Les Aventures de Nigel/Chapitre 37

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 17p. 477-488).


CHAPITRE XXXVII et dernier.

DOUBLE MARIAGE.


Jacques. Pour sûr nous sommes menacés d’un autre déluge, et tous ces couples se disposent à entrer dans l’arche… Voilà un couple de singuliers animaux qui s’avancent.
Shakspeare. Comme vous voudrez.


La mode des narrations du genre de celle-ci change comme toutes les autres choses terrestres. Il fut un temps où le narrateur était obligé de terminer son histoire par une description circonstanciée du mariage, du lit nuptial et du coucher, comme la grande catastrophe à laquelle il avait heureusement amené son héros et son héroïne, malgré les incertitudes et les difficultés nombreuses qui avaient traversé leur union.

On n’omettait point alors la plus légère circonstance, depuis la mâle ardeur du mari et la rougeur modeste de la mariée, jusqu’au surplis neuf du recteur et la robe de soie de la première demoiselle de noce. Mais on ne fait plus attention maintenant à ces descriptions. Par la même raison, je suppose, les fêtes de noces ne sont plus à la mode, et au lieu de rassembler ses amis pour leur donner une fête ou un bal, l’heureux couple disparaît secrètement en chaise de poste, comme s’il voulait aller à Gretna-Green, ou faire pis.

Je suis très-reconnaissant d’un changement qui épargne à l’auteur la peine d’essayer en vain de donner une nouvelle couleur à la description banale de semblables sujets. Cependant je m’y trouve en quelque sorte forcé dans l’occasion présente, tel qu’un étranger qui est obligé de prendre une vieille route impraticable depuis long-temps.

Le lecteur expérimenté a peut-être remarqué que le dernier chapitre a été employé à débarrasser le chemin de tous les personnages médiocrement importants et peu intéressants, afin de laisser la place libre peur une joyeuse noce. À la vérité il serait impardonnable de passer aussi légèrement sur ce qui intéressait si profondément notre principal personnage, le roi Jacques. Ce savant et joyeux monarque ne jouait pas un grand rôle parmi les politiques de l’Europe ; mais en revanche il se donnait un mouvement prodigieux quand il trouvait une belle occasion de se mêler des affaires particulières de ses sujets bien-aimés. Aussi le mariage prochain de lord Glenvarloch excita-t-il un grand intérêt en lui. Il avait été vivement frappé (c’est-à-dire autant qu’il pouvait l’être, car il était peu susceptible de grandes émotions) de la beauté et de l’embarras de la petite Ramsay, comme il l’appelait, quand il la vit pour la première fois ; et il se faisait un grand mérite de la sagacité qu’il avait déployée pour découvrir son déguisement, ainsi que d’avoir réussi tout seul dans les recherches amenées par cette découverte. Pendant que lord Glenvarloch faisait sa cour, le monarque travailla plusieurs semaines de ses yeux royaux, et mit hors de service, dit-il, une paire de besicles de la façon de David Ramsay, à force de feuilleter de vieux bouquins et des documents pour prouver que la mariée était d’une origine noble, mais très-reculée, ce qui devait éloigner la seule opposition que les envieux pouvaient élever contre ce mariage. Et au moins, à son avis, il avait eu un plein succès. En effet sir Mungo Malagrowther, se trouvant un jour dans la salle de réception, et se mettant à regretter amèrement le manque d’illustration de la mariée, le monarque lui coupa la parole par ces mots : « Vous pouvez garder vos regrets pour vous-même, sir Mungo, car, par notre âme royale, nous soutenons que son père David Ramsay a neuf degrés de noblesse, que son trisaïeul sortait de la vaillante souche de la maison de Dalwolsey, et qu’il n’y eut et n’y aura jamais d’homme plus capable de porter les armes pour le roi et la patrie. N’avez-vous jamais entendu parler de sir William Ramsay aîné dont John Fordoun dit : « Il était bellicosissimus, nobilissimus ? » Son château est là pour attester ce qu’il était : il est situé à près de trois milles de Dalkeith, et à un mille de Bannock-Rig. David est donc descendu de cette ancienne et honorable famille ; et je me flatte que le métier qu’il exerçait ne l’a pas fait déroger de ses ancêtres. Ils ont tous travaillé avec l’acier ; seulement les vieux chevaliers perçaient des trous avec leurs épées dans la cuirasse de leurs ennemis, et lui, il fait des crans dans des roues de cuivre. Je crois qu’il est aussi honorable de donner des yeux aux aveugles que de les faire sauter de la tête de ceux qui voient ; aussi glorieux de nous apprendre à bien apprécier la valeur du temps qui s’écoule que de le perdre à boire, à crier, à rompre des lances et autres procédés peu chrétiens. En outre, vous devez savoir que David Ramsay n’est point un artisan, mais pratique un art libéral, qui équivaut presque à celui de créer un être vivant, vu qu’on peut dire d’une montre ce que Claudius disait de la sphère d’Archimède le Syracusain :


Inclusus variis famulatur spiritus astris,
Et vivum certis motibus urget opus[1].


— Votre Majesté pourrait aussi bien donner des armoiries au vieux David qu’une généalogie, dit sir Mungo. — Nous ne vous avons pas attendu pour le faire, sir Mungo, reprit le roi ; et je me flatte que nous qui sommes la source de tous les honneurs terrestres, nous sommes libre d’en répandre quelques gouttes sur un personnage qui nous touche d’aussi près, sans offenser le chevalier du château de Gimigo. Nous avons déjà eu un entretien avec les membres savants du collège des Hérauts d’armes, et nous nous proposons de lui rendre les armoiries de ses ancêtres : notre intention est d’y ajouter une roue de montre avec le Temps et l’Éternité pour soutiens, dès que notre héraut d’armes aura trouvé comment l’Éternité doit être représentée. — Je la ferais deux fois vieille comme le Temps[2], » dit Armstrong. Le fou de la cour, qui se trouvait là par hasard, pendant que le roi posait cette question.

« Silence, l’ami ! ou vous aurez le fouet… » dit le roi en réponse à cet avis. « Et vous, mes fidèles sujets d’Angleterre ici présents, vous pouvez profiter de ce que nous avons dit, et ne pas tant vous presser de vous moquer de nos généalogies écossaises, quoiqu’elles tirent leur origine de loin, et qu’elles soient un peu difficiles à fixer. Vous voyez qu’un homme d’un sang vraiment noble peut pendant un temps oublier sa naissance, et savoir cependant la reprendre quand il est nécessaire. Il serait inconvenant à un colporteur, comme vous avez coutume d’appeler un marchand voyageur, métier auquel nos sujets écossais s’adonnent particulièrement, de publier sa généalogie aux oreilles des personnes qui lui achètent du ruban pour la valeur de deux sous ; il serait également ridicule de lui voir porter un chapeau de castor sur la tête et une rapière au côté, quand il a sa balle de marchandises sur le dos… Il pend donc son épée au mur, pose son chapeau de castor sur la planche, met sa généalogie dans sa poche, et continue doucement et adroitement son métier de colporteur, comme si son sang n’était pas plus pur que l’eau bourbeuse d’un fossé ; mais que notre colporteur soit transformé, comme j’en ai vu plus d’une fois, en riche négociant, c’est alors que vous verrez un changement, milords :


In nova fert animus mutatas dicere formas
Corpora[3].


Il tire alors sa généalogie de sa poche, met son épée à son côté, brosse son chapeau de castor, et le retrousse devant le monde entier. Nous nous étendons très-longuement sur ces choses, parce que nous voulons que vous sachiez tous que ce n’est pas sans avoir mûrement réfléchi à l’état des affaires des deux parties que nous avons le dessein d’honorer de notre présence, sans aucun éclat toutefois, le mariage de lord Glenvarloch avec Marguerite Ramsay, fille et héritière de David Ramsay, notre horloger, et seulement cadet au troisième degré de l’ancienne maison de Dalwolsey. Nous regrettons de ne pouvoir jouir de la présence du noble chef de cette famille à la cérémonie qui doit avoir lieu ; mais quand il y a de l’honneur à acquérir quelque part, on trouve rarement lord Dalwolsey chez lui… Sic fuit, est, et erit[4]… Geordie Tin-tin, comme vous vous chargez des frais de la noce, nous voulons faire bonne chère. »

Heriot s’inclina, comme son devoir l’y obligeait. Le roi, qui était un grand politique en fait de bagatelles, avait beaucoup manœuvré en cette occasion, et s’était arrangé de manière à charger le prince et Buckingham d’une expédition pour New-Market, afin de pouvoir, en leur absence, se livrer tout à son aise à ses habitudes de commérage, habitudes très-désagréables à Charles, dont le caractère était plutôt cérémonieux, et auxquelles même depuis peu le favori n’avait pas jugé à propos de se prêter. Quand la cour fut congédiée, sir Mungo Malagrowther se saisit du digne citadin dans la cour du palais, et le retint, en dépit de tous ses efforts, dans l’intention de lui faire subir l’examen suivant :

« Voilà une triste besogne pour vous, maître George… Il faut que le roi ait bien peu de considération… ce repas de noce vous coûtera une bonne somme d’argent. — Cela ne me fera pas faire banqueroute, sir Mungo ; le roi a bien le droit de voir un jour ma table servie comme il faut pour lui, quand il a la bonté d’y pourvoir depuis un si grand nombre d’années. — C’est vrai, c’est vrai… nous aurons tous à donner quelque chose, plus ou moins… Ce sera à peu près un mariage de mendiants, où tout le monde se cotise pour la subsistance des jeunes gens, afin qu’ils aient au moins une chemise à mettre sur le dos le jour de leur noce… Combien avez-vous l’intention de donner, maître George ? nous commençons par la ville, quand il s’agit d’argent. — Une pure bagatelle, sir Mungo… je donne l’anneau nuptial à ma filleule ; je l’ai acheté en Italie… il a appartenu à Cosmo de Medici. La mariée n’aura pas besoin de mon secours… elle a des terres qui appartiennent à son aïeul maternel. — Le vieux marchand de savon ? on aura besoin de sa soude pour effacer la tache de l’écusson de lord Glenvarloch… J’ai entendu dire que ce n’était pas grand’chose qui vaille que ces terres-là. — Elles valent bien quelques places à la cour, qui sont néanmoins recherchées par des personnes de qualité, sir Mungo. — Les faveurs de la cour, maître Heriot, » répondit sir Mungo ayant l’air de ne pas comprendre ; « c’est le reflet de la lune dans l’eau : pauvres enfants ! si c’est là tout ce qu’ils doivent avoir, j’en suis vraiment bien affligé pour eux. — Je vais vous confier un secret qui calmera votre tendre inquiétude. La douairière, lady Dalgarno, donne une jolie dot à la mariée, et institue héritier de tous les biens qui lui restent son neveu le marié. — Ah ! j’y suis, dit sir Mungo… par considération pour son mari qui est dans la tombe… Il est bien heureux que son neveu ne l’y ait pas envoyé… C’est une étrange histoire que la mort de ce pauvre lord Dalgarno… Il y a des gens qui lui donnent bien des torts… C’est une chose très-hasardeuse que d’épouser la fille d’une maison avec laquelle on est en querelle. Ce fut moins la faute du pauvre Dalgarno que celle de ses parents qui l’ont forcé à faire ce mariage. Mais je suis bien aise que les jeunes gens aient de quoi vivre ; n’importe de quelle part vienne leur fortune, soit par charité ou par héritage. Mais quand lady Dalgarno voudrait vendre tout ce qu’elle a, même jusqu’à son jupon, elle ne lui rendrait pas le beau château de Glenvarloch… voilà qui est perdu, perdu sans ressource. — Cela n’est que trop vrai ; nous ne pouvons découvrir ce qu’est devenu ce scélérat de Skurfiewhitter, ou ce que lord Dalgarno a fait de l’hypothèque. — Il l’aura laissée à quelqu’un afin que sa femme ne la prît pas après sa mort ; l’idée que lord Glenvarloch aurait pu rentrer en possession de cette terre l’aurait troublé jusque dans sa tombe. — En vérité, il n’est que trop probable, sir Mungo, dit maître Heriot. Mais la cérémonie m’oblige à vaquer à plusieurs affaires importantes ; il faut que je vous quitte pour vous laisser le temps de vous consoler par cette réflexion. — Vous dites que le mariage se fait le 13 du courant ? » dit sir Mungo courant de toutes ses forces après lui ; « je serai chez vous à l’heure marquée. — Le roi invite lui-même son monde, » répondit George Heriot sans se retourner.

« Le vil et grossier artisan ! » dit en lui-même sir Mungo ; « s’il ne m’avait pas prêté une vingtaine de livres sterling la semaine dernière, je lui apprendrais la manière de se comporter envers un homme de qualité ; mais je serai au repas de noce malgré lui. »

Sir Mungo trouva le moyen de se faire inviter, ou plutôt de se faire mettre de service le jour de la noce. Peu de personnes y assistèrent, car Jacques, dans de semblables occasions, préférait une réunion familière et peu nombreuse, et où il avait la liberté de déposer la majesté royale dont il se trouvait, pour ainsi dire, accablé. Il y avait fort peu de monde, et il manquait deux personnes sur lesquelles on aurait pu compter. La première était lady Dalgarno, que sa santé, aussi bien que la mort récente de son mari, empêchait d’assister à la cérémonie ; l’autre était Richie Moniplies.

Le matin du jour de la noce, Richie, comme valet de chambre, mit particulièrement tous ses soins à faire ressortir les avantages physiques de son maître, et, quand il eut fini d’arranger son habillement avec la plus grande exactitude, et qu’il eut donné à ses long cheveux bouclés ce qu’il appelait le dernier coup de peigne, il se mit gravement à ses genoux, lui baisa la main, et lui dit adieu en demandant humblement permission à Sa Seigneurie de se démettre de son service.

« Que signifie ce caprice ? dit lord Glenvarloch ; si vous voulez vous retirer de mon service, Richie, je suppose que votre intention est d’entrer à celui de ma femme ? — Je souhaite à Sa Seigneurie future, ainsi qu’à vous, milord, le bonheur de trouver un aussi bon domestique que moi ; mais le destin a décidé que dorénavant je ne pourrai être votre domestique que par attachement ou courtoisie. — Eh bien, Richie, si vous êtes las du service, nous vous chercherons quelque chose de mieux ; mais vous m’accompagnerez à l’église, et vous serez de notre repas de noce. — Avec votre permission, milord, il faut que je vous fasse souvenir de nos conventions, ayant bientôt à m’occuper de quelques affaires pressantes qui me retiendront pendant la cérémonie, mais je ne manquerai pas de visiter la bonne table de maître George, en considération du repas coûteux qu’il a fait préparer, et auquel il y aurait de l’ingratitude à ne pas assister. — Fais ce que tu voudras, » répondit lord Glenvarloch. Et après avoir pensé un instant au caractère singulier de son domestique, il mit de côté ce sujet, pour ne songer qu’à ceux qui convenaient mieux à la circonstance.

Que le lecteur se représente maintenant les fleurs jetées sur le chemin que prit l’heureux couple pour se rendre à l’église… la musique bruyante qui accompagnait la procession… la bénédiction nuptiale donnée par un évêque… le roi qui les attendait à Saint-Paul pour donner la main à la mariée, au grand soulagement de son père, qui eut tout le temps pendant la cérémonie de calculer le nombre de crans qu’il devait donner au pignon de renvoi d’une horloge qu’il était en train d’arranger.

Quand la cérémonie fut finie, la société monta dans les voitures royales qui se rendirent chez George Heriot, où un repas splendide était préparé dans l’appartement de Foljambe. Le roi ne fut pas plus tôt arrivé dans cette paisible retraite que, se débarrassant de son épée et de son ceinturon, avec un aussi grand empressement que s’ils lui eussent brûlé les doigts, et jetant son chapeau à plumes sur la table d’un air qui semblait dire : « Repose ici, suprême autorité, » il but un grand verre de vin à la santé et au bonheur des époux, et se mit à arpenter la chambre, à pousser des éclats de rire et à faire de grosses plaisanteries, qui n’étaient ni des plus spirituelles ni des plus décentes, qu’il accompagnait des acclamations d’une gaieté bruyante, afin d’encourager celle de la société. Pendant que Sa Majesté se livrait sans contrainte à toute sa bonne humeur, un domestique vint dire bas à l’oreille de Heriot qu’on le demandait hors de l’appartement. En rentrant, il s’approcha du roi, et à son tour lui dit quelque chose bas à l’oreille, qui fit tressaillir Jacques. « Il n’a pas besoin de son argent ? » dit le roi d’un ton brusque et vif.

« Nullement, sire ; il est parfaitement indifférent à ce sujet tant qu’il plaira à Votre Majesté qu’il le soit. — Diantre ! dit le roi, voilà qui est parler en bon et fidèle sujet, et nous le récompenserons comme il le mérite. Allons, ami ! qu’il vienne… Pandite fores[5], Moniplies !… On devrait l’appeler plutôt Monypennies[6], quoique les Anglais ne croient pas que nous ayons de semblables noms en Écosse. — C’est une ancienne et honorable famille que celle des Monypennies, dit sir Mungo Malagrowther ; la seule difficulté c’est qu’il se trouve peu de membres vivants de ce nom. — La famille semble s’accroître parmi vos compatriotes, sir Mungo, » dit maître Lowestoffe, que lord Glenvarloch avait invité à la fête, « puisque l’heureux avènement du roi au trône en a tant amené des vôtres dans le pays. — Bien, sire, bien, » dit Mungo branlant la tête et regardant George Heriot ; « il y en a parmi nous qui ne s’en sont que mieux trouvés de ce grand bonheur pour la nation anglaise. »

Pendant qu’il parlait, la porte s’ouvrit tout à coup, et, à l’étonnement de lord Glenvarloch, son ancien domestique Richie Moniplies entra pompeusement et somptueusement revêtu d’un habit de brocart galonné en or, et conduisant par la main la grande, mince et sèche Martha Traphois. Celle-ci portait une robe de velours noir, qui s’accordait d’une manière si étrange avec son visage pâle, triste et sévère, que le roi s’écria lui-même un peu troublé : « Que diable ce garçon nous a-t-il amené ici ? Ventrebleu, c’est un spectre qui s’est enfui avec le drap mortuaire ! — Oserai-je supplier Votre Majesté de recevoir cette personne favorablement, dit Richie, attendu qu’elle est, en conséquence de la cérémonie de ce matin, ma légitime épouse mistress Martha Moniplies ? — Diable, mon ami, elle a l’air terriblement renfrognée, répondit le roi Jacques : es-tu bien sûr qu’elle n’ait pas été première demoiselle d’honneur de la reine Marie, notre cousine de sanglante mémoire ? — Sous le bon plaisir de Votre Majesté, elle m’a apporté en mariage cinquante mille livres sterling de bon argent, et même plus, et cela m’a donné les moyens de rendre service à Votre Majesté et à d’autres personnes encore. — Vous n’aviez que faire de parler de cela, l’ami ; nous savons à quoi nous engage cette petite dette, et nous sommes bien aise d’apprendre… que cette épouse au visage sévère ait donné sa fortune à un homme qui l’emploie au service de son roi et de sa patrie ; mais où diable l’as-tu pêchée, l’ami ? — D’après l’ancien usage écossais, sire, elle est l’esclave de mon arc et de ma lance, répondit Moniplies ; il était convenu qu’elle m’épouserait après que j’aurais vengé la mort de son père. Je l’ai vengée, et j’ai pris possession. — C’est la fille du vieux Traphois, qui disparut pendant si long-temps, dit Lowestoffe. Et où donc l’avez-vous tenue enfermée tout ce temps, ami Richie ? — Dites maître Richard, sous votre bon plaisir, répliqua Richie, ou maître Richie Moniplies, si vous aimez mieux. Quand à l’avoir renfermée, je lui avais trouvé un asile honorable et sûr, sous le toit d’un de mes honnêtes compatriotes ; et, pour ce qui est du secret, il fallait agir avec prudence quand des gaillards comme vous se trouvaient en campagne, maître Lowestoffe. »

Tout le monde se mit à rire de la magnanime réponse de Richie, excepté la mariée, qui lui fit signe d’un air impatient, et dit avec sa brièveté et sa sévérité accoutumée : « Paix… paix ! paix ! je vous prie ; occupons-nous de ce qui nous amène ici. » En parlant ainsi, elle tira un paquet de parchemin, et, le remettant à lord Glenvarloch, elle dit à voix haute : « Je prends à témoin la présence royale et toutes les personnes qui sont ici, que je rends au véritable propriétaire la seigneurie de Glenvarloch que j’ai rachetée, et qui est aussi libre qu’elle le fut jamais du temps de ses ancêtres. — Je servis de témoin quand l’hypothèque fut rachetée ; mais j’étais loin de m’imaginer par qui elle l’avait été, » dit maître Lowestoffe.

« Il n’était pas nécessaire que vous le sussiez, lui répliqua Richie ; il y aurait eu peu de sagesse de ma part d’aller le publier partout. — Paix ! dit la mariée, silence ! encore une fois ! Ce papier, continua-t-elle en remettant un autre pli à lord Glenvarloch, est aussi votre propriété… prenez-le, mais ne me demandez pas comment il est tombé entre mes mains. »

Le roi, s’approchant précipitamment de lord Glenvarloch, et jetant un coup d’œil rapide sur l’écrit, s’écria : « Sur notre âme, c’est notre seing royal qui a si long-temps disparu ! comment ce papier est-il tombé en votre possession, madame la mariée ? — C’est un secret, » répondit sèchement Martha.

« Un secret que ma langue ne divulguera point, » ajouta Richie d’un air résolu, « à moins que le roi ne m’en fasse un devoir. — Je vous l’ordonne, » dit Jacques en tremblant et en hésitant avec l’impatiente curiosité d’une vraie commère, pendant que sir Mungo, avec un désir plus malin de connaître le fond du mystère, inclinait, pour écouter, son grand corps maigre semblable à une ligne de pêcheur, rejetait derrière ses oreilles le peu de boucles grises qui garnissaient son front, et les retenait avec sa main, afin d’écouter cette nouvelle avec toutes les facultés de son âme.

Sur ces entrefaites, Martha jetait à Richie des regards sévères et exprimant son mécontentement ; mais il continuait toujours de dire hardiment au roi : « Que feu son beau père, insouciant et bon au fond, avait un peu de cette sagesse mondaine qui souvent avait fait tort à l’intégrité de sa conduite. Il aimait à toucher tout ce qui appartenait à ses voisins ; et quelquefois il y avait des effets qui lui collaient aux doigts. — Fi donc, interrompit Martha : puisqu’il faut que cette infâme action soit connue, que ce soit aussi brièvement que possible… Oui, milord, ajouta-t-elle en s’adressant à Glenvarloch, la pièce d’or ne fut pas le seul appât qui attira le misérable vieillard dans votre chambre pendant cette nuit affreuse… Son seul but, et il en vint à bout, était de dérober ce papier. Le misérable notaire était avec lui ce matin-là, et je n’ai aucun doute qu’il poussa le vieillard à faire cette scélératesse pour empêcher que votre propriété ne fût rachetée. S’il y a eu un agent encore plus puissant dans le fond du complot, que Dieu lui pardonne ! car il est maintenant où il doit rendre compte de ce crime. — Amen ! » dit lord Glenvarloch, et toutes les autres personnes présentes répétèrent la même exclamation.

« Quant à mon père, » continua-t-elle, et cependant ses traits, naturellement sévères étaient agités par un mouvement involontaire et convulsif, « ses folies et son crime lui ont coûté la vie ; car je suis fermement convaincue que le misérable qui lui conseilla le matin de dérober le papier a laissé exprès la porte ouverte pour donner entrée aux assassins. »

Il y eut un moment de silence, que le roi rompit en donnant ordre de se mettre tout de suite à la recherche du coupable notaire. « I lictor, s’écria-t-il, colliga manus, caput obnubito, infelici suspendito arbori[7]. »

Lowestoffe répondit avec le respect convenable, que le notaire s’était échappé à l’époque du meurtre de Dalgarno, et que depuis on n’en avait pas entendu parler.

« Qu’on le cherche, dit le roi : et changeons maintenant de discours… ces histoires vous glacent le sang, et sont peu de saison à une noce. Hymen ! ô hyménée ! ajouta-t-il en faisant claquer ses doigts. Lord Glenvarloch, que dites-vous à madame Moniplies, cette bonne mariée qui vous apporte le bien de votre père le jour de votre noce ? — Qu’il ne dise rien, répliqua Martha, cela conviendra mieux à ce que nous éprouvons mutuellement… Il y a des fous, » ajouta-t-elle ensuite, « qui ont de l’esprit, sire, et des fous qui ont du courage, et qui n’en sont pas moins fous que cela. J’ai choisi cet homme parce qu’il a été mon consolateur quand j’étais dans la peine, mais non pas pour son esprit, ni pour sa sagesse ; il est véritablement honnête, et il a un cœur et un bras qui font oublier ses ridicules. Puisque j’étais condamnée à chercher un protecteur dans ce monde qui est pour moi un désert, je puis remercier Dieu de ne pas être plus mal tombée. — Et voilà qui est si bien dit, reprit le roi, que, par mon âme, je veux essayer aussi de faire quelque chose pour lui. À genoux, Richie… Que quelqu’un me prête une rapière… la vôtre, monsieur Langttaff (singulier nom pour un homme de loi) : il n’est pas nécessaire de l’agiter à la manière d’un Templier attaquant un bailli. »

Il prit l’épée nue, et détournant les regards, car c’était un objet sur lequel il n’aimait pas à les arrêter, s’efforça de la mettre sur les épaules de Richie, mais la lui enfonça presque dans l’œil. Richie fit un mouvement en arrière, et allait se relever, mais Lowestoffe le retint dans cette position, pendant que sir Mungo dirigeant l’arme royale, le coup d’honneur fut donné et reçu. Surge, carnifex[8] ! lève-toi, sir Richard Moniplies du château de Collop… « et vous, milords, et mes fidèles sujets, allons tous dîner, car le potage refroidit. »


fin des aventures de Nigel.



  1. Un esprit intérieur obéit aux divers astres, et fait faire des mouvements réguliers à ce travail animé. a. m.
  2. Chaucer dit qu’il n’y a de neuf que tout ce qui a vieilli. Le lecteur, ajoute Walter Scott, a ici l’original d’une anecdote qui a été depuis attribuée à un chef écossais de notre temps. a. m.
  3. Je dirai les êtres que les dieux revêtirent de formes nouvelles. a. m.
  4. Tel il fut, est, et sera. a. m.
  5. Ouvrez les portes. a. m.
  6. Jeu de mot intraduisible : moniplies signifie plis ou le second intestin d’un bœuf, et mony pennies veut dire plusieurs sous. a. m.
  7. Va, licteur, lie-lui les mains, voile-lui la tête, et suspends-le à l’arbre fatal. a. m.
  8. Lève-toi, bourreau : allusion à l’état de boucher, exercé par le père de Richie. a. m.