Les Associations populaires de consommation, de production et de crédit/Troisième leçon

Les Associations populaires de consommation, de production et de crédit :
leçons publiques faites à Paris en janvier et février 1865
Dentu (p. 129-190).
DE L’APPLICATION DU PRINCIPE DES ASSOCIATIONS POPULAIRES EN FRANCE ET À PARIS


Dispositions statutaires à recommander, concernant les Opérations de la société, la Formation du capital social, l’Administration de la société, l’Entrée et la sortie des sociétaires, la Répartition des bénéfices.

Tentatives récentes : Société du Crédit au Travail. — Caisse d’escompte des Associations populaires.


Messieurs,

Après les explications que je vous ai fournies dans les deux précédentes séances, vous pouvez, je l’espère, vous former une idée claire et complète de ce que sont, dans leur ensemble, les associations populaires, ou du moins, dirai-je plus modestement, de ce qu’elles me paraissent être à moi-même. Permettez qu’au début de cette troisième et dernière leçon, j’en fasse repasser devant vos yeux les principaux traits, et qu’à cette occasion j’appelle de nouveau votre attention particulière sur leur profonde et saisissante originalité.

Au lieu que, dans les sociétés commerciales ou industrielles ordinaires, le fonds social, quand il y en a un, est tout de suite établi dans ses conditions définitives, dans les sociétés de coopération, tout au contraire, ce fonds grandit et s’accroît au fur et à mesure de la durée et des progrès de la société. Au lieu que, dans les sociétés ordinaires, le capital est engagé dans des opérations commerciales ou industrielles d’un intérêt exclusivement général et public, dans les sociétés de coopération, le capital est affecté à des entreprises intéressant surtout et particulièrement les sociétaires eux-mêmes considérés soit comme consommateurs, soit comme producteurs. Ces sociétés ont ainsi pour leurs membres un avantage qui apparaît de deux manières : soit comme direct et consistant dans une part à réaliser sur les bénéfices de l’entreprise, soit comme indirect et consistant tantôt dans une diminution de la dépense journalière, par suite de l’abaissement du prix des denrées, comme il arrive dans les sociétés de consommation, tantôt dans une augmentation du revenu, par suite de l’élévation du salaire, comme il arrive dans les sociétés de production et de crédit.

À ces principes économiques, si tranchés et si spéciaux, correspond une organisation financière qui n’est pas moins accusée ni moins caractéristique.

Tandis que, dans les autres sociétés commerciales ou industrielles, les associés sont engagés soit pour tout leur avoir, s’ils sont associés en nom collectif, soit pour le montant seul de leurs actions ou de leur commandite, s’ils sont actionnaires ou commanditaires, dans les sociétés de coopération, au contraire, les associés seraient engagés jusqu’à concurrence du règlement intégral du passif social, chacun proportionnellement à sa quote-part dans l’actif social. Tandis que, dans les autres sociétés, le nombre des associés, ou tout au moins le chiffre du capital social, une fois déterminés, demeurent en principe fixes et invariables, dans les sociétés de coopération, le capital social s’accroîtrait indéfiniment par suite des cotisations périodiquement versées, et il s’accroîtrait en outre par suite de l’entrée des membres nouveaux qui arriveraient, tout comme, au surplus, il pourrait aussi diminuer par suite de la sortie des membres anciens qui s’en iraient. Ainsi, dans ces sociétés, le nombre des associés et le chiffre du capital social seraient soumis à une perpétuelle mobilité, en raison du double courant qui s’y produirait et y persisterait, l’un, de travailleurs qui viendraient demander à l’association la propriété du capital, l’autre, d’associés devenus capitalistes et qui s’élanceraient vers les sphères supérieures du commerce et de l’industrie, la masse des nouveaux éléments englobés étant d’ailleurs supérieure ou inférieure à celle des anciens éléments qui se détacheraient selon que la société serait en voie de progrès ou de décadence.

Toutes ces conditions économiques et financières sont des conditions d’ensemble qui se traduisent ou se complètent par des conditions de détail. Vous devinez que je veux parler ici des dispositions dont la réunion constitue les statuts de la société et qui, habituellement, se classent sous un certain nombre de titres, tels que les suivants : Opérations de la société ; — Formation du capital social ; — Administration de la société ; — Entrée et sortie des sociétaires ; — Répartition des bénéfices.

Pour celles de ces dispositions statutaires qui ne font purement et simplement que traduire les conditions d’ensemble, il n’y aura pas lieu d’y insister ; en revanche, je ne saurais me dispenser de m’arrêter à celles qui tendent à compléter ces conditions, dans lesquelles, il est vrai, elles sont implicitement contenues, mais desquelles, par cela même, il faut les tirer, en les y rattachant par un enchaînement solide.

Parmi les dispositions statutaires qui ne sont qu’énonciatives soit de l’objet économique ou des moyens financiers des sociétés, de coopération, figurent évidemment celles relatives aux Opérations de la société. Je pourrais donc ici me borner à dire que, suivant que l’association sera une association de consommation, une association de production, ou une association de crédit, les statuts énonceront que les opérations consistent à établir un magasin où des denrées de telle ou telle nature seront vendues aux sociétaires, à établir des ateliers où s’exerceront, par tous les sociétaires, telle ou telle industrie déterminée, ou à faire des prêts et avances aux sociétaires. Je dirai toutefois quelque chose de plus ; car c’est ici l’occasion d’examiner un point intéressant, celui du plus ou moins de convenance ou d’opportunité pratiques qu’il peut y avoir, selon les lieux et les temps, à instituer l’une quelconque des trois sortes d’associations populaires.

Vous le comprendrez assurément, Messieurs, ce n’est pas assez que le but et le point de départ économiques d’une société de coopération soient excellents, ni que son organisation financière soit parfaite, ni que ses statuts soient irréprochables, pour qu’elle réussisse ; il faut encore pour cela, dès l’instant que cette société est appelée à fonctionner dans un milieu déterminé, que son objet propre soit en rapport avec ce milieu. Il en est, à cet égard, de l’application du principe des associations populaires comme de tout ce qui touche au progrès et se rapporte à la politique. Certes je ne suis pas de ceux qui, en matière d’économie politique et sociale, disent volontiers : — « Vérité au delà de la frontière, erreur en deçà, » ou qui parlent à tout propos de choses « bonnes en théorie, mauvaises dans la pratique. » L’idéal de la science est un. Si donc la science sociale est une science, comme j’ai l’inébranlable conviction qu’elle en est une, malgré les sceptiques et les empiriques, il y a un idéal social, et cet idéal est le même pour tous les êtres, de quelque race et de quelque couleur qu’ils soient, auxquels peut s’appliquer le nom d’hommes. Mais je n’oublie pas que ce qu’on appelle le progrès et la politique ne consiste précisément que dans les transactions qui interviennent entre les aspirations vers l’idéal et les exigences de la réalité. Or, si l’idéal est un, la réalité est complexe ; si la science sociale est chose absolue et universelle, le progrès et la politique sont choses relatives et particulières. Pourquoi, par exemple, s’est-il produit cette singularité si remarquable, que les associations de consommation ont surtout réussi et se sont surtout développées en Angleterre, celles de production en France, et celles de crédit en Allemagne ? Est-ce à dire que chacun de ces pays soit naturellement propre à une seule des trois formes du mouvement coopératif, et fatalement impropre aux deux autres ? Non pas certes, mais seulement que chacune de ces nations, de ces trois nobles et généreuses nations, dont les destinées sont également liées, quoique à des titres divers, à celles de la liberté et de la justice dans le monde, s’est attachée, tout d’abord et pour commencer, à celui de nos trois types d’associations populaires qui se trouvait le mieux approprié à son génie, à ses traditions, à ses tendances.

Ce n’est là, Messieurs, qu’une considération d’une portée étendue et d’un sens général ; mais, dans le même ordre d’idées, il peut s’en présenter d’autres plus simples et aussi plus précises. Je ferai, par exemple, l’observation suivante au sujet de la création des associations de consommation dans les centres importants de population. Dans les grandes villes, l’éloignement des quartiers et le passage fréquent des habitants d’un quartier dans un autre apportent des obstacles sérieux à l’agglomération d’une certaine quantité de sociétaires sur un même point, qui est une condition du succès des sociétés de consommation. D’autre part, dans les grandes villes, l’affluence considérable des acheteurs procure’ tout naturellement au commerce des facilités pour la vente sur une large échelle et à bon marché, qui est la raison de la création de ces sociétés. Il suivrait de là que, dans les centres importants de population, le succès des associations de consommation serait jusqu’à un certain point difficile, en même temps que leur création serait à peu près inutile. Vous connaissez tous ces vastes établissements qui se sont successivement fondés à Paris, dans ces dernières années, pour la vente des habillements, puis des meubles et ustensiles de ménage, et, en dernier lieu, de certaines denrées alimentaires : viande de boucherie, épicerie. Sans doute il y aurait beaucoup à dire sur le prix, et plus encore sur la qualité de ces produits ; mais je ne serais point économiste si je pouvais douter que l’avenir, en amenant la généralisation de ce régime commercial, en amènera aussi le perfectionnement, sans autre intervention que celle de la libre concurrence. Eh bien, sans tirer de ces faits des conclusions trop rigoureuses, je vous demanderai seulement d’examiner s’ils ne laissent pas, à Paris, aux associations de consommation, moins de raison d’être et moins de chances de succès que dans d’autres villes moins populeuses.

Je ferai une remarque analogue touchant les sociétés de production. Ces sociétés doivent s’attacher aux diverses branches de la production industrielle de moyenne importance, c’est-à-dire de celle qui exige l’intervention du capital dans une mesure modérée. Dès lors, qu’y a-t-il à faire pour elles dans des centres, populeux ou non, qui ne sont point des centres industriels, ou qui sont des centres de trop petite ou de trop grande industrie ? Au contraire, en un point tel que Paris, où règne en quelque sorte et triomphe la moyenne industrie, quel vaste champ d’action et de réussite ne leur est point ouvert !

Je terminerai enfin par une dernière remarque de même nature, et toute en faveur des sociétés de crédit. Dans toutes les sociétés de coopération, le capital part de zéro pour atteindre un chiffre indéfini. Ce capital peut donc toujours recevoir tôt ou tard un emploi fructueux, mais il est évident qu’il le peut dans un avenir plus rapproché ou plus éloigné, selon que l’entreprise à laquelle on le destine réclame elle-même un capital plus modique ou plus considérable. Or, dans les sociétés de crédit, ce capital peut être employé immédiatement, quelque modique qu’il se trouve. Supposez seulement vingt associés ayant versé chacun pour 1 fr. de cotisations périodiques, il y en aura certainement au moins un dans le nombre à qui 20 francs ne seront point inutiles pour un petit commerce ou une petite industrie particulière. Déjà il en est un peu différemment dans les sociétés de consommation, car, assurément, 20 francs ne suffiraient pas pour la location d’une boutique et pour l’approvisionnement de denrées alimentaires à l’usage de vingt personnes. Enfin, dans les sociétés de production, le capital, pour être employé, doit être encore plus considérable. Pour vous en convaincre, représentez-vous vingt associés voulant exercer une industrie commune, et demandez-vous combien de fois il faudra qu’ils aient versé chacun pour 1 franc de cotisations périodiques pour qu’ils aient les fonds nécessaires à l’aménagement d’un local et à l’achat de leurs matières premières. Ici encore, et sans attacher à ce point une importance exagérée, je vous prierai d’y réfléchir, pour voir s’il n’est pas de nature à nous faire accorder, dans certains cas, une préférence incontestable aux associations de crédit. Ces associations, en effet, n’auraient pas seulement sur celles de consommation l’avantage de combler partout une lacune, dans les grandes villes comme dans les petites, et sur les associations de production celui d’être partout applicables, dans les localités de petite et de grande aussi bien que de moyenne industrie ; elles auraient encore sur les unes et les autres cette évidente supériorité de pouvoir en précéder et, par cela même, en préparer la naissance.

Cela dit touchant les opérations de la société, je passe à la Formation du capital social.

Il est, comme je l’ai dit et répété, de l’essence même des associations populaires que leur capital se forme peu à peu et progressivement par le moyen de cotisations périodiques, mensuelles ou hebdomadaires. La fixation du montant de ces cotisations, la détermination de leur mode de perception, etc., sont donc l’objet des articles des statuts groupés sous le titre « capital social. » Toutes ces dispositions étant beaucoup moins affaire de doctrine que d’expérience, vous ne vous étonnerez pas que j’aie peu de chose à en dire.

L’un des premiers points à régler serait celui de savoir si le montant des cotisations doit être uniforme pour tous les sociétaires ou différent pour chacun d’eux ; dans ce dernier cas, s’il doit être fixé une fois pour toutes ou demeurer variable, au gré du sociétaire. J’avoue que je distingue moins les avantages de l’uniformité et de la fixité que je n’en aperçois les inconvénients qui seraient évidemment de soumettre à une règle commune et inflexible des personnes disposant de ressources diverses et changeantes. Tout ce qu’il y aurait lieu de faire à cet égard, pour ne pas tomber d’un excès dans l’autre, et d’une réglementation gênante dans un désordre embarrassant, serait peut-être d’arrêter un minimum et un maximum entre lesquels pourrait flotter le montant des cotisations. Le minimum devrait surtout n’être pas assez bas pour grever la société de frais de perception, d’inscription et de comptabilité en disproportion avec les sommes reçues, et le maximum n’être pas assez haut pour laisser trop d’accès dans la société à des éléments et des influences autres que l’élément travailleur et l’influence populaire. Au surplus, les conséquences fâcheuses d’un tel accès seraient encore mieux évitées ou annulées par une disposition des statuts qui mettrait tous les sociétaires sur le pied de la plus parfaite égalité dans la société, et dont je me réserve de dire un mot en parlant du titre : « administration. »

L’Administration de la société comprend la réception et l’emploi des fonds, la tenue des comptes, les propositions de distribution de dividendes, la nomination et la révocation des employés et agents, la détermination de leurs attributions et la fixation de leurs traitements, en un mot l’exécution des opérations de la société avec la disposition de la signature sociale. Or, deux modes de constitution de ce pouvoir exécutif s’offrent ici.

Le premier consiste à en investir un gérant unique, revêtu d’attributions étendues, et intéressé dans l’entreprise par un tant pour cent élevé des produits, soumis d’ailleurs au contrôle d’un conseil de surveillance nommé par les sociétaires, mais non révocable par ces sociétaires, à moins de dissolution de la société. Ce système est naturellement indiqué par les circonstances lorsque, au nombre des associés, il y en a un en nom collectif, solidairement responsable. En ce cas, celui-là est désigné pour la gérance. L’étendue de ses attributions est commandée par celle de sa responsabilité, et sa part d’intérêt est en raison de sa situation et de ses fonctions. Quant aux autres associés, qui ne sont que des actionnaires ou commanditaires, ils sont moins, à y regarder de près, des associés que des capitalistes ayant confié leurs capitaux à un commerçant, à un industriel ou à un financier qu’ils ont choisi pour les faire valoir. Un tant pour cent des produits à partager proportionnellement au montant de leur part de capital, et une surveillance exercée en commun sur l’emploi de ce capital répondent à toutes les exigences de leur position et de leur rôle.

Dans l’autre système, l’administration est confiée à un conseil rétribué ou non rétribué, touchant une indemnité fixe ou des jetons de présence, mais qui, dans tous les cas, nommé et contrôlé directement par les sociétaires, est toujours révocable par ces sociétaires, sans dissolution de la société. Ce système est évidemment celui qui convient le mieux dans les sociétés anonymes. Là, personne n’a de responsabilité particulière ni, par conséquent, ne saurait avoir d’attributions exceptionnelles ; tous les associés, au contraire, assumant des chances de perte et de gain exactement proportionnelles les unes aux autres, sont égaux dans la société et ont, par suite, un droit égal à l’exécution de ses opérations. L’administration par conseil renouvelable en assemblée générale satisfait à ce double principe qui veut que, dans toute société, les intérêts soient dirigés par les intéressés, et que cette direction s’opère par délégation. Ce mécanisme. qu’on pourrait décorer du nom de self-administration, est aussi approprié à des sociétés commerciales, industrielles ou financières dont tous les membres sont des associés anonymes que le mécanisme du self-government l’est à des sociétés politiques dont tous les membres sont des citoyens égaux et libres. On ne saurait trop le recommander à l’adoption des associations populaires qui seront constituées en sociétés à garantie mutuelle et qui, dès lors, ne différeront en aucune façon des sociétés anonymes sous le rapport de l’égalité parfaite de leurs membres.

J’aurais tout dit, Messieurs, sur ce sujet, si mon seul but était de vous convaincre. Mais vous, qui êtes venus ici amenés par la généreuse curiosité que vous inspirent les associations populaires, vous représentez une fraction exceptionnellement éclairée et sage du public ; et quand vous irez prêter au mouvement coopératif l’appui de vos efforts, vous serez en rapport avec des hommes d’une raison moins solide et d’un jugement moins calme que les vôtres. Vous trouverez d’abord dans ces esprits une tendance regrettable à se décharger du soin de leurs propres affaires pour les remettre aux mains de quelque personne honnête et capable, ou du moins se donnant pour telle, et qu’on se plaît toujours à prendre pour ce qu’elle se donne. Vous y trouverez aussi des préventions très-vives contre l’administration des sociétés anonymes. Je ne veux rien négliger pour vous mettre à même de lutter avec succès contre ces entraînements, et c’est pourquoi j’insiste sur la préférence à donner, en matière de sociétés à garantie mutuelle, au-mode d’administration par conseils élus et renouvelables sur le mode d’administration par gérants irrévocables.

Quant à rechercher ce qu’il peut y avoir de sérieux au fond des accusations violentes qui sont journellement dirigées contre l’administration de certaines grandes entreprises commerciales, industrielles ou financières, constituées dans les formes de l’anonymat, c’est une tâche dont vous comprendrez que je prétende me dispenser. Il me suffira d’énoncer généralement à cet égard que si, parmi ces accusations, beaucoup sont certainement superficielles et irréfléchies, quelques-unes peut-être sont fondées. Peu nous importe au surplus. J’admettrai, si l’on veut, qu’on ait vu des hommes d’un talent et d’un caractère également médiocres faire passer leur intérêt étroit et mesquin d’administrateurs avant leur intérêt d’actionnaires, grossissant les traitements pour eux-mêmes, multipliant les emplois pour leurs créatures, abandonnant la conduite des opérations sociales à l’impéritie d’un personnel déplorable. J’admettrai même qu’on en ait vu d’autres, plus blâmables, sacrifier complètement la société à leur égoïsme, ne s’occupant que d’amener, par des rapports inquiétants et défavorables, la baisse des actions pour en acheter, et d’amener ensuite, par d’autres rapports en sens contraire et par la distribution de faux dividendes, la hausse de ces actions pour en revendre. J’admettrai que ces tripotages, pour les appeler par leur vrai nom, soient possibles et aient eu lieu ; ce que je nie, c’est qu’ils tiennent plus à la nature même de l’administration par conseils que les abus du régime politique connu sous la désignation de régime constitutionnel et représentatif ne sont inhérents, eux aussi, à l’essence même de ce régime.

C’est ainsi pourtant qu’on les a expliqués en alléguant que la responsabilité des administrateurs de sociétés anonymes, n’étant point personnelle, n’était pas sérieuse. Et pourquoi donc ? La responsabilité des membres d’un cabinet ministériel est-elle illusoire, parce qu’elle est collective ? En aucune façon. De ce que les ministres sont solidaires, il s’ensuit seulement qu’ils se retirent des affaires comme ils y arrivent, tous ensemble. Ainsi en est-il, ainsi du moins devrait-il en être des membres d’un conseil d’administration. Non : ce qu’il fallait savoir distinguer et proclamer, c’est que, de même que la responsabilité ministérielle est un vain mot dans les pays où elle n’est point entourée du cortège de toutes les autres garanties politiques libérales, de même la responsabilité des administrateurs est nulle dans les sociétés où elle n’est point placée sous le coup d’ un contrôle administratif réel et sévère. La vérité est qu’en administration comme en politique, les abus viennent ici non du principe même qui est bon, mais de la mauvaise application qui en est faite. Qu’une publicité entière et franche soit donnée aux opérations sociales, qu’une discussion complète et approfondie soit permise dans les assemblées générales, et les abus de pouvoir seront évités. Et que si, au début, il s’en produisait quelques-uns d’un autre genre, que si, tout d’abord, la publicité était mal faite et mal utilisée, la discussion prolongée et confuse, le contrôle vétilleux et intempestif, ce seraient là des abus qui ne tarderaient point à disparaître à mesure que l’habitude et l’entente des affaires se développeraient chez les associés. Et certes, ce ne serait pas un des moindres avantages, parmi ceux si nombreux et si importants du mouvement coopératif, que d’avoir ainsi fait naître et grandir l’expérience des choses de l’administration chez les membres des associations populaires.

Quant à ce qui serait des mesures les plus propres à favoriser un contrôle si précieux, je n’en vois pas de meilleures que celles indiquées par les quatre articles suivants de la loi du 5 mai 1863 sur les sociétés à responsabilité limitée. Je les cite textuellement :

« Art. 15. — L’assemblée générale annuelle désigne un ou plusieurs commissaires, associés où non, chargés de faire un rapport à l’assemblée générale de l’année suivante sur la situation de la société, sur le bilan et sur les comptes présentés par les administrateurs.

La délibération contenant approbation du bilan et des comptes est nulle si elle n’a été précédée du rapport des commissaires.

À défaut de nomination des commissaires par l’assemblée générale, ou en cas d’empêchement ou de refus d’un ou de plusieurs commissaires nommés, il est procédé à leur nomination ou à leur remplacement par ordonnance du président du Tribunal de commerce du siège de la société, à la requête de tout intéressé, les administrateurs dûment appelés.

Art. 16. — Les commissaires ont droit, toutes les fois qu’ils le jugent convenable dans l’intérêt social, de prendre communication des livres, d’examiner les opérations de la société et de convoquer l’assemblée générale.

Art. 17. — Toute société à responsabilité limitée doit dresser, chaque trimestre, un état résumant sa situation active et passive.

Cet état est mis à la disposition des commissaires.

Il est, en outre, établi, chaque année, un inventaire contenant l’indication des valeurs mobilières et immobilières et de toutes les dettes actives et passives de la société.

Cet inventaire est présenté à l’assemblée générale.

Art. 18. — Quinze jours au moins avant la réunion de l’assemblée générale, une copie du bilan résumant l’inventaire et du rapport des commissaires est adressée à chacun des actionnaires connus, et déposée au greffe du Tribunal de commerce.

Tout actionnaire peut, en outre, prendre au siège social communication de l’inventaire et de la liste des actionnaires.

Vous apprécierez à première vue, Messieurs, je n’en doute-pas, l’efficacité de cette double institution de commissaires et d’états de situation trimestriels, au point de vue du contrôle administratif. Si je n’ai point emprunté la combinaison dont il s’agit à la loi du 5 mai 1863 sur les sociétés à responsabilité limitée , pour l’introduire dans le projet de loi sur les sociétés à responsabilité proportionnelle dont je vous ai exposé les motifs dans notre dernière séance, c’est uniquement parce qu’à mon avis, les seules dispositions intéressant les tiers et l’ordre public doivent être insérées dans la loi, et que toutes celles, au contraire, qui n’intéressent que les sociétaires eux-mêmes et la réussite de leur entreprise ne doivent figurer que dans les statuts. Mais je vous avouerai que si le législateur des sociétés à garantie mutuelle venait à leur imposer d’autorité ces conditions de publicité et de surveillance, je me consolerais peut-être assez aisément de cette légère infraction aux principes de mon libéralisme. Ce sacrifice de mes scrupules serait jusqu’à un certain point compensé par la certitude qu’ainsi les sociétés de coopération seraient à l’abri du népotisme et de l’indélicatesse administratifs, qu’on ne verrait dans aucune des mandataires incapables ou infidèles faire bon marché ou trafiquer à leur profit des intérêts sociaux. Et je me dirais que, sans doute, il peut en être de l’administration des épargnes du peuple comme de la femme de César, qui ne doit pas être soupçonnée.

Pour en finir avec cette question de l’administration des associations populaires, et en faisant à cette administration une dernière application des principes de la politique dont je vous laisse juger la convenance et le mérite, je dirai que, dans mon opinion, tous les membres d’une société de coopération, comme ceux d’une société démocratique, doivent être considérés comme rigoureusement égaux en droits dans la société, et que chacun d’eux, quel que soit le chiffre de sa quote-part dans le fonds social, doit avoir une voix, et n’en avoir qu’une seule, dans les assemblées générales.

L’Entrée et la sortie des sociétaires constitue un détail important de l’organisation des sociétés de coopération. Deux choses m’apparaissent comme également évidentes à cet égard : l’une, que tous les membres de la société répondant mutuellement les uns pour les autres, nul sociétaire nouveau ne doit être accueilli s’il n’offre des garanties de moralité de nature à rassurer et satisfaire les sociétaires anciens ; l’autre, que ces garanties devant être constatées par un examen sérieux, leur constatation est affaire d’administration. D’où je conclus que l’admission des membres peut et doit être prononcée en fait et provisoirement par le conseil d’administration, mais qu’elle ne peut et ne doit être prononcée en principe et définitivement que par l’assemblée générale. Il serait, à ce qu’il me semble, parfaitement tenu compte de cette double nécessité par une disposition statutaire en vertu de laquelle le conseil d’administration admettrait ou repousserait les candidats sur leur demande, sauf ratification par l’assemblée générale, et sauf appel à cette assemblée par certains sociétaires contre l’admission, et par certains candidats contre la non-admission. Je ne parle point de la sortie des sociétaires dont les conditions essentielles sont du ressort de la loi et ont été abordées en leur lieu et place, et je viens au dernier titre des statuts concernant la Répartition des bénéfices.

Les bénéfices possibles des sociétés de coopération ne sauraient provenir d’autre chose que de la différence entre le prix d’achat en gros et le prix de vente en détail dans les sociétés de consommation, — de la différence entre le prix de revient et le prix de vente des objets manufacturés dans les sociétés de production, — de l’intérêt des prêts et avances dans les sociétés de crédit. Cela étant, les sociétaires ont à choisir entre deux modes de perception de leurs bénéfices. Ou les denrées seront vendues par la société de consommation au prix d’achat, et les sociétaires percevront immédiatement leurs bénéfices, à titre de consommateurs et proportionnellement à leur dépense ; — les salaires seront payés, dans la société de production, au tarif le plus élevé que permettra le prix de vente des objets manufacturés, et les sociétaires percevront immédiatement leurs bénéfices, à titre de producteurs et proportionnellement à leur travail ; — les prêts et avances seront effectués, dans la société de crédit, à un taux réduit, et les sociétaires percevront encore immédiatement leurs bénéfices, à titre d’emprunteurs et proportionnellement à leurs emprunts. Où bien les denrées seront vendues, les salaires payés, les prêts et avances effectués aux prix, tarifs et taux du marché économique, et, dans ce cas, les sociétaires ne percevront leurs bénéfices qu’au terme de l’exercice courant et sous forme de dividende, à titre d’actionnaires et proportionnellement à leur quote-part de capital social. De ces deux modes, le dernier est le seul juste et le plus avantageux à la société. Les sociétaires n’ont droit, à titre de consommateurs, producteurs et emprunteurs, qu’aux prix, tarifs et taux du marché, tandis qu’ils ont droit, à titre d’actionnaires, à une chance de gain proportionnelle à leur chance de perte, c’est-à-dire à une part de dividende proportionnelle à leur quote-part de capital social. D’ailleurs il est de l’intérêt de l’association que les membres soient pour ses à grossir leur quote-part de capital social. C’est donc une erreur flagrante pour les sociétés de coopération que de ne pas vendre leurs denrées, payer leurs salaires, effectuer leurs prêts et avances aux conditions du marché. Une très légère différence serait néanmoins légitime en raison de ce fait que la réunion même des sociétaires comme consommateurs, producteurs et emprunteurs est un élément du succès de la société, et profitable en ce que cette petite part de bénéfice immédiatement perçue est susceptible d’attirer à l’association de nouveaux membres. Quand j’aurai rappelé pour mémoire la nécessité de former un capital de réserve destiné à parer aux sinistres dont la mutualité a précisément pour but de faire l’assurance, j’aurai tout dit sur cette question de la répartition des bénéfices, comme sur celles des autres dispositions statutaires.

Les points qui précèdent étant une fois examinés, j’en ai complètement fini, Messieurs, avec la théorie des associations populaires, et je crois m’être efforcé consciencieusement d’en énoncer le but et le point de départ, d’en déterminer l’objet, d’en décrire l’organisation dans son ensemble et dans ses détails, en suivant les meilleures indications de la science et de l’expérience. Ces conditions idéales étant connues, il n’y aurait plus, si toutefois on les suppose heureusement tracées, qu’à s’en rapprocher le plus possible ; car, quant à s’y tenir exactement et de point en point, c’est une chose qui malheureusement, à l’heure qu’il est, nous est totalement interdite. Sous l’empire des prescriptions actuellement édictées par le Code de commerce (Livre Ier, titre III, section 1re) les sociétés de coopération n’ont à choisir, pour se donner une existence légale, qu’entre-la forme de société en nom collectif, avec le principe de la responsabilité solidaire, celle de société anonyme, avec le principe de la responsabilité limitée au chiffre du capital social, et enfin celle de société en commandite, avec une combinaison des deux principes mentionnés. Nous avons vu d’abord que ni l’un ni l’autre de ces deux principes ne convient à leur organisation financière. Nous avons vu, de plus, que ni la forme de société en nom collectif, ni celle de société anonyme, ni celle de société en commandite ne se prête à leur constitution légale. Pour que ces sociétés pussent se fonder dans la forme de sociétés à garantie mutuelle, avec le principe de la responsabilité proportionnelle intégrale et avec indétermination et variabilité du nombre des associés et du chiffre du capital social, comme il a été exposé dans notre dernière séance, et pour qu’elles pussent, après cela, s’imposer les dispositions statutaires que je viens d’énumérer, concernant leurs opérations, la formation de leur capital social, leur administration, l’entrée et la sortie des sociétaires, la répartition des bénéfices, une réforme de la législation serait nécessaire.

Cette question, vous le savez, est en ce moment agitée. Et il semble, en outre, qu’elle le soit précisément comme une question de cette nature le doit être. Différentes personnes, très-compétentes en ces matières, ont émis à ce sujet leurs idées comme j’ai pris moi-même la liberté d’émettre les miennes. D’autre part, un projet de loi s’élabore dans le sein du Conseil d’État pour être soumis, durant le cours de la session qui vient de s’ouvrir, au vote du Corps législatif et à la sanction du Sénat. L’opinion publique et les corps constitués étant donc saisis à la fois, il y a lieu d’espérer que la question sera résolue, qu’elle le sera prochainement et d’une manière satisfaisante. Ainsi, la réforme dont il s’agit serait obtenue, et nous aurions alors le champ libre pour créer des associations populaires de consomma^ lion, de production et de crédit dans les meilleures conditions théoriques. Pour l’instant, toutefois, comme il est, à tout prendre, impossible de savoir sûrement si la question traversera sans encombre les diverses épreuves qui l’attendent, et qu’il est, en tout cas, facile de prévoir avec certitude qu’il lui faudra un certain temps pour les subir, nous agirons sensément en nous préoccupant sans plus tarder de donner, dès à présent, au mouvement coopératif une impulsion vigoureuse, avec les seules ressources qui nous soient offertes.

Si vous le voulez, nous allons chercher ensemble à nous rendre compte de l’étendue de ces ressources. Au surplus, faire cette recherche, ce sera faire l’histoire des tentatives qui ont été récemment essayées ou dont l’essai se prépare autour de nous. C’est là, Messieurs, un fait que je suis heureux de vous annoncer à l’avance, et que je serai plus heureux encore de vérifier tout à l’heure avec vous. N’est-ce pas, en effet, un symptôme de bon augure que tout ce qu’il était possible de faire en faveur du mouvement coopératif ait été fait, ou soit en voie de se faire, malgré des entraves de toute nature ?

Je trouve, dès le début, une preuve à l’appui de mon assertion. C’en est une, en effet, et bien frappante, que les associations de production, qui sont, en France et à Paris, les plus anciennes, les plus nombreuses et les plus florissantes, sont aussi celles dont la création est le moins difficile, dans l’état actuel de la législation, par la raison que, seules entre toutes, elles s’accommodent assez aisément du principe de la responsabilité solidaire et de la forme de société en nom collectif. inconvénient du principe de la responsabilité solidaire, pour les sociétés de coopération, c’est, nous l’avons vu, qu’il s’oppose à l’affluence des sociétaires, aucun homme prudent n’étant disposé à répondre seul pour tous ses cosociétaires, si ces derniers doivent être fort nombreux et ne peuvent lui être bien connus. Or, il se trouve précisément que les associations de production sont très-susceptibles de se composer d’un nombre peu considérable de membres se connaissant bien les uns les autres. D’autre part, l’inconvénient de la forme de société en nom collectif, c’est qu’elle s’oppose au double mouvement continuel d’entrée et de sortie des sociétaires, chaque entrée ou sortie nécessitant des publications légales gênantes et onéreuses. Or, il se trouve encore que les associations de production sont également très-susceptibles de se composer d’un nombre à peu près fixe de membres intimement unis par l’exercice de leur industrie commune. Toute satisfaction peut donc être donnée aux intérêts des tiers et aux exigences de la loi, sans trop de sacrifices aux principes. Ces circonstances, à ce qu’il me paraît, expliquent péremptoirement pourquoi ce sont surtout les associations de production qui se sont répandues parmi nous. J’ajoute qu’elles indiquent surabondamment que ces mêmes associations ont toute latitude de se multiplier encore. Ce que seulement je tiens à dire, c’est qu’il n’y faudrait pas voir le type de toutes les associations populaires, comme on pourrait être tenté de le faire. Elles sont une exception permise, légitime et heureuse à la règle générale, mais elles ne sont point cette règle même.

Les producteurs étant de la sorte établis, et même assez confortablement, comme vous voyez, il reste encore à pourvoir au sort des consommateurs et des emprunteurs. La société en nom collectif est trop étroite pour les recevoir : j’ai rappelé pourquoi tout à l’heure. Quant à la société anonyme proprement dite, les portes leur en sont fermées en conséquence de l’autorisation préalable du Gouvernement exigée par l’article 37 du Code de commerce, et pour d’autres motifs qu’il est inutile de vous remémorer. Restent donc la société en commandite et la société anonyme dite « à responsabilité limitée » créée par la loi du 5 mai 1863, qui sont les seules pouvant leur offrir un abri. Eh bien, Messieurs, je vais précisément vous entretenir de deux tentatives extrêmement importantes et qui ont mis aussi ingénieusement que possible à profit l’une et l’autre de ces deux formes de sociétés commerciales. La première est la Société du Crédit au Travail, la seconde est la Caisse d’escompte des Associations populaires.

La Société du Crédit au Travail a été fondée à Paris, au mois de septembre 1863, par M. Beluze, dans la forme d’une société en commandite simple. Pour en faire comprendre et apprécier le mécanisme, il est essentiel de rechercher préalablement jusqu’à quel point, et grâce à quelles combinaisons, cette forme de société permet de donner tout à la fois aux associations populaires une constitution légale assurée et une organisation financière satisfaisante.

Une société en commandite simple se compose d’un ou plusieurs associés en nom collectif solidairement responsables, et d’un ou plusieurs associés commanditaires responsables dans les limites du montant de leur commandite. Les noms des associés en nom collectif et le chiffre de la commandite, tels sont les éléments essentiels de la société. Ces noms et ce chiffre doivent être publiés pour que la société existe ; s’ils viennent à être modifiés, ces modifications doivent être publiées de la même manière pour que cette existence se continue.

Étant donné, par conséquent, un groupe de travailleurs, que quelques-uns d’entre eux consentent à engager leur fortune et leur personne, que les autres se bornent à verser ou seulement à souscrire une certaine somme, une société pourra être formée. Maintenant, dans le cadre de cette société, bien des mouvements sont permis : les sociétaires engagés par responsabilité solidaire peuvent être remplacés par d’autres ; les sociétaires engagés par responsabilité limitée peuvent augmenter ou diminuer leurs versements ou souscriptions ; certains d’entre eux peuvent se retirer ; d’autres travailleurs peuvent arriver et verser ou souscrire à leur tour certaines sommes. L’un quelconque de ces changements survenant, ou tous survenant à la fois, que seulement les noms des nouveaux associés en nom collectif et que le chiffre de la nouvelle commandite soient annoncés dans les formes légales au public, et la société persistera.

En quoi d’ailleurs une telle société en commandite simple différerait-elle d’une société à garantie mutuelle de la nature de celles dont nous avons esquissé le type ? En deux points qui sont relatifs l’un à la nature de la responsabilité sociale, et l’autre à l’intervention du capital social comme élément de garantie. Dans l’une et l’autre société, le payement intégral du passif éventuel de la société est garanti. Mais tandis que, dans la société à garantie mutuelle, il le serait par la responsabilité de tous les sociétaires proportionnellement, pour chacun, à sa quote-part dans l’actif social, dans la société en commandite, il l’est par la responsabilité solidaire des associés en nom collectif, appuyée de la responsabilité des commanditaires limitée au montant de leur commandite. Dans l’une et l’autre société, le capital social peut être formé peu à peu et progressivement. Mais au lieu que, dans la société à garantie mutuelles ce capital figurerait légalement, comme élément de garantie, au fur et à mesure de sa formation, dans la société en commandite, il ne figure ainsi qu’au fur et à mesure des publications annonçant dans les formes légales les modifications de son chiffre.

Toujours est-il, en fin de compte, que dans la forme de société en commandite simple, comme dans celle de société à garantie mutuelle, le payement intégral du passif éventuel de la société est garanti, sans recours à la responsabilité solidaire pour la plupart des membres, et que le capital social peut être formé peu à peu et progressivement, et même par le moyen de cotisations périodiques. C’est dire que cette forme de société offre une ressource assurée et satisfaisante aux associations populaires de consommation et de crédit. Qu’elles trouvent seulement un ou plusieurs associés en nom collectif dont les noms soient publiés ; qu’elles laissent seulement leur commandite toujours ouverte, en publiant aussi les modifications qui y sont apportées, et ces associations trouveront dans la forme de société en commandite simple une existence incontestablement légale et un fonctionnement financièrement convenable. Il est à peine besoin de dire que, pour simplifier la complication fie ce mécanisme, il y aura lieu, d’une part, de ne prendre qu’un seul associé en nom collectif qui soit à la fois assez dévoué pour exposer sa fortune et sa personne et assez capable pour exercer la gérance, et, d’autre part, de n’apporter à la commandite que des modifications régulières, et à intervalles assez éloignés pour ne pas grever la société de trop de frais d’annonces légales.

Ainsi résumées, ces conditions sont exactement celles de la Société du Crédit au Travail.

M. Jean-Pierre Beluze, son fondateur, en est l’associé en nom collectif et aussi le Directeur-Gérant. Il exerce ces fonctions avec l’assistance d’un Conseil de Gérance élu et renouvelable en assemblée générale, et sous la surveillance d’une Commission de Contrôle élue et. renouvelée dans les mêmes conditions que le conseil de gérance.

Tous les autres membres de la société sont associés commanditaires ; le chiffre de leur souscription est indéterminé, mais il ne peut être moindre de 100 francs. Le mode et les époques de versement sont ad libitum. Jusqu’à ce qu’elles aient atteint le chiffre de 20 francs, les sommes versées ne portent point intérêt et ne participent point au dividende. Au-dessus de 20 francs, et jusqu’à 100 francs, elles portent intérêt, mais ne participent point au dividende ; l’intérêt est dû pour 20 francs et les multiples exacts de 20 francs, l’appoint étant négligé. Au delà de 100 francs, elles ne portent plus intérêt et participent seulement au dividende ; le dividende est dû pour 100 francs et les multiples exacts de 100 francs, l’appoint étant négligé. L’admission des sociétaires est prononcée provisoirement par la gérance, mais elle n’a lieu définitivement que par décision de l’assemblée générale. A certaines conditions et dans certaines formes, chaque associé peut se substituer une tierce personne pour tout ou partie de son intérêt dans la société.

Ainsi organisée, la Société du Crédit au Travail effectue diverses opérations dont les principales sont les suivantes :

1o Elle est une caisse de crédit mutuel. Elle assure à ses propres membres un crédit au moins égal pour chacun à son capital versé dans la commandite et pouvant dépasser ce chiffre par la garantie solidaire de plusieurs membres ou de tiers. Il est aisé de reconnaître ici le fonctionnement normal des associations populaires de crédit ;

2o Elle est une caisse d’avances pour les associations populaires en général. Elle crédite les associations généralement quelconques, soit en leur fournissant des fonds à titre de participation, soit en recevant à l’escompte les valeurs commerciales créées ou endossées par elles, soit en leur ouvrant un crédit sur des garanties convenables. Elle accorde le même crédit qu’à ses propres membres à des tiers se cautionnant solidairement pour le remboursement des emprunts par eux souscrits ;

3o Elle est une caisse de dépôts. Elle reçoit en compte courant toutes les sommes qui lui sont confiées. Cette dernière catégorie d’opérations est toute naturelle ; elle serait extrêmement utile quand même la société ne serait qu’une caisse de crédit mutuel ; elle est presque indispensable du moment que la société est une caisse d’avances pour les associations populaires.

Au début des opérations de la société, le 1er octobre 1863, le capital social était de 20,120 fr. fournis par 172 associés commanditaires. Au 31 décembre de la même année, ce capital était de 42,120 fr. souscrits par 321 sociétaires. Dans l’espace de ces trois mois d’exercice, 28 comptes courants avaient donné lieu à un mouvement de fonds de 21,082 fr. dont 6,811 à la sortie. Des escomptes d’effets avaient eu lieu pour 31,987 fr. Des avances avaient été faites en vue d’aider à la fondation de 4 associations de production. Au 31 décembre 1864, le capital était de 112,450 fr. souscrits par 723 sociétaires. À la même époque, 189 comptes courants ouverts étaient créditeurs ensemble de 60,722 fr. 91 c, soit en moyenne de 321 fr. 28 c. chacun. Durant le cours de l’aimée, 1,182 effets avaient été escomptés pour une somme de 343,313 fr. 59 c. Ces débuts sont encourageants ; il est à croire que la société ne cessera pas de prospérer en 1865, et qu’un avenir brillant lui est désormais assuré.

La Caisse d’escompte des Associations populaires de crédit, de production et de consommation est également établie à Paris. Elle a été fondée sous l’initiative de quelques hommes non moins distingués par leur grande expérience des affaires que par leur haute situation sociale, et tout spécialement par les soins de M. Léon Say, le petit-fils de l’illustre Jean-Baptiste, et que je tiens à féliciter et à remercier publiquement d’avoir apporté au mouvement coopératif, avec l’appui de ses talents personnels, celui du plus grand nom de l’économie politique. La Caisse d’escompte vient d’être constituée définitivement, en assemblée générale de ses actionnaires tenue le 17 janvier dernier, dans la forme d’une société à responsabilité limitée, c’est-à-dire d’une société anonyme soumise aux prescriptions de la loi du 5 mai 1863, et dispensée, par cela même, de l’autorisation préalable du Gouvernement exigée par l’article 37 du Code de commerce, et au capital de 100,000 fr. divisé en 1,000 actions de 100 francs chacune. Le quart seulement du capital souscrit, soit 25,000 francs, a été versé.

Le nom même de la Caisse d’escompte des Associations populaires et la forme dans laquelle elle est constituée indiquent assez qu’elle n’est point une caisse de crédit mutuel comme la Société du Crédit au Travail. Elle n’est qu’une caisse d’avances et une caisse de dépôts. Ses opérations consistent en effet :

1o À faire des avances aux sociétés et groupes dits associations de crédit, de production et de consommation, et constitués sur les bases de la garantie mutuelle ou de la responsabilité solidaire, et à escompter les valeurs créées ou endossées par eux ;

2o À faire avec ces sociétés et groupes toutes conventions, ou prendre tous arrangements de nature à faciliter leur organisation et leur développement, et à augmenter la valeur et l’étendue des garanties par eux offertes ;

3o À favoriser notamment la création de ces sociétés et groupes en faisant, s’il y a lieu, les premières avances nécessaires à leur constitution, et en recevant des cotisations destinées à la formation d’un fonds commun ;

4o À recevoir de toutes personnes, en dépôt ou en compte courant, toutes les sommes qui lui seront confiées, et à faire , dans l’intérêt de ses clients, toutes opérations de banque.

Le rôle de la Caisse d’escompte, tel qu’il ressort de cette énumération de ses opérations, est éminemment simple, en ce sens qu’il est surtout et avant tout celui d’une caisse d’avances ; mais il est complexe en même temps au point de vue des deux modes différents suivant lesquels ces avances seront faites. Dans l’avenir, et à l’état normal, elles le seront purement et simplement comme escompte du papier mutuel ou solidaire ; dans le présent, et par exception, elles le seront comme encouragement à la création et au développement des associations populaires. Ces deux rôles, qui apparaîtront successivement, et dont l’un absorbera l’autre, sont dignes d’être étudiés tous les deux.

Si vous n’avez pas oublié, Messieurs, l’exposition que j’ai eu l’honneur de vous faire, dans ma première leçon, du mécanisme des associations populaires, vous devez vous rappeler que ce mécanisme se compose, et cela principalement dans les associations de production et de crédit, de deux parties parfaitement distinctes, dont la première consiste à employer d’abord leur fonds social à l’objet propre de leur entreprise, et la seconde à faire ensuite appel aux capitaux étrangers pour les employer également de la même manière. — « Cet appel aux capitaux étrangers, dit le prospectus de la société qui nous occupe, se produisant tout naturellement sous la forme d’une demande d’escompte, ici apparaît l’utilité et intervient le rôle de la Caisse d’escompte des Associations populaires. La caisse recevra les effets qui auront été souscrits, en premier lieu, par les membres des sociétés mutuelles ou solidaires, et endossés, en second lieu, pour garantie, par les gérants de ces sociétés ; et, après les avoir escomptés, elle pourra, si elle veut, les réescompter ensuite, en les négociant revêtus dès lors de trois-signatures dont deux au moins d’une notoriété satisfaisante et d’une valeur appréciable, c’est-à-dire dans les conditions requises pour être acceptés par toutes les banques. » Cette manière de voir paraît de toute justesse, et, dans ces données, la Caisse d’escompte semble fondée à se considérer comme « appelée à devenir, ainsi qu’elle le dit-elle même, le canal principal du papier mutuel et solidaire vers le marché financier, et, par cela même, le canal principal du capital vers les travailleurs réunis en sociétés et groupes mutuels ou solidaires. »

Tel sera le rôle de la Caisse d’escompte lorsqu’une réforme de la législation aura permis aux associations populaires de se constituer en sociétés à garantie mutuelle. Tel il sera même, abstraction faite de cette réforme, dès qu’un certain nombre d’associations de production se seront constituées en sociétés en nom collectif, et un certain nombre d’associations de consommation et de crédit en sociétés en commandite.

En attendant que le mouvement coopératif puisse se donner libre carrière, ou qu’il se soit exercé et développé dans le champ borné dont il dispose, la Caisse d’escompte a dû se préoccuper de trouver des combinaisons de nature à le susciter et à l’entretenir. Je vous parlerai seulement de la plus importante de ces combinaisons qui consisterait à jouer dès à présent le rôle de caisse d’avances par escompte vis-à-vis non d’associations constituées en sociétés légales, mais de simples, groupes organisés, du moins financièrement, sur la base de la garantie mutuelle, et qui aurait pour la Caisse d’escompte, le double avantage de former sa clientèle future en lui fournissant une clientèle immédiate et considérable.

Supposez, Messieurs, un groupe de personnes en telles relations que l’une quelconque d’entre elles soit assez connue de toutes les autres pour obtenir leur garantie collective dans les limites d’un crédit déterminé, et les connaisse assez elle-même pour leur accorder à chacune, collectivement avec toutes les autres, sa propre garantie jusqu’à concurrence d’une somme égale au crédit qui lui est ouvert. Dans un état de législation tel que nous l’appelons de nos vœux, ces personnes se constitueraient en association de crédit sous forme de société à garantie mutuelle. Elles souscriraient chacune une certaine somme dont le chiffre représenterait à la fois l’étendue du crédit à elles ouvert et celle de la garantie par elles accordée. Elles verseraient, en outre, soit immédiatement, soit par cotisations successives, une fraction du capital souscrit pour servir de capital de roulement. Elles s’escompteraient ensuite leurs effets qu’elles passeraient à la Caisse d’escompte qui les jetterait sur le marché du crédit commercial et industriel. Dans ces données, ce papier mutuel arriverait à la Caisse d’escompte avec deux signatures, dont celle de la société ; la Caisse d’escompte l’écoulerait donc sans trop de difficulté, et elle aurait, en cas de non-payement, recours contre la société elle-même qui aurait endossé l’effet non payé.

Dans l’état actuel de la législation, une telle constitution de société entre ces personnes est impossible. La société anonyme serait la seule dont le principe conviendrait à la circonstance ; mais la société anonyme proprement dite et la société anonyme dite à responsabilité limitée seraient, en pareil cas, également inaccessibles, l’une en raison de la nécessité de l’autorisation préalable du Gouvernement, et l’autre en raison de celle du versement d’un quart au moins du capital souscrit. Ce qui du moins est possible, et ce qui même est facile, c’est qu’un acte intervienne entre ces personnes, d’une part, et la Caisse d’escompte, d’autre part, en vertu duquel la Caisse d’escompte ouvrirait à chacune d’elles un crédit déterminé, et par lequel aussi chacune d’elles accorderait à la Caisse d’escompte sa propre garantie pour les crédits ouverts à toutes les autres dans les limites du crédit qui lui serait ouvert à elle-même. Elles effectueraient, en outre, leurs versements à la Caisse d’escompte, qui leur prendrait leurs effets pour les répandre sur le marché financier. De la sorte, la Caisse d’escompte n’aurait point, en cas de manque au remboursement, recours contre la société en vertu de la signature sociale, mais elle aurait recours contre tous les membres du groupe individuellement en vertu des conventions librement consenties. Seulement le papier mutuel, arrivant à la Caisse d’escompte avec une seule signature, serait d’un écoulement un peu plus difficile.

L’immense avantage de cette combinaison serait d’inaugurer le créait mutuel dans les conditions les plus faciles et les plus satisfaisantes. Je la recommande à l’attention des travailleurs, à celle des petits commerçants et des petits industriels. Qu’ils s’efforcent de la bien saisir et de la pratiquer loyalement. Surtout, une fois engagés, qu’aucun sacrifice ne leur coûte pour remplir leurs engagements à l’échéance, et Cela non pas dans l’intérêt du capital de la Caisse d’escompte, mais dans celui du crédit au travail, dont l’avenir est entre leurs mains, et de l’honneur commercial du peuple qui est engagé lui-même avec leur signature.

Voilà, Messieurs, pour résumer en quelques mots tout ce que je vous ai dit touchant l’application du principe des associations populaires en France et à Paris, voilà ce qu’il était possible de faire, voilà ce qui a été fait, et voilà comment tout ce qu’il était possible de faire a été fait. Les associations populaires de production avaient à leur disposition la forme de société en nom collectif ; elles s’en sont emparées et s’y sont installées et développées en nombre élevé, dans des proportions remarquables. Les associations de consommation et de crédit avaient celle de société en commandite simple ; la Société du Crédit au Travail se l’est appropriée et en a tiré le meilleur parti ; les associations de consommation peuvent en user et en profiter de même. Enfin la forme de société anonyme à responsabilité limitée pouvait servir à compléter le fonctionnement des sociétés de coopération ; elle a été prise par la Caisse d’escompte des Associations populaires, qui y trouvera des ressources précieuses et imprévues.

En d’autres termes, le mouvement coopératif avait devant lui une voie non point unie et directe, mais étroite et détournée ; il s’y est résolument engagé ; qu’il y persévère. L’étude que nous ayons faite du principe économique des associations populaires de leur organisation financière et de leur constitution légale, a eu d’abord pour effet qu’en nous faisant apercevoir l’idéal vers lequel on doit tendre, elle nous a fait reconnaître qu’une réforme de la législation serait désirable. Mais, vous le voyez, cette même étude a eu cet autre résultat non moins intéressant qu’en nous permettant de juger les conditions réelles dont nous disposons, elle nous a permis de constater que, si la réforme est désirable, elle n’est pourtant pas absolument nécessaire et urgente. Demandons-la donc, comme nous pouvons le faire, en toute connaissance de cause ; mais attendons-la, comme nous le pouvons aussi, sans nulle impatience. En l’attendant d’ailleurs, ne laissons point que d’agir ; tout nous le commande, et l’importance de la question, et les circonstances favorables dans lesquelles elle se présente.

C’est une chose, Messieurs, dont,vous êtes frappés, je n’en doute pas, comme je le suis moi-même que, parmi les idées qui s’agitent de notre temps, celle de l’association populaire semble tout particulièrement appelée à un succès éclatant et rapide. Au sein des classes laborieuses et peu aisées qu’elle intéresse, beaucoup d’hommes intelligents et dévoués sont prêts à s’unir, et, dans un monde différent, nombre de personnes distinguées par les qualités de l’esprit et par celles du cœur ne demandent qu’à aider et favoriser ces dispositions de tout leur pouvoir. Il y a là, sans contredit, un concours de circonstances favorables qu’il convient de mettre à profit, et comme un vent propice auquel il faut nous confier, mais non toutefois sans prendre garde d’éviter bien des écueils. C’est ce que nous ferons en nous mettant, sans plus tarder, à notre tâche, en nous y mettant avec conviction et avec ardeur, et en y portant à un égal degré ces deux choses : la notion exacte et sévère du droit et le sentiment vif et profond d’une sympathie fraternelle.

Je dis la notion du droit et le sentiment de la fraternité. Et peut-être vous étonnés-vous d’entendre ces deux mots sortir ensemble de ma bouche. Je sais qu’on nous accuse, nous autres économistes, de vouloir bannir la fraternité de ce monde. Mais c’est là, Messieurs, un reproche au-quel je vous assure que je ne suis-point embarrassé de répondre. Je voudrais avoir, qualité pour le faire au nom d’autrui et pour le faire avec l’ascendant d’une autorité considérable ; mais s’il est vrai que ma parole n’engage que moi seul, et qu’elle n’a d’aulne poids que celui d’une entière sincérité, je dirai du moins, en mon nom personnel et propre, et avec l’énergie d’une foi bien assurée que loin de.vouloir proscrire la fraternité et la chasser de parmi nous, je crois qu’il ne saurait germer aucune pensée féconde, aucune résolution glorieuse dans les âmes étroites d’où elle est absente.

Mais si je crois que rien de grand ne se conçoit et ne s’entreprend que sous l’inspiration et l’influence de la fraternité, je crois aussi que rien de solide ne s’établit et ne se fonde qu’avec l’idée et dans les conditions de la justice. C’est pourquoi, en faisant à la sympathie sa place, je lui demande seulement de ne point prétendre occuper celle du droit. Ce sont là deux principes, en effet, qu’il importe de reconnaître et qu’il importe surtout de ne point intervertir et de ne jamais substituer l’un à l’autre. Le signe distinctif et imposant du droit, c’est qu’il commande un devoir corrélatif, obligatoire et exigible ; c’est donc qu’il peut ainsi figurer dans la loi et dans les contrats. Le caractère particulier et sacré de la sympathie fraternelle, c’est qu’elle est un devoir que ne commande aucun droit ; c’est que si on la sollicite, on la diminue ; c’est que l’imposer c’est l’anéantir ; c’est enfin qu’elle doit régner dans les cœurs, mais y régner spontanée et libre, et, à ce titre seul, méritoire. Qu’elle soit dans les vôtres comme je vous atteste qu’elle est au fond du mien. Qu’elle vous conseille les démarches empressées et réitérées. Qu’elle vous dicte l’explication patiente, émue et persuasive. Qu’elle vous inspire le tranquille dédain des sots dénigrements et des refus égoïstes. Qu’elle vous anime de la persistance opiniâtre, grâce à laquelle vous pourrez vaincre heureusement les premières difficultés, et même supporter fermement, s’il le fallait, les premiers revers. Qu’elle soit, en un mot, le foyer ardent et caché qui vous échauffe. Mais que là se borne son rôle. Et quant à vos opérations et à vos relations sociales, que la justice seule y préside, que la stricte réciprocité du droit et du devoir les dirige et les gouverne ; à ce prix, vous réussirez !

Le législateur qui a défini les conditions de l’union des époux leur a imposé la fidélité, le secours, l’assistance réciproques ; il a, de plus, ordonné la protection d’une part et l’obéissance de l’autre ; mais il n’a pas commandé l’amour. C’est que la fraternité, l’amour, la poésie sont pour nous, dans l’accomplissement de notre destinée humaine, ce que sont pour le voyageur matinal qui chemine le soleil brillant qui l’éclaire, les fleurs gracieuses qui s’offrent à sa vue, la source fraîche dont il entend le murmure, tout ce qui le réjouit et le fortifie dans sa marche. Mais la justice, la vertu et le travail sont l’objet même et le but de cette desinée, laquelle n’est point une promenade oisive, mais une course laborieuse et affairée au terme de laquelle nous attend le prix de nos efforts et le repos de nos fatigues !