno, étaler au dehors toutes ces turpitudes et mettre son triomphe dans leurs conséquences, aussi long-temps que son plaisir ou ses intérêts y trouvent leur profit.

L’Alsace, en terme d’argot, a toujours été prise pour Whitefriars qui, possédant certains privilèges, est devenu par cette raison un refuge pour les misérables qui vivent en continuelle opposition avec les lois. Ces privilèges proviennent de ce que Whitefriars avait été dans le commencement un établissement de carmélites ou de moines blancs (whitefriars), fondé, d’après Stow dans son Plan de Londres, en 1241, par sir Patrick Grey. Édouard Ier leur donna une portion de terrain dans Fleet-Street pour y bâtir leur église. Cet édifice, quoique terminé, fut reconstruit par Courtney, comte de Devonshire, sous le règne d’Édouard II. Au temps de la réformer, ce lieu conserva ses immunités comme sanctuaire, et en 1608, Jacques Ier les confirma et les augmenta par une charte. Shadwell fut le premier écrivain qui mit en scène Whitefriars dans la pièce de Squire of Alsatia, qui roule sur le même sujet que les Adelphes de Térence.

Dans cette vieille comédie, deux frères, aventuriers tous les deux, font l’éducation de deux jeunes gens (fils de l’un et neveu de l’autre), chacun dans un système différent, l’un de rigueur, l’autre d’indulgence. L’aîné des deux frères soumis à cette expérience, élevé dans les principes les plus sévères, tomba dans tous les vices de la ville, fut débauché par tous les bandits et les escrocs de Whitefriars, et en un mot devint l’écuyer de l’Alsace (Squire of Alsatia). Le poète donne aux naturels et aux habitués du lieu les caractères indiqués au lecteur dans la note[4]. Cette pièce, comme nous l’apprend la dédicace au comte de Dorset et de Middlesex, réussit au-delà des espérances de l’auteur. « Depuis plusieurs années, dit-il, aucune comédie n’avait attiré la foule pendant si long-temps. J’avais le grand honneur, continue Shadwell, de trouver tant d’amis que la salle n’avait jamais été si pleine depuis qu’elle était construite, comme elle le fut à la troisième représentation. Un grand nombre de personnes ne purent trouver place et se retirèrent[5]. » L’auteur a puisé quelques idées dans l’Écuyer de l’Alsace. Il s’en est servi pour connaître les termes dont les bandits et les filous du sanctuaire étaient convenus de se servir avec leurs voisins, les ardents jeunes étudiants du Temple, dont on trouve quelque peinture dans la pièce dramatique.

Tels sont les matériaux que l’auteur a mis à contribution pour sa composition des Aventures de Nigel, roman peut-être au nombre de ceux qui sont plus amusants à une seconde lecture qu’à une première, où l’on prend connaissance d’une histoire dont les incidents sont peu frappants et en petit nombre.

L’Épître d’introduction est écrite, comme dit Lucio, selon la pièce, et n’aurait jamais paru si l’écrivain avait pensé qu’il avouerait un jour son ouvrage. C’est le privilège de l’incognito de dissimuler sa voix ou de revêtir un autre caractère, et l’auteur a pris, dans son déguisement, quelques libertés du même genre. Tandis qu’il continue à parler des différentes excuses contenues dans l’Introduction, le présent aveu en tiendra lieu pour les manières libres et dégagées qu’il a prises et qu’il regarderait comme la violation des règles de la politesse et du bon goût, s’il n’avait voulu conserver le voile de l’anonyme.


Abbotsford, ce 1er juillet 1851.


Shadwell, cousin de Bedford, après avoir été ruiné par Cheatly, tend des pièges aux autres et n’ose sortir de l’Alsace, où il vivait. Il est lié avec Cheatly pour ruiner les héritiers et mène une vie dissolue et débauchée.

Le capitaine Hachum, stupide bretteur de l’Alsace, poltron, tapageur, impudent, autrefois sergent dans les Flandres, avait quitté son drapeau et s’était retiré dans Whitefriars pour quelques légères dettes. Les Alsaciens lui conférèrent le titre de capitaine ; il se maria avec une loueuse d’appartements, qui vend de l’eau de cerises et par-dessus tient une maison de prostitution.

Scrapeall, un hypocrite bavard, qui prie et psalmodie ; ses mœurs sont régulières et il prétend à une grande piété : c’est un pieux fripon qui se joint à Cheatly et subvient aux besoins d’argent des jeunes héritiers. (Dramatis personæ of the Squire of Alsatia, Œuvres de Shadwell, vol. IV.)



  1. Voyez les Mémoires de lord Herbert de Cherbury.
  2. Histoire des quatorze premières années du règne du roi Jacques Ier. Voyez Sower’s tracts édités par Scott, vol. II, p. 266.
  3. Nugœ antiquœ d’Harrington, vol. II, p. 552. Pour la grossière débauche de ce temps, trop encouragée par l’exemple du roi, qui, sous d’autres rapports, n’était ni sans talents ni sans bonnes dispositions naturelles, voyez les Mémoires de Winwood, les Lettres de Howel et d’autres Mémoires du temps ; mais consultez particulièrement les lettres privées et la Correspondance de Steenie, autrement de Buckingham, avec son révérend compère le roi Jacques. Elles fourmillent de termes grossiers et puérils. Le savant M. Disraeli, dans son Essai pour la défense du caractère du roi Jacques, n’a réussi quà obtenir pour lui-même la réputation d’avocat ingénieux et habile, mais sans aucun profit pour son royal client.
  4. Cheatly, un coquin qui, à cause de ses dettes, n’ose sortir de Whitefriars, mais qui, là, séduit les jeunes héritiers par substitution, leur prête de l’argent à leur détriment, est lié avec eux, et partage avec eux jusqu’à ce qu’ils soient ruinés. Il est dissolu, impudent, débauché et très-expert dans l’argot de la ville.
  5. Dédicace à l’écuyer de l’Alsace, Œuvres de Shadwell, vol. IV.