Les Avadânas, contes et apologues indiens/62

Traduction par Stanislas Julien.
Paris B. Duprat (1p. 215-218).


LXII

LE BRÂHMANE QUI VEUT ÉCLAIRER LE MONDE.

(De ceux qui se vantent à l’excès.)


Il y avait un Brâhmane qui était doué d’une grande prudence et d’une rare pénétration. Il avait lu tous les livres et rien n’échappait à sa science. Il se vantait avec emphase et se croyait sans égal au monde. Il cherchait partout des docteurs qui voulussent lutter contre lui, mais personne n’osait lui répondre. Nuit et jour il marchait un flambeau à la main. Comme il traversait une fois le marché de la ville, quelqu’un l’interrogea et lui dit : « Pourquoi marchez-vous en tenant nuit et jour un flambeau à la main ?

— Dans le siècle, répondit le Brahmâtchari, tous les hommes sont stupides et enveloppés de ténèbres, ils ont des yeux et ne voient rien. Aussi, porté-je un flambeau pour les éclairer. »

À ces mots, le Bouddha prit la figure d’un sage qui était assis dans un magasin. Il appela le Brâhmane et lui demanda à quoi lui servait ce flambeau.

« Tous les hommes, répondit-il, sont plongés dans les ténèbres et ne voient goutte le jour comme la nuit. Si je porte ce flambeau, c’est uniquement pour les éclairer. »

Le sage l’interrogea de nouveau. « Dans les livres sacrés, lui dit-il, on trouve la loi des quatre connaissances[1] ; la possédez-vous ? »

Le Brâhmane fut couvert de honte, il jeta son flambeau et croisa les mains, comme pour témoigner de son impuissance. Le Bouddha, qui connaissait sa pensée, reprit son corps habituel et répandit un éclat resplendissant qui illumina le ciel et la terre. Puis, il dit : « Pour avoir eu quelques auditeurs, cet homme se grandit lui-même afin d’éblouir le peuple ; voilà la cause de son aveuglement. Il porte un flambeau pour éclairer les autres, et ne sait pas s’éclairer lui-même ! »

Après avoir prononcé ces gâthâs, il interrogea le Brâhmane et lui dit : « Si les hommes sont plongés dans les ténèbres, nul ne l’est plus que vous ; et cependant vous entrez dans les grands royaumes en tenant pendant le jour un flambeau allumé. Toute la science dont vous vous faites gloire n’a pas l’étendue d’un atome ! »

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Fa-kiu-pi-yu-king, ou Livre des comparaisons tirées des livres sacrés.)
  1. 1o La connaissance du sens (artha) ; 2o la connaissance de la loi (dharma) • 3o la connaissance des explications (nirouktî) ; 4o la connaissance de l’intelligence (pratibhâna).