Les Aventures de Nigel/Chapitre 18

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 17p. 248-256).


CHAPITRE XVIII.

ÉCLAIRCISSEMENTS D’UN MYSTÈRE.


La mère. Quoi ! vous vous êtes laissé éblouir par l’éclat du miroir de Cupidon ; l’enfant espiègle se plaît à frapper les yeux des passants des rayons du soleil, et rit ensuite de les voir tomber… La fille. Non, ma mère ; c’est l’éclair qui m’a frappée, et jamais mes yeux ne reverront la lumière comme auparavant.
Bœuf et Pouding, vieille comédie.


Il faut que nous laissions un moment notre héros Nigel, quoique dans une situation peu sûre, peu commode et peu honorable, pour entrer dans quelques détails nécessaires pour l’intelligence de ses aventures.

Il y avait trois jours que lord Nigel s’était retiré dans la maison du vieux Traphois, le fameux usurier de White-Friars, appelé généralement Traphois-le-Doré. La jolie fille du vieil horloger Ramsay, après avoir pieusement vu déjeuner son père, et veillé à ce que, dans un instant de distraction, il ne prît pas la salière pour une croûte de pain, le laissa retomber dans la profondeur de ses combinaisons, et sortit accompagnée de sa vieille et fidèle Jeanet l’Écossaise, pour qui ses caprices étaient des lois. Elle prit la route de Lombard-Street, et se rendit, dès huit heures, chez la tante Judith, sœur de son digne parrain.

La respectable demoiselle ne lui fit pas l’accueil le plus gracieux ; car elle ne partageait pas, ce qui ne doit pas beaucoup étonner, l’extrême admiration de maître Heriot pour la jolie figure de mistress Marguerite, ni sa complaisance pour la pétulance et les caprices de cette jeune fille. Cependant, comme Marguerite était la favorite de son frère, dont la volonté était la loi suprême de la tante Judith, celle-ci se contenta de lui demander ce qu’elle faisait de si bonne heure dans les rues de Londres avec sa mine pâle.

« Je voudrais parler à lady Hermione, » répondit la jeune fille presque hors d’haleine, tandis que le sang qui montait à ses joues avec violence vint démentir l’épithète de pâles que leur avait donnée la tante Judith.

« À lady Hermione ! s’écria Judith ; si matin, quand elle veut à peine recevoir quelqu’un de la famille à des heures plus convenables. Vous êtes folle, petite fille, ou vous abusez de l’indulgence que mon frère et cette dame ont pour vous. — Oh ! non, non, en vérité, » répéta Marguerite s’efforçant de retenir des larmes qui n’attendaient que la plus légère occasion pour s’échapper… « Veuillez seulement faire dire à cette dame que la filleule de votre frère désire ardemment lui parler, et je suis sûre qu’elle ne refusera pas de me voir. »

La tante Judith jeta un regard pénétrant et soupçonneux sur la jeune fille. « Vous auriez pu, dit-elle, me prendre pour confidente aussi bien que lady Hermione ; je suis plus âgée et plus en état de donner des conseils. Je vis plus avec le monde qu’une personne toujours enfermée dans son appartement, et j’aurais plus de moyens de vous servir. — Oh ! non, non, non ! » s’écria vivement Marguerite avec plus de sincérité que de politesse. « Il y a des choses sur lesquelles vous ne pouvez me donner de conseils, tante Judith. C’est ici, pardonnez-moi de le dire, chère tante, un cas dans lequel vous ne pourriez rien. — J’en suis bien aise, jeune fille, » reprit sèchement la tante ; « car je pense que les folies des jeunes personnes de ce siècle seraient capables de tourner une vieille tête comme la mienne. Vous courez dès le matin les rues de Londres pour venir conter des fadaises à une dame qui ne voit le soleil de Dieu que lorsqu’il darde ses rayons sur un mur de brique… mais n’importe, je vais lui dire que vous êtes là. »

Elle sortit et ne tarda pas à rentrer, en disant d’un ton froid : « Mistress Marguerite, la dame sera bien aise de vous voir, et c’est plus, belle demoiselle, que vous n’aviez droit d’en attendre. »

La jeune fille pencha la tête sans répondre ; elle était trop absorbée par une foule de réflexions embarrassantes pour essayer de se concilier les bonnes grâces de la tante Judith, ou, ce qui eût été plutôt dans son caractère, pour se venger de sa mauvaise humeur par des réponses piquantes. Elle suivit donc la tante Judith, en silence et d’un air abattu, jusqu’à l’épaisse porte de chêne qui séparait l’appartement de lady Hermione du reste de la maison spacieuse de George Heriot.

Il faut que nous nous arrêtions à la porte de ce sanctuaire, pour rétablir les faits défigurés par Richie Moniplies, lorsqu’il avait étourdi son maître des contes qu’il avait entendu faire sur la singulière apparition, pendant la prière, de cette personne que nous reconnaissons maintenant se nommer lady Hermione. Une partie de ces bruits était parvenue au digne Écossais par Jenkin Vincent, lequel était très-exercé dans cette sorte d’esprit si longtemps le genre favori de la Cité, et auquel on a successivement donné différents noms, mais que nous nous contenterons de nommer mystification. Richard Moniplies, avec son importance et sa gravité solennelles, sa crédulité complète, et son goût pour le merveilleux, prêtait merveilleusement à ce genre de plaisanterie. Le conte avait reçu ses autres ornements de Richie lui-même, dont la langue, quand elle était graissée par une liqueur généreuse, avait beaucoup de goût pour l’amplification ; en racontant à son maître les circonstances merveilleuses qu’il tenait de Jin Vin, il y avait joint quelques conjectures de son propre fonds, que son imagination avait promptement converties en faits.

Cependant, la vie de lady Hermione, depuis deux ans qu’elle habitait la maison de George Heriot, était assez singulière pour justifier quelques-uns des bruits extravagants qui s’étaient répandus à ce sujet. L’habitation du digne orfèvre avait appartenu autrefois à une riche et puissante famille baroniale, qui, sous le règne de Henri VIII, s’était éteinte dans la personne d’une vieille douairière très-opulente, très-dévote, et inviolablement attachée à la foi catholique. L’amie de cœur de l’honorable lady Foljambe était abbesse du couvent de Sainte Roque, et papiste aussi austère, aussi rigide, aussi enthousiaste qu’elle-même. À l’époque où la maison de Sainte-Roque avait été détruite par la volonté despotique du fougueux monarque, lady Foljambe avait reçu dans sa vaste demeure son amie, accompagnée de deux religieuses qui, de même que leur abbesse, étaient résolues d’accomplir leurs vœux dans toute leur étendue, et de rejeter la liberté profane qui leur était rendue. Lady Foljambe trouva moyen de leur taire arranger en secret (car elle craignait que Henri ne lui sût mauvais gré de son intervention) un appartement composé de quatre pièces de plain-pied, avec un petit cabinet disposé en oratoire. Cet appartement était fermé par une épaisse porte de bois de chêne, qui en excluait les étrangers, et on y fit faire un tour pour passer les provisions nécessaires, comme cela se pratiquait dans tous les couvents. L’abbesse de Sainte-Roque et ses compagnes passèrent un grand nombre d’années dans cette retraite, ne communiquant qu’avec lady Foljambe, qui, en vertu de leurs prières et de l’appui qu’elle leur donnait, ne se croyait guère moins qu’une sainte sur la terre. L’abbesse, heureusement pour elle, mourut avant sa généreuse protectrice, qui vécut encore long-temps sous le règne d’Élisabeth.

Lady Foljambe fut remplacée dans cette maison par un chevalier rude et fanatique, son parent éloigné et son héritier collatéral, qui se fit un mérite de chasser ces prêtresses de Baal. De ces deux pauvres religieuses, bannies de leur ancienne retraite, l’une passa la mer ; l’autre, incapable par son grand âge d’entreprendre un tel voyage, mourut sous l’humble toit d’une veuve catholique d’une condition commune. Sir Paul Crambagge, s’étant débarrassé des religieuses, dépouilla la chapelle de ses ornements, et songeait à détruire totalement cet appartement, lorsqu’il fut arrêté par une réflexion : ce serait une dépense tout à fait inutile, puisqu’il n’occupait que trois pièces de cette vaste maison, et n’avait aucun besoin d’ajouter à son logement. Son fils était un dissipateur, et ce fut de lui que maître George Heriot acheta cette maison. L’ayant, ainsi que sir Paul, trouvée suffisamment grande pour se loger avec sa famille, il laissa l’appartement Foljambe ou Sainte-Roque, car c’était le nom qu’on lui donnait indistinctement, dans l’état où il l’avait trouvé.

Deux ans et demi environ avant l’époque où commence notre histoire, Heriot, étant allé faire un voyage sur le continent, envoya ordre exprès à sa sœur et son caissier de faire arranger et meubler l’appartement Foljambe convenablement, quoique avec simplicité, afin qu’il fût en état de recevoir une dame qui devait l’occuper pendant quelque temps, et qui vivrait plus ou moins avec sa famille, selon qu’il lui serait agréable. Il ordonnait aussi que les réparations nécessaires fussent faites secrètement et qu’on parlât le moins possible du sujet de sa lettre.

Le moment de son retour approchait, et la tante Judith, ainsi que toute la maison, était dévorée d’impatience et de curiosité. Enfin maître George arriva, amenant avec lui une dame d’une si grande beauté que, dans son extrême et constante pâleur, elle aurait pu passer pour la plus parfaite créature qui fût sur la terre. Elle avait avec elle une suivante, ou plutôt une humble amie, qui n’avait d’autre occupation que de lui tenir compagnie : cette femme, très-réservée, et qu’à son accent on reconnaissait pour une étrangère, pouvait avoir environ cinquante ans. Sa maîtresse l’appelait Monna Paula, et maître Heriot et les autres, mademoiselle Pauline. Elle couchait dans la chambre de sa maîtresse, prenait ses repas dans son appartement, et ne s’en séparait presque jamais.

Ces deux personnes prirent possession des appartements cloîtrés de la dévote abbesse, et sans observer à la lettre une retraite aussi rigoureuse, semblaient à peu près rendre cet appartement à son usage primitif. Les étrangères vivaient et prenaient leurs repas entièrement séparées de la famille. Lady Hermione, car c’est ainsi qu’on l’appelait, n’avait aucune communication avec les domestiques ; mademoiselle Pauline n’en avait que d’indispensables, dont elle s’acquittait toujours le plus brièvement possible. Des dons fréquents et généreux réconciliaient les serviteurs de la maison avec ce genre de vie singulier, et ils se disaient l’un à l’autre que trouver moyen de rendre service à mademoiselle Pauline, c’était, en quelque sorte, découvrir le trésor d’une fée.

Lady Hermione était bienveillante et polie avec la tante Judith, mais elle avait peu de rapports avec elle, ce qui mortifiait sensiblement la dignité de la bonne dame, et lui faisait éprouver en même temps un vif sentiment de curiosité ; mais elle connaissait si bien son frère, et l’aimait si tendrement, qu’on pouvait dire que, quand il émettait sa volonté, elle en faisait aussitôt la sienne. Le digne bourgeois n’était pas exempt de cet esprit de domination que contracte facilement l’homme, même le meilleur, lorsqu’il est habitué à voir un mot de lui devenir la loi de tous ceux qui l’entourent. Maître George ne pouvait donc supporter que sa famille le questionnât jamais sur rien, et lorsqu’il eut dit une fois que sa volonté était que lady Hermione vécût chez lui comme elle l’entendrait, et que personne ne s’informât de son histoire ou des motifs qu’elle pouvait avoir pour vivre dans une retraite aussi sévère, sa sœur pensa justement qu’il éprouverait un sérieux mécontentement si quelqu’un cherchait à pénétrer ce secret.

Mais, quoique les générosités que recevaient les domestiques d’Heriot les engageassent à se taire, et que le respect et la crainte que lui inspirait son frère eussent fermé la bouche à la tante Judith sur tous ces arrangements, ils étaient de nature à ne pouvoir échapper aux remarques critiques des voisins. On disait que le riche orfèvre était sur le point de se faire papiste et de rétablir le couvent de lady Foljambe. Les uns prétendaient qu’il devenait fou, d’autres encore qu’il allait se marier ou faire pis. Cependant la régularité avec laquelle maître George allait à l’église, et la connaissance qui se répandit que la prétendue religieuse assistait tous les jours aux prières de l’Église anglicane qui se faisaient en commun, le justifièrent bientôt du premier de ces soupçons. Les gens qui traitaient d’affaires avec maître Heriot ne pouvaient douter qu’il n’eût la tête très-saine ; et pour démentir les autres bruits, ceux qui prirent à cœur d’approfondir cette affaire ne tardèrent pas à assurer que maître George ne faisait de visite à la jeune dame qui logeait chez lui qu’en présence de mademoiselle Pauline, qui restait assise à travailler dans un coin éloigné de l’appartement où l’on se tenait. On sut aussi que ces visites ; ne duraient jamais plus d’une heure, et n’avaient ordinairement lieu qu’une fois par semaine. Or, cette manière de se voir, pendant des moments si courts et de si longs intervalles, ne pouvait faire supposer que l’amour entrât pour rien dans le motif qui les réunissait.

Les curieux furent donc en défaut, et ils se virent forcés de renoncer à la découverte du secret de maître Heriot, tandis que mille contes ridicules circulaient parmi les gens ignorants et superstitieux ; nous en avons vu un échantillon par ceux que les espiègles apprentis du digne David Ramsay avaient fait accroire à notre ami Richie Moniplies.

Il y avait une personne au monde qui, croyait-on, aurait pu en dire sur lady Hermione plus qu’aucun habitant de Londres, excepté George Heriot, et cette personne était Marguerite, la fille unique de David Ramsay.

Cette jeune fille avait à peine quinze ans accomplis quand lady Hermione arriva en Angleterre ; elle allait alors très-souvent chez son parrain, qui s’amusait beaucoup de ses saillies enfantines, et prenait plaisir à lui entendre chanter, avec une belle et sauvage expression, les airs de son pays natal. Tout contribuait à en faire un enfant gâté, l’indulgence de son parrain, l’insouciance et l’abstraction constante de son père, et l’empressement que mettaient à céder à ses caprices tous ceux qui l’entouraient, et sur qui elle exerçait la double influence de jolie femme et de riche héritière. Ce concours de circonstances avait rendu cette beauté de la Cité impérieuse et fantasque, conséquence naturelle d’une indulgence sans bornes. Tantôt elle montrait cette extrême affectation de timidité, de silence et de réserve, que les très-jeunes filles sont sujettes à prendre pour une aimable modestie. À d’autres moments, elle s’abandonnait à cette vivacité de babil que la jeunesse confond souvent avec l’esprit. Malgré tous ces défauts, mistress Marguerite avait de la finesse, un jugement naturel qui ne demandait que l’occasion de s’exercer, une humeur vive, agréable, enjouée, et un cœur excellent. Les défauts de son éducation s’étaient accrus par la lecture des comédies et des romans, à laquelle elle consacrait une grande partie de son temps ; elle y puisait des idées bien différentes de celles qu’elle aurait pu acquérir par les tendres conseils d’une excellente mère. Enfin, les caprices auxquels elle était assez sujette semblaient justifier l’accusation de coquetterie qu’on lui adressait. Mais la petite avait assez de sens et de pénétration pour cacher ses défauts à son parrain, auquel elle était sincèrement attachée, et elle était si avant dans ses bonnes grâces, que ce fut à sa recommandation qu’elle obtint la permission d’aller visiter quelquefois lady Hermione.

Le singulier genre de vie que menait cette dame, son extrême beauté, plus intéressante encore par son étrange pâleur, l’orgueil secret d’être admise, de préférence à tout le monde, dans la société d’une personne qui s’enveloppait de tant de mystère, toutes ces circonstances avaient fait une profonde impression sur Marguerite Ramsay ; et quoique leurs conversations n’eussent jamais été longues ni confidentielles, cependant, fière de la confiance qu’on lui témoignait, Marguerite en avait aussi fidèlement gardé le secret que si chaque mot répété eût dû lui coûter la vie ; aucune question, de quelque flatterie artificieuse qu’elle eût été accompagnée, soit de la part de dame Ursule ou de toute autre personne aussi curieuse, n’avait pu arracher à la jeune fille un mot de ce qu’elle avait vu ou entendu après qu’on lui eut accordé l’entrée de ce mystérieux appartement. La moindre allusion au spectre de maître Heriot suffisait dans ses moments de plus grande gaieté pour arrêter le cours de son babil communicatif et la rendre silencieuse.

Nous ne rapportons ceci que comme une preuve de la force prématurée du caractère de Marguerite ; force cachée sous une humeur légère et sous mille caprices fantasques, comme un antique et massif arc-boutant est souvent couvert de lierre et de fleurs sauvages. Au fond, quand la jeune fille aurait dit tout ce qu’elle avait vu et entendu dans l’appartement Foljambe, il n’y eut pas eu de quoi satisfaire la curiosité de ses interrogateurs.

Dans les premiers temps, lady Hermione avait coutume de reconnaître les attentions de sa petite amie, en lui faisant présent de quelques élégantes bagatelles, et de l’amuser en lui montrant des objets étrangers, rares et curieux, dont quelques-uns étaient d’un prix considérable. Quelquefois le temps se passait d’une manière moins agréable pour Marguerite : c’était lorsque Pauline cherchait à lui enseigner quelque ouvrage d’aiguille. Quoique la maîtresse s’en acquittât avec une adresse qui n’était alors connue que dans les couvents étrangers, l’élève se montrait d’une indolence et d’une maladresse si incorrigibles, que les ouvrages à l’aiguille furent à la fin abandonnés, et des leçons de musique les remplacèrent. Pauline excellait aussi dans l’enseignement de cet art, et Marguerite, qui avait naturellement des dispositions à ce talent, fit bientôt de grands progrès dans la musique vocale et instrumentale. Les leçons avaient lieu en présence de lady Hermione, à laquelle elles paraissaient faire plaisir ; quelquefois même elle joignait sa voix pure et mélodieuse à celle de sa jeune amie, mais c’était seulement lorsque la musique était d’un genre religieux. À mesure que Marguerite se formait, ses relations avec la recluse prirent un autre caractère. Sans l’y encourager, on la laissait parler de tout ce qu’elle avait vu au dehors, et lady Hermione, en découvrant l’esprit vif et pénétrant et le jugement observateur de sa petite amie, trouvait souvent l’occasion de la prémunir contre la légèreté avec laquelle elle se formait une opinion, et contre la vivacité qu’elle mettait à l’exprimer.

Le respect avec lequel elle avait coutume de regarder cette dame singulière faisait que mistress Marguerite, quoique peu habituée à supporter la contradiction ou les reproches, écoutait avec patience ses conseils et rendait justice aux intentions qui les dictaient à sa protectrice ; au fond de son cœur elle avait peine à concevoir comment lady Hermione, cloîtrée dans l’appartement Foljambe, pouvait s’imaginer faire connaître le monde à une jeune personne qui allait deux fois par semaine de Temple-Bar à Lombard-Street, outre qu’elle se promenait au parc tous les dimanches qu’il faisait beau. Il faut même avouer que la jolie mistress Marguerite était si peu disposée à souffrir de telles remontrances, que ses liaisons avec la dame étrangère se seraient probablement affaiblies à mesure que le cercle de ses connaissances s’agrandissait dans le monde, si, d’une part, elle n’avait éprouvé pour son mentor un véritable respect ; et de l’autre, une certaine satisfaction assez flatteuse pour son amour-propre, de se voir l’objet d’une confiance que tant d’autres désiraient en vain. D’ailleurs, quoique la conversation d’Hermione fût constamment sérieuse, elle n’était pas en général sur le ton de la sévérité, et la jeune dame se formalisait peu des folles saillies que se permettait quelquefois en sa présence mistress Marguerite, même quand elles étaient telles que Monna Paula levait les yeux au ciel et soupirait avec cette compassion qu’inspirent à une dévote les cœurs livrés aux vanités du monde. Au résumé donc, la petite personne était disposée, non sans regimber quelquefois, à se soumettre aux graves remontrances de lady Hermione ; d’autant plus qu’au mystère qui entourait sa protectrice, elle avait associé dès l’abord une idée vague d’importance et de richesse, et cette idée s’était fortifiée par plusieurs circonstances accidentelles qu’elle avait remarquées depuis que son jugement avait mûri.

Il arrive souvent que tel conseil qui nous semblerait importun, étant donné sans que nous le demandions, nous devient précieux quand des circonstances difficiles nous inspirent quelque méfiance de notre jugement. C’est ce qui arrive surtout si nous supposons que celui qui nous donne des conseils a les moyens et la volonté d’y joindre des secours efficaces. Mistress Marguerite était alors dans cette situation. Elle se trouvait ou croyait se trouver dans le cas d’avoir besoin et de conseils et d’assistance ; ce fut donc après une nuit de veille et d’inquiétude qu’elle prit la résolution de s’adresser à lady Hermione, qui, pensait la jeune fille, ne lui refuserait pas les uns, et pourrait lui procurer l’autre. La conversation qui eut lieu entre elles expliquera mieux les motifs de cette visite.