Charles Delagrave (p. 118-124).

XX

LE CORBEAU

Paul. — Le plumage noir et la conformité de tournure sont cause que nous confondons d’habitude sous le nom de corbeau plusieurs espèces différentes. Le corbeau proprement dit, le vrai corbeau, est ce gros oiseau tout noir, de la taille du coq, qui, de sa grosse voix enrouée, dit lentement crau, crau, crau. C’est lui qui s’est valu auprès des enfants tant de réputation depuis la fameuse fable le Corbeau et le Renard.

Émile. — Oui, je sais ; vous voulez parler de maître corbeau qui, sur un arbre perché, tenait en son bec un fromage. Où l’avait-il pris, ce fromage ?

Paul. — L’histoire se tait sur ce grave sujet. Mon avis serait qu’il l’avait volé sur quelque fenêtre où la fermière le laissait sécher dans un corbillon de jonc.

Émile. — Le renard dit bonjour à Monsieur du Corbeau. Il loue son plumage :

Que vous êtes gentil, que vous me semblez beau !

Et puis ceci, et puis cela. Devait-il se rengorger, le corbeau, de s’entendre ainsi complimenter !

Paul. — Ce renard était un fin matois. Pour mieux faire tomber le corbeau dans le piège de flatterie, au lieu de débuter par des louanges outrées, qui auraient pu éveiller la méfiance de l’oiseau, non dépourvu de quelque bon sens, il commence par faire l’éloge de ce qui n’est pas vraiment sans mérite. Vu de près, le corbeau n’est pas d’un noir uniforme : il a sur le dos des reflets pourprés et bleuâtres, et sous le ventre une teinte verte ondoyante. Cela reluit, cela brille à la manière des métaux polis. Aux premiers mots flatteurs, le corbeau, vous vous en doutez bien, donne à son costume un coup d’œil complaisant, et, le voyant reluire de bleu, de pourpre et de vert, le trouve aussi riche que le dit le renard.Tête du corbeau.
Tête du corbeau.
Maintenant l’oiseau est préparé à point, il est mûr pour la grosse louange. Le renard lui fera croire que sa puanteur de charogne est arôme de musc, que son croassement est mélodieux ramage. C’était là le difficile, le faire croasser, lui faire ouvrir le bec, qui tenait le fromage.

Émile. — Sans mentir, si votre ramage
Se rapporte à votre plumage,
Vous êtes le phénix des hôtes de ce bois.

Paul. — Voyez-vous venir le roué coquin ? L’affreux crau, crau, est appelé ramage, gazouillement de fauvette, cantate de rossignol. S’il avait débuté par là, son compliment trop grossier le faisait échouer. Mais il a très habilement préparé les voies, et de plus, pour mieux piquer la sotte vanité du corbeau, il met à son admiration une forme dubitative. Je sais, dit-il, que vous possédez un chant rendu célèbre par la renommée ; on en parle avec éloges dans tout le canton ; mais encore ce ramage se rapporte-t-il au plumage ? ce chant est-il digne d’une si grande magnificence de costume ? Il faudrait l’entendre, et s’il en était ainsi, sans mentir, vous seriez dans nos bois l’oiseau parfait, unique, le phénix. « Ah ! tu en doutes, se dit en lui-même le corbeau ; écoute cette roulade : Crau, crau, crau ! »

Émile. — Et pour montrer sa belle voix,
Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie.
Le renard s’en saisit…

Paul. — Pas encore : il n’aurait pu parler avec le fromage entre les dents et donner au corbeau la leçon de la fin. Je le vois mettre la patte sur le fromage, se passer la langue sur les babines et regarder malicieusement l’oiseau confus ; puis : « Mon bon monsieur, apprenez que vous êtes un sot vaniteux. »

Émile. — Il ne l’appelle plus Monsieur du Corbeau, maintenant qu’il tient le fromage.

Paul. — Ce titre de gentilhomme était bon au début, pour flatter le corbeau ; à présent le renard se moque de lui et lui dit « mon bon monsieur », en manière de doucereuse condoléance. Plaindre les gens qu’on a dupés, n’est-ce pas la perfection de la coquinerie ? Voilà certes un renard qui fera son chemin dans le monde. Lisez dans La Fontaine, l’incomparable conteur, les tours pendables qu’il joue plus tard au bouc, au loup et à tant d’autres, ou plutôt attendez encore ; nous les lirons ensemble au coin du feu cet hiver. Pour le moment, laissons le corbeau de la fable pour apprendre la manière de vivre du corbeau de l’histoire.

Cet oiseau ne se rassemble pas en troupes comme le font les corneilles ; il vit solitaire ou par couples sur les rocs escarpés et les arbres les plus élevés. La société ou même le voisinage de ses pareils lui est insupportable. Il chasse de son canton à grands coups de bec tout corbeau qui tenterait de s’y établir, fût-il né dans son propre nid. Si l’intrus est simplement de passage, il le conduit avec menace jusqu’aux frontières de ses domaines et ne le quitte du regard qu’après l’avoir vu se perdre dans l’éloignement. Les corneilles, amies de la société, sont traitées avec la même rigueur. Le corbeau veut être seul, tout seul, sur son roc pelé, et gare au malavisé qui viendrait troubler sa solitude ! Il établit son nid sur les Corbeaux défendant leur nid.
Corbeaux défendant leur nid.
hautes branches d’un arbre isolé, mais de préférence dans quelque crevasse d’un rocher à pic. Il le compose au dehors de bûchettes et de racines ; au dedans, de mousse, de bourre, de chiffons, de fins gramens.

Jules. — Je voudrais bien savoir comment sont les œufs de corbeau.

Paul. — Les œufs des oiseaux sont en général d’une remarquable élégance, tant par la forme que par la coloration ; à ce titre seul, ils méritent d’être observés. D’ailleurs, il n’est pas sans utilité de savoir les distinguer les uns des autres, pour reconnaître au besoin s’ils appartiennent à une espèce utile qu’il faut respecter, ou bien à une espèce nuisible qu’il convient de ne pas laisser se multiplier dans le voisinage de nos cultures. Dans ce but, je vous ai déjà donné le signalement des œufs de nos principaux oiseaux de proie, dont les uns sont à détruire sans ménagement aucun, et les autres à protéger. Puisque cela vous intéresse, j’en ferai autant pour ceux des oiseaux dont il me reste à vous parler. Sachez donc que les œufs du corbeau sont bien plus joliment colorés que ne le ferait supposer le triste plumage de l’oiseau. Ils sont d’un vert bleuâtre avec des taches brunes. Ce fond bleu-vert, tantôt plus franc, tantôt plus terne, se retrouve, avec les taches brunes, dans les œufs des corneilles, des pies, des geais, des merles, des grives, des tourds, oiseaux qui ont entre eux d’étroites ressemblances d’organisation, malgré des mœurs, des dimensions et des plumages si variés. Certains merles, certains tourds, ont les œufs d’un magnifique bleu de ciel.

Le corbeau vit de tout. Fruits, larves, insectes, grains germés, chair fraîche et chair corrompue, lui conviennent également. Il est surtout avide de charogne, qu’il sait trouver à de grandes distances, guidé par la vue et par l’odorat. Où gît une bête crevée il ne tarde pas à paraître, disputant aux chiens l’affreuse curée. L’habitude de se gorger de cette nourriture infecte lui communique une odeur repoussante. Quand lui manque la proie morte, plus convenable à ses goûts, à ses voraces appétits, à sa lâcheté, il chasse la proie vivante, le levraut, le lapereau, les petits rongeurs nuisibles ; il pille dans les nids les œufs et les oisillons nouveau-nés, succulent régal pour ses petits ; il a même l’audace d’enlever les poussins dans les basses-cours. Sans la moindre réclamation en sa faveur, je livre le corbeau à la haine que son plumage lugubre, son regard farouche, son croassement sinistre, son odeur infecte, son immonde voracité, son caractère féroce, de tout temps lui ont value.