Les Avadânas, contes et apologues indiens/10

Traduction par Stanislas Julien.
Paris B. Duprat (1p. 56-59).


X

LE ROI ET LES CHEVAUX HABITUÉS À TOURNER LA MEULE.

(De la force des habitudes.)


Dans les contrées occidentales, il y avait un roi qui habituellement n’entretenait point de chevaux, de peur de diminuer les ressources de son royaume. Un jour, il alla en chercher de tous côtés et en acheta cinq cents, afin de se prémunir contre les ennemis du dehors et de procurer la paix à son royaume. Quand il eut nourri longtemps ces chevaux, comme le royaume se trouvait en paix, il se dit en lui-même : « La nourriture de ces cinq cents chevaux n’est pas une petite dépense ; ils demandent des soins pénibles et ne sont d’aucune utilité à mon royaume. »

Il ordonna alors à l’intendant de ses écuries de leur couvrir les yeux et de leur faire tourner des meules de moulin, afin qu’ils pussent gagner leur nourriture et ne diminuassent plus les ressources du royaume. Il y avait déjà longtemps que ces chevaux étaient habitués à marcher en tournant, lorsque tout à coup un roi voisin leva des troupes et envahit les frontières. Le roi ordonna d’équiper ces chevaux, de les couvrir de harnais de guerre et de les faire monter par de braves cavaliers. Ceux-ci, au moment du combat, fouettèrent les chevaux afin de marcher droit à l’ennemi et d’enfoncer ses rangs. Mais les chevaux, ayant senti le fouet, se mirent à tourner en rond, sans avoir nulle envie de se diriger vers l’ennemi.

Les troupes du roi voisin voyant ce manège, reconnurent que cette cavalerie n’était bonne à rien. Ils marchèrent en avant et écrasèrent l’armée du roi.

On voit par là ce que l’homme doit faire pour être bien récompensé de ses œuvres. Lorsque nous touchons à la fin de la vie, si le cheval du cœur n’est pas turbulent, il marchera docilement à notre gré. On ne peut donc se dispenser de le dompter et dresser d’avance. Si le cheval du cœur n’est pas dompté et dressé d’avance, il meurt, et l’ennemi arrive sur-le-champ. Si le cheval du cœur tourne en rond (c’est-à-dire s’abandonne à des mouvements désordonnés, et résiste jusqu’à la fin à l’impulsion de votre volonté), il ressemble aux chevaux du roi qui ne purent écraser les ennemis et sauver son royaume.

C’est pourquoi un religieux ne peut se dispenser de veiller constamment sur son cœur.

(Extrait de Tchou-king-siouen-tsi-pi-yu-king, c’est-à-dire du Livre des comparaisons tirées des livres sacrés.)