Traduction par William Little Hughes.
Hennuyer (p. 92-97).


Jim pensait que trois ou quatre nuits de plus nous amèneraient au Caire, à l’embouchure de l’Ohio. C’est là que nous avions hâte d’arriver afin de vendre le radeau et de prendre passage sur un vapeur pour remonter jusqu’aux États libres.

La seconde nuit, notre voyage fut interrompu par un brouillard qui n’était pas encore assez épais pour nous empêcher de distinguer la côte, mais au milieu duquel il serait peut-être bientôt dangereux de poursuivre notre route. Je filai donc à bord du canot avec une amarre que j’enroulai autour d’un arbre. Par malheur le courant était fort ; le radeau fut entraîné avec tant de violence qu’il arracha l’arbre et le voilà parti, emportant Jim.

Je sautai dans la barque et je donnai un bon coup d’aviron. Elle ne bougea pas ; j’avais oublié qu’elle était attachée à un autre arbre. Au lieu de perdre du temps en retournant à terre, je coupai la corde qui la retenait, je saisis les rames et me mis à la poursuite du radeau. Cela marcha fort bien tant que j’entrevis la rive ; mais elle ne tarda pas à se perdre dans le brouillard.

— À quoi bon me fatiguer ? me dis-je. Ne vaut-il pas mieux suivre le courant ? De cette façon, je serais à peu près certain de prendre le même chemin que Jim.

Toutefois on ne reste pas volontiers les bras croisés dans un pareil moment. Je fis un porte-voix de mes mains, je lançai un cri d’appel et j’écoutai. Une sorte d’écho m’arriva de loin. Le courage me revint et j’empoignai de nouveau les avirons. On me répondit à diverses reprises, tantôt à droite, tantôt à gauche, sans que le bruit se rapprochât. Au fond, je n’étais sûr que d’une seule chose, c’est que l’on criait en avant de moi.

J’aurais joliment voulu que Jim songeât à tambouriner sur une casserole, sans s’arrêter. Il ne s’en avisa pas, et les intervalles de silence me déroutaient. Au bout de quelque temps, j’entendis crier derrière moi. Pour le coup, ça se compliquait. Était-ce Jim ou le conducteur d’une autre embarcation qui me répondait ? Je ne pouvais distinguer sa voix dans le brouillard, qui dénature tout, le son aussi bien que les objets.

Enfin le holà ! hé ! résonna de nouveau devant moi, à ma droite. Une minute après, je passai comme une flèche le long d’une berge où se dressaient de grands arbres. Tout s’expliquait. Cette berge était celle d’une île, et Jim avait passé de l’autre côté. L’île avait peut-être cinq ou six milles de long et un demi-mille de large. Le radeau avait marché plus lentement que le canot, voilà tout.

Je n’étais plus aussi inquiet et je laissai la barque suivre le courant. Elle allait bon train — quatre ou cinq milles à l’heure au moins — mais vous ne vous en seriez jamais douté. Non ; on croit flotter sur l’eau sans avancer, et si l’on entrevoit quelque chose qui disparaît en un clin d’œil, on ne se dit pas : « Faudrait enrayer ; » on retient son haleine et on se dit : « Comme cette épave ou cet arbre file vite ! » Si vous vous figurez que c’est gai de naviguer ainsi tout seul en plein brouillard, essayez un peu et vous ne serez pas tenté de recommencer.

Pendant une demi-heure encore, je poussai de temps à autre un cri d’appel. Enfin une voix me répondit à une grande distance et j’essayai de ramer du côté d’où elle semblait venir. Autant aurait valu courir après un feu follet, car le son changeait constamment de direction.

Bientôt je jugeai que je me trouvais dans un nid d’îlots. J’apercevais par moments la terre de chaque côté, et deux ou trois fois je dus me servir de ma gaffe. Je cessai de crier, parce qu’aucune réponse ne m’arrivait. Ce silence, du reste, me laissait espérer que le radeau n’avait pas suivi le même chemin que moi. Il n’aurait pas manqué de s’accrocher, et alors Jim se serait dépêché de me donner de ses nouvelles. S’il se taisait, c’est qu’il était déjà loin. Je courais plus de risques que lui ; un canot se défonce là où un radeau tient bon.

Enfin, il me sembla que la route restait libre. J’étais tellement fatigué que je m’allongeai au fond de la barque sans autre intention que de me reposer un peu. Je ne tardai pas à m’endormir. Lorsque je me réveillai, les étoiles brillaient et le courant entraînait le canot au milieu d’une grande courbe du fleuve. D’abord je ne me rappelai plus où j’étais, et, quand la mémoire me revint, il me sembla que mes souvenirs dataient de la semaine passée.

Je me mis à bâiller et à m’étirer les bras.
Je me mis à bâiller et à m’étirer les bras.

À l’endroit où je me trouvais le Mississipi avait une largeur effrayante. Vus à la lueur des étoiles, les arbres qui le bordaient paraissaient former un mur impénétrable.

Droit devant moi, je distinguai sur l’eau un point noir vers lequel je me dirigeai à force de rames. C’était le radeau !

Jim, profondément endormi, se tenait assis, la tête sur les genoux, la main droite sur l’aviron qui servait de gouvernail. La seconde rame avait été brisée en deux. L’embarcation était semée de feuilles mortes, de branches pourries et d’autres débris qui montraient qu’elle avait passé de mauvais quarts d’heure.

J’amarrai, je me couchai sur le radeau sous le nez de Jim ; puis je me mis à bâiller et à m’étirer les bras de façon à donner un coup de coude dans les côtes du nègre.

— Ah çà, Jim, est-ce que j’ai dormi ? Pourquoi ne m’as-tu pas réveillé ? lui demandai-je, dès qu’il eut ouvert les yeux.

— Bonté du ciel ! s’écria-t-il. C’est bien vous ? Vous voilà revenu, mon vieux Huck ?

— Qu’est-ce qui te prend, Jim ? Tu as donc bu ?

— Bu ? Ai-je eu l’occasion de boire ?

— Alors pourquoi bats-tu la campagne ? Tu parles de mon retour comme si j’étais parti.

— Huck, Huck Finn, regardez-moi bien en face et répondez-moi. Est-ce que vous n’êtes pas parti ?

— Mais non ! mais non !

— Vous plaisantez, massa Huck. Ne vous ai-je pas vu monter dans le canot pour amarrer le radeau à un arbre ?

— Moi !

— Et le radeau n’a-t-il pas filé tandis que vous restiez en arrière dans le brouillard ?

— Quel brouillard ?

— Eh ! ce brouillard du diable qui a duré toute la nuit. N’avez-vous pas crié : « Ohé, Jim, ohé ! », et ne vous ai-je pas répondu ? N’ai-je pas manqué de me noyer vingt fois au milieu de ces îles ?

— Je n’y suis plus, Jim. Où vois-tu du brouillard ? Où vois-tu des îles ? Je suis resté ici à causer avec toi, tu as fini par t’endormir et j’en ai fait autant. Tu as rêvé. Nous causions encore il y a dix minutes.

— Je n’ai pas pu rêver tout ça en dix minutes.

— Mais si, puisque rien de tout ça n’est arrivé.

Jim se tut ; il cherchait à se débrouiller.

— Allons, dit-il enfin, je suppose que j’ai rêvé, Huck ; mais, je veux être pendu si j’ai jamais fait un rêve aussi fatigant.

— Oui, il y a des rêves qui vous cassent bras et jambes.

Alors, sur ma demande, Jim me raconta tout au long ce qui lui était arrivé et je ne m’étonnai pas qu’il se sentît fatigué. Ensuite il se mit martel en tête pour expliquer son rêve.

L’endroit où il avait cru me voir amarrer le radeau représentait un homme qui nous voulait du bien et le courant un ennemi qui nous donnerait peut-être du fil à retordre. Les cris d’appel étaient des avertissements qui nous arriveraient de loin en loin, et gare à nous si nous n’en tenions pas compte. Les îles et le brouillard annonçaient des ennuis que nous causeraient des gens querelleurs ; mais si nous nous mêlions de nos propres affaires au lieu de leur répondre, nous gagnerions les États libres, où il n’y aurait plus rien à craindre.

— Ton rêve me semble assez bien expliqué, dis-je à Jim. Seulement, tu n’es pas allé jusqu’au bout. Que signifient ces branches cassées, cette rame brisée, ces feuilles mortes, et toutes ces ordures ?

Jim regarda les débris épars autour de nous — on les voyait très clairement à présent — puis il me regarda et contempla de nouveau le radeau. L’idée du rêve lui était si bien entrée dans la tête, qu’il avait de la peine à rétablir les faits. Dès qu’il y fut parvenu, il fixa les yeux sur moi et répliqua d’une voix qui ne ressemblait pas à sa voix ordinaire :

— Je vais vous le dire, massa Huck. Tout à l’heure, quand je me suis endormi de fatigue, j’avais le cœur gros, parce que je vous croyais perdu. Je ne m’inquiétais plus de ce qui pourrait m’arriver, au radeau ou à moi. Lorsque je vous ai revu là, sans une égratignure, les larmes me sont montées aux yeux. J’étais si content que j’avais envie de me jeter à vos pieds et de les embrasser. Vous, vous n’avez pensé qu’à vous moquer du vieux Jim et à lui faire honte de sa bêtise avec vos menteries. Oui, il y a un tas de saletés sur le radeau, et ces saletés, ce sont les gens qui font des avanies à leurs amis.

Là-dessus Jim me tourna le dos et se glissa dans le wigwam sans dire un mot de plus. Il en avait dit assez. Je me sentais si honteux que j’aurais presque pu me jeter à ses pieds pour lui demander pardon.

Je me décidai à m’humilier devant le nègre.
Je me décidai à m’humilier devant le nègre.

Ce ne fut qu’au bout d’un quart d’heure que je me décidai à m’humilier devant le nègre ; mais je le fis. Je ne le regrette pas et je n’en ai jamais rougi depuis. Je ne lui aurais certes pas joué ce tour-là si je m’étais douté qu’il prendrait la chose à cœur.