Charles Delagrave (p. 148-157).

XXV

LE COUCOU

Sur un vieux poirier touffu, tout au fond du jardin de ronde Paul, une fauvette à tête noire avait construit son nid. Jour par jour, Jules avait discrètement suivi le travail de l’oiseau ; il avait vu la fauvette apporter un à un des brins d’herbe sèche, les entrelacer en forme de coupe, puis garnir l’intérieur d’un matelas de crin. Finalement les œufs étaient venus ; il y en avait cinq, d’un marron clair, marbrés de traits plus foncés. Écartant bien doucement la ramée en l’absence de la mère, et se dressant sur la pointe des pieds, Jules avait vu tout cela, sans y toucher, bien entendu ; il avait donné un rapide coup d’œil au gracieux ensemble des cinq œufs groupés au fond du nid. La ponte était finie, l’oncle le lui avait dit ; maintenant allait commencer l’incubation, et dans peu de jours cinq petites créatures, aveugles et sans plumes, devaient, au moindre frôlement dans le feuillage, ouvrir leur bec jaune pour recevoir la nourriture. Jules déjà se faisait fête d’assister de loin à l’éducation de la nichée ; il voulait, lorsque les oisillons seraient devenus grandelets, leur distribuer lui-même dans le nid quelques rations de petites chenilles et de vermisseaux, à l’extrémité d’une bûchette. Puis les jeunes fauvettes quitteraient le nid, et le jardin compterait cinq échenilleurs de plus, payant de leurs services et de leurs joyeuses chansons l’affectueuse bienveillance de l’enfant.

Voilà ce que se disait hier Jules ; aujourd’hui il revient tout soucieux de sa visite au nid. Un événement grave le préoccupe : avec les cinq œufs de la fauvette un sixième s’est trouvé, un peu plus gros et de couleur différente. D’où provient cet œuf étranger ? qui l’a mis dans le nid, et pourquoi ? — L’oncle, consulté, se rendit au nid et revint avec l’œuf.


Paul. — Votre nid de fauvette, mon cher enfant, l’a échappé belle ; sans votre visite de ce matin, la future nichée était perdue. L’œuf que j’apporte est un œuf de coucou.

Le coucou ouvre le bec et laisse doucement choir son œuf.
Elle ouvre le bec et laisse doucement choir son œuf.

Jules. — Je ne vois pas du tout pourquoi cet œuf s’est trouvé dans le nid d’une fauvette ; je ne comprends pas non plus quel danger il faisait courir à la nichée future.

Paul. — Vous le comprendrez quand je vous aurai dit les mœurs du coucou. C’est toute une histoire, vous allez voir, et des plus curieuses. Le coucou est cet oiseau qui, au premier printemps, lorsque les gazons s’émaillent de violettes et que les arbres épanouissent leur feuillage naissant, répète sans cesse : cou cou, d’une voix plaintive et sonore.

Jules. — Je l’ai souvent entendu chanter sur la lisière des bois, mais je n’ai pu le voir de près.

Émile. — Moi, je l’ai vu s’envoler ; il m’a paru assez gros.

Paul. — Le coucou est pour le moins de la taille d’une tourterelle ; son plumage est gris-cendré sur le dos, blanc en dessous, avec de nombreuses bandes brunes transversales semblables à celles de divers oiseaux de proie. Les ailes sont longues, ainsi que la queue, tachetée et terminée de blanc. Malgré son costume imité de celui de l’autour et de l’épervier, le coucou n’appartient pas à la catégorie des oiseaux rapaces. Ses doigts manquent de force ; son bec, assez long, est comprimé et légèrement arqué. Ce ne sont là ni les serres crochues ni le bec féroce d’un oiseau vivant de brigandage. La nourriture du coucou consiste uniquement en insectes et en chenilles. Vous vous rappelez les processionnaires du chêne, ces affreuses chenilles noires qui filent de grands nids de soie contre le tronc d’un arbre, et dont les poils barbelés causent de si vives démangeaisons ?

Jules. — En nous racontant l’histoire des ravageurs, vous nous avez dit que le coucou les mange.

Paul. — Il en fait son régal, ainsi que de toute chenille velue ; mais les poils sont roulés en pelotes dans l’estomac, puis rejetés par le bec. Comme grand consommateur d’insectes et de chenilles, le coucou mérite protection ; il est seulement fâcheux qu’une foule de petits oiseaux, nos plus dévoués auxiliaires, soient dupes de sa perfidie. Arrivons au fait.

La femelle du coucou ne construit jamais de nid. Elle ne sait pas couver ; disons mieux pour son excuse : la structure de sa poitrine ne permet pas suffisamment, paraît-il, la transmission de chaleur nécessaire à l’éclosion des œufs ; et d’autre part ses pontes, renouvelées à des intervalles assez rapprochés pendant toute la belle saison, ne lui laissent pas le temps de s’établir en ménage. Bref, cet oiseau ne connaît pas les douces joies de la maternité ; incapable d’élever une famille, non par vicieux travers, mais par fatale nécessité, il abandonne ses œufs aux soins de la charité publique.

Jules. — Alors l’œuf de coucou trouvé dans le nid du jardin devait être soigné par la fauvette ?

Paul. — Précisément. Or, voyez un peu par quelle suite d’étonnantes combinaisons l’œuf étranger est adopté par une autre mère. N’oubliez pas que le coucou vit absolument d’insectes. Il faudra des chenilles au nourrisson élevé par une mère qui n’est pas la sienne. Où trouver cette nourriture, si ce n’est dans les nids des espèces vouées au régime des insectes, comme les fauvettes, les rouges-gorges, les mésanges, les rossignols, les traquets, les lavandières et autres. C’est à ces nids précisément que le coucou s’adresse. Il lui arrive quelquefois encore de confier son œuf à des oiseaux qui vivent de graines, comme les linottes, les bouvreuils, les verdiers, les bruants ; dans ce cas même, une admirable prévision détermine le choix ; car si les parents adoptifs se nourrissent de grains, ils élèvent leur famille avec des vermisseaux, de digestion plus facile, et le jeune coucou trouve ainsi dans la maison étrangère son alimentation du premier âge. Tout au contraire, l’œuf n’est jamais déposé dans les nids des cailles, des perdrix et des diverses espèces dont les petits vivent de grains dès leur sortie de la coque. Au sein d’une famille dont les usages alimentaires ne seraient pas les leurs, les nourrissons périraient infailliblement de faim.

Jules. — Comment donc fait le coucou, cherchant un nid où déposer ses œufs, pour reconnaître ainsi le genre de nourriture des propriétaires ?

Paul. — Si c’était par discernement, j’avoue que la sagacité du coucou dépasserait celle de l’homme ; mais il y a dans le choix si rationnel de l’oiseau simple inspiration inconsciente, comme nous en montrent tant d’exemples les merveilleux actes de l’instinct. Une prescience supérieure a tout combiné ici pour la réussite, sans la participation réfléchie de l’oiseau. L’œuf, qui d’après la taille du coucou devrait égaler en grosseur ceux du pigeon ou de la tourterelle, n’a guère que le volume de ceux du moineau, afin de trouver place dans le tout petit nid de la fauvette et même du troglodyte, et de ne pas éveiller la méfiance de la mère adoptive Coucou dans un nid de bergeronnette.
Coucou dans un nid de bergeronnette.
par des dimensions disproportionnées. De plus, cet œuf est variable de teinte, comme pour imiter un peu la coloration de ceux avec lesquels il doit être couvé, tantôt dans un nid, tantôt dans un autre. Il y en a de cendrés, de roussâtres, de teintés de vert ou de bleu faible. Quelques-uns ressemblent beaucoup à ceux du moineau ; quelques autres sont mouchetés de taches à nuance variable et disposées sans ordre, petites ou grandes, rares ou nombreuses ; d’autres, enfin, sont marbrés de lignes noires. Malgré ces variations, il est toujours facile de distinguer ce qui appartient au coucou dans le contenu d’un nid. Si parmi les œufs il s’en trouve un qui diffère des autres par sa forme et sa coloration, celui-là certainement provient du coucou. À ce signal seul j’ai reconnu l’œuf extrait du nid de la fauvette.

Jules. — Les cinq autres se ressemblent tous comme des gouttes d’eau ; le sixième, que voilà, est bien différent.

Paul. — Aussi suis-je certain qu’il appartient au coucou.

Louis. — Le coucou me paraît bien gros pour qu’il lui soit possible de s’installer dans le nid si petit d’une fauvette, d’un rouge-gorge ou d’un rossignol, et d’y pondre ses œufs.

Paul. — Ce n’est pas de la sorte que l’oiseau procède. L’œuf est déposé à terre, au premier endroit venu ; puis la mère le cueille avec le bec, le met en réserve au fond du gosier, dilaté en poche pour le recevoir, et s’envole dans les fourrés du voisinage à la recherche d’un domicile. Quand elle a trouvé un nid à sa convenance, elle allonge le cou par dessus le bord, ouvre le bec et laisse doucement choir son œuf parmi les autres. Cela fait, le coucou se retire, sans jamais plus revenir au nid et s’informer de ce qui s’y passe. D’autres œufs sont placés de la même manière, qui d’ici, qui de là, un à un dans des nids différents.

Jules. — Et les maîtres des nids laissent en paix le coucou ?

Paul. — S’ils se trouvent chez eux, ils accueillent l’usurpateur à coups de bec et le chassent avec acharnement ; mais d’habitude le coucou épie l’occasion favorable et vient furtivement au nid quand les maîtres n’y sont pas.

Jules. — À leur retour, ils doivent au moins s’apercevoir qu’il y a dans le nid un œuf étranger et le rejeter dehors ?

Paul. — Nullement. La couveuse s’aperçoit-elle qu’il y a un œuf de plus à son compte ou ne s’en avise-t-elle pas, c’est ce que je n’oserais décider. Toujours est-il que, puisqu’il faut des coucous en ce monde, les choses sont disposées pour que leur race ne s’éteigne pas ; et tous les œufs du nid sont couvés indistinctement avec la même assiduité, avec les mêmes soins maternels, enfin tous éclosent. Au début, cela ne va pas trop mal ; les petits exigent peu de nourriture, et, pour un convive de plus, les parents suffisent très bien à la recherche des vermisseaux. La pâtée est équitablement répartie, pas plus pour les fils de la maison que pour l’étranger.

Mais voilà que le jeune coucou est de croissance plus rapide que les autres ; il lui faut bientôt à lui seul toute la nourriture que peuvent se procurer la mère et le père adoptifs en s’exténuant à la peine ; il ouvre à tout instant son large bec, il se plaint toujours de la faim. Puis il est trop à l’étroit dans la petite maison de crin et de laine. Son corps sans plumes, aplati et rougeaud, sa tête large, son bec, gouffre insatiable, ses gros yeux saillants, lui donnent l’aspect d’un crapaud installé au fond du nid. Il n’y a plus assez de place pour tous à la maison, il n’y a plus assez de vivres. Ici se perpètre une œuvre abominable. Le jeune coucou, s’aidant du croupion et des ailes, se glisse sous l’un des petits oiseaux dont il partage le berceau, le place sur son dos, creusé à dessein en cuvette, et l’y retient avec les ailes un peu relevées. Alors, se traînant à reculons jusqu’au bord élevé du nid, il se repose un instant, fait un effort et jette sa charge dehors.

Émile. — Le misérable jette hors du nid les petits de la fauvette qui le nourrit ?

Paul. — Tout tranquillement, pour avoir plus grosse part. Du bout des ailes, il tâte un moment derrière lui pour s’assurer du succès de son forfait, et redescend au fond du nid pour se charger d’un autre oisillon. Tous y passent l’un après l’autre jusqu’au dernier, tous sont jetés hors du nid.

Émile. — Si je me trouvais là, canaille de coucou !

Paul. — Que deviennent-ils, les pauvrets, ainsi mis à la porte de chez eux par le perfide intrus ? Si le nid est élevé, tous périssent, écrasés par leur chute, et les fourmis se mettent incontinent à les disséquer. S’il est bas, quelques-uns survivent aux contusions et se réfugient dans la mousse, où la mère va les consoler et leur apporter à manger. Le coucou reste seul.

Jules. — J’espère bien que cet affreux crapaud va maintenant périr de faim dans le nid. Le père et la mère, dont la nichée est misérablement détruite, ne lui apporteront plus rien.

Paul. — C’est ce qui vous trompe. Ils continuent à le nourrir grassement comme si rien ne s’était passé ; ils font des miracles d’activité pour suffire à son robuste appétit ; ils ne se permettent pas un instant de repos afin de trouver de quoi donner à manger à ce bec toujours ouvert et assez large pour engloutir les nourriciers eux-mêmes.

Jules. — La fauvette n’a pas peur de son nourrisson goulu, capable de l’avaler ?

Paul. — Quoique mère de hasard, elle est tout entière aux saintes affections de la maternité. Elle arrive joyeuse, avec une chenille au bout du bec. Le coucou bâille au bord du nid, laid comme un petit monstre. Sans crainte aucune, la fauvette donne la becquée en engageant sa tête dans le gouffre béant. Ce gouffre se referme, avale et bâille encore, demandant autre chose. On accourt le lui chercher.

Jules. — Bonne fauvette, que d’abnégation en faveur de celui qui vient de ravager ton nid !

Paul. — Il faut bien qu’il en soit ainsi, sinon depuis longtemps il n’y aurait plus de coucous au monde pour nous délivrer des processionnaires du chêne.

Jules. — C’est égal, je n’aime pas cet oiseau.


Ici Jules mit la main sur l’œuf du coucou trouvé dans le nid du jardin. « Vous permettez ? fit-il à l’oncle avec un geste. — Je permets, répondit Paul, qui préférait dans son jardin cinq fauvettes sédentaires à un coucou vagabond ; je permets. » — Flac ! voilà l’œuf écrasé contre terre.