Librairie Ch. Delagrave (p. 245-251).



Petite Ingrate !


Grand’mère ! c’est moi.

Et une fillette rouge, essoufflée, se précipite dans les bras de la marchande de chapelets, en train d’épousseter ses médailles, ses images, sous le regard bienveillant et protecteur de Mme Sainte Anne.

Muette de saisissement, les mains jointes, les lèvres tremblantes, la bonne femme ne songe même pas à lui rendre ses caresses.

Est-ce bien là sa Jeannine aux gros sabots, aux joues brunies par le hâle, qui cachait sa frimousse barbouillée dans le tablier de sa mère grand ?

Mais quand la petite ajoute tendrement :

« Est-ce que tu ne me reconnais pas, grand’mère ? »

L’aïeule, pour toute réponse, la serre étroitement sur son vieux cœur qui saute ! saute ! sous la guimpe de grosse toile, et de chaudes larmes, glissant sur sa figure ridée, tombent comme une rosée sur le front pur de l’enfant.

Oh ! si ! elle la reconnaît bien, sa Jeannine pour qui elle a tant peiné, tant souffert ! dont le sourire séchait ses pleurs ! dont le berceau lui voilait les tombes où dormaient père, mère, frères, époux, enfants ; toutes ses tendresses résumées en ce frêle petit être !

Extasiée, ravie, elle contemple le cher visage qu’elle n’a pas revu depuis tant d’années.


✽ ✽

Il y avait cinq ans de cela ; Jeannine en avait six à peine.

La grand’mère vendait des objets de piété et autres menus souvenirs à la porte de Sainte-Anne de Loanec, dont l’humble sanctuaire, aussi visité autrefois par les pèlerins que celui de Sainte-Anne d’Auray, sa riche et vénérée voisine, était tombé en désuétude et conséquemment tombait en ruines.

À peine quelques rares baigneurs, promenant leur désœuvrement sur les plages bretonnes, poussaient-ils parfois jusque-là, et, écoutant, d’un air sceptique et blasé, les naïves légendes de la vieille bonne femme qui faisait fonction de cicerone, ils achetaient un bibelot, mettaient une piécette dans la main de la fillette, s’en allaient et ne revenaient plus.

Une année cependant la mère Yano revit si souvent la même pratique qu’elle jugea que ce devait être une personne bien pieuse et ayant une dévotion particulière à Mme Sainte Anne, bien qu’en réalité elle semblât beaucoup plus occupée de la petite Jeannine que de l’épouse vénérée de Saint Joachim ; mais l’on comprend aisément que., aux yeux d’une grand’mère, ce n’est pas un tort : au contraire.

Mme Durandel, la cliente en question, était une riche bourgeoise du Marais, veuve et sans enfant, ce qui la désolait fort.

En désespoir de cause, elle avait résolu d’utiliser ses sentiments maternels en adoptant une petite fille dont elle ferait son héritière.

Sur ces entrefaites, étant venue à Loanec, elle remarqua la gentillesse de Jeannine et résolut de s’attacher la charmante enfant.

La mère Yano était pauvre et ne repousserait pas des offres avantageuses.

Cependant la dame dut en rabattre ; sa première proposition fut rejetée avec indignation.

Vendre sa petite-fille ! une grand’mère !

Était-ce Dieu possible que l’on pût songer à un tel marché !

En vain, Mme Durandel dont un refus augmentait le désir, s’entêtant dans son idée, offrit-elle le double, le triple…

La vieille refusa.

Alors la riche bourgeoise changea ses batteries : elle invoqua l’intérêt de l’enfant, sa fortune, son bonheur.

Et l’aïeule hésita.

Elle, dont la vie avait été si rude, dont le labeur acharné ne parvenait pas à assurer le pain quotidien, elle qui connaissait les privations, la misère, avait-elle le droit, par égoïsme maternel, de vouer sa petite-fille à cette dure existence, quand un avenir heureux, brillant, s’ouvrait devant elle ?

Mais ne plus la voir, ne plus exister pour elle (car sur ce point Mme Durandel exigeait une renonciation formelle), n’était-ce pas trop cruel, mon Dieu !

« L’intérêt de l’enfant ! »

Ces mots, véritable « Sésame, ouvre-toi, » dénouaient les bras débiles qui étreignaient la mignonne, et, le cœur torturé, la grand’mère céda, tout en refusant la rente viagère que la veuve voulait lui faire accepter.

— Je vous la donne, je ne vous la vends pas, dit-elle simplement ; qu’elle soit heureuse, c’est tout ce que je vous demande.


✽ ✽

Depuis lors, elle avait vécu seule, triste mais résignée, se consolant de sa solitude et de son abandon en songeant que sa Jeannine était heureuse, qu’elle était élevée comme une demoiselle !

Elle se la figurait déjà grandelette, belle et élégante jeune fille, comme celles des villes… Que n’eût-elle donné pour l’entrevoir seulement de loin !… Rien qu’un instant !

Un espoir la soutenait : il lui semblait impossible qu’on ne lui ramenât jamais sa mignonne. Cette dame ne pouvait pas être si impitoyable, bien sûr, et quand la petite serait habituée, qu’elle ne craindrait plus ses larmes, ses cris, elles viendraient toutes deux en passant… ne fût-ce qu’une heure… heure bénie celle-là !

Et elle attendait patiemment, pauvre vieille ! Chaque jour, assise sous le porche de l’antique chapelle, elle interrogeait au loin la route poudreuse, le cœur battant bien fort lorsqu’une voiture apparaissait à l’horizon.

Et le temps passait, les années coulaient, la grand’mère se voûtait et penchait vers la tombe, et la petite-fille ne revenait pas.


✽ ✽

— Comme te voilà belle et grande ! mon Dieu ! laisse donc que je te regarde, que je t’admire, ma Jeannine ! Tu n’as donc pas oublié ta pauvre grand’mère ! Comme c’est bon à ta maman de t’avoir permis de venir ! je savais bien qu’elle ne me laisserait pas mourir sans embrasser ma petite-fille.

« Où est-elle, que je la remercie ?

— Elle n’est pas avec moi, grand’mère ; je… je me suis sauvée… je ne veux plus te quitter…

— Pourquoi ça ? Est-ce que l’on te rend malheureuse ?

— Oh ! non ! Mme Durandel est très bonne pour moi, trop bonne même, et ça me peine de me voir si choyée, si gâtée, quand toi tu manques de tant de choses.

— Ce n’est pas la faute de ta maman, ma chérie, si j’ai refusé ce qu’elle m’a offert.

— Oui, mais pourquoi m’a-t-elle si entièrement séparée de toi ? pourquoi veut-elle que je t’oublie ? pourquoi défend-elle de prononcer ton nom ? On voulait me faire croire que tu étais ma nourrice, mais je savais bien que tu étais ma bonne-maman…

Câline, elle appuyait sa tête blonde sur l’épaule de la vieille Bretonne et lui disait sa vie depuis cinq ans :

On l’avait emmenée loin, bien loin, dans une ville si grande qu’elle n’en avait pas idée.

Elle avait une jolie chambre, de beaux habits, des joujoux merveilleux ; mais rien ne pouvait lui faire oublier son pays et sa grand’mère.

Mme Durandel, charmée de sa douceur et de sa docilité, ne se doutait pas de ce qui couvait dans cette petite âme d’enfant, et ce fut sans aucune appréhension qu’elle se décida à venir passer un mois dans son chalet, au bord de la mer, délaissé depuis cinq ans.

La petite avait dissimulé sa joie, n’avait eu l’air de rien reconnaître… puis, profitant d’un moment d inattention, elle s’était échappée de sa cage dorée pour s’envoler au vieux nid maternel…

— Je veux rester avec toi, grand’mère ; je ne veux plus retourner là-bas…

L’aïeule écoutait tout émue ; mais, par un violent effort :

— Cela ne se peut pas, ma Jeannine, dit-elle avec fermeté ; ce serait de l’ingratitude envers ta mère adoptive qui est si bonne pour toi. Vois-tu, ma chérie, je t’ai donnée, — Dieu sait ce qu’il m’en a coûté ! — j’ai promis de ne jamais te revoir, d’être morte pour toi, rien ne me fera manquer à ma promesse !…

— Tu ne m’aimes donc plus ?

— C’est parce que je t’aime au contraire… quand tu seras grande, tu comprendras cela…

— Mais, si l’on me renvoyait, pourtant ?

— Alors, c’est autre chose. Mais on ne te renverra pas : on doit être trop content d’avoir une belle petite fille comme toi…

L’enfant secoua son front pensif.

— Retourne près de ta mère, ma chérie, ajoute doucement la pauvre vieille dont la voix tremble malgré elle ; ne dis pas que tu es venue, que tu m’as vue, et… oublie-moi.

À regret, la pauvrette obéit : elle s’éloigne à travers la lande, se retournant souvent.


✽ ✽

Nul ne se douta de l’escapade de Jeannine qui prétendit s’être égarée dans la campagne ; mais, à dater de ce jour, son caractère changea complètement et, en rentrant à Paris, elle était parfaitement insupportable…

Toutes ses brillantes qualités, tant prônées par sa mère adoptive devant ses héritiers déçus et humiliés, s’étaient changées en autant de vilains défauts : elle se montrait gourmande, paresseuse, volontaire, menteuse, et Mme Durandel, désolée, ne savait plus que lever les bras au ciel lorsqu’on l’interrogeait ironiquement sur cette merveille des merveilles, sur cette perle rare, comme elle l’appelait jadis.

Bientôt la vie ne fut plus tenable et la bonne dame, dont la patience était la moindre des vertus, se décida à renvoyer sa fille adoptive à sa grand’mère, la priant de l’en débarrasser à tout prix.

Celle-ci ne savait trop si elle devait se désoler ou se réjouir, mais quand sa mignonne lui sauta au cou, elle se décida pour ce dernier parti et ne trouva pas moyen de la gronder autrement qu’en l’embrassant.

Au reste Jeannine ne répondait pas le moins du monde au portrait peu flatteur qu’en avait tracé sa protectrice : douce, laborieuse, elle édifiait même le recteur qui faisait le catéchisme, par sa piété et sa sagesse.

C’était à n’y rien comprendre…

Enfin, le jour de la première communion, la mère Yano eut le mot de l’énigme.

Comme elle s’écriait, en la contemplant les yeux humides :

— Je ne croirai jamais qu’un bel ange blanc comme toi ait pu être un méchant démon.

— Pardonne-moi, grand’mère, mais c’était le seul moyen de revenir près de toi…

Le même jour, Mme Durandel reçut une lettre bien respectueuse de son ex-fille adoptive qui lui confessait sa pieuse fraude et lui demandait pardon.

Mais la veuve n’était pas femme à comprendre le noble sentiment filial de la petite Bretonne ; elle ne lui pardonna pas, et quand on l’interroge malignement sur l’enfant à qui elle témoignait jadis une si vive tendresse, elle répond aigrement :

— Ne m’en parlez pas, c’est une petite ingrate !