Les Aventures de Nigel/Chapitre 11

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 17p. 165-177).


CHAPITRE XI.

MŒURS D’UN JEUNE COURTISAN.


Vous ne connaissez pas les mœurs du temps… Ici les vices ressemblent tant aux vertus, qu’il est difficile d’en trouver la différence ; ils portent les mêmes habits, se nourrissent des mêmes mets, couchent dans le même lit, et se servent des mêmes voitures.
Ben Johnson..


Le lendemain matin, tandis que Nigel, qui venait d’achever de déjeuner, se demandait de quelle manière il emploierait sa journée, son attention fut attirée par un bruit qui se fit entendre sur l’escalier, et un petit moment après entra dame Nelly, les joues écartâtes, et qui tout émue annonça d’une voix à peine intelligible… « Un jeune seigneur, monsieur, et quel autre, » ajouta-t-elle en passant légèrement la main sur ses lèvres, « serait assez impertinent ?… c’est un jeune seigneur qui vous demande, monsieur. »

À peine avait-elle achevé, qu’on vit lord Dalgarno entrer d’un air gai, avec un maintien dégagé et plein d’aisance, et paraissant aussi content de revoir son ami, que s’il l’eût trouvé dans un palais. Nigel, au contraire, car l’amour-propre a une puissante influence sur les jeunes gens, fut décontenancé et mortifié d’être surpris par un jeune homme aussi brillant dans une chambre qui, depuis l’arrivée d’un petit-maître si bien mis et si élégant, lui paraissait encore plus basse, plus étroite, plus sombre et plus mesquine. Il essaya de balbutier quelques excuses sur la manière dont il était logé ; mais lord Dalgarno l’interrompit.

« Pas un mot, dit-il, pas un seul mot à ce sujet… Je vois pourquoi vous avez jeté l’ancre ici, mais je sais être discret… Une si jolie hôtesse attirerait dans un plus mauvais gîte. — Sur ma parole, sur mon honneur… s’écria lord Glenvarloch. — Je vous en prie, qu’il n’en soit plus question, répéta lord Dalgarno : je ne suis pas un indiscret, et je n’ai pas envie de marcher sur vos brisées… il y a assez de gibier de cette espèce, grâce au ciel, pour que je puisse en abattre quelque pièce pour mon propre compte. »

Tout ceci fut dit d’une manière tellement positive, et d’après l’explication adoptée, la galanterie de lord Glenvarloch se trouvait si naturellement établie, que Nigel cessa de chercher à nier : moins honteux peut-être (car telle est la faiblesse humaine) d’un vice supposé que de sa pauvreté réelle, il changea de conversation, et laissa la réputation de la pauvre Nelly à la merci des fausses interprétations du jeune lord.

Il lui offrit avec quelque embarras de se rafraîchir ; lord Dalgarno répondit qu’il avait déjeuné depuis long-temps, mais que, sortant de faire une partie de paume, il accepterait volontiers un verre de la petite bière de la jolie hôtesse. Ceci ne fut pas difficile à lui procurer. Il but, et trouva la bière excellente ; et comme l’hôtesse n’avait pas manqué d’apporter le verre elle-même, lord Dalgarno profita de cette occasion de la regarder plus attentivement, puis il but gravement à la santé de son mari, en faisant un signe de tête imperceptible à lord Glenvarloch. Dame Nelly s’en trouva singulièrement flattée ; et passant ses mains sur son tablier, elle dit que Leurs Seigneuries faisaient beaucoup d’honneur à son John : il n’y avait pas dans toute la rue, et même dans Saint-Paul, un plus brave homme et plus laborieux que lui.

Elle aurait sans doute continué, et n’aurait pas manqué de parler de la différence d’âge qui existait entre eux comme du seul inconvénient propre à diminuer leur bonheur conjugal ; mais son locataire, qui n’avait aucune envie de s’exposer davantage aux railleries du jeune lord, lui fit signe de quitter la chambre.

Dalgarno la regarda sortir, puis considéra lord Glenvarloch eu secouant la tête, et en répétant ces vers si connus :


Milord, méfiez-vous de l’âcre Jalousie,
De ce monstre aux yeux verts qui lui-même pétrit
L’aliment dont il se nourrit[1].


— Mais allons, » dit-il en changeant de ton, « je ne sais pas pourquoi je vous tourmenterais ainsi, moi qui ai tant de folies à me reprocher ; je devrais plutôt m’excuser de me trouver ici, et vous dire pourquoi j’y suis venu. »

En parlant ainsi, il prit un siège, et en approchant un autre pour lord Glenvarloch, en dépit de l’empressement de ce dernier à le prévenir dans cet acte de politesse, il continua sur le même ton d’aisance et de familiarité.

« Nous sommes voisins, milord, et nous venons seulement de nous voir pour la première fois. Or, je connais assez le cher pays pour être convaincu que des voisins en Écosse doivent être amis intimes ou ennemis jurés… marcher en se donnant la main, ou être sans cesse à tirer l’épée… et quant à moi, je préfère vous donner la main, à moins que vous ne rejetiez mon offre. » — Comment me serait-il possible, milord, de refuser une offre faite avec tant de franchise, quand même votre père n’aurait pas été un second père pour moi ? » En prenant la main de lord Dalgarno, il ajouta : « Il me semble que je n’ai pas perdu de temps, puisque n’ayant encore paru à la cour qu’une seule fois, j’y ai acquis un bon ami, et un ennemi puissant. — L’ami vous remercie de la justice que vous lui rendez ; mais, mon cher Glenvarloch, ou plutôt, car les titres sentent trop la cérémonie entre nous qui sommes de la bonne souche, quel est votre nom de baptême ? — Nigel, répondit lord Glenvarloch. — Alors nous serons Nigel et Malcolm l’un pour l’autre, et milord pour le monde plébéien qui nous entoure. Mais, je voulais vous demander qui vous supposiez votre ennemi. — Pas un moindre personnage que le tout-puissant favori, le grand duc de Buckingham. — Vous rêvez… Qui a pu vous inspirer une telle opinion ? — Il me l’a dit lui-même ; et en cela, du moins, il a su agir d’une manière franche et honorable avec moi. — Oh ! vous ne le connaissez pas encore : le duc est un composé de cent qualités nobles et généreuses, en vertu desquelles il s’irrite et se cabre comme un coursier impétueux au moindre obstacle qu’il rencontre sur sa route ; mais il ne pense pas ce qu’il dit dans ces moments de chaleur. J’ai, Dieu merci, plus d’influence sur lui que la plupart de ceux qui l’entourent. Vous viendrez le voir avec moi, et vous verrez comme vous en serez reçu. — Je vous ai dit, milord, » répondit Glenvarloch avec une fermeté mêlée d’un peu de hauteur, « que le duc de Buckingham, sans avoir reçu de moi la plus légère offense, s’est déclaré mon ennemi en face de toute la cour, et il se rétractera d’une manière aussi publique que l’a été cette agression avant de recevoir de moi la plus légère avance. — Vous agiriez très-convenablement dans tout autre cas ; mais dans celui-ci vous avez tort. Buckingham a l’ascendant sur l’horizon de la cour ; et, en raison de ce que le duc lui est contraire ou favorable, un courtisan voit hausser ou baisser sa fortune. Le roi vous dirait de vous rappeler votre Phèdre :


Arripiens geminas, ripis cedentibus, ollas[2].


Et ainsi de suite. Vous êtes le vase de terre, prenez garde de vous heurter contre le pot de fer. — Le vase de terre évitera la rencontre en se mettant hors du courant… Mon projet n’est pas de reparaître à la cour. — Oh ! vous serez infailliblement obligé d’y aller. Vous verrez que votre affaire d’Écosse marchera mal sans cela ; car il vous faut protection et faveur pour tirer parti de l’ordonnance que vous avez obtenue. Nous en causerons plus au long une autre fois ; mais dites-moi en attendant, mon cher Nigel, si vous n’avez pas été surpris de me voir chez vous si tôt ? — Je suis surpris que vous ayez pu me découvrir dans ce coin obscur. — Oh ! mon page Lutin est un vrai démon pour ces sortes de découvertes. Je n’ai qu’à lui dire : Lutin, je voudrais savoir où un tel, où une telle demeure ; et il m’y conduit comme par enchantement. — J’espère qu’il ne vous attend pas dans la rue ? Je vais envoyer mon domestique le chercher. — Ne vous en occupez pas ; il est sans doute en ce moment à jouer au petit palet ou à la fossette avec les derniers polissons du quai, à moins qu’il n’ait renoncé à ses anciennes habitudes. — Et ne craignez-vous pas que ses mœurs ne se corrompent dans une telle compagnie ? — Que la compagnie qu’il fréquente prenne plutôt garde aux siennes, dit Dalgarno froidement ; car il faudrait que ce fût une vraie troupe de démons si Lutin ne leur enseignait pas plus de méchanceté qu’il n’en apprendrait lui-même. Il est, Dieu merci, versé à fond dans la science du mal pour son âge. Je puis m’épargner la peine de m’occuper de ses mœurs, car rien désormais ne les rendra meilleures ou pires. — Et que pouvez-vous dire de sa conduite à ses parents, milord ? — Et où voulez-vous que j’aille les chercher pour leur en rendre compte ? — Il peut être orphelin, mais assurément, pour être page dans la maison de Votre Seigneurie, ses parents doivent être d’un certain rang. — D’un rang aussi élevé que celui auquel le gibet a pu les faire monter, » répondit lord Dalgarno avec la même indifférence. « Ils ont été pendus tous deux, à ce que je crois ; du moins c’est ce que m’ont fait entendre les Égyptiens desquels je l’ai acheté, il y a cinq ans. Je vois que cela vous surprend maintenant ; mais ne vaut-il pas mieux au lieu d’un petit gentilhomme paresseux et fainéant auquel, d’après vos idées de l’autre monde, j’aurais dû servir de pédagogue, veillant moi-même à ce qu’il se lavât les mains et la figure, dît ses prières, apprît son rudiment, ne se servît pas de vilains mots, brossât son chapeau, et ne mît son plus bel habit que le dimanche ; ne vaut-il pas mieux, dis-je, qu’au lieu d’un grand dadais de la sorte, j’aie un petit drôle comme celui que vous allez voir ? »

Il donna un coup de sifflet aigu, et le page dont il parlait s’élança dans la chambre d’une manière presque aussi soudaine que si c’eût été une apparition. À sa taille il ne paraissait pas avoir plus de quinze ans, mais à sa figure on pouvait lui donner deux ou trois années de plus. Il était bien fait et richement vêtu ; son visage, maigre et d’une teinte bronzée, annonçait son origine égyptienne, et ses yeux noirs, étincelants, semblaient pénétrer jusqu’au fond de l’âme tous ceux qu’il regardait.

« Le voici, dit Dalgarno, ne redoutant rien, prêt à exécuter tous les ordres qu’on lui donnera, bons, mauvais ou indifférents… sans égal dans sa tribu, comme vaurien, voleur et menteur. — Toutes qualités, répliqua l’effronté page, qui, chacune à l’occasion, ont été utiles à Votre Seigneurie. — Sors d’ici, fils de Satan, lui dit son maître ; va-t’en, disparais, ou ma baguette magique te chatouillera les oreilles. (Le page se retourna et disparut aussi subitement qu’il était entré.) Vous voyez, reprit lord Dalgarno, qu’en choisissant ma maison, la plus grande marque d’égards que je puisse donner aux gens de sang noble, c’est de les en exclure… Ce gibier de potence suffirait tout seul pour corrompre toute une chambrée de pages, fussent-ils descendus des rois et des czars. — J’ai de la peine à croire qu’un seigneur ait besoin des services d’un page tel que votre Lutin, dit Nigel ; vous voulez vous moquer de mon inexpérience. — Le temps vous montrera si je plaisante ou non, mon cher Nigel, répondit Dalgarno ; en attendant j’ai à vous proposer de profiter de la marée pour faire une promenade sur la rivière, et à midi j’espère que vous dînerez avec moi. »

Nigel consentit avec plaisir à un projet qui lui promettait tant d’amusement. Son nouvel ami et lui, suivis de Lutin et de Moniplies, qui, ainsi accouplés, ressemblaient beaucoup à l’ours accompagné d’un singe, allèrent prendre possession de la barque de lord Dalgarno, laquelle, avec ses bateliers portant sur leurs bras la plaque gravée aux armes de Sa Seigneurie, était toute prête à les recevoir. On respirait sur la rivière un air délicieux, et la conversation piquante de lord Dalgarno donnait un attrait de plus aux plaisirs de cette petite excursion. Non seulement il faisait connaître à son compagnon les divers édifices publics et les hôtels des seigneurs devant lesquels ils passèrent en remontant la Tamise, mais il savait assaisonner ces détails d’une foule d’anecdotes sur la politique ou la chronique scandaleuse de la cour. S’il n’avait pas un esprit supérieur, du moins il possédait parfaitement le jargon à la mode : et dans ce siècle comme dans le nôtre, un pareil langage suppléait amplement à tout ce qui pouvait manquer du reste.

C’était un genre de conversation entièrement nouveau pour son compagnon, non moins que le monde qu’il lui apprenait à connaître ; et il n’est pas étonnant que Nigel, malgré son bon sens naturel et l’indépendance de son esprit, supportât assez facilement l’air de supériorité que son ami prenait en travaillant de la sorte à son instruction. À la vérité il aurait été difficile de le prendre autrement : essayer de jouer le rôle de censeur et répondre par une morale austère aux propos légers de lord Dalgarno, qui tenait toujours le milieu entre le sérieux et la plaisanterie, eût été se donner un air de pédantisme et de ridicule. D’un autre côté, toutes les tentatives que faisait Nigel pour répondre à son adversaire sur un ton également enjoué ne faisaient que montrer à quel point il lui était inférieur dans ce genre de discussion badine. Il faut avouer aussi que l’inexpérimenté Glenvarloch, quoique désapprouvant une grande partie de ce qu’il entendait, s’effarouchait beaucoup moins du langage et des manières de son nouveau compagnon que la prudence ne l’aurait voulu.

Lord Dalgarno se gardait bien d’effrayer son prosélyte en insistant sur les points qui paraissaient le plus en opposition avec ses principes et ses habitudes ; et il mêlait si adroitement le badinage au sérieux, qu’il était impossible à Nigel de découvrir jusqu’à quel point il pensait réellement ce qu’il disait, et quelle part devait en être attribuée à une humeur naturellement folle et railleuse. De temps en temps aussi on voyait briller dans la conversation de lord Dalgarno des éclairs d’honneur et de courage, qui semblaient indiquer que s’il était excité à agir par quelque motif noble et puissant, il se montrerait bien différent du courtisan efféminé et du voluptueux épicurien dont il paraissait avoir adopté le caractère.

En redescendant la rivière, lord Glenvarloch remarqua que la barque passait devant l’hôtel du comte de Huntinglen ; il le fit observer à lord Dalgarno, en lui disant qu’il croyait que leur dîner devait avoir lieu chez le vieux lord.

« Non, en vérité, s’écria le jeune lord, j’ai trop de charité pour vouloir vous gorger une seconde fois de bœuf à moitié cru et de vin de Canaries. Je vous assure que mon projet vaudra mieux qu’un second banquet scythe de ce genre. Et quant à mon père, il se propose de dîner aujourd’hui chez le grave et vieux comte Northampton, autrefois lord Henri Howard, le célèbre réfutateur de prétendues prophéties. — Et ne l’accompagnez-vous pas ? — Pourquoi faire ? Pour entendre Sa docte Seigneurie parler de vieilles affaires politiques en mauvais latin, langue dont le vieux renard a l’artifice de se servir pour donner au savant monarque anglais l’occasion de corriger ses fautes de grammaire ! — Mais pour montrer votre respect à milord votre père en le suivant. — Milord mon père, reprit Dalgarno, ne manque pas d’habits bleus pour le suivre sans avoir besoin d’un papillon comme moi. Il peut porter le verre à ses lèvres sans mon secours ; et si sa tête paternelle venait à s’étourdir, il a bien assez de gens pour conduire Sa très-honorable Seigneurie à son très-honorable lit. Allons, ne me regardez pas de cet air effrayé, comme si mes paroles allaient faire couler à fond la barque qui nous porte… J’aime mon père… je l’aime tendrement, et je le respecte même, quoique je ne respecte pas grand’chose au monde… Jamais vieux Troyen plus brave ne ceignit un sabre à un ceinturon de cuir… Mais ensuite il appartient à l’ancien monde, et moi au nouveau : il a fait ses folies, et je fais les miennes, et moins l’un de nous sera témoin des peccadilles de l’autre, plus il y aura d’estime et de respect ; je crois que voilà parler convenablement : plus il y aura, dis-je, de respect entre nous. Séparés, chacun de nous est lui-même, c’est-à-dire tel que l’ont fait la nature et les circonstances ; mais accouplez-nous l’un avec l’autre, et vous serez sûr d’avoir en laisse, soit un vieux, soit un jeune hypocrite, et peut-être tous deux à la fois. »

Comme il parlait ainsi, la barque s’arrêta devant Black-Friars, et lord Dalgarno s’élança sur le rivage, et jeta son manteau et sa rapière à son page, en recommandant à son compagnon de faire de même. « Nous allons nous trouver dans une foule de petits-maîtres, dit-il, et si nous marchions ainsi affublés, nous ressemblerions à l’hidalgo au visage hâlé, qui s’enveloppe dans son manteau pour cacher les défauts de son pourpoint. — J’ai connu plus d’un honnête homme qui en faisait autant, n’en déplaise à Votre Seigneurie, » dit Richard Moniplies, qui avait guetté l’occasion de se mêler de la conversation, et qui probablement se rappelait, à propos de manteau et de pourpoint, que naguère encore il s’était trouvé dans un cas semblable.

Lord Dalgarno le regarda avec de grands yeux, comme tout étonné de son assurance, et lui répondit : « Vous pouvez savoir bien des choses, l’ami ; mais en attendant vous ne savez rien de ce qui concerne principalement le service de votre maître, c’est-à-dire quelle manière porter son manteau pour montrer avec avantage les galons d’or qui en couvrent les coutures, et la doublure de martre… Voyez comment Lutin porte mon épée, et comme en la couvrant en partie de son manteau, il a soin de laisser à découvert la poignée d’argent massif et le riche travail de la monture. Donnez votre épée à votre domestique, Nigel, » continua-t-il en s’adressant à lord Glenvarloch, « afin qu’il prenne une leçon dans un art si nécessaire. — Est-il bien prudent, » objecta Nigel en détachant son épée et en la donnant à Richie, de marcher tout à fait sans armes ? — Pourquoi pas ? répondit son compagnon… Vous pensez maintenant à Od Reekie[3], comme mon père se plaît à appeler votre bonne capitale d’Écosse, où il y a tant de querelles particulières et de tumultes publics qu’un homme d’un certain rang ne peut traverser High-Street deux fois sans mettre sa vie trois fois en danger… Ici, monsieur, on ne souffre pas dans la rue de semblable tapage ; aussitôt qu’une épée est tirée, nos bourgeoise tête de bœufs prennent fait et cause, et Aux bâtons ! est le cri de guerre. — Et c’est un terrible cri, ajouta Richie, comme ma pauvre tête s’en souvient encore. — Si j’étais votre maître, maraud, s’écria lord Dalgarno, votre tête s’en souviendrait encore mieux : et jamais vous n’auriez l’audace de dire un mot avant qu’on vous adressât la parole. »

Richie murmura quelque réponse confuse ; mais il profita de l’avis, et se rangea derrière son maître avec Lutin. Celui-ci ne manqua pas d’exposer son nouveau compagnon aux plaisanteries des passants, imitant, aussi souvent qu’il le pouvait sans être aperçu par Richie, sa tournure droite et roide et sa figure revêche.

« Et maintenant, dites-moi, mon cher Malcolm, reprit Nigel, de quel côté nous tournons nos pas, et si nous dînerons dans un appartement qui soit à vous ? — Un appartement qui soit à moi ! Oui, assurément, répondit lord Dalgarno, vous dînerez dans un appartement qui sera à moi, à vous, et à vingt autres encore, et où la table vous offrira une meilleure chère, de meilleurs vins, et sera mieux servie, en un mot, que si nous nous réunissions tous pour la tenir à frais communs… Nous allons au plus célèbre Ordinaire de Londres. — C’est-à-dire, en langage ordinaire, à l’auberge ou dans une taverne. — Une auberge ou une taverne, mon simple et novice ami ! s’écria lord Dalgarno. Non, non ; ces endroits sont bons pour les bourgeois ruinés qui vont y fumer la pipe et y boire une pinte, pour les fripons de procureurs qui y pressurent leurs malheureuses victimes, et pour les étudiants du Temple qui y débitent leurs bons mots, aussi vides de sens que les coquilles des noix qu’ils ont mangées, ou encore pour la petite noblesse qui vient y faire des libations d’un si pauvre vin qu’il rend hydropique au lieu d’enivrer. Mais un Ordinaire est une institution de création nouvelle, consacrée à Momus et à Comus, où les nobles et les courtisans du jour se rassemblent avec les premiers génies et les esprits les plus déliés du siècle… où le vin est la pure essence de la grappe la mieux choisie, aussi délicat que le génie du poète, aussi vieux, aussi généreux que le sang des nobles… Ensuite la chère y est un peu différente de notre grossière nourriture terrestre : la terre et les mers sont mises à contribution pour fournir les mets qui la composent, et six ingénieux cuisiniers se mettent continuellement l’esprit à la torture pour que leur art rivalise, et surpasse, s’il est possible, la qualité exquise des matières premières. — Tout ce que je puis entendre à cette belle définition, dit lord Glenvarloch, c’est, comme je l’avais d’abord compris, que nous allons dans quelque taverne du grand genre, où nous serons grandement traités, pourvu que nous payions grandement notre écot. — Écot ! » s’écria lord Dalgarno du même ton qu’auparavant ; « périsse ce mot vulgaire et grossier ! Quelle profanation ! Monsieur le chevalier de Beaujeu, l’honneur de Paris et la fleur de la Gascogne, lui qui vous dira l’âge de toute espèce de vin, rien qu’à en sentir le parfum ; lui qui distille ses sauces dans un alambic, à l’aide de la philosophie de Raimond Lulle ; qui découpe avec une précision si exquise, qu’il donne au noble chevalier ou au simple écuyer la portion exacte de faisan qui convient à son rang ; qui même vous séparera un becfigue en douze parts avec une justesse si scrupuleuse que, de douze convives, aucun n’aura l’avantage sur l’autre de l’épaisseur d’un cheveu ou de la vingtième partie d’une drachme ! et cependant vous pouvez parler de lui et d’un écot dans la même phrase ! Vous ignorez donc qu’il est l’arbitre général et bien connu dans tout ce qui touche les mystères du passage du hasard, du dedans et dedans, du penneck et du verquire[4] ? et que sais-je moi ? Beaujeu est le roi du jeu de cartes et le prince des dés. Lui, demander un écot comme le fils d’un grossier tournebroche à nez rouge et à tablier vert ! Ô mon cher Nigel, quel mot avez-vous prononcé ! et en parlant de qui ? Votre seule excuse, pour un tel blasphème, c’est que vous ne le connaissez pas ; et cependant c’est tout au plus si je la regarde comme valable ; car, être resté un jour à Londres sans connaître Beaujeu, cela seul est un crime. Mais vous allez le voir dans ce bienheureux moment, et vous apprendrez à vous regarder vous-même avec horreur pour les sacrilèges dont vous vous êtes rendu coupable. — C’est fort bien, répliqua Nigel ; mais, dites-moi, ce digne chevalier ne peut pas soutenir toute cette bonne chère à ses propres frais ? — Non, non ; il y a une espèce de cérémonie que les amis et les habitués de mon chevalier connaissent fort bien, mais que vous n’avez nullement besoin de savoir maintenant. Il y a, comme le dirait Sa Majesté, un symbolum à débourser, autrement dit, un mutuel échange de politesses entre Beaujeu et ses convives. Il leur fait généreusement présent d’un dîner, accompagné de bon vin, toutes les fois qu’ils veulent se donner le plaisir de fréquenter sa maison à l’heure de midi ; et eux, par reconnaissance, lui font présent d’un jacobus. Ensuite, vous saurez qu’outre Comus et Bacchus, cette princesse des affaires sublunaires, la diva Fortuna, a aussi son culte chez Beaujeu, et que lui, son grand-prêtre officiant, trouve, comme de raison, des avantages considérables dans la part qui lui revient du sacrifice. — En d’autres termes, cet homme tient une maison de jeu. — Une maison où vous pouvez jouer certainement, si vous en avez envie, de même que vous pouvez jouer dans votre appartement ; je me souviens même que le vieux Tom Tally, par gageure, a fait une partie de putt avec Quinze-le-Va, un Français, pendant le service du matin à Saint-Paul : il est vrai que c’était une matinée de brouillard, que le ministre était à moitié endormi, et que toute la congrégation se composait d’une vieille femme aveugle et d’eux-mêmes, au moyen de quoi ils évitèrent d’être surpris. — Cela n’empêche pas, Malcolm, » reprit Nigel d’un ton grave, « que je ne puis dîner aujourd’hui avec vous à cet Ordinaire. — Et, de par le ciel ! quelle est la raison qui vous fait rétracter votre promesse ? — Je ne la rétracte pas, Malcolm ; mais je suis lié par une promesse antérieure, et que je fis il y a bien long-temps à mon père, de ne jamais passer le seuil d’une maison de jeu. — Je vous dis que ce n’en est pas une, répondit lord Dalgarno ; ce n’est, en termes ordinaires, qu’une maison où l’on donne à manger, tenue sur un pied plus distingué et mieux fréquentée que les autres de cette ville. Et si quelques personnes s’y amusent à des jeux de cartes ou de dés, ce sont des hommes d’honneur, et qui jouent honorablement, en n’exposant que ce qu’ils ont le moyen de perdre. Ce n’était, ce ne pouvait être une maison de ce genre que votre père vous recommanda d’éviter. D’ailleurs, il aurait pu également vous faire jurer que Vous n’entreriez jamais dans une auberge, une taverne, une maison où l’on mange, ou tout autre endroit ouvert au public ; car il n’y en a pas un seul où vos regards ne puissent être souillés de la vue de ces images de carton coloriées, et vos oreilles profanées par le bruit de ces petits carrés d’ivoire mouchetés. La seule différence, c’est que là où nous allons, nous pouvons rencontrer des gens de qualité qui s’amusent à faire une partie ; et, dans les maisons ordinaires, vous trouverez des escrocs et des tapageurs, qui chercheront à vous dépouiller de votre argent, les uns par finesse, les autres en vous cherchant querelle. — Je suis certain que vous ne pouvez chercher à m’entraîner dans le mal, dit Nigel ; mais mon père avait pour le jeu une horreur inspirée par ses principes religieux, je crois, autant que par la prudence : il supposait, d’après je ne sais quelle circonstance, qui, j’espère, l’avait trompé, que j’aurais du penchant pour cette passion, et je vous ai dit quelle promesse il exigea de moi. — Eh bien ! sur mon honneur, reprit Dalgarno, cette application me fournit la raison la plus puissante d’insister pour que vous veniez avec moi. Un homme qui veut fuir un danger doit préalablement chercher à en connaître la réalité et l’étendue, et cela dans la compagnie d’un guide confidentiel, d’un ami qui puisse lui servir de sauvegarde. Croyez-vous que je sois joueur moi-même ? Par ma foi ! les chênes de mon père croissent trop loin de Londres et sont trop bien enracinés dans les rochers du Perthshire pour que j’aille leur faire courir la chance d’un dé, quoique j’aie vu de cette manière des forêts entières abattues comme des quilles. Non, non ; ce sont des passe-temps bons pour les riches Anglais, et non pour les pauvres nobles de l’Écosse. Cet endroit, je vous le répète, est une maison où l’on donne à manger, et vous et moi n’y allons que pour cela. Si d’autres y vont pour jouer, c’est leur faute, non celle de la maison ou la nôtre. »

Peu satisfait de ces raisonnements, Nigel insistait encore sur la promesse qu’il avait faite à son père : mais enfin son compagnon parut mécontent et disposé à lui imputer des soupçons injurieux et déshonorants. Lord Glenvarloch ne put résister à ce changement de ton : il se rappela qu’il devait beaucoup à Dalgarno, soit à cause des services et des preuves d’amitié qu’il avait reçus de son père, soit pour la manière franche dont le jeune homme était entré en liaison avec lui. Il n’avait aucune raison de persister à croire que la maison où ils allaient dîner fût du genre de celles dont son père lui avait défendu l’entrée : enfin il se sentait assez fort de sa résolution de ne jamais jouer à des jeux de hasard. Il apaisa donc lord Dalgarno en lui annonçant qu’il était prêt à le suivre ; et le jeune courtisan, reprenant immédiatement sa bonne humeur, recommença la description ampoulée et grotesque de l’établissement de M. de Beaujeu : il ne se tut qu’en arrivant à la porte du temple de l’hospitalité, auquel présidait cet éminent professeur.



  1. Traduction libre des vers suivants de l’Othello de Shakspeare :
    Milord, beware of Jalousy…
    It is the green eyed monster which doth make
    The meat it feeds on.
    a. m.

  2. Mot à mot :Entraînant deux vases entre ses rives débordées, un fleuve, etc. Flavii Aviani fab. XI.
  3. La vieille enfumée, nom que les Écossais donnent à Édimbourg. a. m.
  4. Différents noms du Jeu de cartes. a. m.