Charles Delagrave (p. 66-71).
XII. — Les oiseaux de proie nocturnes

XII

LES OISEAUX DE PROIE NOCTURNES

Paul. — L’effraie, la chouette, le duc, le hibou et autres espèces pareilles sont connus sous le nom général d’oiseaux de proie nocturnes. On les dit oiseaux de proie parce qu’ils vivent du produit de leurs chasses, consistant surtout en rongeurs, rats, souris, mulots et campagnols. Ils sont parmi les oiseaux ce que le chat est parmi les mammifères : des acharnés destructeurs de ce petit gibier à poil dont la souris est pour vous l’exemple le plus familier. Le langage a depuis longtemps consacré cette analogie de mœurs par l’expression de chat-huant appliquée à quelques-uns d’entre eux. Ce sont des chats pour la manière de vivre, des chats qui volent, des chats qui huent, c’est-à-dire jettent des cris pareils à de plaintifs hurlements. Ils sont nocturnes ; en d’autres termes, ils se tiennent blottis le jour dans quelque obscure cachette, d’où ils ne sortent que le soir pour chasser au crépuscule et aux clartés de la lune.

Leurs yeux sont très grands, ronds et se présentent tous les deux de face au lieu d’être placés sur l’un et sur l’autre côté de la tête. Une large couronne de fines plumes les entoure. La nécessité de ces yeux énormes est motivée par leurs habitudes nocturnes. Ayant à trouver la nourriture au milieu d’une très faible clarté, ils doivent, pour y voir distinctement, recevoir le plus de lumière qu’il soit possible, ce qui exige des yeux largement ouverts.

Mais cette ampleur des organes de la vue, si favorable de nuit, leur est un grave embarras au milieu des vives clartés du jour. Ébloui, aveuglé par les rayons du soleil, l’oiseau des ténèbres se tient dans quelque cachette, d’où il n’ose plus sortir. S’il est contraint de la quitter, il le fait avec une extrême circonspection, crainte de se heurter. Son vol hésite, son essor est court et lent. Les autres oiseaux, ceux du plein jour, s’apercevant de sa gêne et de sa peureuse gaucherie, viennent à l’envi l’insulter. Le rouge-gorge et la mésange accourent des premiers, suivis du pinson, des merles, des geais, des grives et de bien d’autres. Perché sur quelque branche, l’oiseau de nuit répond aux agresseurs par un grotesque balancement de corps ; il tourne de çà et de là sa grosse tête d’un air ridicule, il roule ses yeux effarés. Vaines menaces. Les plus petits, les plus faibles sont les plus ardents à le tourmenter ; on l’assaille à coups de bec, on le plume sans qu’il ose se défendre.

Émile. — Voyez-vous cela, la mésange taquine et le pétulant rouge-gorge qui viennent se moquer du hibou aveuglé par le soleil ! Et dans quel but, s’il vous plaît, ces bravades des petits oiseaux ?

Paul. — Dans le but de se venger un peu d’un ennemi. Il arrive au hibou de les croquer pendant la nuit, sans plus de scrupule que s’ils étaient de vulgaires souris. Aussi quelle fête pour le petit peuple ailé quand, de fortune, l’oiseau nocturne s’égare en plein jour ! Les coups de bec tombent dru comme grêle sur le dos du patient ; on l’assourdit de huées, de cris de victoire, de moqueurs caquetages. Le rouge-gorge lui tire une plume, la mésange lui menace les yeux, le geai lui débite des injures. Tout le bocage est en émoi. Mais gare que la nuit approche ; le courage va mollir aux plus hardis. Ces mêmes petits oiseaux qui viennent pendant le jour provoquer le hibou avec tant d’audace et d’opiniâtreté, le fuient et le redoutent dès que l’obscurité lui permet de se mettre en mouvement et de faire usage de ses armes, fortes serres et bec crochu.

Émile. — Le rouge-gorge fait bien de s’éloigner du hibou quand celui-ci voit clair ; il payerait cher la témérité de lui tirer une plume.

Paul. — À cause de l’ampleur de leurs yeux, il faut aux oiseaux de proie nocturnes une lumière douce comme celle de l’aurore et du crépuscule. Ils quittent donc leurs retraites, pour chercher la proie, au commencement ou à la fin de la nuit. Ils font alors chasse fructueuse, car ils trouvent les petits animaux endormis ou sur le point de s’endormir. Les nuits où la lune brille sont pour eux les plus propices, nuits de joie et de bombance, pendant lesquelles ils chassent longtemps et s’approvisionnent de riches victuailles. Mais si la lune fait défaut, ils n’ont guère qu’une heure le matin et une heure le soir pour chercher leur nourriture. Des chasses de si peu de durée les exposent à de longs jeûnes. Aussi comme ils s’en donnent, comme ils se gorgent quand le gibier abonde !

Émile. — Ils sont bien nigauds de jeûner ; à leur place, je chasserais toute la nuit, même quand la lune ne donne pas.

Paul. — Vous donnez ce conseil au hibou parce que vous le croyez capable de voir clair dans la nuit la plus noire. C’est là une erreur. Voir, ce n’est pas précisément diriger nos regards vers les objets vus, c’est recevoir dans nos yeux la lumière envoyée par ces objets. Dans la vision, rien ne s’échappe de nous ; tout vient de la chose vue. En prenant les mots dans leur acception naturelle, nous ne lançons pas nos regards vers l’objet considéré ; c’est l’objet lui-même qui lance vers nous sa lumière ; s’il n’en envoie pas, il est par cela même invisible. Ce que je vous dis là de l’homme s’applique mot pour mot à tous les animaux. Aucun, absolument aucun ne voit en l’absence de lumière.

Louis. — J’ai toujours cru que les chats voyaient dans la plus complète obscurité.

Paul. — D’autres le croient pareillement, mais bien à tort. Pas plus qu’un autre, il n’est capable de distinguer les objets si la lumière manque totalement. Il a sur nous, je le reconnais, un avantage. Ses grands yeux, dont il peut rétrécir et fermer presque l’ouverture quand il se trouve exposé à une vive lumière qui l’offusquerait par son abondance, ou l’agrandir pour recevoir en plus grande quantité les faibles clartés répandues dans un endroit obscur ; ses grands yeux, dis-je, lui permettent de se guider en des lieux où, pour notre vue moins bien avantagée, ne règnent que ténèbres impénétrables. Mais ce sont en réalité d’incomplètes ténèbres, où le chat trouve un peu de lumière, qui lui suffit. Si la lumière fait totalement défaut, le chat en vain écarquille les yeux : il n’y voit plus, ce qui s’appelle plus. Sous ce rapport, les oiseaux nocturnes ne diffèrent pas du chat. Leurs grands yeux, faits pour voir dans une clarté douce, cessent de voir quand la nuit est bien close.

Suivons l’oiseau dans son expédition nocturne. Le moment est propice, l’air est calme, la lune brille : la chasse commence, débutant par un lugubre cri de guerre. À cette voix abhorrée, la mésange se croit à peine en sûreté au plus profond du creux de son arbre, le rouge-gorge tremble sous l’épaisse feuillée, le pinson perd la tête de frayeur. Dieu des faibles, Dieu des petits oiseaux, protégez-les ! faites que le hibou ne les voie pas, tout frémissant encore, des injures du jour ! Que votre saint nom soit béni, l’oiseau rapace se dirige ailleurs ! Il évite le bocage ; il rase la plaine nue, les guérets, la prairie ; il inspecte les sillons où se tapit le mulot, les pelousesTête et serre d’un oiseau de proie nocturne.
Tête et serre d’un oiseau de proie nocturne.
herbeuses où le campagnol se terre, les masures où trottinent les souris et les rats. Son vol est silencieux, son aile molle fend l’air sans le moindre bruit, pour ne pas donner l’éveil aux victimes. Cet essor muet, il le doit à la structure des plumes, soyeuses et finement divisées. Rien ne trahit sa subite venue : la proie est saisie avant même de s’être doutée de la présence de l’ennemi. Une ouïe d’une rare subtilité l’avertit, lui, au contraire, de tout ce qui se passe à la ronde ; ses larges et profondes oreilles perçoivent le simple frôlement d’un campagnol sous l’herbe. Qu’un mulot vienne à ronger un brin de racine, un grain de froment, prévenu de sa présence par le seul bruit des incisives, l’oiseau nocturne fond sur lui immédiatement.

La proie est saisie avec deux robustes serres, chaudement gantées de duvet jusqu’à la racine des ongles. Quatre doigts la composent, trois d’habitude dirigés en avant et un en arrière ; mais, par un privilège propre aux oiseaux de proie nocturnes, l’un des doigts antérieurs est mobile et peut se porter en arrière, de façon que la serre se partage en deux couples d’égale puissance lorsque l’oiseau veut saisir, comme dans un étau, la branche sur laquelle il perche ou la victime qui se débat. Un coup de bec brise la tête de l’animal capturé. Ce bec est court, très crochu. Les deux mandibules jouissent d’une grande mobilité qui leur permet, en frappant l’une contre l’autre, de faire entendre un craquement rapide, un cliquetis par lequel l’oiseau exprime sa colère ou sa frayeur. Elles se distendent au moment d’avaler, elles s’ouvrent en un orifice horrible, suivi d’un gosier d’une excessive ampleur.Scarabée sacré.
Scarabée sacré.
Quand elles bâillent en plein, la proie, d’abord pétrie entre les griffes, disparaît en entier comme dans un gouffre. Tout y passe, os et bourre. Il ne reste rien du mulot, pas même le poil. Rarement une proie suffit, et la chasse continue. Quelques souris vont rejoindre le mulot, toujours tuées d’un coup de bec sur la tête, toujours avalées en entier, sans être dépecées. Si quelque gros scarabée se présente, l’oiseau ne le dédaigne pas. C’est une bouchée petite, mais de saveur relevée, épicée d’aromates particuliers qui feront office de digestif. Enfin repu, le hibou regagne son gîte, creux de rocher, tronc caverneux, trou de masure.

Maintenant se fait la haute cuisine de la digestion. Immobile au fond de sa paisible solitude, l’oiseau clôt doucement les paupières ; il se remémore les bons coups qu’il vient de faire, il en médite d’autres pour le lendemain, il se recueille, il sommeille. Cependant l’estomac travaille. De la nourriture avalée sans triage aucun, deux parts sont à faire : la part vraiment nutritive et la part de nulle valeur. Avec le liquide dissolvant qui suinte de sa paroi, l’estomac désosse, écorche et fait la minutieuse séparation. La chair fluidifiée disparaît pour devenir du sang ; une masse informe reste, composée des peaux retournées et garnies de tous leurs poils, des os aussi nets que s’ils avaient été raclés au couteau, des carapaces de scarabées vidées de leur contenu. Cette masse encombrante ne s’engagerait pas sans danger dans les voies digestives. Comment fera l’oiseau pour s’en débarrasser ? Attendons. — Ah ! voici que le hibou s’éveille. Des haut-le-corps grotesques dénotent une anxiété d’estomac ; les efforts redoublent ; quelque chose remonte le long du cou tendu, le bec s’ouvre, c’est fait ; une pelote roule à terre, comprenant les peaux, les os, les élytres, les poils, les plumes, enfin toutes les matières sur lesquelles la digestion n’a pas de prise. Tous les oiseaux de proie nocturnes ont cette abjecte manière de se libérer l’estomac ; ils vomissent en boulettes le résidu de leur proie avalée entière. Si jamais vous en avez l’occasion, examinez les abords du domicile d’un hibou ; les pelotes de petits os et de bourre vous diront de combien de souris, de combien de rongeurs de toute espèce, ces oiseaux nous délivrent.

Louis. — Mais j’en ai vu, de ces pelotes, j’en ai vu dans le voisinage d’un rocher tout blanchi de fiente d’oiseau.

Paul. — Quelque hibou avait là certainement son domicile. La fiente blanche et les pelotes étaient de lui.