Charles Delagrave (p. 71-78).

XIII

LES RATS

Paul. — Revenons un moment aux rongeurs, habituelle proie des oiseaux nocturnes. Vous êtes loin de les connaître tous, et il nous importe de ne pas les ignorer, car si quelques-uns nous sont utiles, comme le lièvre et le lapin, d’autres, en plus grand nombre, nous sont très nuisibles. Vous vous rappelez ces deux paires d’incisives, si longues, si tranchantes, dont je vous ai parlé au sujet de la mâchoire du lapin. Tous les rongeurs en possèdent de pareilles. Pour les maintenir bien aiguisées et les empêcher de s’entre-croiser en s’allongeant, ce qui mettrait désormais l’animal dans l’impossibilité de s’alimenter, le rongeur doit les user par un frottement continuel à mesure qu’elles poussent. Ces terribles incisives n’ont pour ainsi dire pas de repos ; il leur faut toujours quelque chose à grignoter, n’importe quoi, n’importe l’heure. Aussi le mal qu’elles nous font est bien au-dessus de ce queLièvre.
Lièvre.
pourrait faire imaginer la taille de l’animal. Que faut-il de réelle nourriture à une souris ? Bien peu sans doute : la souris est si petite, une noix la rend toute ronde. N’allez pas croire cependant que le dégât d’un jour se borne à une noix. Après la noix mangée, un sac est percé, une étoffe est mise en pièces, un livre est rongé, une planche est trouée, rien que pour aiguiser les dents. Les dégâts que le rat et la souris font dans nos habitations, d’autres les font dans les champs. Tous ces infatigables destructeurs, il faut les connaître.

Jules. — Pour ma part, je ne connais pas le mulot et le campagnol dont vous avez prononcé les noms dans l’histoire des oiseaux nocturnes.

Émile. — Moi, je connais le rat et la souris ; pas plus.

Paul. — Et encore je doute fort que vous sachiez bien ce que c’est que le rat. Je commencerai par lui.

Le rat ordinaire ou rat noir est, pour la taille, plus du double de la souris. Son pelage est noirâtre en dessus, cendré en dessous. Il habite les greniers, les toits de chaume, les masures abandonnées. S’il ne trouve pas de gîte à sa convenance, il se creuse lui-même un terrier. Il est d’origine étrangère ; on le croit venu de l’Asie à la suite des armées qui avaient pris part à l’expédition des croisades. Aujourd’hui le rat ne fait plus guère parler de lui dans nos pays ; un autre rongeur étranger nous est venu, le surmulot, qui, plus fort que le rat, a fait à ce dernier une guerre d’extermination et a fini par en détruire à peu près l’espèce. Nous n’avons rienSouris.
Souris.
gagné au change, tout au contraire ; le surmulot est bien plus à redouter. Le vrai rat, le rat noir, est donc maintenant assez rare, là surtout où le surmulot abonde ; voilà pourquoi je doute qu’aucun de vous le connaisse. Ce que vous appelez rat est la plupart du temps un surmulot. N’oubliez pas sa couleur noire, et vous reconnaîtrez sans peine le véritable rat.

La souris vous est bien plus familière. Elle est connue de tout temps et de tout le monde. Ai-je besoin de vous décrire ce petit rongeur, vif et rusé, timide à l’excès, qui rentre dans son trou à la moindre alerte ?

Jules. — Nous connaissons tous bien la petite souris.

Paul. — Le surmulot ou rat d’égout, est le plus grand et le plus redoutable de tous les rats qui vivent en Europe. Il atteint jusqu’à trois décimètres de longueur, sans compter la queue, qui est écailleuse comme celle de la souris et un peu moins longue que le corps. Une fois toute sa vigueur acquise, il est de force à tenir tête au chat. Sa présence en Europe remonte seulement au milieu du dix-huitième siècle ; il paraît avoir été amené de l’Inde, dans la cale des navires, que d’habitude il infeste. Il est maintenant répandu dans toutes les parties du monde. Son pelage est brun roussâtre en dessus, cendré en dessous. Le nom de surmulot lui a été donné à cause de sa ressemblance avec le mulot, qu’il dépasse de beaucoup en dimension.

Les surmulots fréquentent les magasins, les celliers, les égouts, les dépôts d’ordures, les établissements d’équarrissage. Tout est bon pour ces bêtes immondes et audacieuses, dont la dent vorace ose même attaquer l’homme endormi. Dans les grandes villes, ils se multiplient au point de causer de sérieuses appréhensions. Aux environs de l’établissement d’équarrissage de Montfaucon, à Paris, le sol est tellement miné par leurs innombrables terriers, que des maisons menacent de s’effondrer sur ce terrain sans consistance. Pour les préserver de la ruine, il faut en protéger les fondements contre l’attaque des rats, au moyen d’une profonde ceinture de tessons de bouteille.

Jules. — Par quoi donc sont-ils attirés si nombreux en ces lieux ?

Paul. — Par la nourriture abondante, par les cadavres des chevaux abattus. En une nuit, s’ils sont abandonnés dans les cours de l’établissement, les chevaux morts sont rongés jusqu’aux os. Pendant les fortes gelées, si l’on néglige d’enlever la peau à temps, les surmulots s’introduisent dans le cadavre, s’y établissent, en rongent toute la chair, et lorsque, au dégel les ouvriers se mettent à écorcher la bête, ils ne trouvent au dedans de la peau qu’une nuée de rats grouillant entre les os d’une carcasse blanchie.

Émile. — N’a-t-on pas des chats pour se défendre ?

Paul. — Des chats ! Les surmulots les mangeraient vivants, mon ami, et ce serait bientôt fait. On a mieux ; on a des chiens, des terriers et des boule-dogues, qui les traquent dans les égouts avec une étonnante adresse et leur cassent les reins d’un coup de dent. Le boule-dogue, voilà le chat qu’il faut à de pareilles souris. La battue dans les égouts doit d’ailleurs se renouveler souvent, car les surmulots se multiplient avec une effrayante rapidité, et si l’on n’y veillait, tôt ou tard la ville serait compromise : l’horrible bête, forte de son nombre, mangerait Paris. En quelques jours, c’était en décembre 1849, deux cent cinquante mille rats détruits furent le résultat d’une battue.

Dans la campagne, le surmulot fréquente les bords des ruisseaux malpropres ; il pénètre dans les cuisines par le trou de l’évier ; il s’introduit dans les poulaillers et les garennesRat noir.
Rat noir.
en minant les murailles. Il hante les caves et les écuries ; mais rarement il gagne les greniers élevés, à cause sans doute de sa prédilection pour les immondices liquides, ordures qu’il ne peut trouver que dans les bas-fonds. Il s’attaque aux œufs et aux jeunes poulets ; il pousse même l’audace jusqu’à saigner la grosse volaille et les lapins. Si la nourriture animale, sa nourriture préférée, lui manque, il mange des grains et des légumes de toute nature. Aucune provision n’est respectée par cet immonde goulu. Pour s’en débarrasser, il ne faut guère compter sur le chat, qui, le plus souvent, n’ose l’attaquer ; les oiseaux de proie nocturnes, excepté le grand-duc, toujours très rare, ne sont pas de force non plus à lutter avec lui. Il ne nous reste que la ressource du piège et du poison.

Le mulot est un peu plus gros que la souris. Son pelage, assez semblable à celui du surmulot, est brun roussâtre enMulot.
Mulot.
dessus et blanc en dessous. Ses yeux sont grands et proéminents, ses oreilles noirâtres, ses pattes blanches. La queue, très longue comme celle de la souris, est légèrement velue, noire dans la moitié inférieure. Le mulot fréquente les bois, les haies, les champs, les jardins. Il coupe les tiges des céréales pour atteindre l’épi, dont il gruge quelques grains et disperse les autres sans profit ; il déterre la semence pour s’en nourrir ; il ronge les jeunes pousses qui viennent de lever, l’écorce des arbustes, les plants de légumes. Ses dégâts sont d’autant plus à craindre qu’il amasse des provisions pour les temps de disette. Dans des cachettes creusées à plus d’un pied sous terre, au pied d’un arbre ou d’un rocher, il entasse du grain, des noisettes, du gland, des amandes, des châtaignes, qu’il va parfois chercher assez loin. Une cachette ne lui suffit pas ; il lui en faut plusieurs, car il est sujet à oublier étourdiment le point où son trésor est enfoui. Dans la mauvaise saison, les mulots se rapprochent de nos demeures ; ilsNid du rat des moissons.
Nid du rat des moissons.
s’introduisent dans les celliers où l’on conserve des fruits et des légumes, ou bien ils s’établissent par nombreuses bandes au sein des meules de blé.

Le rat nain ou rat des moissons est le plus petit des rongeurs de France. C’est une gracieuse créature, plus petit que la souris, d’un fauve jaunâtre, plus vif sur la croupe et sur les joues. Le ventre, la poitrine et le dessous de la tête sont d’un beau blanc. La queue et les pieds sont d’un jaune clair ; les oreilles, qui dépassent peu les poils de la tête, sont arrondies et velues ; les yeux sont proéminents. Le rat nain vit exclusivement dans les champs de céréales et se nourrit de grain. Après la moisson, il se réfugie dans les meules de blé, dans celles d’avoine surtout, mais n’a jamais la hardiesse de pénétrer dans les habitations. Si je vous parle de ce gentil petit rongeur, c’est moins pour lui disputer les quelques grains d’avoine qu’il nous dérobe que pour vous faire connaître son nid.

Les autres rats élèvent leur famille soit dans un trou de rocher ou de muraille, soit dans un terrier creusé exprès. Le rat des moissons dédaigne ces habitudes souterraines ; il lui faut le nid aérien des oiseaux. Dans ce but, il rapproche plusieurs tiges de blé encore sur pied, les entrelace avec des brins de paille et construit, à mi-hauteur des chaumes, un nid comme les oiseaux n’en font pas de plus artistement travaillé. Ce nid est rond, tressé de feuilles à l’extérieur, matelassé de bourre à l’intérieur. Il n’y a qu’une petite ouverture latérale, par où la pluie ne peut pénétrer. Suspendu à quelques pieds de hauteur, sur le flexible appui des chaumes, il balance au moindre vent.

Émile. — Comment donc fait le petit rat pour se rendre à son nid ou pour en sortir ?

Paul. — Il grimpe le long d’une tige de blé. Il est si petit, qu’un chaume lui suffit pour l’escalade.

Émile. — Si je rencontre le rat des moissons, je n’aurai jamais le courage de lui faire du mal. Qu’il mange en paix l’avoine dans son joli nid, ce n’est pas moi qui la lui plaindrai.

Paul. — Je terminerai là l’énumération des principaux représentants du genre rat dans nos pays. Ils sont au nombre de cinq : le rat noir, la souris, le surmulot, le mulot et le rat des moissons.