Les Arguments de Zénon d’Élée contre le mouvement

Études de philosophie ancienne et de philosophie moderneLibrairie Félix Alcan - maisons Félix Alcan et Guillaumin réunies Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 3-14).

I

LES ARGUMENTS DE ZÉNON D’ÉLÉE
CONTRE LE MOUVEMENT



Les arguments de Zénon d’Élée contre le mouvement ont été discutés bien des fois. Si c’était une raison pour n’y plus revenir, quel problème important de philosophie ne mériterait d’être délaissé ? Mais c’est moins la question métaphysique, si grave et en elle-même et par ses conséquences, que la question historique, que nous nous proposons d’examiner. Depuis l’époque lointaine où ces prétendus sophismes sont venus troubler et irriter la pensée humaine, il n’est peut-être pas un philosophe de quelque renom qui ait résisté à l’attrait du problème soulevé par la subtilité Éléatique, et qui n’ait dit son mot au moins sur l’Achille. Mais la plupart, jusqu’à notre siècle, se sont plutôt attachés à réfuter Zénon qu’à l’expliquer. Déterminer aussi exactement que possible le véritable sens de ces célèbres arguments dans la pensée de leur auteur, et sans nous interdire d’en apprécier la valeur, marquer avec précision le but auquel ils tendaient, voilà la tâche que nous nous sommes donnée.


I

Zénon, on le sait, partageait les idées de Parménide sur l’unité de l’Être ; il voulut venger son maître des railleries dirigées contre lui, et réduire à l’absurde les thèses qu’on lui opposait. Pour cela il se servit de deux séries d’arguments, l’une contre le multiple, l’autre contre le mouvement ; c’est seulement de cette dernière que nous nous occuperons.

Tout en distinguant ces deux séries d’arguments, il faut reconnaître qu’il y a entre elles un lien étroit. C’est parce que Zénon a nié la pluralité qu’il nie le mouvement. En effet, le mouvement suppose le temps et l’espace, qui sont des continus ; c’est parce que ces continus ne sont pas composés ou, comme dit Zénon, ne sont pas multiples, que le mouvement y est impossible. Le mouvement, s’il est réel, divise le temps et le lieu où il s’accomplit ; il ne peut donc se produire dans un continu sans parties.

Si le temps et l’espace ont des parties, si le continu est composé, de deux choses l’une : ou ces parties sont divisibles à l’infini, ou elles sont des éléments indivisibles. Zénon réfute la première de ces suppositions par les arguments connus sous les noms de la Dichotomie et l’Achille ; la seconde par la Flèche et le Stade. Les quatre arguments forment ainsi un dilemme. C’est ce que le premier, M. Renouvier, a montré dans le chapitre des Essais de critique générale[1] consacré à Zénon d’Élée. Toutefois, il laisse de côté le quatrième argument, le stade. Nous ferons voir au contraire que ce raisonnement, qui a tant embarrassé et scandalisé les historiens, se rattache étroitement aux précédents et complète la démonstration.

Les quatre arguments forment un système d’une curieuse symétrie. Le premier et le quatrième considèrent le continu et le mouvement entre des limites données ; le second et le troisième les envisagent dans des longueurs indéterminées et quelconques. Dans le premier et dans le troisième, un seul mobile est chargé de réaliser le mouvement, et il se trouve que le commencement même du mouvement est impossible. Le second et le quatrième, par la comparaison de deux mobiles en mouvement, rendent en quelque sorte plus sensible l’absurdité de l’hypothèse, prouvent que le mouvement, même commencé, ne saurait continuer, et démontrent l’impossibilité du mouvement relatif aussi bien que du mouvement absolu. — Les deux premiers établissent l’impossibilité du mouvement par la nature de l’espace, supposé continu, sans pourtant que le temps cesse d’être considéré comme composé de la même manière que l’espace ; dans les deux derniers, c’est la nature du temps qui sert à prouver l’impossibilité du mouvement, sans pourtant que l’espace cesse d’être considéré comme formé, lui aussi, de points indivisibles. — Enfin, le second n’est qu’une autre forme du premier, et le quatrième repose sur le même principe que le troisième. — Le premier couple d’arguments est destiné à combattre l’idée qui naturellement se présente la première à l’esprit, celle de la divisibilité indéfinie du continu ; le second s’oppose à la conception qui ne s’offre guère à la pensée que quand elle a reconnu les difficultés de la première. L’ordre logique de ces arguments est donc tout à fait conforme à l’ordre historique dans lequel Aristote nous les a transmis et qui était certainement l’ordre adopté par Zénon.

Résumons brièvement ces quatre arguments.

I. — On suppose que l’espace et le temps sont divisibles à l’infini. À la vérité, les textes ne mentionnent pas expressément cette supposition ; mais elle est visiblement impliquée dans la teneur des deux premiers arguments.

1° La Dichotomie[2]. — « Il n’y a point de mouvement, car il faut que le mobile arrive au milieu de son parcours avant d’atteindre la fin. » Et il devra parcourir la moitié de la moitié avant d’atteindre le milieu, et ainsi de suite à l’infini.

2° L’Achille. — « Le plus lent ne sera jamais atteint par le plus rapide, car il faut auparavant que celui qui poursuit soit parvenu au point d’où est parti celui qui fuit, de sorte que le plus lent aura toujours nécessairement quelque avance. » Achille aux pieds légers n’atteindra jamais la tortue. Et s’il est impossible d’atteindre un but, il n’y a point de mouvement.

II. — On suppose le continu formé d’éléments indivisibles. Aristote nous dit expressément, au moins pour le troisième argument, que le temps est supposé formé d’instants (τὸν χρόνον συγκεῖσθαι ἐϰ τῶν νῦν).

La flèche. — Ici se présente une difficulté d’interprétation. Ed. Zeller et M. Renouvier croient devoir corriger le texte d’Aristote : nous pensons au contraire qu’il faut le maintenir. Traduisons d’abord, et expliquons le texte d’Aristote.

« Une chose est en repos, ou en mouvement, lorsqu’elle est dans un espace égal à elle-même. La flèche qui vole est toujours ἐν τῷ νῦν, dans l’instant. Elle est donc toujours immobile. »

Voici comment nous interprétons ce texte. — Il est rigoureusement impossible que la flèche se meuve dans l’instant (supposé indivisible), car, si elle changeait de position, l’instant se retrouverait aussitôt divisé. Or le mobile, dans l’instant, est ou en repos ou en mouvement : comme il n’est pas en mouvement, il est en repos, et comme le temps, par hypothèse, n’est formé que d’instants, le mobile est toujours en repos.

Cette formule « un mobile est toujours en repos ou en mouvement lorsqu’il est dans un espace égal à lui-même » a paru incorrecte à Ed. Zeller et à M. Renouvier qui proposent de supprimer ἢ κινεῖται. Qu’un mobile soit en repos quand il est dans un espace égal à lui-même, c’est, dit M. Renouvier, la définition même du repos. Cette définition du repos est pour lui, comme pour Zeller, la partie essentielle de l’argument. Nous pensons au contraire que le nerf de la preuve se trouve dans la proposition : la flèche est toujours dans l’instant. Cela signifie, nous l’avons vu, qu’à chaque division du temps, elle n’est pas en mouvement. S’ensuit-il qu’elle soit en repos ? Oui, dit-on, car elle est dans un espace égal à elle-même, et c’est la définition du repos. Il est bien vrai qu’un mobile en mouvement doit occuper dans le même temps plusieurs positions ; mais dans le même instant ? Qu’on puisse concevoir que, dans l’instant, le mobile ne soit pas en repos, c’est ce que prouve l’exemple de M. Évellin, qui, reprenant la thèse que combat Zénon, soutient[3] que la flèche est en mouvement dans l’instant, tout en occupant un espace égal à elle-même. Il y a donc là une échappatoire par où l’adversaire peut sortir. C’est pour la fermer que Zénon a commencé par poser en principe qu’un corps est ou en repos ou en mouvement quand il occupe un espace égal à lui-même. Ces mots ἢ κινεῖται, que M. Renouvier attribue à un copiste inintelligent, ont l’air d’une naïveté : ils cachent un piège[4].

Il est inutile aussi d’ajouter κατὰ τὸ ἴσον, comme le fait Zeller, après τὸ φερόμενον ἐν τῷ νῦν. L’argument tiré de l’instant suffit, sans ajouter aucune considération d’espace (quoiqu’on puisse faire le même raisonnement sur le point que sur l’instant).

Le Stade. — « Le quatrième argument est relatif à deux séries de points égales, qui se meuvent dans le stade en sens contraire, passant devant une troisième série de points égale, et partant, l’une du milieu du stade, l’autre de l’extrémité, avec une égale vitesse : d’où Zénon conclut que le temps employé sera égal au double de lui-même. »
Cet argument est rendu plus clair par une figure que Zeller trace d’après les indications d’Aristote. Soit une ligne de points A1 A2 A3 A4 supposés immobiles ; soient en outre deux autres séries B4 B3 B2 B1 et C1 C2 C3 C4 disposées comme dans la figure 1.
(Il faudrait ajouter, selon nous, que tous ces points sont conçus comme se touchant sans se confondre.) Admettons maintenant que les deux séries des B et des C se meuvent en sens contraire avec une vitesse égale. B1 et C1 arriveront en même temps aux extrémités opposées de la série A (fig. 2). Dans le même temps, dit Zénon, B1 aura passé devant tous les C, C1 devant tous les B, et d’autre part B1 et C1 n’auront passé que devant la moitié des A. Or la série A est égale à chacune des deux autres : les temps sont proportionnels aux espaces : le temps employé par les B et les C à parcourir, et toute la longueur des A, et la moitié de cette longueur, est donc le double de lui-même[5].

Rien de plus sophistique que ce raisonnement si, comme le dit Zeller, il consiste à supposer que l’espace parcouru par un corps se mesure à la longueur du corps devant lequel il passe, que celui-ci soit, ou non, en repos. Mais cette interprétation ne nous semble pas exacte.

Si, comme nous l’avons admis, Zénon raisonne dans l’hypothèse des indivisibles, nous devons admettre que les points A, B et C sont des éléments absolus de l’espace en soi, et se meuvent dans l’instant, élément absolu du temps en soi. Après le premier instant, B1 qui était, je suppose, au-dessous de A2, en ligne droite avec lui, se trouve au-dessous de A3, supposé immédiatement contigu à A2 ; C1, qui était d’abord au-dessous de A3, se trouve au-dessous de A2. Mais pour que B1 et C1 occupent leur position actuelle, il faut de toute nécessité qu’à un moment ils se soient trouvés en ligne droite l’un avec l’autre. Cependant leur mouvement s’est accompli dans un instant indivisible. Il faut donc, ou qu’ils ne se soient pas croisés (et alors il n’y a pas de mouvement), ou que, dans l’instant indivisible, deux positions aient été occupées par les deux mobiles : mais alors l’instant n’est plus indivisible. En d’autres termes, il est impossible de concevoir un instant indivisible tel qu’on ne puisse, non seulement concevoir, mais réaliser par une expérience des plus simples, un mouvement qui divise cet instant. (Et on pourrait en dire autant de l’unité d’espace supposée indivisible : le même élément devrait s’élargir au point de contenir au même instant deux éléments de même dimension.) Dire que l’instant est divisé en deux parties égales, c’est, dans l’hypothèse, dire qu’il est le double de lui-même.

II

Quelle est la valeur des quatre arguments ainsi interprétés ? Si hardie que puisse paraître une telle assertion, nous n’hésitons pas à dire qu’ils sont tous irréprochables.

Nous ne saurions, sans dépasser démesurément les limites de ce travail, passer en revue toutes les réfutations, toutes les solutions de la difficulté que philosophes et mathématiciens se sont plu à imaginer. Il suffira de rappeler, après bien d’autres, que la plupart des critiques sortent de la question, ou du moins ne la posent pas dans les termes où Zénon l’a posée. Par exemple, lorsque Aristote, qui a plus tard retiré cette objection, remarque contre la Dichotomie et l’Achille que le temps est, comme l’espace, divisible à l’infini, et qu’il n’y a rien d’impossible à franchir des infinis dans un temps infini ; lorsque Leibniz déclare qu’un espace divisible sans fin se passe dans un temps divisible sans fin, ils sont évidemment l’un et l’autre à côté de la question. Zénon sait très bien, sa démonstration même l’exige, que l’espace et le temps se comportent de la même façon, qu’ils sont ensemble, toujours et parallèlement, divisibles à l’infini. La question est de savoir comment, dans l’un et dans l’autre, cette série de divisions, par définition inépuisable, peut être épuisée, et il faut qu’elle le soit pour que le mouvement se produise. Ce n’est pas répondre que de dire qu’elles s’épuisent simultanément[6]. Le mode de réfutation adopté par les mathématiciens depuis Descartes jusqu’à M. Tannery, excellent en un sens, a un défaut analogue : il résout un autre problème que celui qui est posé. Montrer, s’il s’agit de la Dichotomie, que la somme 1 + 1/2 + 1/4… est égale à 2 ; calculer, s’il s’agit de l’Achille, le moment précis où Achille aura rejoint la tortue, c’est, comme l’a fort bien montré M. Évellin, répondre à la question quand ? alors qu’on pose la question comment ? Si on reste dans l’hypothèse, qui est celle de la divisibilité à l’infini, dans la Dichotomie on ne rencontrera jamais la limite, cela de l’aveu de tout le monde, et dans l’autre argument, la distance qui sépare Achille de la tortue, toujours décroissante, ne sera jamais nulle. Et si on introduit la limite, et avec le calcul, le discontinu, Zénon sait bien que ses arguments ne sont plus valables. On est alors en présence d’une autre thèse sur la composition du continu : et celle-ci est justiciable du troisième et du quatrième argument.

Le critique qui a le plus récemment étudié les arguments de Zénon, M. Dunan, croit devoir, contrairement à l’opinion généralement admise, séparer la Dichotomie et l’Achille. La première lui semblé à l’abri de tout reproche : le second est un sophisme. La raison qu’il donne est que, si à la vérité le mouvement est impossible dans le réel, comme l’a montré la Dichotomie, du moment qu’on accorde le mouvement d’Achille et celui de la tortue, « rien n’empêche de supposer qu’Achille possède une vitesse assez grande pour pouvoir dans le même temps, franchir d’abord la distance qui le séparait de la tortue, puis la distance qu’elle a parcourue, et même une distance beaucoup plus grande, de sorte qu’en passant, il aura mis la main sur elle » (p. 22).

Mais, pour arriver à cette conclusion, M. Dunan a admis que l’espace étant divisible à l’infini, comme le suppose manifestement l’argument, le temps était composé d’instants indivisibles en nombre fini. Or rien dans le texte n’autorise cette supposition. Tout porte à croire qu’ici comme dans la Dichotomie le temps est divisible comme l’espace. Soutenir que cette conception est exigée dès qu’on admet la réalité du mouvement d’Achille, ce serait, semble-t-il, prendre trop au sérieux l’hypothèse de Zénon, abuser d’une concession faite provisoirement, et raisonner, sinon avec trop de rigueur, au moins avec trop de rigorisme. Quand Zénon a commencé par supposer Achille et la tortue en mouvement, il est bien clair qu’en un sens il s’interdit à lui-même d’aboutir à une conclusion qui nie la possibilité du mouvement. Mais il use ici d’un procédé ou, si l’on veut, d’un artifice permis. Le mouvement est impossible : la Dichotomie l’a prouvé. Supposons pourtant, pour un moment, par grâce, qu’il soit possible : on arrive à d’autres absurdités. Les mêmes raisons qui empèchent le mouvement de commencer, l’empêchent de continuer une fois commencé. Le second argument complète le premier : c’est la même idée présentée sous une forme plus concrète, plus saisissante, plus tragique, comme dit Aristote.

Les deux derniers arguments ont été moins souvent discutés que l’Achille : on les réfute surtout par le dédain : on a vite fait de les appeler sophismes. Cependant si la Flèche est prise dans son vrai sens, il n’est pas facile de voir ce qu’on pourrait lui objecter. Apparemment, il n’est pas plus aisé d’expliquer le mouvement, dans l’hypothèse des indivisibles, que de composer une ligne avec des points, une durée avec des instants. Il y a, toutefois, cette différence, tout à l’avantage de Zénon, que le point n’est pas la négation de la ligne, ni l’instant de la durée, aussi clairement que le repos est la négation du mouvement. Est-il possible de répondre à Zénon ? Nous ne voudrions pas le nier, puisque M. Évellin l’a tenté. Ce n’est pas ici le lieu de discuter son ingénieuse théorie : mais le subtil philosophe ne nous en voudra pas si nous disons qu’elle n’est pas sans présenter quelque difficulté. En tous cas, si Zénon mérite le nom de sophiste pour avoir invoqué l’argument de la Flèche, il faudra donner le même nom à bien d’autres philosophes, entre autres à Pascal.

Reste le Stade, dont personne, si ce n’est Bayle, et encore avec timidité, n’a osé prendre la défense. Si l’interprétation que nous en avons donnée est exacte, il se justifie de lui-même. Il signifie qu’on peut toujours, par le mouvement, diviser un instant supposé indivisible. C’est au fond le même argument par lequel Leibniz démontrait que le concept du mouvement le plus rapide possible est un concept contradictoire. Ainsi compris, le Stade est à la Flèche ce que l’Achille est à la Dichotomie : il présente la même idée sous une forme plus concrète, plus tragique, ou, si l’on veut, plus plaisante. C’est cette plaisanterie innocente, mise au service d’une idée profonde, qui n’a pas été comprise, et qui a valu à l’argument et à son auteur leur mauvais renom. Peut-être ne faudrait-il jamais plaisanter en métaphysique.

Zénon d’Élée avait peut-être prévu que son ironie lui serait funeste : on peut le conjecturer d’après ce passage de Platon bien propre à nous montrer dans quelle mesure Zénon mérite le nom de sophiste : « Tu n’as pas vu, dit Zénon à Socrate, que mon ouvrage n’a pas de prétention, qu’il n’a pas été composé dans l’intention que tu supposes, et que je ne fais point mystère de ce qu’il renferme, comme si c’était quelque chose d’extraordinaire. Mais tu as bien vu que c’est une défense de Parménide contre ceux qui l’attaquent par des plaisanteries, prétendant que si l’Être est un, il en résulte beaucoup de conséquences ridicules et contradictoires. Mon livre répond aux partisans du multiple : il leur rend la pareille, avec usure, et fait voir qu’il résulte des conséquences encore plus ridicules de l’hypothèse du multiple que de celle de l’unité, si on l’examine attentivement. C’est pour soutenir cette dispute que je l’ai écrit dans ma jeunesse : on me l’a dérobé, et je n’ai pu délibérer s’il fallait le publier ou non. Tu te trompes donc, Socrate, en croyant que je n’ai pas écrit cet ouvrage dans ma jeunesse par amour de la dispute, mais par ambition dans un âge avancé[7]. »


III

Il reste une dernière question à résoudre. À quoi Zénon voulait-il en venir, à travers toutes ces subtilités ? Comment ses arguments venaient-ils à l’appui de la thèse de Parménide ?

Les historiens et critiques, qui ne regardent pas Zénon comme un sophiste, ne s’entendent pas sur ce point. Comme on doit s’y attendre, ils sont disposés à retrouver chez Zénon leurs propres idées.

Pour nous en tenir aux travaux les plus récents, M. Dunan incline à interpréter l’argumentation de Zénon dans un sens idéaliste. Il déclare, en effet, que « le problème posé par Zénon ne pouvait être utilement traité et définitivement résolu avant l’apparition de la Critique de Kant » (p. 42). Quant à Zénon lui-même, il estime « qu’il n’entrevoyait que bien peu le sens et la portée vraie de ses arguments, qu’il se rendait bien peu compte de sa propre pensée ». C’est être bien sévère. Mais la question n’est pas résolue : si Zénon ne savait pas trop ce qu’il disait, comment venait-il en aide à Parménide ?

M. Évellin semble croire qu’en prouvant l’impossibilité du mouvement dans le continu divisible à l’infini, Zénon voulait prouver la nécessité d’une autre conception, du discontinu, et croyait à la réalité du mouvement. C’est une interprétation réaliste : le continu serait une apparence ; le réel serait discontinu. Mais cette opinion ne saurait se soutenir. Les textes disent en effet que Zénon niait le mouvement sans restriction. Nous avons d’ailleurs montré que la thèse de M. Évellin est précisément celle que Zénon combat dans la seconde moitié de son argumentation.

Selon M. Renouvier, si nous avons bien compris sa pensée, le continu ne serait aussi pour Zénon qu’un phénomène, une illusion. Seulement il ne croirait pas davantage à la réalité du discontinu, des points et des instants indivisibles. Il opposerait l’une à l’autre les deux conceptions possibles du continu, et les ruinerait toutes deux sans conclure. C’est ce qui permet de rapprocher son argumentation des antinomies de Kant. C’est une interprétation idéaliste, à cela près que Zénon affirme la réalité absolue de l’Un.

Cependant, rien dans les textes ne prouve directement que telle fût la pensée de Zénon. Et, d’autre part, nous voyons que Parménide déclarait l’Être continu, et rapprochait ces deux termes : ἒν ϰαὶ ξυνεχές (Mullach, 62, 76-77, 81). Aussi nous semble-t-il bien difficile de ne pas interpréter la thèse des Éléates dans un sens réaliste.

À vrai dire, ce n’est pas contre l’existence du continu, c’est contre la composition du continu que sont dirigés les arguments de Zénon. L’Être est continu, mais indivise et indivisible. Il ne faut pas dire qu’il est un tout, car il n’a pas de parties : il est essentiellement Un. Mais cette unité absolue ne paraît pas avoir empêché les Éléates de considérer l’Être comme continu, par suite, peut-être comme étendu.

Mais peut-on concevoir le continu comme indivisible, et avons-nous le droit d’attribuer une telle conception à un dialecticien tel que Zénon d’Élée ? Il serait permis d’hésiter, si nous ne trouvions une thèse toute pareille chez un autre puissant raisonneur, qui certes ne l’a pas empruntée à Zénon, mais dont la rencontre avec les Éléates n’en est que plus significative et plus instructive. Voici comment s’exprime Spinosa (Eth., part. I, pr. 15, schol.) : « Si nous considérons la quantité telle que l’imagination nous la donne, ce qui est le procédé le plus facile et le plus ordinaire, nous jugerons qu’elle est finie, divisible et composée de parties ; mais si nous la concevons à l’aide de l’entendement, si nous la considérons en tant que substance, chose très difficile à la vérité, elle nous apparaîtra, ainsi que nous l’avons assez prouvé, comme infinie, unique et indivisible. C’est ce qui sera évident pour quiconque est capable de distinguer entre l’imagination et l’entendement, surtout si l’on veut remarquer en même temps que la matière est partout la même, et qu’il n’y a en elle de distinction de parties qu’en tant qu’on la conçoit comme affectée de diverses manières, d’où il suit qu’il n’existe entre ces parties qu’une distinction modale, et non pas une distinction réelle. »

  1. Logique, t. I, p. 67.
  2. Nous exposons ces arguments d’après Aristote, Phys., VI, 9, 239, b. Cf. Simplicius, Phys., 236, b. Themist., Phys., 55, b. — M. Renouvier, avec infiniment de raison, a montré qu’il ne faut pas attacher trop d’importance à l’expression ἐν πεπερασμένῳ χρόνῳ qui figure dans le texte d’Aristote et celui de Themistius (Esquisse d’une classification systématique, t. I, p. 38).
  3. Infini et quantité, p. 93.
  4. Cette interprétation a l’avantage d’être d’accord avec le texte de Simplicius (Phys., 236, b) qui porte aussi : πᾶν ὅταν ᾖ κατὰ τὸ ἴσον ἑαυτῷ ἢ κινεῖται ἢ ἠρεμεῖ, et avec toute l’interprétation de ce commentateur, bien supérieure, selon nous, à celle de Thémistius. Il est vrai, comme le remarque Zeller, que Simplicius développe la pensée de Zénon, mais rien n’autorise à supposer qu’il ne l’ait pas comprise. Et, malgré la remarque de Schleiermacher (Zeller, t. II, p. 79, trad. Boutroux), le fait que Simplicius a eu entre les mains l’ouvrage de Zénon n’est pas pour diminuer son autorité. M. Dunan très bien élucidé la question de texte en ce qui concerne cet argument dans son étude sur les arguments de Zénon d’Élée contre le mouvement, p. 10, Paris, Alcan, 1884.
  5. On traduit d’ordinaire ὄγκοι par masses, et c’est assurément légitime. Il nous semble pourtant que l’idée exprimée par ce mot est moins celle de masse que celle d’indivisible : si l’on veut, des masses indivisibles et contiguës. C’est pourquoi nous préférons traduire par points, quoique ce mot ne soit pas non plus tout à fait satisfaisant. Le mot ὄγκοι est employé comme synonyme d’atome par Épicure (ap. Diog. Laert., X, 54), et plus tard par Asclépiade de Bithynie (Sext., Adv. Math., VIII, 220).
  6. Voir sur ce point le lumineux chapitre, déjà cité, de M. Renouvier. Cf. Esquisse d’une classification systématique des doctrines philosophiques, t. I, p. 38.
  7. Parm., 128, C.