Les Aventures de Nigel/Chapitre 35

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 17p. 457-467).


CHAPITRE XXXV.

ENTREPRISE GÉNÉREUSE.


Ce n’est pas du premier coup que nous arrivons au crime… Le mal n’est dans son principe qu’un petit filet d’eau auquel la main d’un enfant pourrait facilement opposer une digue avec un peu de terre… Mais laissez le faible ruisseau grossir, et bientôt vous verrez un torrent dont la philosophie et la religion elle-même s’efforceront en vain de détourner la violence.
Vieille Comédie.


Les étudiants du Temple avaient été régalés par notre ami Richie Moniplies dans une chambre particulière chez Beaujeu. Richie pouvait être alors regardé comme un homme de bonne société, car il avait changé son manteau et sa jaquette de domestique pour un habit décent fait à la mode, mais d’une couleur foncée, et qui aurait mieux convenu à un homme d’un âge plus, avancé. Il avait positivement refusé de dîner à la table de l’Ordinaire, chose à laquelle ses compagnons auraient bien voulu l’engager, car on croira aisément que des débauchés tels que Lowestoffe et ses acolytes étaient très-disposés à s’amuser un peu aux dépens de la simplicité et du pédantisme de notre Écossais, outre la chance qu’il y avait de le débarrasser de quelques pièces d’or, car il paraissait en avoir beaucoup à sa disposition.

La bouteille circula librement ; mais la liqueur pétillante des Canaries, sur la surface de laquelle étincelaient ces brillants globules qu’on peut comparer aux atomes lumineux qu’on distingue dans l’air aux rayons du soleil, n’eut pas même la puissance d’affaiblir la gravité magistrale de Richie ; il continua d’être sérieux comme un juge tout en buvant comme un poisson, parce qu’il aimait naturellement à boire, et peut-être aussi parce qu’il voulait exciter ses hôtes à l’imiter.

Quand le vin commença à faire fermenter leurs têtes, maître Lowestoffe, qui probablement avait assez des bizarreries de Richie, lequel avait fini par prendre un ton encore plus dogmatique et plus tranchant qu’au commencement du dîner, proposa à son ami de terminer cette orgie et de se joindre aux joueurs.

On appela donc le garçon ; Richie paya les frais du dîner, et donna aux domestiques un généreux pour-boire, qui fut reçu chapeau bas, avec des assurances répétées d’empressement et de zèle.

« Je suis fâché que nous soyons obligés de nous quitter sitôt, messieurs, dit Richie à ses compagnons, et j’aurais désiré que nous pussions vider encore quelques bouteilles avant de nous séparer, ou que vous eussiez mangé un morceau à souper, et bu un verre de vin du Rhin. Je vous remercie cependant de m’avoir fait l’honneur d’assister à ma pauvre collation, et je vous recommande à la fortune dans la route que vous allez suivre, car l’Ordinaire n’est et ne sera jamais mon élément. — Adieu donc, très-docte et très sentencieux maître Moniplies, répliqua Lowestoffe ; puissiez-vous bientôt avoir un autre bien à dégager ; puissé-je vous servir encore de témoin, et puissiez-vous encore une fois vous montrer surtout aussi bon compagnon que vous l’avez été aujourd’hui ! — Ah ! messieurs, cela vous plaît à dire ; mais si vous vouliez seulement me permettre de vous donner quelques conseils au sujet de ce misérable Ordinaire. — Gardez la leçon pour une autre fois, très-honorable Richie, dit Lowestoffe, jusqu’à ce que j’aie perdu tout mon argent », montrant en même temps une bourse assez bien garnie, « et alors il est à croire qu’elle sera bien reçue. — Et gardez-en ma part, Richie, » dit l’autre étudiant, montrant à son tour une bourse presque vide, « jusqu’à ce qu’elle soit remplie, et alors je vous promets de vous écouter avec patience. — Oui, oui, messieurs, les bourses pleines et les vides prennent toutes le même chemin, et ce n’est pas le plus sûr ; mais le temps viendra… — Il est déjà venu, interrompit Lowestoffe ; on a préparé la table du jeu, et puisque décidément vous ne voulez pas venir avec nous, en bien donc ! je vous souhaite le bonjour, Richie. — Adieu donc, messieurs, » dil Richie, et il quitta la maison, tandis que les autres y entrèrent ensemble.

Moniplies s’était à peine éloigné de quelques pas, plongé dans de profondes réflexions sur le jeu, les Ordinaires et les mœurs du siècle, quand quelqu’un qu’il n’avait pas aperçu d’abord (et qui de son côté n’avait pas fait plus d’attention à lui) pensa le renverser en passant ; et comme Richie voulait savoir de lui s’il avait eu l’intention de l’insulter, celui-ci, pour toute réponse, se mit à jurer contre l’Écosse et contre tout ce qui lui appartenait.

Une réflexion, moins brusque même sur son pays, aurait dans tout autre temps excité le ressentiment de Richie ; mais bien plus encore lorsque quatre ou cinq bouteilles du vin des Canaries commençaient déjà à lui échauffer la tête. Il se préparait donc à répondre, et même, s’il le fallait, à ne pas s’en tenir aux paroles, lorsqu’en fixant de plus près son adversaire il changea de dessein ; « Vous êtes justement l’homme du monde que je désirais le plus de rencontrer, dit Richie. — Et vous, répondit l’étranger, ainsi que vos misérables compatriotes, vous êtes les derniers que je voudrais jamais trouver sur mon chemin. Vous autres Écossais, sous des dehors flatteurs vous cachez un cœur faux ; et il n’est pas possible à un honnête homme de prospérer s’il se trouve seulement rapproché de vous à portée de fusil. — Quant à notre pauvreté, ami, le ciel l’a voulu ainsi ; mais pour ce qui regarde notre fausseté, je vous prouverai qu’un Écossais porte un cœur loyal et fidèle à son ami comme jamais il n’y en eut qui battît dans la poitrine d’un Anglais. — Peu m’importe que cela soit ou non, dit le passant, lâchez-moi : pourquoi tenez-vous mon manteau ? laissez-moi m’en aller, ou je vous jetterai dans l’égout. — Je crois que je pourrais vous pardonner, car vous m’avez rendu autrefois un grand service en m’en retirant, dit l’Écossais. — Maudite soit ma main, alors, si elle l’a fait ! reprit l’étranger ; je voudrais que vous y fussiez avec tous vos compatriotes et que la malédiction du ciel séchât la main qui les aiderait à s’en relever ! Pourquoi m’empêchez vous de passer ? ajouta-t-il d’un air courroucé. — Parce que vous prenez un mauvais chemin, maître Jenkin, dit Richie. Eh mais, n’ayez pas peur, mon ami, vous voyez que vous êtes connu. Mon Dieu ! faut-il que le fils d’un honnête homme en soit venu à craindre de s’entendre appeler par son nom ? Jin Vin se frappait le front avec violence.

« Allons, allons, dit Richie, cette colère ne sert à rien. Dites-moi où vous allez ? — Au diable ! répondit Jin Vin. — Vous prenez là un chemin bien noir, si vous parlez à la lettre, répondit Richie ; mais si ce n’est qu’une métaphore, il y a dans cette grande ville de plus mauvais lieux que la taverne du diable, et j’irais assez volontiers avec vous pour vous régaler de quelques bouteilles de vin blanc brûlé, cela corrigera les crudités de mon estomac et le disposera tout doucement à manger une cuisse de poulet froid. — Je vous prie sérieusement de me laisser passer, dit Jin Vin. Vos intentions peuvent être bonnes et je ne vous souhaite pas de mal non plus ; mais je suis d’une humeur qui peut devenir dangereuse à moi-même et à tout autre. — J’en courrai le risque, répliqua l’Écossais, si vous voulez seulement venir avec moi. Voici un endroit convenable et un peu plus près que l’auberge du diable, qui est un nom de bien mauvaise augure pour une taverne. Celle de Saint-André est fort tranquille ; j’avais coutume d’aller m’y rafraîchir de temps en temps quand je demeurais dans le voisinage du Temple avec lord Glenvarloch. Mais que diable cet homme a-t-il pour sauter de cette manière ?… il a pensé m’entraîner avec lui sur le pavé ! — Ne nommez pas devant moi ce perfide Écossais, s’écria Jin Vin, si vous ne voulez pas me faire devenir fou. J’étais heureux avant de le connaître ; il est cause de tous les malheurs qui me sont arrivés ; il a fait de moi un fripon et un fou ! — Si vous êtes un fripon, dit Richie, vous avez rencontré un officier de police : si vous êtes fou, vous avez rencontré un gardien : mais un officier de police accommodant et un bon gardien. Tenez, mon ami, on raconte au sujet de ce même lord une foule de choses qui ne sont pas plus vraies que les mensonges de Mahomet ; tout le mal qu’on en peut dire, c’est qu’il n’est pas toujours disposé à recevoir les bons avis qu’on voudrait lui donner, et dont je désirerais qu’il profitât, ainsi que vous et tout jeune homme honnête. Venez avec moi, venez seulement avec moi, et si un peu d’argent et beaucoup de sages conseils peuvent vous être de quelque secours, tout ce que je puis dire, c’est que vous avez eu le bonheur de trouver en moi un homme en état de vous donner l’un et l’autre, et très-disposé à vous rendre ce service.

L’obstination de l’Écossais triompha enfin de la mauvaise humeur de Vincent, qui était en effet si agité et si peu en état de savoir ce qu’il devait faire et quel parti prendre, que son incertitude l’amenait facilement à faire ce que les autres voulaient. Il se laissa donc conduire dans la petite taverne que Richie lui avait recommandée, et où ils se placèrent bientôt dans un petit coin commode, où ils se firent apporter un pot tout fumant d’un vin blanc brûlé, avec du sucre dans un sucrier de papier. On leur donna aussi des pipes et du tabac ; mais il n’y eut que Richie qui s’en servit. Il avait depuis peu adopté cet usage, qui ajoutait beaucoup à la gravité et à l’importance de ses manières, et qui, pour ainsi dire, coïncidait d’une manière agréable et flatteuse avec les paroles de sagesse qui s’échappaient à chaque instant de ses lèvres. Après avoir rempli et vidé leurs verres en silence, Richie demanda encore une fois à son hôte où il allait lorsqu’ils s’étaient rencontrés si heureusement.

« Je vous ai déjà dit, répondit Jenkin, que je prenais le chemin de la perdition ; j’entends celui qui conduit à la maison de jeu. J’ai pris la résolution de risquer ces deux ou trois pièces, afin de gagner ce qu’il me faudra pour payer ma traversée au capitaine Sharker, dont le vaisseau, qui est à Gravesend, doit partir pour l’Amérique. J’ai déjà rencontré un diable sur ma route, qui aurait bien voulu me détourner de mon projet, mais je l’ai rejeté loin de moi. Qui sait si vous n’en êtes pas un autre ? Jusqu’à quel point voulez-vous que je me damne, et quel prix me proposeriez-vous ? — Je veux que vous le sachiez, répliqua Richie, je ne trafique de ces marchandises ni comme acheteur ni comme vendeur. Mais si vous voulez me dire en homme de bonne foi la cause de votre détresse, je ferai tout ce que je pourrai pour vous en tirer, ne voulant pas cependant trop prodiguer les promesses jusqu’à ce que je sois bien au courant de votre affaire, tel qu’un médecin habile qui n’ordonne des remèdes qu’après avoir bien observé les symptômes du mal. — Mes affaires ne regardent personne, » dit le pauvre garçon croisant ses bras sur la table, et laissant tomber sa tête d’un air d’humeur et d’abattement, ressemblant dans cette attitude au lama accablé sous le poids de son fardeau, et qui se laisse mourir pour échapper au désespoir.

Richie Moniplies, comme la plupart de ceux qui ont bonne opinion de leurs moyens, n’était pas fâché de jouer le rôle de consolateur, ce qui lui donnait l’occasion de déployer sa supériorité ; car la plupart du temps celui qui console est supérieur à celui qui reçoit les consolations ; aussi se livra-t-il tout à son aise au plaisir de parler. Sans pitié pour le pauvre pénitent, il le condamna à écouter une longue et ennuyeuse harangue composée de beaux lieux communs sur l’instabilité des choses humaines.

De là, il s’étendit longuement sur les grands avantages de la patience dans le malheur, sur la folie de se chagriner pour une chose sans remède, et sur la nécessité d’être plus prudent à l’avenir ; il lui fit aussi sur le passé quelques reproches dont il jugea la sévérité nécessaire pour vaincre l’obstination du coupable pénitent : tel Annibal se servit de vinaigre pour se frayer un chemin à travers les rochers. Il n’entrait pas dans la nature humaine d’endurer en silence ce torrent d’éloquence vulgaire, et soit que Jin Vin désirât arrêter ce flux de paroles dont on lui remplissait les oreilles, et que repoussait sa raison, soit qu’il ajoutât foi aux protestations d’amitié de Richie (ce que les malheureux, dit Fielding, sont toujours disposés à croire), soit encore qu’il espérât trouver quelque soulagement à ses chagrins en les épanchant, il leva la tête, et tournant vers Richie ses yeux rouges et gonflés de larmes :

« Morbleu ! tais-toi seulement, et tu sauras tout. Tout ce que je te demande, c’est que tu me donnes une poignée de main, et que tu me laisses aller… Cette Marguerite Ramsay… vous l’avez vue, n’est-il pas vrai ? — Une fois, dit Richie, une seule fois chez maître George Heriot, rue des Lombards… je me trouvais dans la salle pendant le dîner. — Et vous aidiez même à changer les assiettes, si je m’en souviens bien, dit Jin Vin. Eh bien ! cette jolie fille (car je souviens qu’il n’y en a pas de plus jolie entre Saint-Paul et le Temple-Bar) est sur le point d’épouser lord Glenvarloch ; que la peste soit de lui ! — Cela est impossible, s’écria Richie, c’est une bêtise qui tient de la folie. On vous fait avaler des poissons d’avril, à vous autres badauds, tous les jours de l’année. Lord Glenvarloch épouserait la fille d’un artisan de Londres ! J’ajouterais plutôt foi au mariage du grand-prêtre Jean avec la fille d’un colporteur juif. — Quoique je sois malheureux, je ne permettrai pas qu’on parle mal de la Cité : entendez-vous bien cela, mon frère ? — Je vous demande pardon, l’ami, je n’avais pas l’intention de vous fâcher, mais quant au mariage dont vous parlez, c’est une chose tout à fait impossible. — C’est cependant une chose qui aura lieu, car le duc et le prince, tous tant qu’ils sont, y mettent la main, et surtout le vieil imbécile de roi, qui veut la faire passer pour être une grande dame dans son pays, comme vous savez que les Écossais ont tous des prétentions à la noblesse. — Maître Vincent, si vous n’étiez pas dans la peine, dit le consolateur offensé, je ne vous passerais pas ces réflexions contre mon pays. » Le pauvre jeune homme s’excusa à son tour ; mais il assura qu’en effet le roi avait dit que Peggy Ramsay descendait d’une famille noble d’un pays éloigné, qu’il avait pris un très-vif intérêt dans ce mariage, et qu’il s’était mis en mouvement et n’avait cessé de babiller comme une vieille pie, depuis qu’il avait vu Peggy en chausses et en pourpoint… « Et cela n’est pas étonnant ; » ajouta le pauvre Jin Vin avec un profond soupir.

« Tout cela peut être vrai, répliqua Richie, quoique ces choses me paraissent extraordinaires ; mais vous ne devriez pas mal parler des personnes d’un rang élevé. Ne maudis pas le roi, Jenkin, pas même dans ta chambre à coucher… Les murs ont des oreilles… personne ne peut le savoir mieux que moi. — Je ne maudis pas ce vieux fou, dit Jenkin ; mais je voudrais seulement qu’il n’eût pas mené les choses si loin. S’il voyait en rase campagne trente mille piques comme celles que j’ai vues dans les jardins de l’artillerie, ce ne seraient pas ses courtisans avec leurs longs cheveux qui viendraient l’aider ; j’en réponds. — Bah ! bah ! répliqua Richie, pense un peu d’où descendent les Stuarts, et ne t’imagine pas qu’ils puissent manquer jamais de lances et de sabres. Mais laissons de côté ces choses dont il est dangereux de s’entretenir : je vous le demande encore, de quel intérêt tout cela peut-il être pour vous ? — De quel intérêt ? et Peggy n’a-t-elle pas été l’objet de mon fidèle amour depuis le jour où je suis entré dans la boutique de son vieux père ? n’ai-je pas porté ses patins et ses chaussons ? depuis trois ans, ne me suis-je pas aussi chargé de porter son livre à l’église, et de brosser le coussin sur lequel elle se met à genoux, et en ai-je jamais été rebuté ? — Je ne vois pas pourquoi elle l’aurait fait si tu ne lui as jamais rendu d’autres services que ceux-là. Ah ! mon ami, il y a peu de gens, tant parmi les sages que parmi les fous, qui s’entendent à gouverner une femme. — Eh quoi ! ne l’ai-je pas servie au risque de ma liberté et presque même au risque de ma tête ? Ne me persuada-t-elle pas… non, mais plutôt cette vieille sorcière dont elle se servit pour m’engager comme un sot à me déguiser en batelier, pour accompagner milord dans son voyage en Écosse ? Que la peste soit de lui ! car au lieu d’aller doucement s’embarquer à Gravesend, ne commença-t-il pas à faire le tapageur, à vouloir m’effrayer par ses menaces et à me montrer ses pistolets, et enfin à m’obliger de le débarquer à Greenwich, où il fit tant de folies, qu’elles furent cause qu’on nous enferma tous les deux dans la Tour ? — Comment ? » dit Richie prenant un air plus entendu qu’à l’ordinaire, « vous étiez donc le batelier à jaquette verte qui a fait descendre la rivière à lord Glenvarloch ? — Je n’en ai été que plus sot de ne l’avoir pas envoyé boire un coup dans la Tamise. Et c’est moi qui ne voulus jamais dire qui j’étais et ce que j’étais, quoiqu’ils m’eussent menacé de me faire embrasser la fille du duc d’Exeter. — Qu’est-ce donc que cette demoiselle-là ? dit Richie ; il faut qu’elle soit une véritable antiquaille pour en avoir tant de peur, quand elle est d’une si haute naissance. — Je veux dire la torture… la torture… D’où venez-vous donc, pour n’avoir jamais entendu parler de la fille du duc d’Exeter ? Mais tous les ducs et toutes les duchesses n’auraient jamais pu m’arracher un seul mot. La vérité fut sue d’un autre côté, et je fus mis en liberté… Je courus à la maison, me croyant l’être du monde le plus habile et le plus heureux. Elle voulut récompenser mes fidèles services en me donnant de l’argent ; elle me parla d’une manière si douce et si froide à la fois, que j’aurais préféré être renfermé dans le cachot le plus profond de la Tour, et mourir par les plus horribles tortures, plutôt que d’apprendre que cet Écossais me jouait le tour de m’enlever celle que j’aime. — Mais êtes-vous bien sûr de l’avoir perdue ? Il me semble bien extraordinaire que milord Glenvarloch épouse la fille d’un marchand, quoique je convienne qu’il se fasse à Londres des mariages bien bizarres. — Mais je vous dis que ce lord ne fut pas plutôt sorti de la Tour, qu’il vint, accompagné de maître George Heriot, la demander en mariage avec l’assentiment du roi, et que sais-je ? et voilà une belle perspective de faveurs à la cour pour ce lord qui n’a pas une acre de terre. — Eh bien ! qu’en pensa le vieil horloger ? Je gage qu’il ne se sentait pas de joie d’un bonheur si inespéré. — Il multiplia six chiffres progressivement, en fit le produit, puis donna son consentement. — Et vous, que fîtes-vous ? — Je pris le chemin de la rue, » répondit le pauvre garçon, « le cœur brûlant de rage et les yeux enflammés. « Et cette vieille sorcière de dame Suddlechop ne fut-elle pas la première personne que je rencontrai, et ne me proposa-t-elle pas de travailler sur le grand chemin ? — De travailler sur le grand chemin ! dans quel sens ? dit Richie. — Comme un clerc de saint Nicolas… comme un voleur, ainsi que Poins et Peto, et les bons compagnons dont parle la pièce[1]. Et qui devait être mon capitaine, croyez-vous ? car elle avait tout dit avant que je pusse lui parler ; je m’imagine qu’elle avait pris mon silence pour un consentement, et qu’elle me croyait damné d’une manière trop irrévocable pour qu’il me restât une seule pensée pour mon salut. Et qui devait être mon capitaine ? ce n’était autre que ce coquin auquel vous m’avez vu donner des coups de bâton quand vous étiez au service de lord Glenvarloch. C’est un des plus mauvais tapageurs de la ville, une espèce d’escroc et de requin, aussi lâche que voleur, qu’on appelle Colepepper. — Colepepper !… mais j’ai déjà entendu parler de ce drôle-là : sauriez-vous par hasard où on pourrait le trouver, maître Jenkin ? vous me rendriez un véritable service de me le dire. — Eh mais ! il se tient caché, ayant été soupçonné de quelque scélératesse, telle que cet horrible meurtre de White-Friars ou quelque chose de semblable. Mais j’aurais pu tout apprendre de la dame Suddlechop, car elle parlait de me faire trouver avec lui à la chasse d’Enfield, avec quelques autres gaillards qui se disposent à dépouiller un personnage qui se dirige du côté du Nord, portant sur lui de grands trésors. — Et vous n’avez pas consenti à ce beau projet ? — J’ai maudit cette vieille sorcière, et je l’ai quittée pour venir m’occuper ici de mes affaires. — Ah, ah ! et qu’a-t-elle dit à cela ? n’a-t-elle pas eu peur ? — Point du tout, elle s’est mise à rire et m’a dit qu’elle plaisantait. Mais la diablesse ne peut ainsi m’en imposer : je sais trop bien quand elle parle sérieusement ou non. Elle sait d’ailleurs que je ne la trahirai jamais. — La trahir ! non ; mais y a-t-il rien qui vous lie à ce gueux de Peppercull ou Colepepper (quel que soit le nom) pour que vous ne l’empêchiez pas de voler un brave homme qui voyage dans le Nord, et qui peut bien être un honnête Écossais ? — Et qui s’en retourne dans son pays chargé d’argent anglais ; mais qu’il soit ce qu’il voudra. Ils peuvent voler le monde entier, si bon leur semble ; quant à moi, mon affaire est faite. »

Richie emplit jusqu’au bord le verre de son ami, et voulut absolument qu’il le vidât jusqu’au fond.

« Cet amour, dit-il, n’est qu’un enfantillage pour un jeune homme éveillé comme vous l’êtes, maître Jenkin ; et s’il vous faut un minois de fantaisie (quoique je croie qu’il vous serait plus sûr de vous attacher à une femme mûre et solide), il ne manque pas à Londres de filles qui valent bien Paggy Ramsay. Vous n’avez que faire de soupirer profondément, car ce que je dis là est bien vrai. Il y a encore de beaux poissons dans la mer après ceux qui en sont sortis. Vous, qui êtes un jeune drôle, le plus éveillé et le plus actif que le soleil puisse jamais éclairer, pourquoi restez-vous là ainsi à rêver, et que ne cherchez-vous quelque moyen hardi pour améliorer votre sort ? — Je vous le répète, maître Moniplies, je suis aussi pauvre qu’aucun Écossais parmi vous ; j’ai rompu mon apprentissage et je ne pense plus qu’à courir le pays. — Non, cela ne doit pas être ainsi… Je ne sais que trop bien, par une dure expérience, que la pauvreté ôte le courage, et que l’homme qui a ses culottes déchirées n’aime pas à bouger de son siège ; mais patience, mon brave, tu m’as servi jusqu’ici, et je te servirai à mon tour. Si tu veux seulement me faire parler à ce même capitaine, ce sera la meilleure œuvre que tu aies jamais faite. — Je devine où vous en voulez venir, maître Richard… Vous voudriez sauver la longue bourse de votre compatriote. Je ne vois pas quel avantage j’en retirerai, mais peu m’importe de prendre part à cette affaire. Je hais ce fanfaron, ce féroce et lâche tapageur. Et si vous pouvez me procurer un cheval, je ne me refuserai pas de vous mener où on m’a dit que je devais le trouver… Mais il faut en courir la chance, car, bien qu’il soit lui-même un poltron, je sais qu’il aura plus d’un vigoureux gaillard pour le défendre. — Nous aurons un mandat, ami, dit Richie, et nous avons pour nous la force publique par-dessus le marché. — Il n’en sera rien si je dois aller avec vous ; je ne suis pas homme à livrer personne au bourreau. Nous ne devons avoir recours qu’à notre courage. Je suis prêt à me battre tant qu’on voudra ; mais je ne veux pas vendre la vie d’un autre. — Eh bien ! il est impossible de convaincre un entêté ; pensez que je suis né dans un pays où les écus rognés se trouvent en plus grande abondance que les bons. D’ailleurs j’ai ici deux nobles amis, maître Lowestoffe du Temple, et son cousin maître Ringwood, qui feront également partie d’une si brave réunion. — Lowestoffe et Ringwood ! dit Jenkin, ce sont deux braves… et une compagnie sûre. Savez-vous où on peut les trouver ? — Ah ! si je le sais ? répliqua Richie ; je réponds qu’ils sont bien occupés à jouer aux cartes et aux dés à l’Ordinaire, et qu’ils y resteront jusque bien avant dans la nuit. Ce sont des gens d’honneur et dignes d’inspirer la plus grande confiance. — Eh ! s’ils y consentent, je tenterai l’aventure. Allez voir s’il serait possible de les amener ici, puisque vous avez tant à leur parler. Il ne faut pas qu’on nous voie ensemble dehors… Je ne sais pas comment cela se fait, maître Moniplies, » continua-t-il, son visage prenant un air plus riant pendant qu’à son tour il remplissait les verres, « mais je sens mon cœur plus léger depuis que j’ai pensé à cette affaire… — Voilà ce que c’est que d’avoir des conseillers, maître Jenkin ; et j’espère bientôt vous entendre dire que votre cœur est aussi gai qu’un pinson, et cela avant que vous soyez bien vieux. Ne souriez pas, ne branlez pas la tête, mais faites attention à ce que je vous dis. Restez ici pendant que j’irai chercher ces braves gens. Je vous réponds qu’il n’y a pas de carte qui leur fasse refuser la tâche que je vais leur proposer.



  1. Henry V, de Shakspeare. a. m.