Les Avadânas, contes et apologues indiens/Poésies chinoises/La Fille soldat

Traduction par Stanislas Julien.
Paris B. Duprat (2p. 158-166).


ROMANCE DE MOU-LÂN,

OU LA FILLE SOLDAT.


Mou-lân est le nom d’une jeune fille qui, voyant son père malade et hors d’état de répondre à la conscription, s’enrôla pour lui, et servit, sans être reconnue, pendant douze ans.

Cette romance, que quelques personnes attribuent à Mou-lân elle-même, a été composée sous la dynastie des Liang, qui ont régné de 502 à 556. Elle est tirée du Supplément de l’Anthologie chinoise, en huit volumes, intitulée Thang-chi, c’est-à-dire Vers de la dynastie des Thang, sous laquelle fleurirent, de 618 à 907, les poètes les plus célèbres de la Chine.



ROMANCE.


Tsi-tsi, puis encore tsi-tsi[1]. |[2] Moulân tisse devant sa porte. | On n’entend pas le bruit de la navette ; | on entend seulement les soupirs de la jeune fille.

— « Jeune fille, à quoi songes-tu ? | Jeune fille à quoi réfléchis-tu ? — La jeune fille ne songe à rien, | la jeune fille ne réfléchit à rien. »

» Hier j’ai vu le livre d’enrôlement : | l’empereur lève une armée nombreuse. | Le livre d’enrôlement a douze chapitres : | dans chaque chapitre, j’ai vu le nom de mon père !

| Ô mon père, vous n’avez point de grand fils ! | Ô Mou-làn, tu n’as point de frère aîné !

| Je veux aller au marché pour acheter une selle et un cheval ; | je veux, dès ce pas, aller servir pour mon père. »

Au marché de l’orient, elle achète un cheval rapide ; | au marché de l’occident, elle achète une selle et une housse ; | au marché du midi, elle achète un long fouet.

Le matin, elle dit adieu à son père et à sa mère ; | le soir, elle passe la nuit sur le bord du fleuve Jaune. | Elle n’entend plus le père et la mère qui appellent leur fille ; | elle entend seulement le sourd murmure des eaux du fleuve Jaune. | Le matin, elle part et dit adieu au fleuve Jaune. | Le soir, elle arrive à la source de la rivière Noire. | Elle n’entend plus le père et la mère qui appellent leur fille ; | elle entend seulement les sauvages cavaliers de Yen-chan.

— « J’ai parcouru dix mille milles en combattant ; | j’ai franchi avec la vitesse de l’oiseau les montagnes et les défilés. | Le vent du nord apportait à mon oreille les sons de la clochette nocturne ; | la lune répandait sur mes vêtements de fer, sa froide et morne clarté. »

Le général est mort après cent combats. | Le brave guerrier revient après dix ans d’absence. | À son retour, il va voir l’empereur.

| L’empereur est assis sur son trône. | Tantôt il accorde une des douze dignités, | tantôt il distribue cent ou mille onces d’argent. — L’empereur me demande ce que je désire. — « Mou-làn ne veut ni charge ni argent. | Prêtez-lui un de ces chameaux qui font mille milles en un jour, | pour qu’il ramène un enfant sous le toit paternel. »

Dès que le père et la mère ont appris le retour de leur fille, | Ils sortent de la ville et vont au-devant d’elle. | Dès que les sœurs cadettes ont appris le retour de leur sœur aînée, | elles quittent leur chambre, parées des plus riches atours. | Dès que le jeune frère apprend le retour de sa sœur, | il court aiguiser un couteau pour tuer un mouton.

— « Ma mère m’ouvre le pavillon de l’orient, | et me fait reposer sur un siège tourné à l’occident. | Elle m’ôte mon costume guerrier et me revêt de mes anciens habits. | Mes sœurs, arrêtées devant la porte, ajustent leur brillante coiffure, | et enlacent des fleurs d’or dans leurs cheveux. »

Mou-lân sort de sa chambre et va voir ses compagnons d’armes ; | ses compagnons d’armes sont frappés de stupeur. | Pendant douze ans, elle a marché dans leurs rangs, et ils ne se sont point aperçus que Mou-lân fût une fille.

On reconnaît le lièvre qui trébuche en courant ; | on reconnaît sa compagne à ses yeux effarés ; | mais quand ils trottent côte à côte, qui pourrait distinguer leur sexe ?

  1. Suivant le commentateur, tsi-tsi eut un adverbe imitatif qui exprime à la fois le bruit de la navette et les soupirs de la jeune fille.
  2. Nous avons séparé chaque vers par une ligne verticale. Quand le discours change, avec un nouveau vers, nous nous sommes contenté d’employer un tiret —, pour ne pas trop multiplier les signes de convention.