Traduction par William Little Hughes.
Hennuyer (p. 212-218).


Je partis donc dans la carriole de M. Phelps. Arrivé à mi-chemin de la ville, je me félicitai d’avoir si bien pris mes précautions. Clic, clac ! j’entendis venir une voiture de louage conduite par un nègre, et à côté du cocher, j’aperçus Tom Sawyer. Je m’arrêtai jusqu’à ce qu’ils m’eussent rejoint, puis je criai :

— Halte-là !

Le nègre retint son attelage et Tom demeura bouche bée.

— Pas possible ! C’est toi, Huck ? Les bras m’en tombent !

— Tu vois bien que c’est moi.

— Ah ! tu peux te vanter de m’avoir fait peur. On te croyait mort. Tu n’as donc pas été noyé ? Comment te trouves-tu ici ?

— Je t’expliquerai ça plus tard. Pour le quart d’heure, nous avons d’autres chats à fouetter. Si j’avais quelqu’un pour tenir mes rênes, je serais déjà près de toi. Dis à ton cocher de t’attendre une minute et grimpe dans ma carriole.

Dès qu’il fut monté, dès que nous eûmes échangé une cordiale poignée de main, je m’éloignai un peu de l’autre voiture, et sans lui donner le temps de m’interroger, je lui racontai l’erreur de tante Sally.

— La bonne histoire ! s’écria-t-il. Je l’aime mieux que celle de ta noyade. Comment as-tu pu nous laisser croire à ta mort ?

— Pour le moment il ne s’agit pas de ma noyade, répliquai-je. Allons au plus pressé. Pour ma part, je ne trouve pas ma position si drôle ; ton arrivée me met dans un fier embarras.

— Bah ! lorsque tante Sally apprendra que tu es mon ami, elle t’ouvrira encore les bras.

— Je n’en suis pas trop sûr. Elle se fâchera quand elle verra un second Tom lui tomber des nues.

— Eh bien, non, dit Tom, après avoir réfléchi. J’ai une idée ; elle ne se fâchera pas. Sois sans inquiétude. Prends mon sac de voyage dans ta voiture et retourne à la ferme sans te presser, de façon à paraître revenir de la ville. J’arriverai un quart d’heure ou une demi-heure après toi et je me charge du reste. Ce sera drôle, tu verras. Seulement, il ne faudra pas avoir l’air de me connaître tout d’abord.

— Bon, je m’en rapporte à toi… Attends un peu, j’ai un secret à te confier. Il y a là-bas un nègre que je cherche à faire évader — Jim, le nègre de miss Watson.

— Jim ? répéta Tom. Tu n’as pas besoin de t’occuper de lui. Il a eu plus de chance qu’il n’en mérite ; sa maîtresse…

— Je devine ce que tu vas me dire, et je me le suis déjà dit, interrompis-je. Un blanc devrait rougir d’être l’ami d’un nègre ; mais moi, je n’en rougis pas. Jim est prisonnier chez ton oncle — je ne sais pas encore où, par exemple — et je veux le délivrer. Tu me garderas le secret ?

— Certainement, je te garderai le secret, et je t’aiderai par-dessus le marché.

Je tombai de mon haut.

— Tu plaisantes, lui dis-je. Tu passeras aussi pour un abolitionniste.

— Peu importe. On ne trouve pas tous les jours un prisonnier à délivrer.

Tom mit son sac dans ma carriole et avança au pas, tandis que je me dirigeais vers la ferme. J’étais si content que j’oubliai de lambiner en route, de sorte que j’arrivai à la maison plus tôt qu’il n’aurait fallu. Justement M. Phelps se tenait sur le pas de la porte ; il se frotta les yeux en m’apercevant.

— C’est étonnant ! s’écria-t-il. Qui aurait jamais cru cette jument capable de faire le trajet en si peu de temps ? Et pas un poil mouillé. Oui, c’est étonnant. Je ne la donnerais pas pour 100 dollars, et hier je l’aurais volontiers cédée pour la moitié de cette somme.

Au bout d’une demi-heure, la voiture de Tom s’arrêta devant la palissade, à une cinquantaine de yards de la maison. Tante Sally, qui l’entendit arriver, regarda par la fenêtre.

— Une visite ? dit-elle. Qui donc cela peut-il être ? Un étranger… Johnny, va dire à Lise de mettre un couvert de plus.

Les étrangers étaient rares dans ces parages : aussi tout le monde courut-il à la porte d’entrée. Tom avait déjà dépassé la barrière de l’enclos ; il s’avançait à pas comptés, et sa voiture s’éloignait au grand trot. Il semblait assez fier de ses habits neufs et portait le nez au vent. Arrivé à quelques pas de nous, il souleva son chapeau comme si c’eût été le couvercle d’une boîte contenant des papillons dont il ne voulait pas troubler le sommeil.

— Monsieur Archibald Nichols, je présume ? dit-il.

— Non, mon garçon, répliqua M. Phelps. Votre cocher s’est trompé. Nichols demeure à trois milles plus bas. Mais entrez vous reposer.

Tom regarda par-dessus son épaule.

— Trop tard, dit-il : la voiture est hors de vue.

— Raison de plus pour entrer. Vous dînerez avec nous et je me charge de vous conduire chez Nichols.

— Oh ! je serais désolé de vous donner tant de peine. J’achèverai bien la route à pied.

— Nous ne le souffrirons pas ; la vieille hospitalité du Sud s’y oppose.

— Entrez, répéta tante Sally. Vous ne pouvez pas refuser, car votre couvert est déjà mis.

Tom la remercia par un beau salut et se laissa persuader. Une fois dans le parloir, il se campa dans le meilleur fauteuil avant qu’on l’eût invité à s’asseoir ; puis il raconta, sans attendre qu’on l’interrogeât, qu’il s’appelait William Thompson et qu’il venait d’une grande ville dont j’oublie le nom, mais sur laquelle il débita un tas d’histoires. Il allait, il allait, et je commençais à me demander si c’était avec ces histoires-là qu’il espérait me tirer d’affaire. Tout à coup, il se pencha vers tante Sally, qui s’était assise à côté de lui, l’embrassa sur les deux joues, se rejeta tranquillement au fond de son fauteuil et se remit à jacasser.

— Où avez-vous appris ces manières-là ? s’écria tante Sally, d’un ton indigné.

— Comment, je vous ai fâchée ? Ah ! si c’est là votre vieille hospitalité du Sud, je m’en vais, répliqua Tom.

— En vérité, je crois que ce gamin est toqué, dit Mme  Phelps.

Sid ! s’écria tante Sally. Ah ! mauvais garnement !
Sid ! s’écria tante Sally. Ah ! mauvais garnement !

— Non, je ne suis pas toqué, riposta Tom d’un air froissé. Soyez tranquille, je ne recommencerai pas… du moins jusqu’à ce que vous me l’ayez demandé. Je vous ai embrassée de bon cœur, parce qu’on m’avait dit là-bas : Embrasse-la bien fort, ça lui fera plaisir.

— Quel est le sot qui vous a dit ça ?

— Tout le monde me l’a dit, et il me semble que tout le monde l’aurait cru, répondit Tom. Voyons, ajouta-t-il en s’adressant à M. Phelps, est-ce que vous ne pensiez pas qu’elle serait enchantée de voir Sid ?

— Sid ! s’écria tante Sally. Ah ! mauvais garnement ! est-il permis de se moquer ainsi du monde !

Et elle s’avançait pour l’embrasser, quand Tom la repoussa.

— Non, dit-il, je ne vous embrasserai pas avant que vous me l’ayez demandé.

Elle l’embrassa tout de même, puis elle le passa à M. Phelps, qui ne ménagea pas les poignées de main. La première surprise passée, elle entama le chapitre des explications.

— Nous n’attendions que Tom, dit-elle ; ma sœur n’a pas soufflé mot de ta visite.

— C’est que Tom seul devait venir ; mais au dernier moment je l’ai tant priée qu’elle m’a laissé partir avec lui. Ce matin, pendant que nous descendions le fleuve, Tom a pensé que ce serait une bonne plaisanterie d’arriver tout seul et de feindre de ne pas me connaître. Nous avons eu tort, car vous ne recevez pas trop bien les étrangers, tante Sally.

— Pas quand ils se donnent des airs comme tu le faisais tout à l’heure, Sid. Vrai, là, j’avais envie de te souffleter. N’importe, je te pardonne ; embrasse-moi encore.

Nous dînâmes dans le grand passage couvert, entre la maison et la cuisine. On se nourrit bien dans le Sud. Il y avait sur la table de quoi rassasier sept familles — un tas de bons plats chauds, auxquels Tom et moi fîmes honneur, je vous en réponds. Ce fut l’oncle Silas qui récita le bénédicité ; mais rien n’eut le temps de se refroidir, ainsi que cela arrivait souvent chez la veuve Douglas.

Je me sentais à mon aise et l’après-midi se passa fort gaiement. Nous ouvrîmes en vain l’oreille ; il ne fut pas question de Jim et nous n’osions pas essayer d’amener la conversation sur ce terrain. Dans ma joie de retrouver Tom, j’avais presque oublié le caméléopard. Vers la fin du souper, un de nos petits cousins, avec qui nous avions vite lié connaissance, se chargea de me le rappeler.

— Papa, demanda-t-il, ne me laisseras-tu pas aller voir, avec Tom et Sid, le spectacle dont tout le monde parle ?

— Non, répondit M. Phelps d’un ton qui n’admettait pas de réplique.

Ils se tenaient à califourchon sur une barre de bois.
Ils se tenaient à califourchon sur une barre de bois.

C’est un attrape-nigauds et je suis tenté de plaindre ceux qui l’ont organisé, car on menace de les jeter à l’eau. Burton les a reconnus et, pour peu que la moitié de ce qu’il a raconté soit vraie, ils n’auront que ce qu’ils méritent, si on se contente de les chasser de la ville à coups de trique.

Ma conscience ne m’adressait aucun reproche. J’avais tenu ma promesse de ne pas les dénoncer. Toutefois, j’étais trop curieux pour ne pas désirer savoir comment ils s’en tireraient. Aussi, dès que le souper fut terminé, me déclarai-je très fatigué, afin que tante Sally m’engageât à aller me reposer. Tom et moi, nous devions coucher dans la même chambre. Au lieu de me déshabiller, je mis Tom au courant et nous sortîmes par la croisée, en nous glissant le long du conducteur du paratonnerre. Tandis que nous gagnions la ville, je racontai à Tom les dangers que j’avais courus pendant mon voyage. Loin de me plaindre, il répétait sans cesse : « Ah ! comme je regrette de n’avoir pas été de la partie ! »

Il était près de huit heures et demie lorsque nous atteignîmes l’entrée de la ville. À peine avions-nous dépassé les premières rues que nous vîmes arriver une foule de gens, dont la plupart brandissaient des torches et faisaient un vacarme à réveiller les morts. On hurlait, on chantait, on grognait, on soufflait dans des cornets à bouquin, on battait le rappel sur des casseroles. Quel charivari ! Nous dûmes nous jeter de côté, pour ne pas être renversés par cette avalanche. Pendant le défilé, je vis que la bande emportait le roi et le duc, qui, tant bien que mal, se tenaient à califourchon sur une barre de bois. Du moins, je devinai que c’étaient eux que l’on escortait ainsi, car ils ressemblaient plutôt à de monstrueux panaches de corbillard qu’à des êtres humains. On leur avait barbouillé le corps d’une couche de goudron à laquelle adhérait le contenu d’un lit de plume.

Certes, si la punition était rude, les deux associés ne l’avaient pas volée ; cependant, je ne pus m’empêcher de la trouver cruelle. J’interrogeai un traînard, qui nous raconta comment les choses s’étaient passées. Les spectateurs n’avaient pas laissé au duc le temps d’annoncer une seconde représentation du fameux intermède. Au moment où le caméléopard commençait ses gambades, M. Burton avait donné le signal, et… vous savez le reste.

— On va les jeter à l’eau, dis-je à Tom.

— Pas de danger, répliqua-t-il. Où as-tu vu habiller ainsi des gens que l’on songe à pendre ou à noyer ? Ce serait du luxe. On ignore que ce sont des voleurs ; on croit n’avoir affaire qu’à des vagabonds auxquels cette promenade ôtera l’envie de revenir. Pour ma part, je ne leur en veux pas, puisqu’ils nous laissent un prisonnier à délivrer. C’est là ce qui m’intéresse le plus.