Les Aventures de Nigel/Chapitre 15

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 17p. 208-221).


CHAPITRE XV.

LE PARC SAINT-JAMES, SOUPÇONS CONFIRMÉS.


L’agile Snowball commençait à grisonner quand il rencontra sur sa route un malheureux lièvre… Qui ne connaît pas Snowball, lui dont la race célèbre est encoreen tous lieux victorieuse à la course ? Swaffham, New-Market et le camp romain ont vu ses descendants vainqueurs de tous leurs rivaux. En vain le jeune lièvre redouble de vitesse et de ruse dans sa fuite, et franchit les montagnes, les haies et les barrières… La sage expérience vient au secours du manque d’agilité, et la victime expire en voulant sauter un buisson… C’est ainsi que dans ton enceinte, ô belle rue de Saint-James, au milieu de la foule des cavaliers et des dames traînées dans leurs chars, je fus un jour aperçu, poursuivi, traqué, coudoyé, et accosté par un manant grossier,
etc., etc., etc.


Le parc de Saint-James, agrandi, planté d’allées de verdure et embelli de diverses manières sous le règne de Charles II, était déjà, sous le grand-père de ce monarque, une promenade publique fort agréable et très-fréquentée des classes les plus élevées, qui y allaient prendre de l’exercice ou chercher le délassement de la promenade.

Ce fut là que lord Glenvarloch se rendit pour se distraire des réflexions désagréables occasionnées soit par sa séparation d’avec son fidèle écuyer Richie Moniplies, soit par la lettre anonyme qui semblait arriver à l’appui des avis de son serviteur.

Il y avait beaucoup de monde dans le parc quand il y entra ; mais la disposition d’esprit où il était le portant à fuir la société, il se tint éloigné des allées les plus fréquentées du côté de Westminster et de White-Hall, et se dirigea vers le nord de cet enclos, ou, comme nous dirions maintenant, vers la partie bordée par Piccadilly, espérant pouvoir se livrer à ses réflexions, ou plutôt les chasser sans être troublé.

Cependant lord Glenvarloch se trompait dans son attente. Comme il marchait lentement, les bras croisés sous son manteau, et son chapeau rabattu sur ses yeux, il vit fondre sur lui à l’improviste sir Mungo Malagrowther, qui, évitant le monde ou en étant évité, s’était retiré, par goût ou par nécessité, dans ce coin isolé du parc.

Nigel tressaillit au son aigre, perçant et querelleur de la voix fêlée du chevalier, et ne fut pas moins alarmé lorsqu’il vit sa longue et maigre personne se diriger vers lui en boitant, enveloppée d’un manteau râpé, sur la surface duquel dix mille taches de diverses espèces éclipsaient l’écarlate, sa couleur primitive, et la tête coiffée d’un castor qui avait rendu de longs services, et qui était orné d’une bande de velours noir au lieu de chaîne, tandis qu’à la place d’une plume d’autruche il était surmonté d’une plume de chapon.

Lord Glenvarloch aurait bien voulu lui échapper ; mais, comme le dit notre épigraphe, il aurait été aussi facile à un jeune lièvre de se débarrasser d’un lévrier expérimenté. Sir Mungo, pour continuer la comparaison, avait appris depuis long-temps à surprendre et à forcer son gibier. Nigel se trouva donc obligé de s’arrêter tout droit, et de répondre à la question rebattue : « Eh bien ! quelles nouvelles aujourd’hui ? — Rien d’extraordinaire, je crois, » répondit le jeune lord en essayant de passer outre.

« Oh ! vous allez à l’Ordinaire français, reprit le chevalier, mais il est encore de bonne heure… Nous avons le temps de faire un tour dans le parc en attendant ; cela vous aiguisera l’appétit. �»

En parlant ainsi, il passa tranquillement son bras sous celui de lord Glenvarloch, en dépit de toute la répugnance que sa victime put décemment laisser voir, et qu’il témoigna en tenant son bras serré contre lui ; mais le vieux chevalier, après l’abordage, une fois maître de sa prise, continua de s’avancer en la remorquant.

Nigel demeurait grave et silencieux, dans l’espoir de se débarrasser de son désagréable compagnon ; mais sir Mungo avait décidé que s’il ne parlait pas, du moins il entendrait parler.

« Ainsi vous allez à l’Ordinaire, milord ? » dit le cynique personnage. « Eh bien ! vous ne pouvez mieux faire… Il y a là bonne compagnie, et surtout très-choisie, à ce qu’on m’a dit, et sans doute telle qu’il convient à de jeunes gentilshommes de la fréquenter… Votre noble père aurait été enchanté de vous voir en si bonne société… — Je crois, » dit lord Glenvarloch, qui se regardait comme obligé de répondre, « que la société y est aussi bonne qu’il est possible de la trouver dans des endroits où il est difficile de fermer la porte à ceux qui viennent y déposer leur argent. — C’est vrai, milord, c’est très-vrai, » ajouta son persécuteur, en faisant un éclat de rire des plus discordants. « Ces manants de bourgeois, ces petits roturiers parviennent à se fourrer parmi nous, pour peu qu’ils trouvent seulement la porte entr’ouverte d’un pouce. Et que peut-on faire à cela ? Je ne vois qu’un remède, c’est de les dépouiller de cet argent qui leur donne tant de confiance… Écorchez-les tout vifs, milord, et brûlez-leur le poil comme la cuisinière fait aux dindons, et ils n’auront plus envie de revenir… Oui, oui, plumez-les, je vous le répète, milord, et alors les chapons lardés ne prendront plus un essor si élevé au milieu des vautours et des éperviers. »

Et en parlant ainsi, sir Mungo fixa sur Nigel son petit œil gris, vif et pénétrant, examinant l’effet de son sarcasme avec autant d’attention que le chirurgien en met à suivre dans une opération délicate les progrès de son scalpel.

Malgré le désir qu’éprouvait Nigel de cacher ses sensations, il ne put s’empêcher de procurer à son bourreau la satisfaction de le voir frémir de sa blessure. Il rougit de ressentiment et de colère ; mais il sentit combien une querelle avec sir Mungo serait ridicule, et se contenta de murmurer les mots de fat impertinent, que la surdité de sir Mungo ne l’empêcha pas d’entendre, et auxquels il répondit d’un ton caustique :

« Oui, oui, c’est très-vrai, ce sont des fats impertinents, de venir ainsi se faufiler dans la société de leurs supérieurs…. mais Votre Seigneurie sait comment les prendre… vous êtes plus fin qu’eux, milord… On s’est bien diverti vendredi dernier, en présence du roi, du tour que vous avez joué à un jeune boutiquier, que vous avez coulé à fond, en le débarrassant de ses spolia opima[1] et de toutes les espèces qu’il avait sur lui, jusqu’à ses boutons d’argent, l’envoyant paître ensuite avec Nabuchodonosor, roi de Babylone. Cela fait beaucoup d’honneur à Votre Seigneurie… On dit que le pauvre diable s’est jeté à la Tamise dans un accès de désespoir. Il en reste encore assez sans lui ; il y a eu plus de mal de fait à la bataille de Flodden. — On vous a raconté une foule de mensonges en ce qui me concerne, sir Mungo, » répliqua Nigel d’une voix forte et d’un ton bref.

« C’est probable, c’est probable, » continua l’impassible, l’imperturbable sir Mungo… « on n’entend que des mensonges à la cour… Ainsi donc le drôle ne s’est pas noyé… c’est dommage ; mais je n’avais jamais cru cette partie de l’histoire… un marchand de Londres n’est pas si fou dans sa colère… Je gagerais que le garçon, à l’heure qu’il est, a le balai en main, et qu’il fouille les égouts pour y chercher quelques clous rouillés, afin de recommencer son commerce. Il a trois enfants, dit-on : en bien ! ils l’aideront joliment à nettoyer les ruisseaux, et s’ils ont quelque bonheur dans ce métier, qui sait si Votre Seigneurie ne le ruinera pas une seconde fois. — Ceci n’est vraiment pas tolérable, » s’écria Nigel, ne sachant si, dans son indignation, il entreprendrait de se justifier, ou s’il repousserait loin de lui avec mépris son vieux persécuteur ; mais un moment de réflexion le convainquit qu’en agissant de l’une ou de l’autre manière, il accréditerait les calomnies qui, d’après ce qu’il commençait à voir, s’attachaient à sa réputation dans les rangs élevés comme dans les classes inférieures. Il prit donc la résolution plus sage de supporter l’impertinence affectée de sir Mungo, dans le but de découvrir, s’il se pouvait, de quelle source partaient ces bruits si nuisibles à son honneur.

Sir Mungo, pendant ce temps, suivant sa coutume ordinaire, avait relevé les derniers mots qu’avait prononcés Nigel, et les amplifiait et les interprétait à sa manière. « Tolérable, répétait-il ; oui vraiment, milord, on dit que vous avez un bonheur tolérable, et que vous savez comment il faut vous y prendre avec cette trompeuse coquette, dame Fortune… profitant de ses sourires en garçon sage et adroit, et ne vous exposant pas à ses rigueurs… et voilà ce que j’appelle avoir bonheur en poche. — Sir Mungo Malagrowther, » s’écria lord Glenvarloch en se tournant vers lui d’un air sérieux, « ayez la bonté de m’entendre un moment. — Du mieux que je pourrai, milord, » dit sir Mungo en branlant la tête et en portant à son oreille l’index de sa main gauche.

« Je tâcherai de parler très-distinctement, » reprit Nigel en s’armant de patience : « je vois que vous me prenez pour un joueur déterminé, et je vous donne ma parole que vous êtes mal informé ; mais vous me devez quelque explication sur la source d’où vous avez tiré ces faux renseignements. — Je n’ai jamais entendu dire que vous fussiez un grand joueur, et je n’ai jamais dit ni pensé moi-même que vous en fussiez un, milord, » répondit sir Mungo, qui se trouvait dans l’impossibilité de paraître n’avoir pas entendu les paroles que Nigel venait de prononcer lentement et du ton le plus distinct. « Je vous le répète, je n’ai jamais entendu dire, dit ou pensé que vous fussiez un grand joueur comme on appelle ceux de la première volée. Écoutez-moi bien milord, j’appelle un joueur celui qui joue à jeu égal et avec des gens de ss force, et prend les chances du jeu bonnes ou mauvaises ; et j’appelle un franc joueur celui qui joue gros jeu et hasarde franchement son argent. Mais, milord, celui qui a la patience et la prudence de ne jamais risquer que de petites sommes, telles, par exemple, qu’il en faut pour faire sauter les étrennes d’un garçon épicier ; qui ne se mesure qu’avec ceux qui ont peu de choses à risquer, et qui, par conséquent, doit toujours avoir l’avantage, car ayant plus d’argent devant lui, il peut attendre l’instant de saisir la fortune, et se lever lorsqu’elle cesse de lui être favorable… celui-là, milord, je ne l’appellerai pas un grand joueur, quel que soit d’ailleurs le nom qu’il mérite. — Et voudriez-vous faire entendre, s’écria lord Glenvarloch, que je suis ce misérable, cette âme vile et sordide, ce lâche qui craint les joueurs habiles et fait sa proie de l’ignorant, qui évite de jouer avec ses égaux afin de pouvoir piller en toute sûreté ses inférieurs ?… Voulez-vous me donner à comprendre que tels sont les bruits qu’on a fait courir sur mon compte ? — Vous ne gagnerez rien à le prendre avec moi sur un ton si haut, milord, « répliqua sir Mungo, qui, outre qu’il avait pour soutenir son humeur sarcastique une assez bonne provision de courage naturel, avait aussi pleine confiance dans les privilèges que lui avaient conférés le sabre de sir Rullion Ratray et le bâton des satellites employés par lady Cockpen. « Et, à la vérité de tout ceci, Votre Seigneurie doit savoir si elle a jamais perdu plus de cinq jacobus à la fois depuis que vous fréquentez Beaujeu ; si vous ne vous êtes pas souvent retiré en gagnant ; et enfin, si c’est de cette manière que jouent les braves jeunes gens, je veux parler de ceux d’un rang distingué, qui ont l’habitude de fréquenter cette maison. — Mon père avait raison, » dit lord Glenvarloch, dans l’amertume de son cœur ; « et c’est avec justice que sa malédiction m’a suivi lorsque j’entrai dans cette maison pour la première fois… l’air qu’on y respire est souillé, et celui qui échappe à la ruine de sa fortune n’évitera pas celle de sa réputation et de son honneur. »

Sir Mungo, qui suivait tous les mouvements de sa victime de l’œil prudent et satisfait d’un pêcheur expérimenté, s’aperçut alors que, s’il tirait sa ligne trop brusquement, il y avait tout à craindre que sa proie ne lui échappât… Afin donc de lui donner du jeu, il protesta que lord Glenvarloch n’aurait pas du prendre in malam partem la franchise de ses paroles. « Si vous mettez de la précaution dans vos amusements, milord, on ne peut nier que ce ne soit le moyen le plus sûr de ne pas compromettre davantage votre fortune déjà quelque peu dérangée ; et en jouant avec vos inférieurs, vous vous évitez le regret d’empocher l’argent de vos amis… D’ailleurs les coquins de plébéiens ont eu l’avantage tecum certasse[2], comme le dit Ajax Telamon apud Métamorphoses : et pour des gens de la sorte, l’honneur d’avoir joué avec un noble écossais est une compensation assez honnête pour la perte de leur enjeu, perte que la plupart de ces manants, j’en suis sûr, ont bien les moyens de supporter. — Quoi qu’il en soit, sir Mungo, je voudrais savoir… — Oui, oui, interrompit sir Mungo qu’importe, comme vous dites, que ces bœufs gras de Basan en aient les moyens ou non ? des gentilshommes ne sont pas obligés de limiter leur plaisir par égard pour des gens de cette sorte. — Je désire savoir, sir Mungo, demanda lord Glenvarloch, dans quelle compagnie vous avez appris ces particularités offensantes sur mon compte. — Sans doute, sans doute, milord, j’ai toujours entendu dire et affirmé moi-même que Votre Seigneurie voyait la meilleure compagnie du monde en particulier… D’abord la belle comtesse de Blackchester ; mais il me semble qu’elle ne va pas beaucoup dans le monde depuis son affaire avec Sa Grâce le duc de Buckingham… Puis ce bon vieux seigneur écossais de l’ancienne roche, le comte de Huntinglen, homme de qualité sans contredit c’est dommage qu’il ne puisse boire sans s’échauffer la tête, ce qui fait quelquefois du tort à sa réputation… Vient ensuite le jeune et brillant lord Dalgarno, qui cache sous les boucles gracieuses de sa chevelure toute la prudence d’une tête grise… c’est une belle et honorable famille, père, fille et fils, bien de la même race et dignes les uns des autres. Je pense qu’il n’est pas besoin de citer George Heriot après avoir parlé de la noblesse. Telle est la compagnie que vous fréquentez, m’a-t-on dit, milord, sans compter celle de l’Ordinaire. — Mes connaissances, il est vrai, ne se sont pas beaucoup étendues au-delà de celles dont vous parlez, reprit lord Glenvarloch ; mais pour couper court… — La cour, interrompit sir Mungo, c’est précisément de quoi j’allais vous parler… Lord Dalgarno prétend qu’il ne peut vous décider à aller à la cour, et cela vous fait du tort, milord… le roi entend parler de vous par les autres quand il devrait vous voir lui-même… je vous parle ainsi par pure amitié, milord. Dernièrement, lorsque votre nom fut prononcé dans le cercle de Sa Majesté, on l’entendit s’écrier : Jacta est alea[3]!… Glenvarlochides est devenu joueur et buveur… Milord Dalgarno prit votre parti, mais sa voix fut couverte par celle des courtisans, qui parlèrent unanimement de vous comme d’un homme qui s’était adonné à la vie bourgeoise, et qui compromettait la couronne de baron au milieu des bonnets plats de la Cité. — Et ceci a été dit publiquement de moi, demanda Nigel, et en présence du roi ? — Publiquement, répéta sir Mungo Malagrowther ; oui, oui, sur ma foi ; c’est-à-dire qu’on se l’est chuchoté à l’oreille, ce qui est aussi public que le lieu le permettait ; car il faut que vous sachiez que la cour n’est pas un lieu où tout le monde soit de pair à compagnon, et où l’on crie comme à un Ordinaire. — Maudits soient la cour et l’Ordinaire ! » s’écria Nigel avec impatience.

« De tout mon cœur, ajouta le chevalier ; mon service de chevalier ne m’a pas procuré grand’chose à la cour, et la dernière fois que je fus à l’Ordinaire j’y ai perdu quatre anges d’or. — Puis-je vous prier, sir Mungo, de me faire connaître les noms de ceux qui ont pris de semblables libertés avec la réputation d’un homme qui leur est peu connu, et qui n’a jamais fait de mal à aucun d’eux ? — Ne vous ai-je pas dit, répondit sir Mungo, que le roi avait commencé par dire quelque chose à ce sujet ? le prince en a fait autant ; et cela étant, vous pouvez bien jurer que tous ceux qui n’ont pas gardé le silence dans le cercle ont fait chorus avec eux. — Mais il me semble que vous venez de me dire, répondit lord Glenvarloch, que lord Dalgarno avait pris mon parti ? — Oh ! assurément, répliqua sir Mungo ; mais le jeune lord a été bientôt réduit au silence ; et, par parenthèse, il était un peu enrhumé, et si enroué, que sa voix ressemblait à celle d’un corbeau : le pauvre jeune homme, s’il n’avait eu cette indisposition, il n’y a pas de doute qu’il n’eût su se faire écouter, comme s’il s’agissait de sa propre cause, que personne ne s’entend mieux à plaider… Et à propos de cela, permettez-moi de vous demander, continua sir Mungo, si lord Dalgarno a jamais présenté Votre Seigneurie au prince ou au duc de Buckingham ? il aurait suffi de l’un ou de l’autre pour emporter votre affaire du premier coup. — Je n’ai aucun droit à la faveur du prince, ni à celle du duc de Buckingham, répondit lord Glenvarloch. Comme vous paraissez vous être particulièrement occupé de mes affaires, sir Mungo, et même un peu plus qu’il n’était nécessaire, vous pouvez avoir entendu dire que j’ai adressé une pétition au souverain, pour le paiement de sommes dues à ma famille. Je ne puis douter que le désir du roi ne soit de me faire justice, et ne puis décemment avoir recours aux sollicitations de Son Altesse le prince, ou de Sa Grâce le duc de Buckingham, pour obtenir de Sa Majesté ce qui doit m’être accordé comme un droit, ou refusé tout à fait. »

Sir Mungo donna à ses traits bizarres une de leurs expressions les plus grotesques, et répondit en ricanant :

« C’est un exposé très-clair et très-frappant de la position de l’affaire, milord ; et en comptant là-dessus, vous prouvez d’une manière incontestable la connaissance intime et profonde que vous avez du roi, de la cour et du genre humain en général ;… Mais qui vient par ici ? Rangez-vous, milord, et faisons place. Sur ma foi, ce sont les gens dont nous parlions… quand on parle du diable, dit le proverbe… hem ! »

Il n’est pas inutile de faire remarquer ici que, pendant cette conversation, lord Glenvarloch, sans doute dans l’espoir de se débarrasser de sir Mungo, avait dirigé sa promenade vers la partie la plus fréquentée du parc. Cependant le bon chevalier était resté accroché à son bras, indifférent au chemin qu’il suivait, pourvu qu’il pût tenir son compagnon entre ses griffes. Ils étaient cependant encore à quelque distance de la partie où se pressait la foule, quand l’œil exercé de sir Mungo aperçut les personnages que ses dernières paroles annoncèrent à lord Glenvarloch.

Un murmure sourd et respectueux s’éleva parmi les groupes nombreux de personnes qui occupaient la partie basse du parc. Elles se rassemblèrent d’abord en foule, le visage tourné vers White-Hall, puis se rejetèrent en arrière et ouvrirent un passage à une troupe brillante qui sortait du palais, et qui s’avançait dans le parc… Tous ceux qui étaient présents s’empressèrent de laisser l’allée libre et de se découvrir.

Le plus grand nombre des courtisans portait ce costume que Van-Dyck nous a rendu si familier après un intervalle de près de deux cents ans : il commençait à remplacer celui qu’on avait adopté, à l’imitation de la cour d’Henri IV, et qui était plus frivole et moins imposant.

Tous les personnages qui faisaient partie de ce groupe avaient la tête nue, à l’exception du prince de Galles, depuis le plus infortuné des monarques de l’Angleterre : il marchait en avant, ses longs cheveux châtains tombant en boucles sur ses épaules, et sa physionomie que rembrunissait, même dans sa première jeunesse, une teinte de mélancolie prophétique, ombragée par un chapeau à l’espagnole, d’où pendait une longue plume d’autruche. À sa droite était Buckingham, dont le port noble et gracieux à la fois, laissait presque dans l’ombre, sous le rapport de la majesté extérieure, la personne du prince qu’il suivait. Le regard, les mouvements et les gestes du grand courtisan étaient tellement calculés, et si conformes à l’étiquette qu’exigeait sa situation, qu’il en résultait un frappant contraste avec la gaieté familière et la frivolité qui l’avaient mis en faveur auprès de son cher papa et compère le roi Jacques… Le sort de ce courtisan accompli était assurément très-singulier ; car à la fois le favori en pied d’un père et d’un fils de caractères si opposés, il était obligé, afin d’obtenir les bonnes grâces du jeune prince, de contenir dans les bornes du plus respectueux décorum cette humeur légère et folâtre qui faisait les délices du vieux roi.

Il est vrai que Buckingham connaissait si bien les différents caractères de Jacques et de Charles qu’il ne lui était pas difficile de se maintenir au premier rang de la faveur auprès de chacun d’eux. On a même supposé que le duc, ayant une fois réussi à gagner complètement les affections de Charles, ne conserva plus son empire sur le père que par la tyrannie de l’habitude : on ajoutait que, si Jacques avait pu se décider à former une résolution vigoureuse, il n’aurait pas été éloigné, surtout dans les dernières années de sa vie, de retirer sa faveur à Buckingham et de l’écarter de ses conseils. Mais s’il est vrai qu’il ait jamais médité un tel changement, il était trop timide et trop accoutumé à l’influence du duc pour trouver le courage de l’effectuer, et, dans tous les cas, il est certain que Buckingham, quoique survivant à un maître à qui il devait son élévation, eut le rare bonheur de jouir pendant deux règnes, sans le moindre affaiblissement, de la faveur la plus éclatante qu’ait jamais possédée un courtisan, faveur qui ne s’éteignit qu’avec sa vie, lorsqu’il tomba sous le poignard de son assassin Jelton.

Mais revenons à notre récit, interrompu par cette digression. Le prince s’avançait avec sa suite, et s’approchait de l’endroit où se trouvaient lord Glenvarloch et sir Mungo, qui s’étaient rangés comme les autres pour laisser le passage libre au prince, et lui donner les marques de respect ordinaires. Nigel put alors remarquer que lord Dalgarno marchait derrière le duc de Buckingham, et il lui sembla qu’il lui chuchotait quelque chose à l’oreille. Du moins est-il certain que l’attention du prince et du duc de Buckingham fut attirée sur Nigel, car ils tournèrent la tête de son côté, et le fixèrent attentivement, le prince, avec des regards dont l’expression sérieuse et mélancolique était mêlée de sévérité, Buckingham, d’un air hautain et railleur, qui indiquait un triomphe insultant. Lord Dalgarno ne parut pas remarquer son ami, peut-être à cause des rayons du soleil qui, donnant du côté de l’allée où se trouvait Nigel, obligeaient Malcolm à tenir son chapeau devant ses yeux.

Lorsque le prince passa, lord Glenvarloch et sir Mungo s’inclinèrent comme le respect l’exigeait, et le prince, leur rendant leur salut avec cette gravité cérémonieuse qui accorde à chacun ce qui est dû à son rang, mais rien au-delà, fit signe à sir Mungo de s’avancer ; celui-ci, tout en se mettant en devoir d’obéir, commença une apologie sur son infirmité, qui le privait d’aller plus vite, et ne la termina que lorsqu’il fut arrivé tout en boitant auprès du prince. Sir Mungo prêta une oreille attentive et intelligente, en apparence, à des questions qui lui furent faites d’un ton tellement bas, que le chevalier y eût certainement été sourd, si tout autre que le prince de Galles les lui eût adressées. Après une minute de conversation, le prince jeta sur Nigel un autre de ces regards fixes, dont l’expression est si embarrassante, et saluant légèrement sir Mungo, il continua sa promenade.

« Je ne le soupçonnais que trop, » dit sir Mungo, d’un ton qu’il cherchait à rendre triste et compatissant, tandis qu’en effet il faisait la grimace d’un singe qui vient de mettre dans sa bouche un marron brûlant ; « vous avez des amis qui vous desservent, c’est-à-dire de faux amis, ou, pour parler plus clairement encore, des ennemis auprès de la personne du prince. — J’en suis fâché, répliqua Nigel ; mais je voudrais savoir ce dont ils m’accusent. — Vous allez entendre, milord, répondit sir Mungo, les propres paroles du prince : Sir Mungo, dit-il, je suis bien aise de vous voir, et je me réjouis que vos douleurs de rhumatisme vous permettent de venir prendre de l’exercice ici. » Je m’inclinai, comme de raison… Remarquez bien, milord, cette circonstance, ce fut le premier point de notre conversation. Son Altesse me demanda ensuite si la personne qui m’accompagnait n’était pas le jeune lord de Glenvarloch… Je répondis que c’était lui-même, au service de Son Altesse… ce fut le second point. Enfin, Son Altesse, reprenant la conversation, me dit qu’effectivement on le lui avait dit… c’est-à-dire qu’on lui avait dit que c’était vous… mais qu’il ne pouvait croire que l’héritier de cette noble maison déchue pût mener une vie oisive, scandaleuse et précaire dans les auberges et les tavernes de Londres, tandis que les tambours du roi appelaient aux armes, et que ses drapeaux étaient déployés en Allemagne pour servir la cause du grand-duc Palatin son gendre… Votre Seigneurie conçoit bien que je n’avais rien autre chose à faire que de m’incliner ; et le prince m’ayant congédié d’un gracieux « Bonjour, sir Mungo Malagrowther, » je suis revenu trouver Votre Seigneurie. Maintenant, milord, si vos affaires ou vos plaisirs vous appellent à l’Ordinaire, ou dans quelque autre endroit de la Cité, vous ferez bien d’y aller, car vous comprendrez, sans doute, que vous êtes resté assez long-temps dans le parc, d’autant plus qu’ils retourneront probablement quand ils seront au bout de l’allée, et reviendront par ici… et vous en avez assez entendu, j’espère, pour savoir que vous ne devez pas vous presser de vous retrouver sous les pas du prince. — Vous pouvez rester, ou vous en aller, comme bon vous semble, sir Mungo, » répliqua Nigel avec l’expression d’un ressentiment calme mais profond ; « quant à moi, ma résolution est prise : je ne quitterai cette promenade publique pour le bon plaisir de personne… et je la quitterai encore moins comme un homme indigne d’être vu dans les endroits publics… J’espère que le prince et sa suite reviendront de ce côté, comme vous le dites, car je veux les attendre ici, sir Mungo, et les braver. — Les braver ! » s’écria sir Mungo avec la plus extrême surprise… « braver le prince de Galles, l’héritier présomptif du royaume… Par mon âme ! vous le braverez tout seul alors. »

En conséquence, il allait quitter Nigel quand un mouvement d’intérêt et de bienveillance, auquel il n’était guère sujet, sembla tout à coup adoucir son cynisme naturel.

« Du diable si je ne suis pas un vieux fou ! se dit sir Mungo. Faut-il que j’aille m’intéresser, moi qui ai si peu d’obligations à la fortune et à mes semblables, faut-il, dis-je, que j’aille m’intéresser à ce morveux, qui, je le gagerais, est aussi entêté qu’un pourceau possédé du diable ; car c’est le défaut de sa famille ?… Et cependant, dussent-ils être perdus, il faut que je lui donne quelques bons avis… Mon jeune lord, » reprit-il en se retournant et s’adressant à Nigel… « écoutez-moi bien : ceci n’est pas un jeu d’enfant… La manière dont le prince m’a parlé à votre égard, et que je vous ai rapportée, était équivalente à un ordre de ne pas reparaître en sa présence ; c’est pourquoi suivez le conseil d’un vieillard qui vous veut du bien, et peut-être plus qu’il n’en doit souhaiter au genre humain en général… Retirez-vous comme un bon garçon, et laissez-les passer… Rentrez chez vous ; ne remettez plus le pied dans une taverne… ne touchez plus un dé… Arrangez-vous pour vos affaires avec quelqu’un qui soit mieux vu que vous à la cour, et vous en aurez une belle somme d’argent toute ronde qui vous conduira en Allemagne ou ailleurs, pour y pousser votre fortune. Ce fut un soldat heureux qui fut le fondateur de votre famille il y a quatre ou cinq cents ans, et si vous avez de la bravoure et du bonheur, vous pouvez un jour parvenir à la relever ; mais, croyez-moi, vous ne réussirez jamais dans cette cour. »

Lorsque sir Mungo eut terminé cette exhortation, où il y avait plus d’intérêt véritable pour la situation de Nigel qu’on ne lui en avait jamais entendu exprimer à personne, lord Glenvarloch lui répondit : « Je vous suis obligé, sir Mungo ; vous avez parlé, je crois, avec sincérité, et je vous en remercie… Mais, en échange de vos bons avis, je vous conjure instamment de me quitter. J’aperçois le prince et sa suite qui reviennent, dans cette allée, et vous pouvez me faire du tort, sans me servir, en restant avec moi ; — Vous avez dit vrai, répondit sir Mungo ; et cependant, si j’avais dix ans de moins, je serais tenté de rester près de vous et de soutenir le choc ; mais à soixante ans passés, le courage d’un homme se refroidit, et ceux qui ne sauraient se faire une existence ne doivent pas compromettre le peu qu’ils ont dans leur vieillesse. Je désire que vous vous en tiriez bien, milord, mais le combat n’est pas égal. » En disant ces mots, il s’éloigna en boitant, retournant souvent la tête, comme si son courage naturel, quoique affaibli par son âge et ses infirmités, joint à son goût pour la contradiction et les querelles, lui eût inspiré quelque répugnance pour le parti que lui commandait sa propre sûreté.

Ainsi abandonné par son compagnon, dont au moment de son départ il conçut une meilleure opinion, Nigel resta les bras croisés et appuyé contre un arbre solitaire qui ombrageait le chemin, se préparant à soutenir avec fermeté un moment qu’il sentait devoir être critique et plein d’influence sur sa destinée ; mais il se trompait en supposant que le prince de Galles l’interpellerait ou lui donnerait une occasion de se justifier dans un endroit aussi public que le parc. Il n’échappa pas à son attention cependant ; car lorsqu’il le salua d’un air respectueux mais fier, et qui indiquait qu’il était instruit de l’opinion défavorable que le prince venait d’exprimer sur son compte, et qu’il ne s’en laissait pas effrayer, Charles lui rendit son salut avec un de ces regards sévères que se permettent seuls les hommes de la part de qui un tel regard est un arrêt. La foule des courtisans s’écoula ; le duc de Buckingham ne parut même pas voir lord Glenvarloch, tandis que lord Dalgarno, quoique le soleil eût cessé de l’incommoder, tînt ses yeux, peut-être encore fatigués de son premier état, constamment baissés vers la terre.

Ce fut avec peine que lord Glenvarloch parvint à contenir son indignation, quoiqu’il y eût eu de la folie à s’y livrer dans la situation où il se trouvait. Il quitta soudainement sa place, et suivit le cortège du prince de manière à ne pas le perdre de vue, ce qui lui fut très-facile, attendu qu’il marchait lentement. Nigel remarqua qu’il se dirigeait vers le palais, où le prince se retourna, salua en signe de congé les seigneurs qui l’accompagnaient, et entra dans le palais, suivi du duc de Buckingham seulement et de deux ou trois écuyers. Le reste de la suite ayant répondu, avec tout le respect convenable, au salut du prince, se dispersa dans le parc.

Ces petites circonstances furent attentivement observées par lord Glenvarloch, qui, ajustant son manteau et tournant son ceinturon autour de ses reins, de manière à avoir la poignée de son épée plus à portée de sa main, murmura entre ses dents : « Dalgarno m’expliquera tout cela, car il est dans le secret. »



  1. Dépouilles opimes. a. m.
  2. D’avoir combattu avec toi. a. m.
  3. Le sort en est jeté. a. m.