Les Aventures de Nigel/Chapitre 13

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 17p. 189-199).


CHAPITRE XIII.

NOUVEAU GENRE DE VIE.


Laissez ce saumon orgueilleux avaler l’hameçon, et puis frappez et vous l’aurez… Il regimbera et tirera votre ligne de manière à la faire siffler, mais vous finirez par l’avoir. Par ma foi, il faut de la patience, de la prudence. Le roc solide qui fait la sécurité de l’animal a des pointes aiguës, et l’étang, dans sa profondeur, contient assez de vase pour que, trompant votre espoir, il vous échappe si vous n’êtes plus soigneux.
Albion ou les doubles Rois.


Il est rare qu’en faisant la revue d’un jour de plaisir on se le rappelle avec des sensations aussi agréables que celles qu’on a éprouvées pendant sa durée. Du moins ce fut ainsi que pensa Nigel Olifaunt, et il lui fallut une visite de son nouvel ami lord Dalgarno pour se réconcilier avec lui-même. Mais cette visite eut lieu à l’issue du déjeuner, et la première chose que fit son ami fut de lui demander ce qu’il pensait de la compagnie avec laquelle il avait passé la soirée précédente.

« Je la trouve fort aimable, répondit lord Glenvarloch ; seulement les saillies et les bons mots m’auraient plu davantage s’ils eussent été plus naturels. Chaque individu avait l’air de se mettre l’imagination à la torture, et à chaque trait extravagant, à chaque folle repartie, la moitié de vos hommes d’esprit tombait dans la rêverie, et s’occupait laborieusement de produire quelque chose qui allât encore plus loin. — Et pourquoi pas ? répliqua lord Dalgarno ; à quoi ces gens-là sont-ils bons, si ce n’est à lutter d’esprit pour nous divertir ? Celui qui se reconnaîtrait incapable, de par Dieu ! mériterait d’être condamné à ne boire que de l’ale trouble et à n’avoir d’autre protection que la compagnie des bateliers. Je vous assure que plus d’un joli garçon a été mortellement blessé à la Sirène par un trait malin ou un quolibet, et a été renvoyé dans un état pitoyable à l’hôpital du bel esprit dans le Vintry[1], où il languit encore au milieu de la foule des sots et des aldermen. — C’est possible, dit lord Nigel ; et cependant, sur mon honneur, il me semblait avoir vu dans la compagnie d’hier soir plus d’un homme dont le génie et les talents méritaient un rang plus élevé parmi nous, ou qui plutôt aurait dû s’éloigner entièrement d’un théâtre où il jouait un rôle subordonné et indigne de lui. — Trêve à vos scrupules de conscience, s’écria lord Dalgarno, et foin de ces proscrits du Parnasse ! Comment donc ! ceux-ci ne sont que la lie de ce fameux banquet de harengs salés et de vin du Rhin ; qui a coûté à Londres tant de ses principaux faiseurs d’esprit et de ses poètes de la folie… Qu’auriez-vous donc dit si vous aviez vu Nash et Green, si vous vous intéressez tant aux pauvres bouffons avec qui nous avons soupé hier ? Que leur manque-t-il ? n’ont-ils pas bien bu et bien mangé ? Après un tel repas et de telles libations, ils auront dormi assez long-temps pour pouvoir se dispenser de songer à manger avant le soir ; alors, s’ils sont adroits, ils trouveront des patrons ou des comédiens qui leur donneront à souper. Quant à leurs autres besoins, ils ne manqueront jamais d’eau froide tant que la source de la Nouvelle-Rivière[2] ne tarira point, et les pourpoints de ces enfants du Parnasse durent éternellement. — Virgile et Horace eurent de plus utiles protecteurs, dit Nigel. — Sans doute, répondit son compagnon ; mais ces gens-là ne sont ni Virgile ni Horace. D’ailleurs nous avons des génies d’un autre ordre, que je vous présenterai à la première occasion. Notre Cygne de l’Avon[3] a fait entendre ses derniers chants ; mais nous avons le vigoureux Ben[4] ; et en fait de génie et d’érudition, il ne le cède à aucun auteur qui ait jamais chaussé le cothurne et le brodequin. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas de lui que je veux vous parler en ce moment ; je venais vous prier par amitié de venir avec moi jusqu’à Richmond, où deux ou trois des galants que vous avez vus hier ont l’intention de régaler de musique et de syllabub[5] un cercle de beautés aux yeux brillants, parmi lesquelles il en est, je vous assure, qui sont dignes de détacher un astrologue du culte de Galaxie[6]. Ma sœur, à qui je désire vous présenter, est à la tête de cette essaim de belles. Elle ne manque pas d’admirateurs à la cour, et quoiqu’il ne me convienne pas de répéter ces louanges, j’ajouterai qu’elle est regardée comme une des beautés régnantes. »

Il n’y avait pas moyen de refuser une invitation, adressée à un homme qui naguère encore se comptait pour si peu de chose, au nom d’une des beautés les plus distinguées de la cour. Lord Glenvarloch accepta donc, c’était une chose inévitable ; et il passa gaiement la journée au sein des plaisirs et parmi les belles. Il fut le chevalier assidu et galant de la sœur de son ami, la belle comtesse de Blackchester, qui visait à la fois au sceptre de la mode, du crédit et de l’esprit. Elle était, à la vérité, beaucoup plus âgée que son frère, ayant probablement achevé son sixième lustre ; mais elle savait habilement suppléer à ce qui pouvait lui manquer en jeunesse par le soin recherché qu’elle prenait de sa toilette. La première au courant de toutes les modes étrangères, elle avait un art tout particulier pour les adapter à son teint et à son genre de figure. Il n’y avait pas une dame à la cour qui sût mieux la manière dont il fallait répondre au monarque, en prenant tour à tour le ton moral, politique, savant et enjoué, suivant l’humeur dominante du souverain. On supposait même qu’elle avait employé très-activement son crédit personnel pour procurer à son mari une charge éminente, faveur que le vieux vicomte goutteux, doué d’un esprit des plus ordinaires, n’aurait jamais obtenue par son seul mérite.

Il fut beaucoup plus facile à cette dame qu’à son frère de réconcilier lord Glenvarloch avec les habitudes d’un monde aussi nouveau pour lui. Dans toutes les sociétés civilisées les femmes distinguées par le rang et la beauté ont une influence toute-puissante sur le ton et les manières, et par suite sur les mœurs de leur siècle. En outre, lady Blackchester avait parmi la cour, ou plus haut encore que la cour, car l’origine n’en était point parfaitement connue, un crédit qui lui créait des amis, et imposait à ceux qui auraient été disposés à se constituer ses adversaires.

Pour un moment, on l’avait supposée étroitement liguée avec la famille Buckingham, que son frère continuait de voir très-intimement ; et quoiqu’il fût survenu entre la comtesse et la duchesse de Buckingham une certaine froideur, par suite de laquelle on ne les voyait plus que rarement ensemble, la comtesse ayant paru depuis lors se renfermer dans son cercle, cependant on se disait tout bas que le crédit de lady Blackchester sur le grand favori n’avait aucunement souffert de sa rupture avec la duchesse son épouse.

Les détails qui nous ont été transmis sur les intrigues privées de la cour à cette époque, et sur les personnes qui en tenaient le fil, ne sont pas suffisants pour nous permettre de prononcer. Nous nous bornerons donc à dire que lady Blackchester possédait par sa beauté, ses talents, et le génie qu’on lui attribuait pour les intrigues de cour, une puissante influence sur le cercle qui l’entourait. Nigel Olifaunt ne tarda pas à en éprouver le pouvoir, et il devint en quelque sorte l’esclave de cette espèce d’habitude qui entraîne tant d’hommes dans une certaine société, à une certaine heure, sans qu’ils espèrent y trouver un plaisir ou un amusement bien vif.

Voici comment on peut décrire la vie qu’il mena pendant plusieurs semaines : l’Ordinaire ne commençait pas mal sa journée, et le jeune lord fut bientôt d’avis que si la compagnie qu’on y trouvait n’était pas sans mélange, ce n’en était pas moins un lieu de réunion agréable et commode, et qui lui servait de rendez-vous avec les jeunes gens à la mode, avec lesquels il fréquentait Hyde-Park, les théâtres et autres endroits publics, ou se joignait au cercle brillant que lady Blackchester rassemblait autour d’elle. Il n’éprouvait plus cette horreur scrupuleuse qui, dans le principe, l’avait fait hésiter à entrer dans un lieu où le jeu était permis : au contraire, il commençait à se dire qu’il n’y avait aucun mal à être témoin d’un tel passe-temps, quand les acteurs s’y livraient avec modération, et, par la même raison, qu’il ne pouvait y en avoir davantage à partager cet amusement, toujours avec les mêmes restrictions. Mais le jeune lord était Écossais, habitué à réfléchir de bonne heure : n’ayant jamais eu aucune habitude qui pût le porter à dissimuler ou aventurer légèrement son argent, la profusion n’était pas son défaut naturel ; il ne semblait pas même qu’il pût l’acquérir par l’éducation, et lorsque le feu lord avait si sévèrement défendu à son fils de jamais approcher d’une table de jeu, sans doute c’était moins dans la crainte qu’il ne fût du nombre des perdants, que de le voir parmi le nombre des joueurs heureux. Le malheur au jeu, dans son opinion, avait un terme bien triste sans doute, puisqu’il menait à la perte de tous les biens temporels ; mais le bonheur ne faisait qu’accroître le danger qu’il redoutait le plus, et mettait en péril à la fois l’âme et le corps.

Quel que fût le degré de fondement des craintes du vieux lord, la conduite de son fils ne tarda pas à les justifier jusqu’à un certain point, c’est-à-dire qu’après être resté un certain temps observateur passif des différents jeux de hasard dont il était témoin, il en vint par degré à s’y intéresser par de petites gageures et en risquant de faibles sommes. On ne peut nier que son rang et ses espérances de fortune ne lui donnassent le droit de hasarder quelques pièces d’or, et son jeu n’alla jamais plus loin contre des personnes qui, d’après l’indifférence avec laquelle elles exposaient leur argent, paraissaient grandement en état d’en supporter la perte.

Il arriva, ou plutôt, suivant la croyance vulgaire, un mauvais génie voulut que Nigel fût d’un bonheur remarquable dans toutes ses gageures ; il était prudent et modéré, avait du sang-froid, de la mémoire, et une grande facilité pour le calcul. D’ailleurs, il était d’un caractère ferme et intrépide, et quiconque lui avait adressé la parole ou l’avait seulement vu une fois, fût-ce même en passant, ne se serait pas risqué à employer avec lui aucun de ces tours d’adresse ou de ces moyens avec lesquels on ne peut réussir qu’en intimidant les gens. Lorsqu’il plaisait à lord Glenvarloch de jouer, on jouait avec lui régulièrement, ou, suivant le terme d’usage, sans tricher ; et lorsqu’il s’apercevait que sa veine changeait, ou qu’il ne se souciait pas de tenter plus loin la fortune, les joueurs même les plus déterminés qui fréquentaient la maison de M. le chevalier de Saint-Priest de Beaujeu, n’osaient exprimer ouvertement leur mécontentement de le voir se lever de table avec son gain. Mais ceci étant arrivé à plusieurs reprises, ils commencèrent à murmurer entre eux du bonheur et de la prudence du jeune Écossais : bientôt il fut loin d’être vu de bon œil dans cette société.

Une circonstance particulière ne contribua pas médiocrement à entretenir dans lord Glenvarloch cette dangereuse habitude, une fois qu’il s’y fut livré : c’est qu’il se trouvait affranchi par là de la nécessité de contracter de nouvelles obligations pécuniaires, nécessité qui aurait blessé vivement son orgueil, et à laquelle néanmoins la prolongation de son séjour à Londres l’aurait réduit. Il avait à solliciter auprès des ministres certaines formes officielles dont il était nécessaire que l’ordonnance du roi fût revêtue pour qu’il pût en tirer parti ; et quoique ce point ne pût lui être refusé, les délais qu’on lui fit éprouver le portaient à croire qu’une certaine opposition secrète occasionnait les lenteurs de cette affaire. Son premier mouvement aurait été de se présenter une seconde fois à la cour, l’ordonnance du roi à la main, et d’en appeler à Sa Majesté en personne, pour qu’elle prononçât si les délais des ministres devaient rendre vaine sa générosité royale. Mais le comte de Huntinglen, ce bon vieux pair qui s’était si franchement mis en avant pour le servir dans la première occasion, le dissuada vivement de rien tenter de semblable, et lui conseilla d’attendre tranquillement l’expédition des ministres, qui l’affranchirait d’un plus long séjour à Londres. Lord Dalgarno se joignit à son père pour détourner son jeune ami de paraître une seconde fois à la cour, au moins jusqu’à ce qu’il fût réconcilié avec le duc de Buckingham. « J’ai offert à lord Nigel, » ajouta-t-il en s’adressant à son père, « mon secours, tout faible qu’il est, pour amener cette réconciliation ; mais je n’ai pu le déterminer à faire la moindre démarche ni aucune espèce d’avance vers le duc.

— Et, par ma foi, je trouve là-dessus que le garçon a raison, Malcolm, » répondit le brave vieux lord écossais. « Quel droit a Buckingham, ou, pour parler clairement, le fils de sir George Williers, de demander hommage et soumission à un homme qui a huit quartiers de noblesse de plus que lui ? Je l’ai entendu moi-même, sans aucun motif, appeler Nigel son ennemi, et je ne conseillerai jamais au jeune homme de lui faire aucune avance de politesse, que l’autre n’ait auparavant rétracté les paroles malhonnêtes qu’il lui a adressées. — C’est bien aussi mon avis sur la conduite de lord Glenvarloch, répondit lord Dalgarno ; mais, d’un autre côté, vous conviendrez, mon père, que ce serait courir un grand risque de la part de notre ami que de se présenter de nouveau devant le roi, ayant le duc pour ennemi… Il vaut mieux qu’il me laisse le soin de calmer la malveillance que des gens malintentionnés ont inspirée au duc contre notre ami. — Si tu amènes Buckingham à reconnaître son erreur, dit le père, je dirai que, pour une fois, il y aura eu à la cour de l’honnêteté et de la franchise… Mais je vous ai souvent dit, à votre sœur et à vous, combien en général je faisais peu de cas du courtisan. — Vous ne devez pas douter que je ne fasse tout ce qui dépendra de moi dans l’affaire de Nigel, dit lord Dalgarno ; mais vous songerez, mon cher père, que, pour réussir à la cour, il me faut employer des moyens plus doux et plus lents que ceux qui vous mirent en faveur il y a vingt ans. — Sur ma foi, c’est ce que je crains, répondit le comte… Je te le répète, Malcolm, j’aimerais mieux descendre au tombeau que de devoir douter de ta probité et de ton honneur… et cependant, quoi qu’il se fasse, je ne sais comment, que d’honnêtes et loyaux services n’aient plus à la cour le prix qu’ils y avaient de mon temps, je m’aperçois que tu y réussis.

— Oh ! le temps actuel ne réclame pas de vos services de l’ancien régime, dit lord Dalgarno. Nous n’avons pas d’insurrections journalières, ni de tentatives nocturnes d’assassinat, comme il arrivait à la cour d’Écosse. On n’a plus besoin de faire la cour au souverain avec une épée toujours prête à sortir du fourreau : cela serait aussi ridicule que de voir nos vieux serviteurs avec leurs plaques, leurs sabres et leurs boucliers, à une mascarade de la cour. D’ailleurs, mon père, un dévouement trop précipité a ses inconvénients… J’ai entendu dire, et de la bouche du roi lui-même, que quand vous frappâtes de votre poignard le traître Ruthven, ce fut avec si peu de réflexion, que vous enfonçâtes la pointe d’un quart de pouce dans le derrière royal. Le roi n’en parle jamais sans se frotter la partie malade, et répéter sa citation ordinaire :

Infandum renovare……… dolorem[7]


Mais voilà ce que c’est que les anciennes modes et à quoi sert de porter une lame de Liddesdale, au lieu d’un poignard de Parme. Et cependant c’est là, mon cher père, ce que vous appelez un prompt et vaillant service. Le roi, à ce qu’on m’a dit, fut quinze jours sans pouvoir s’asseoir, quoiqu’on eût garni son fauteuil de tous les coussins de Falkland, et qu’on y eût joint ceux du prévôt de Dunferline par-dessus le marché. — C’est un mensonge ! s’écria le vieux comte, un vil mensonge, quel que soit celui qui l’a forgé ! Il est vrai que je portais à mon côté un poignard qui était bon à quelque chose, et non un poinçon comme le vôtre, qui ne peut servir qu’à se nettoyer les dents… Ventrebleu ! peut-on se presser trop quand on entend un roi crier au meurtre, à la trahison, comme une poule à qui on tord le cou ? Mais vous autres, jeunes courtisans, vous ne connaissez rien à tout cela : vous ne valez guère mieux que ces oiseaux verts qu’on apporte des Indes, dont le seul mérite est de répéter après leurs maîtres les mots qu’ils leur ont entendu dire… troupe de pieds plats, de flatteurs et de vipères… Malheureusement, je suis vieux et hors d’état de changer, sans quoi je laisserais là la cour, et je m’en retournerais entendre encore une fois le Tay se précipiter sur le Linn de Campsie. — Mais voici la cloche qui vous annonce votre dîner, mon père, dit lord Dalgarno, et si le gibier que je vous ai envoyé est bien apprêté, ce son-là vaudra bien l’autre. — Suivez-moi, jeunes gens, si cela vous convient, » dit le vieux comte en sortant d’un berceau où cette conversation avait lieu, pour se diriger vers la salle à manger, où les deux jeunes lords l’accompagnèrent.

Lorsqu’ils furent seuls, lord Dalgarno n’eut aucune peine à dissuader Nigel d’aller immédiatement à la cour, tandis que, d’une autre part, l’offre qu’il lui fit de nouveau de le présenter chez le duc de Buckingham reçut de lord Glenvarloch un refus positif et dédaigneux. Son ami haussa les épaules de l’air de quelqu’un qui veut se faire un mérite d’avoir donné à un ami le meilleur conseil qui était en son pouvoir, et qui désire être délivré des conséquences que peut avoir son obstination.

Quant au père, sa table et son meilleur vin, dont il était même plus libéral qu’il n’était besoin, étaient au service de son jeune ami, aussi bien que ses avis et son appui dans la suite de ses affaires. Mais le crédit de lord Huntinglen était plus apparent que réel ; il savait si peu se servir de la faveur qu’il avait acquise par la manière brave dont il avait servi le roi, et les courtisans ainsi que les ministres de Sa Majesté savaient si bien la rendre vaine, qu’à l’exception d’une ou deux circonstances où le roi avait été pris en quelque sorte par surprise, comme dans l’affaire de lord Glenvarloch, ni lui ni ses amis n’avaient jamais retiré aucun avantage réel des bontés du souverain.

« Il n’y eut jamais d’homme, » disait lord Dalgarno qui, jugeant avec plus de sagacité la cour d’Angleterre, voyait parfaitement ce qui manquait à son père pour y obtenir du crédit… « Il n’y eut jamais d’homme à qui il ait été aussi facile qu’à mon pauvre père d’arriver au faîte des honneurs et de la fortune… Il avait acquis le droit de poser lui-même, marche par marche, avec lenteur et sûreté, les degrés de son élévation, ayant soin que la grâce qu’il demandait successivement chaque année devînt la pierre d’appui pour celle qui devait la suivre… Mais votre barque ne fera pas naufrage sur la même côte, Nigel, ajoutait-il. Si j’ai moins de moyens d’influence que mon père n’en a, ou plutôt n’en avait (car il les a prodigués, et il n’en a retiré d’autres fruits que quelques tonneaux de vin, des faucons, des chiens courants et autres bagatelles de ce genre), je sais du moins bien mieux profiter de ceux que j’ai, et croyez, mon cher Nigel, qu’ils vous sont tous dévoués. Ne soyez ni surpris, ni fâché contre moi de ce que vous me voyez moins qu’à l’ordinaire. La chasse au cerf vient de commencer, et le prince attend que je l’y suive quelquefois. Il ne faut pas non plus que je néglige le duc, afin d’avoir l’occasion de plaider votre cause, quand l’occasion s’en présentera. — Je n’ai pas de cause à plaider devant le duc, » dit Nigel d’un air grave ; « je vous ai répété cela plusieurs fois. — Mon Dieu ! reprit lord Dalgarno, j’entendais seulement par cette phrase qui vous porte ombrage, soupçonneux mortel que vous êtes, que je plaiderais votre cause auprès du duc comme je plaide la cause du duc devant vous. Assurément je puis bien réclamer ma part de la bénédiction favorite du roi notre maître : Beati pacifici[8]. »

À différentes reprises, les conversations qu’eut lord Glenvarloch avec le vieux comte et son fils prirent une semblable tournure, et eurent une pareille conclusion. Il sentait quelquefois vaguement que, soutenu par l’un et par l’autre, sans parler de l’influence plus secrète mais non moins réelle de lady Blackchester, son affaire, simple comme elle l’était devenue, aurait dû aller plus vite ; mais il était aussi impossible de douter de la brusque et franche probité du père que de l’amitié ardente et zélée de lord Dalgarno. Il ne pouvait guère soupçonner davantage que l’appui de la belle dame, qui le recevait avec tant de distinction, vînt à lui manquer, s’il arrivait qu’il en eût besoin. D’ailleurs Nigel sentait la vérité d’une observation que lord Dalgarno lui faisait souvent : c’est que le favori étant regardé comme son ennemi, tout employé subalterne dans les mains duquel son affaire devait passer chercherait à se faire un mérite de lui susciter des obstacles qu’il ne pourrait surmonter que par la patience et la fermeté, à moins qu’il ne préférât en venir à une réconciliation, ou, comme le disait lord Dalgarno, faire sa paix avec le duc de Buckingham. Nigel aurait pu, dans cette circonstance, avoir recours aux bons avis de son ami George Heriot ; ce qu’il n’aurait certainement pas manqué de faire, s’en étant si bien trouvé dans une première occasion : mais la seule fois qu’il vit le digne orfèvre, après sa présentation à la cour, il le trouva occupé à faire en toute hâte les préparatifs de son départ pour Paris, où l’appelaient une affaire de la plus grande importance concernant son état, ainsi que des ordres qu’il avait reçus du roi et du duc de Buckingham, et dont il pouvait résulter pour lui un profit considérable. Le brave homme sourit en nommant le duc de Buckingham. « Il était presque sûr d’avance, dit-il, que sa disgrâce de ce côté ne serait pas de longue durée. »

Lord Glenvarloch lui exprima le plaisir que lui faisait cette réconciliation : « Il lui avait été bien pénible, ajouta-t-il, de penser que maître Heriot, pour prix des services qu’il lui avait rendus, se serait attiré la malveillance d’un favori si puissant, et aurait même été exposé à ses mauvais offices. — Milord, répondit maître Heriot, je me serais senti capable de risquer beaucoup pour le fils de votre père ; et cependant, ou je me connais mal, ou j’en aurais fait autant, et me serais exposé de la même manière pour le seul amour de la justice, quand il aurait été question d’une personne qui m’eût inspiré moins d’intérêt. Mais comme nous ne nous reverrons pas de quelque temps, je dois abandonner à votre prudence le soin de conduire à bien cette affaire. »

Là-dessus ils se dirent adieu, et se séparèrent avec des marques d’amitié mutuelles.

Il y eut dans la situation de lord Glenvarloch d’autres changements qu’il est bon de faire connaître. Ses nouvelles occupations et les habitudes de dissipation qu’il avait prises lui firent bientôt trouver un grand inconvénient à loger si loin du centre de ses plaisirs. Peut-être aussi commençait-il à devenir honteux de sa cabane sur le quai Saint-Paul, et désirait-il avoir un appartement un peu plus conforme à son rang. Dans ce dessein, il loua un petit logement auprès du Temple. Cependant il fut presque fâché de l’avoir fait quand il vit que son déménagement paraissait beaucoup chagriner son hôte John Christie, et surtout sa prévoyante et officieuse hôtesse. Le mari, qui mettait de la gravité dans tout ce qu’il faisait, et qui n’était pas un grand parleur, se contenta de dire qu’il espérait que lord Glenvarloch n’avait pas eu à se plaindre d’eux, et que, s’il les quittait, ce ne pouvait être par suite d’aucune négligence ou manque de soin de leur part. Mais les larmes roulaient dans les yeux de dame Nelly pendant qu’elle rappelait les divers embellissements et changements qu’elle avait faits dans l’appartement pour le rendre plus agréable et plus commode à Sa Seigneurie.

« Il y avait une grande caisse d’embarcation, dit-elle, que j’ai fait porter dans le grenier du garçon de boutique, quoiqu’elle ne laissât plus au pauvre diable qu’un passage de dix-huit pouces tout au plus pour aller à son lit, et Dieu sait, car en vérité je l’ignore, si on pourra la redescendre par ce petit escalier étroit. Puis j’avais fait faire une alcôve du cabinet, ce qui nous a coûté vingt bons schellings ; et pour tout autre locataire que Sa Seigneurie un cabinet serait plus commode. J’ai aussi acheté beaucoup de linge tout exprès. Mais la volonté de Dieu soit faite !… il faut se résigner. »

Tout le monde aime à recevoir des marques d’attachement ; Nigel sentait son cœur lui adresser des reproches, comme si, dans ses nouvelles espérances de fortune, il dédaignait le modeste logement et les attentions de ces humbles amis que, si récemment encore, il devait s’estimer heureux d’avoir trouvés. En conséquence, il ne manqua point, par toutes les assurances possibles et par le paiement le plus libéral qu’il put leur faire accepter, d’adoucir l’amertume des regrets que leur causait son départ. Un baiser d’adieu donné par les jolies lèvres de dame Nelly scella le pardon.

Richard Moniplies resta quelques moments derrière son maître pour s’informer si, en cas de besoin, John Christie ne pourrait pas aider un brave Écossais à prendre son passage sur un bâtiment pour retourner en Écosse ; et ayant reçu l’assurance qu’il pourrait compter sur John en pareil cas, il lui dit, en le quittant, que probablement il lui rappellerait bientôt sa promesse ; « car, ajouta-t-il, si milord n’est pas fatigué de la vie de Londres, je connais quelqu’un qui l’est, et ce quelqu’un c’est moi-même ; et je suis bien décidé à revoir Arthurs-Seat[9] avant d’être plus vieux de quelques semaines. »



  1. Cabaret dans la cité de Londres. a. m.
  2. Rivière formée de plusieurs sources voisines de Londres, où elle a été amenée par un orfèvre de cette métropole, sous le régne de Jacques Ier. a. m.
  3. Shakspeare. a. m.
  4. Ben Johnson. a. m.
  5. Boisson formée de lait, de vin, de sucre et d’épices. a. m.
  6. La voie lactée.
  7. Vous m’ordonnez de renouveler d’ineffables douleurs, Virg. Énéide, II. a. m.
  8. Heureux les pacifiques. a. m.
  9. Rocher qui domine Édimbourg. a. m.