Les Apprentis de l’armurier/07
Louison
— Nous regrettons beaucoup, mademoiselle, mais nous ne jouons qu’avec des personnes de notre monde…
Et sur cette impertinente réponse, ponctuée d’une légère inclination de tête, la fillette (elle avait dix ans !) rejoignit le groupe de ses compagnes, laissant son interlocutrice rouge et confuse de son échec.
— Pauvre petite ! dit une « grande » avec une pitié dédaigneuse ; elle est gentille pourtant…
— Sans doute, ma chère, et très convenable même, mais son père est commis chez mon oncle ; il faut garder ses distances. Si Black allait courir avec les chiens du commun, il reviendrait tout crotté ; n’est-ce pas, Black ?
Le terre-neuve ainsi interpellé lécha la main de sa maîtresse, approuvant sans doute cette belle comparaison.
La fière petite personne qui tenait tant à « garder ses distances » n’était cependant ni marquise, ni duchesse et s’appelait tout simplement Louise Scherer ; mais elle était nièce du richissime banquier de ce nom et son unique héritière.
Elle était douée d’une vive intelligence et d’un cœur excellent ; mais la faiblesse de son oncle qui l’adorait, et les flatteries exagérées des domestiques lui avaient donné un orgueil démesuré qui gâtait toutes ses bonnes qualités.
Jolie avec cela, d’une distinction et d’une élégance parfaites, on se retournait sur son passage lorsqu’on la voyait au Bois, en compagnie de M. Scherer et de son inséparable Black, et les mots : « Voyez donc la charmante enfant ! » caressaient délicieusement l’oreille du banquier.
Alphonse Scherer, qui avait débuté simple commis dans la maison dont il était maintenant le chef, était un homme modeste dans ses goûts, malgré son immense fortune ; mais, pour sa nièce, rien n’était assez beau, et il mettait toute sa joie à parer et à fêter la gracieuse fillette, qui régnait et gouvernait absolument dans son hôtel de Neuilly.
La partie de croket terminée, les enfants se séparaient avec des poignées de mains à l’anglaise et des mines de petites femmes, quand Black, quittant brusquement sa maîtresse, courut à un jeune garçon pauvrement vêtu qui se tenait à l’écart, et se mit à sauter, à gambader autour de lui.
— Eh bien ! qu’est-ce qui lui prend ? dit Louise stupéfaite. Ici, Black !…
Le chien revint, mais repartit aussitôt, prodiguant au gamin des signes d’amitié auxquels celui-ci répondait en caressant l’épaisse toison du terre-neuve.
— Il le connaît peut-être ? dit une des fillettes.
— Comment voulez-vous, Jane (elle prononçait le nom de Jeanne à l’anglaise, ce qui lui semblait plus distingué), comment voulez-vous ? Black ne me quitte jamais.
— Alors c’est que ce garçon est de vos amis, dit malicieusement une autre petite fille.
— Est-ce que je connais ces gens-là ? répondit dédaigneusement la nièce du banquier.
Le jeune garçon qui s’approchait, sa casquette à la main, entendit sans doute ces paroles, car il s’arrêta, rougit, et, renvoyant le chien, il s’enfonça dans un massif et disparut, tandis que Louise retenait Black prisonnier par son collier.
Un instant après, tenant toujours l’animal en laisse, elle regagnait son coupé avec son institutrice, quand elle crut entendre une voix murmurer à son oreille :
— Louison !
Elle se retourna brusquement et ne vit personne ; la gouvernante n’avait rien entendu ; Black, seul, tirait sur sa chaîne en aboyant…
Louise ne dit rien, mais toute la journée, elle fut triste et préoccupée, et la nuit elle eut un rêve singulier.
✽ ✽
Elle se retrouvait, plus jeune de cinq ans, au temps où elle n’était pas Mlle Scherer, mais seulement la petite Louison…
Elle suivait en pleurant le cercueil de sa mère qui, elle, suivait dans la tombe son mari, mort dans l’incendie de sa ferme.
Quand la dernière pelletée de terre fut tombée sur l’humble bière, l’enfant, seule, sans asile désormais, resta à genoux sur l’herbe verte, appelant tout bas :
— Maman !
— Viens avec nous, ma petite Louison, dit une douce voix ; tu remplaceras notre Jeannette, qui est maintenant au Paradis, et tu seras la sœur de Claude.
C’était dame Lorrain, la fermière des Saules.
— Moi, je remplacerai ton défunt père, dit le fermier.
— Et je t’aimerai bien, ajouta le petit garçon.
Sans plus de façons, l’adoption fut consentie de part et d’autre, et Louison, installée à la ferme, fut traitée comme l’enfant de la maison.
C’étaient de braves et excellentes gens que les époux Lorrain, et Louison ne pouvait tomber en meilleures mains.
Claude, lui, bonne et tendre nature, adorait sa sœurette et se trouvait trop heureux de faire ses quatre volontés.
Aussi quel chagrin lorsque, six mois après, un monsieur, à l’allure raide et guindée des Anglo-Saxons, se présenta à la ferme, accompagné du curé, pour réclamer Louison, au nom de son oncle de New-York.
Les deux frères, séparés depuis vingt ans, avaient peu de rapports, se bornant à échanger chaque année une courte lettre se résumant à peu près en : « Comment allez-vous ? Avez-vous besoin de moi ? » de la part du banquier ; et en : « Merci, la terre et les bras sont bons », de la part du fermier.
— All right ! faisait Alphonse Scherer en repliant la missive.
Et tout était dit.
Mais cette année-là, ne recevant pas de réponse, il s’était informé, et, à la nouvelle du malheur des siens, il avait télégraphié à son correspondant de Paris de lui envoyer immédiatement sa nièce, le chargeant en même temps de récompenser ceux qui s’en étaient occupés jusque-là.
En écoutant ces explications, Lorrain et sa femme se regardèrent navrés… La pensée qu’on pût leur enlever leur fille d’adoption ne leur était jamais venue.
— Puisque c’est le bonheur de la petite, nous ne pouvons pas l’empêcher, dit le fermier. Quant à une récompense,
nous n’avons pas fait la chose par intérêt et un simple mercisuffit.
— All right ! murmura l’Anglais…
— Quand allez-vous nous la prendre, monsieur ? dit la fermière qui embrassait la fillette en pleurant.
— Tout de suite, s’il vous plaît, madame ; le paquebot quitte le Havre après-demain.
— Ah ; mon Dieu, si vite !…
C’était une désolation générale ; Louison poussait les hauts cris…
— Je ne veux pas m’en aller, je veux rester avec Claude, répétait-elle en se cramponnant aux meubles.
— Écoute, Louison, dit enfin le petit garçon, le cœur bien gros ; sois raisonnable ; obéis à ton oncle, et, quand je serai grand, j’irai te retrouver en Amérique…
Au moment de monter en voiture, un jeune chien vint sauter après la petite fille.
— Noiraud, mon cher Noiraud, disait-elle en l’embrassant ; laissez-moi l’emmener.
— Soit, dit l’Anglais, combien ?
— Rien du tout, monsieur ; nous le donnons bien volontiers à notre chère petite…
— C’est ça, emmène-le, Louison ; il te connaît autant que moi et il te rappellera la ferme…
Le surlendemain, Noiraud voguait sur l’Atlantique, en compagnie de sa petite maîtresse… et tous deux encore, quelques années après, le traversaient de nouveau, accompagnant l’oncle Scherer qui venait se fixer définitivement à Paris.
Noiraud était devenu Black ; Louison mademoiselle Louise, et elle avait oublié la ferme des Saules et les amis des mauvais jours.
Et, dans son rêve, Louise voyait le terre-neuve fêtant et caressant un petit garçon qui ressemblait à Claude :
— Moi, j’ai de la mémoire, semblait dire le chien.
✽ ✽
— Vous n’êtes pas gaie aujourd’hui, Louise.
— J’ai mal dormi, ma chère Jane : j’ai la migraine…
Mlle Scherer et quelques petites amies faisaient la dînette dans le jardin, sous les yeux de l’institutrice.
Black tournait autour de la table, recueillant de-ci de-là quelque gâteau, quelque morceau de sucre qu’il croquait négligemment, en chien blasé sur ces douceurs…
Soudain il dressa la tête et s’élança vers la grille, en remuant la queue et en aboyant joyeusement.
— Qu’a donc Black ?
Sans répondre, Louise s’était levée, son regard plongea dans l’avenue :
— Claude ! s’écria-t-elle.
Dans le passant que le terre-neuve fêtait ainsi, elle venait de reconnaître le petit garçon de la veille et son compagnon d’enfance.
Elle courut à lui, l’embrassa et le fit entrer, sans souci des exclamations de l’institutrice et des rires étouffés de ses compagnes.
— Claude, mon bon Claude, que je suis contente de te voir !…
— Louison… mademoiselle… bégayait le pauvre garçon très troublé…
— Et papa et maman Lorrain ?
Claude baissa la tête.
Comme jadis Louison, le malheur l’avait frappé : de mauvaises récoltes avaient ruiné ses parents, la maladie, la mort étaient venues ; il restait orphelin…
Sur le conseil du bon curé qui s’intéressait à lui, il était parti pour Paris, dans l’espoir de trouver une place, et muni d’une lettre de recommandation pour M. Scherer.
Mais la pensée de s’adresser à ce haut et puissant personnage faisait trembler le pauvre garçon.
Comptant plutôt sur sa petite amie, il était venu à l’hôtel, demandant tout naïvement : « Louison, mademoiselle Louison ».
On lui avait ri au nez et il s’en allait découragé, quand il avait vu la petite fille monter en voiture.
Triste et désolé, il résolut de s’en retourner au pays, mais auparavant il voulut tenter d’apercevoir encore une fois sa petite amie de jadis.
— J’ai été ingrate et orgueilleuse, mon bon Claude, je t’en demande pardon, dit Louise avec un regret sincère, et je vais te conduire moi-même à mon oncle.
Faisant traverser à l’orphelin émerveillé les somptueux appartements de l’hôtel, Louise frappa à la porte du cabinet du banquier.
— C’est toi, petite, que veux-tu donc et qui m’amènes-tu là ?
Tout émue encore, la fillette raconta à son oncle l’histoire de Claude, s’accusant franchement de son oubli et de ses torts…
— Hum ! ces torts-là sont un peu les miens ; j’aurais dû penser davantage à ceux qui avaient été bons pour toi. Enfin, ce qui est passé est passé. Voyons maintenant ce que je peux faire pour ce garçon-là.
L’interrogeant avec bienveillance, M. Scherer s’informa de ses capacités, de ses aptitudes.
Claude répondit de son mieux, avec timidité, mais sans embarras, tandis que Louise, appuyée sur le fauteuil de son oncle, l’encourageait d’un sourire.
Claude est maintenant le premier employé de M. Scherer et Louise a sans doute perdu son mépris pour « un commis de son oncle ! » car on annonce son prochain mariage avec le jeune Lorrain.
Black sera certainement de la noce.