Les Arabes chrétiens de Mésopotamie et de Syrie, du VIIe au VIIIe siècle/1


Imprimerie nationale (Cahiers de la Société asiatique : 1re série, t. 1p. 7-13).
1. L’Arabie et le désert de Syrie. — 2. Les infiltrations et invasions arabes. — 3. Division du présent travail.


1. — Tout événement dépend des circonstances de lieu et de temps, favorables ou défavorables, qui ont accompagné sa naissance et son développement. Nous devons donc nous demander d’abord ce qu’était l’Arabie avant le début du viie siècle.


La presqu’île arabique, à laquelle il faut joindre le désert de Syrie jusqu’à Damas et à l’Euphrate, équivaut à plus du tiers de l’Europe. Elle aurait donc droit, d’après sa surface, à plus de cent millions d’habitants, si le manque de rivières et de cours d’eau n’en faisait en majeure partie « une terre de sécheresse et de misère ». Les pluies produisent des torrents qui se perdent très vite dans les sables. Cependant, en de nombreux endroits, l’eau se trouve à une petite profondeur et permet de créer des oasis ; les bords de la mer sont aussi arrosés en général par des pluies assez régulières et se prêtent à la culture. Le commerce d’ailleurs a fait longtemps la richesse de l’Arabie, qui servait d’entrepôt ou de lieu de transit entre l’Inde d’une part, et la Syrie, l’Égypte et, par elles, l’Europe, de l’autre. Les anciens attribuaient à l’Arabie tous les produits de l’Inde qui la traversaient : parfums, encens, épices, tissus légers, or ; ils la tenaient donc pour un pays très riche et le roi-prophète croyait beaucoup dire en écrivant : « Devant lui les habitants du désert fléchiront le genou ; les rois des Arabes et de Saba (sud de l’Arabie) offriront des présents[1]. »

Pour nous faire une idée de la richesse relative de l’Arabie au début du viie siècle et de son déclin, aidons-nous d’abord d’une contrée beaucoup mieux connue, en rappelant, d’après M. de Morgan, comment s’est formée et perdue la prospérité de la Chaldée.


 À l’époque de sa splendeur, c’est-à-dire vers le quarantième siècle avant notre ère, la Chaldée jouissait d’une abondance prodigieuse ; coupée en tout sens de canaux, largement arrosée, couverte de villes et de villages, elle pouvait, à juste titre, passer pour le paradis terrestre.

 Tant que durèrent les dominations chaldéenne et assyrienne, la Mésopotamie fut d’une incroyable richesse ; mais peu à peu, depuis la domination des Perses achéménides jusqu’à celle des Perses sassanides, la fertilité diminua par suite du comblement des canaux. Enfin, arrivèrent les musulmans qui, avec leur imprévoyance habituelle, donnèrent le coup de grâce à ce grenier de l’Orient. La population disparut. Aussi aujourd’hui ne compte-t-on plus qu’environ quatre habitants par kilomètre carré, tandis que les plaines fertiles de la vallée du Nil en comptent plus de deux cents… L’Euphrate et le Tigre, tout comme le Nil, sortent, périodiquement chaque année, de leur lit, et leurs eaux couvrent le pays. Il serait donc aisé, en rétablissant les anciens canaux, de rendre la fertilité à ces vastes plaines ; mais il faudrait des bras pour de semblables travaux[2].


On peut en dire autant, proportion gardée, du Hidjaz et de l’Arabie. Bien des régions sont couvertes de ruines de notre ère et montrent qu’on avait pu y créer de nombreuses oasis, lorsqu’on avait le courage et la patience d’y creuser des puits. D’après le Père Lammens :


Au début de l’hégire, les Arabes, devenus riches et possesseurs de troupeaux d’esclaves, tenaient souvent à se donner la satisfaction de devenir propriétaires sur le théâtre même où jadis ils avaient gardé les chameaux et détroussé les caravanes — car ce sont là les deux pôles entre lesquels oscillait d’ordinaire l’activité des Arabes. — Les premiers califes ont établi en Arabie des haras, des parcs réservés, des domaines d’état, sans oublier leurs propres intérêts et ceux de leur nombreuse postérité… Ces domaines, lentement agrandis et améliorés, acquirent bientôt une valeur et des prix fantastiques. On parle de 900.000 dirhems, équivalant à un million de notre monnaie. Du vivant de ‘Ali, ses domaines du Hidjaz lui rapportaient déjà la somme rondelette de 100.000 dirhems… Les Zobaïrites possédaient une propriété couverte de 20.000 palmiers. Plus tard, les puits ont été abandonnés ou même comblés, les palmeraies brûlées, les guerres n’ont plus fourni des esclaves pour l’entretien des propriétés qui ont donc disparu et le désert a tout recouvert[3].


2. — Le rôle principal de l’Arabie, comme de tous les pays pauvres, a été de peupler les pays plus riches. Il n’est pas nécessaire de supposer que, depuis les temps historiques, il y a eu des modifications dans son régime d’eau, car les ruines qui couvrent bien des parties de l’Arabie ne diffèrent guère de celles qui couvrent la Syrie et le Hauran, et ici et là les changements tiennent surtout au régime politique et au manque de travail. En sus des infiltrations qui ont toujours lieu et en suite desquelles, comme l’a écrit M. Dussaud, le nomade installé en pays sédentaire perd en général sa langue et ses coutumes, il a pu y avoir de temps en temps des infiltrations plus massives. Un courant continu porte les nomades du centre de l’Arabie vers le nord et vers le désert de Syrie, pour pousser de là vers la Mésopotamie, le Liban et la mer. Cette poussée des pays pauvres vers les pays plus riches a eu lieu de tout temps avec plus ou moins d’intensité et de succès, et il nous a semblé[4] qu’on peut lui rapporter la formation des peuples et des langues sémitiques. De la Perse à la Méditerranée et à l’Égypte, les Arabes du viie siècle ont trouvé soit des frères, soit des descendants d’ancêtres communs, qui parlaient des langues apparentées et qu’il a donc été relativement facile de grouper sous un même étendard autour d’un même livre.

Pour expliquer les migrations des Arabes, on a supposé qu’il y avait eu un asséchement progressif de la péninsule ; mais cette hypothèse, serait-elle exacte, est inutile, puisque l’asséchement actuel ne vient pas de causes climatériques ou géologiques, mais tient seulement, comme nous l’avons dit, à l’état politique et à la paresse des habitants. L’Arabie pourrait nourrir beaucoup plus d’habitants qu’elle n’en a ; la guerre arabo-égyptienne a fait découvrir derrière les montagnes du Tihama un pays (l’Asyr) très peuplé et cultivé, que les cartes d’alors laissaient en blanc[5]. La carte d’Arabie, telle que Ptolémée la connaissait, montre aussi que c’était un pays suffisamment habité, lorsque les hommes travaillaient et commerçaient[6], conditions qui étaient encore vérifiées au début de l’islam.


Pour donner une idée des anciennes infiltrations massives des Arabes, jusque et y compris celle des Bédouins du Hidjaz qui a déclenché au viie siècle le mouvement islamique, nous allons citer l’infiltration massive beaucoup plus récente (xviie au xviiie siècle), qui a amené deux tribus de Bédouins, les Shammar et les Anaïzeh, du nord de l’Arabie jusqu’au delà du Tigre[7].


Lorsque Mahomet IV assiégeait Vienne (1680), une horde de Shammar, venus du Nedjed, s’empare de tout le Hamad, qui est cette vaste étendue de territoires qui va des confins de la Syrie au golfe Persique, le long de l’Euphrate, et s’enfonce à l’ouest jusqu’au Sinaï ; au sud, il est borné par les déserts de sable rouge, les Nefouds, qui entourent le Nedjed ; il renferme des oasis, des pâturages immenses, des terres jadis fertiles et habitées, que le pacage indéfini des nomades a rendues stériles… Les Shammar commencent par occuper Palmyre et par couvrir tout l’espace situé entre Damas et Bagdad, interceptant ainsi la route traditionnelle des caravanes de l’Inde. Ils soumettent les riverains de l’Euphrate et rançonnent les villes bâties sur ce fleuve. Comme les Sultans étaient occupés en Europe, ils ont le temps de s’installer dans leurs conquêtes qu’ils ont poussées jusqu’à Biredjik.

 La tribu des Anaïzeh, plus nombreuse que celle des Shammar, voulut alors prendre sa part du butin. Les Shammar furent vaincus et furent rejetés, à travers l’Euphrate, dans la grande plaine de la Mésopotamie où, trouvant un sol plus riche et plus fertile que celui dont ils venaient d’être expulsés, ils s’établirent aux dépens des Arabes de la tribu de Ṭaï qui succombèrent. De là, ils poussèrent leurs incursions jusqu’à Mossoul et en Perse au delà du Tigre. Bagdad fut menacé, les villes de la vallée du Tigre, Mossoul excepté, eurent le sort des villes de la vallée de l’Euphrate et la vie sédentaire disparut. À cause des défaites des musulmans en Autriche, la Mésopotamie fut laissée aux Shammar et aux Anaïzeh. Ils y ont introduit la misère bestiale et un état de guerre continuel, non un état de guerre actif, mais l’état de guerre des animaux, qui ont chaque matin leur nourriture à conquérir et un licol à éviter.


On lit encore au même endroit :


P. 866 : Les villes s’éteignirent avec la destruction du commerce et la fin des caravanes, l’agriculture et la vie sédentaire ne furent plus qu’un souvenir, dont il n’y eut bientôt plus de trace. P. 871 : La Mésopotamie qui a eu plus de vingt millions d’âmes n’en comptait plus (vers 1870) que quatre cent mille. P. 869 : Le nomade et la charrue ne vont pas ensemble. P. 854 : Mahomet aurait dit : « Partout où pénètre une charrue, la honte et la servitude entrent avec elle. »


Cela tient moins à la vie nomade (quoi qu’en dise Mme  Blunt) qu’à l’islam, où la guerre a remplacé le travail et qui n’a donc été qu’une école de paresse ; car, avant l’islam, sur les frontières du désert de Syrie, M. René Dussaud a constaté que des agriculteurs « avaient reculé les limites du désert » par l’utilisation de toutes les terres susceptibles de culture. De nombreux villages, aujourd’hui en ruine, abritaient une population mêlée de Syriens et d’Arabes qui commerçait activement, cultivait l’olivier, la vigne, les céréales et se livrait à l’industrie de la laine… « C’est un sujet constant d’étonnement pour le voyageur de rencontrer sur toute la frontière orientale de la Syrie, dans des contrées aujourd’hui désertes, des villages en ruine qui datent de l’époque romaine. » Cf. Les Arabes en Syrie avant l’islam, Paris, 1907, p. 5 et 7.

Les musulmans en faisant disparaître les chrétiens ont aussi « reculé les limites du désert », mais en sens inverse.


3. — Après cet exposé de l’état de l’Arabie au viie siècle et surtout du mécanisme des infiltrations et des invasions qui ont conduit des Arabes en Mésopotamie, en Syrie, en Palestine et jusqu’en Perse et en Égypte, nous allons résumer dans les chapitres suivants ce que les auteurs syriens nous apprennent : 1° des Arabes chrétiens de la Mésopotamie, 2° de ceux du désert de Syrie, soit de l’est (Lakhmides de Hira), soit de l’ouest (Ghassanides) qui dominaient en Transjordanie (Bostra).

Nous trouverons partout les Arabes chrétiens nombreux, puissants, respectés, avec des moines, des monastères, un clergé, des églises, des rois. Nous verrons comment les Perses et les Grecs ont détruit par jalousie les royaumes des Arabes nestoriens et des Arabes monophysites qui les avaient fait trembler, pour les remplacer par une anarchie de tribus sans cohésion dont ils croyaient n’avoir plus rien à craindre. Il a suffi à Mahomet de souder à nouveau ces tribus, pour que les Arabes de Syrie jadis chrétiens retrouvent aussitôt les succès auxquels les avaient accoutumés les rois Mundhir de Hira et les rois Ḥarith, Mondir et Noman de Damas et de Bostra[8].

Au point de vue chrétien, on pourrait faire encore le périple de l’Arabie et montrer que les chrétiens étaient partout et que le Hidjaz n’avait pas alors l’importance que des traditions tendancieuses lui ont attribuée ; mais nous entendons nous limiter cette fois aux régions précédentes.


  1. Ps. lxxi, 9-10.
  2. Notes sur la basse Mésopotamie, dans la Géographie, Bulletin de la Société de Géographie, Paris, 15 octobre 1900, p. 252, 259.
  3. Cf. Le Berceau de l’islam, Rome, 1914, p. 94 à 99, etc. Dans la vallée de Khaïbar, fief des Juifs de Médine au début de l’hégire, « on voit de nombreuses ruines de châteaux forts et de villages, il n’y a plus qu’une forteresse encore existante qui domine le pays » ; cf. Cl. Huart, Histoire des Arabes, Paris, 1912, t. I, p. 156. L’islam a dépeuplé aussi cette région.
  4. Cf. L’Araméen chrétien, dans la Revue de l’Histoire des Religions, t. XCIX, mai-juin 1929, p. 232-239.
  5. Cf. Jomard, Études sur l’Arabie, Paris, 1839.
  6. Cf. A. Sprenger, Die alte Geographie Arabiens, Berne, 1875.
  7. Résumé dans le Correspondant, t. LXXXVIII, juillet-septembre 1881, d’après les voyages de Mme Blunt, p. 865.
  8. Nous écrivons chez les Ghassanides : Mondir et Noman, comme l’a fait Payne Smith ; à Hira, nous avons écrit : Mundhir et Nu‘man (bien que ce soient les mêmes noms), pour aider à les distinguer ; car plusieurs historiens les ont confondus.