Librairie Ch. Delagrave (p. 229-242).



En Wagon


— Vite, madame, en voiture…

Et la porte d’un wagon de première classe s’ouvrit brusquement.

Pressés par l’employé, une jeune femme et trois petits enfants montèrent rapidement et prirent place au fond du compartiment.

Un instant après, la vapeur poussa ses mugissements entrecoupés, la locomotive s’ébranla et l’express de Marseille se mit en marche…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C’était bien la peine d’avoir mis les bouchées doubles, avalé d’un trait son café, l’œil fixé sur l’indicateur pour être un quart d’heure en avance. Avoir choisi de longue main son compartiment, avoir habilement distribué ses bagages dans les filets et sur les banquettes comme des épouvantails sur les cerisiers, être resté jusqu’à la dernière minute debout à la portière, défendant, comme l’ange du Seigneur, l’entrée de son paradis terrestre, tout cela, en pure perte pour se voir ainsi envahi, débordé, par une véritable smala.

Ah ! s’il avait eu là, bien placé en évidence, certaine boîte de chasse à l’inscription diabolique « balles explosibles » ! Comme cette machine pneumatique d’un nouveau genre eut fait le vide autour de lui ; mais on ne pense pas à tout, ce serait pour la prochaine fois.

Pelotonné dans son coin, renfrogné, maussade, la face apoplectique que la mauvaise humeur vermillonnait davantage, un vieux monsieur, premier occupant de la voiture, jetait des regards furibonds sur ses malencontreux compagnons de route, surtout sur les enfants.

Les trois mignons bébés, dont l’aîné avait à peine huit ans et la petite dernière deux ou trois, écarquillaient leurs beaux yeux devant ces maisons blanches, ces bois verdoyants, ces champs dorés et colorés de tous les tons de la palette céleste qui fuyaient avec la vitesse de l’éclair.

La mère, une jeune femme en grand deuil, toute occupée de sa petite famille, se multipliait pour les distraire et les faire tenir sages et tranquilles devant elle.

« Une compagnie agréable, moi qui déteste les enfants, je suis bien tombé avec cette intéressante mère Gigogne.

Heureusement encore qu’elle n’a pas emmené quelque pie-borgne de servante pour m’agacer les oreilles avec les absurdes histoires, répertoire habituel de cette engeance, soi-disant pour amuser les marmots. »

Dépité et mordillant sa moustache, le vieillard eut souhaité trouver quelque chose à redire à son voisinage, mais la sagesse de ce petit monde qui, sur un signe de la maman, chuchotait et gazouillait tout bas, étouffant ses gais éclats de rire, ne permettait pas au voyageur grincheux d’épancher sa bile une bonne fois. Mais patience !


✽ ✽

Déjà le train lancé à toute vitesse avait dépassé les charmants coteaux de Villeneuve-Saint-Georges. On faisait maintenant la dînette avec quelques fruits et des gâteaux, quand la toute petite aux cheveux blonds bouclés se pencha à l’oreille de « mama » .

La maman prit sa valise et en sortit un… nécessaire en caoutchouc.

« Ah ! par exemple, c’est trop fort, » grommela le vieux monsieur en baissant les glaces avec fracas.


✽ ✽

Le commandant Guy de Lornec était alors âgé de soixante-quinze ans, mais droit et robuste comme un chêne, il paraissait à peine la soixantaine, malgré sa barbe et ses cheveux blancs.

C’était un gentilhomme de la vieille école, rude et sévère à tous comme à lui-même.

Il s’était marié sur le tard et sans nul doute, la grâce et les qualités exquises de sa femme qu’il aimait tendrement, eussent modifié ce fier et rigide caractère, mais elle était morte, Dieu l’avait appelée à lui, ne lui laissant que le temps de donner son dernier baiser à un petit ange rose.

Resté veuf, après une année de bonheur, le chagrin avait rendu le commandant encore plus sombre et, se consacrant désormais tout entier à son fils, il ne tarda pas à quitter le régiment et se retira en Bretagne, dans la vieille maison de famille décorée par les braves gens du pays du nom pompeux de château.

Là, ne recevant personne, taxé d’original par les châtelains du voisinage, il s’était dévoué corps et âme à l’éducation de son Henriot qu’il adorait, sans jamais toutefois le lui témoigner, et l’avait ainsi élevé selon ses principes d’un autre âge.

L’enfant avait grandi et était devenu un homme dans toute l’acception du mot, sans que le vieux gentilhomme changeât de manière d’être à son égard.

Entré dans la marine, officier d’avenir, il avait conservé pour son père le même respect filial, la même soumission tendre que lorsqu’il était petit garçon.

C’était à la fois le bonheur et l’orgueil du vieillard.

« À neuf heures, Henri, vous viendrez me prendre au café de Paris.

— Bien, mon père. »

Et au neuvième coup de l’heure fixée, la porte s’ouvrait et le jeune homme s’inclinait devant son père.

« Voilà comment on doit élever les enfants, » disait-il gravement en contemplant son œuvre.

Il comprenait Brutus et l’excusait volontiers :

C’est ainsi que l’on fait des hommes !

Son ami d’enfance, Duriol, ancien capitaine de frégate, le seul qui eut son franc parler avec ce père terrible, n’était pas toujours de son avis.

« Ne tends pas trop la corde, ou elle cassera.

— Un célibataire comme toi n’entend rien à l’esprit de famille, et d’ailleurs, mon cher, tu es imbu d’idées révolutionnaires qui gâtent ton jugement ! Chez nous c’est autre chose. M. de Mirabeau, le grand-père de votre fougueux enragé tribun n’a jamais permis à monsieur son fils de lui baiser seulement la main, et ce même fils, « l’ami des hommes » bâtonnait le sien passé trente ans.

— Aussi je lui fais compliment du résultat ! crois-tu que Mirabeau ait sincèrement pleuré son père ?

— Le respect est préférable à l’affection.

— Enfin, qui vivra, verra ; » concluait le capitaine.


✽ ✽

Un jour, une lettre arriva du Sénégal ; le jeune officier donnait de ses nouvelles : blessé dans une escarmouche, il devait son prompt rétablissement aux soins dévoués d’une française, veuve d’un fonctionnaire et mère d’une adorable fille.

« Diable, mon cher de Lornec, quel long chapitre de détails. Voilà une aventure qui pourrait bien te donner du fil à retordre : Henri parle de ces dames avec une ardeur, un enthousiasme qui semble annoncer un prochain mariage. »

Le commandant haussa les épaules :

— « Henri ne se permettra jamais d’aimer sans ma permission. »

Duriol se mit à siffloter, ce qui agaça souverainement son vieux camarade.

Le paquebot suivant apportait une nouvelle lettre où le pauvre garçon avait mis tout son cœur. Henri sollicitait de la façon la plus respectueuse l’agrément de son père à son mariage.

La réponse paternelle ne se fit pas attendre, elle fut sèche et cassante ; ordonnant simplement au fils de cesser immédiatement toutes relations avec ces dames.

L’officier répliqua qu’il était engagé, que la mère de sa jeune amie ayant été subitement enlevée par le choléra, il avait dû se déclarer plus vite qu’il n’eût voulu.

« Vous ne deviez prendre aucun engagement sans me consulter, je refuse absolument d’y accéder et vais demander au ministre votre envoi aux Antilles ou à Madagascar. »

Prières, supplications, tout vint se briser contre cette volonté de fer. Ancré dans ses idées autoritaires, l’entêté vieillard ne voulut rien entendre et devint encore plus inaccessible après le refus poli de l’amiral à sa demande.

Enfin, dans une dernière lettre, aussi ferme que respectueuse celle-là, le jeune enseigne, devenu lieutenant à la suite d’un nouveau fait de guerre, déclarait à son père qu’il avait donné sa parole et le suppliait de ne pas le forcer à la première désobéissance de sa vie.

M. de Lornec demeura pétrifié devant une pareille audace, puis s’asseyant à son bureau, d’une main que la colère rendait tremblante, il répondit à son fils : Monsieur, un homme d’honneur ne doit pas, en effet, manquer à sa parole. Mariez-vous, puisque la loi vous permet ce que votre père vous défend. Mais, souvenez-vous qu’il n’y a plus rien de commun entre nous ; à compter de cette heure, vous êtes mort pour moi ; que jamais je n’entende parler de vous ni des vôtres…

Dès lors, il se cloîtra complètement dans sa solitude, ne recevant plus personne et Duriol, ce prophète de malheur, moins que tout autre. Alain, un enfant du pays, vieilli à ses côtés, lui servant jadis d’ordonnance, plus tard de valet de chambre, était sa seule compagnie et respectait le religieux silence troublé seulement par les monosyllabes obligés du service.

Toutes les tentatives de rapprochement avaient échoué devant cette résistance obstinée. Le commandant refusait impitoyablement toutes les lettres de son fils ; un jour il en reçut une d’une écriture inconnue, au timbre illisible, ses yeux coururent à la signature : «Jeanne de Lornec. » Il referma tranquillement l’enveloppe et écrivit : « Décachetée par moi et non pour moi. » Afin d’éviter le retour de pareil incident, il chargea son vieux domestique, investi de toute sa confiance, d’ouvrir dorénavant son courrier et de jeter au feu ces lettres qu’il ne voulait plus lire.

Dès lors ce fut fini et jamais le nom du fils rebelle ne fut plus prononcé, et tout ce qui pouvait rappeler son souvenir fut éloigné de la vue du père.

De son côté, le jeune lieutenant de vaisseau, profondément blessé de l’injure faite à sa compagne bien-aimée, ne tenta plus aucune démarche, se bornant aux devoirs de stricte politesse, lettres de faire part, cartes de visites aux fêtes et anniversaires, que le pauvre Alain, le cœur bien gros, mais esclave de sa consigne, brûlait régulièrement avec un profond soupir.


✽ ✽

« Laissez donc ces enfants remuer un peu, madame, dit notre voyageur, d’un air aimable, retirant ses nombreux paquets, étalés devant lui comme des fortifications, le trajet est long et leurs petites jambes doivent s’engourdir.

— Merci, monsieur, mais je crains qu’ils ne vous dérangent.

— Bah, bah ! ils sont sages comme des images. »

Encouragés par son sourire et ses bonnes paroles, l’aînée des fillettes s’était rapprochée du « monsieur » que jusque là elle avait pris pour un parent de Croque-mitaine

« Comment t’appelles-tu, mignonne ?

— Marguerite, et mon frère Paul et ma sœurette Lina.

— Et toi, grand garçon, quel âge as-tu ?

— Huit ans, et Marguerite cinq et Lina deux. N’est-ce pas, Lina ? »

Et il riait délicieusement au bébé pour la faire rire.

« Vous avez fort à faire avec ce petit monde, madame.

— Oh, monsieur, j’en ai l’habitude, je les ai nourris, élevés et personne que moi ne s’occupe d’eux.

— Et vous vous entendez à voyager !…

— Femme de marin, j’étais à bonne école.

— Ah !… »

Il n’en dit pas plus long, se rejetant dans son coin et feignant de s’assoupir ; mais regardant vaguement toute cette petite famille…

Et lui aussi, aurait pu avoir des petits-enfants s’il n’avait eu un fils ingrat, révolté. Sa vieillesse triste et solitaire se serait réchauffée près de ces joyeux bambins, tandis qu’il vivait seul, qu’il mourrait seul. Que de déceptions dans la vie !

Dieu était vraiment trop indulgent pour ces enfants dénaturés qui oublient le respect dû aux cheveux blancs de leur père !…

Les petits soupaient maintenant, leurs quenottes dévoraient à merveille ce festin improvisé. Pour eux, c’était la journée aux dînettes, tout était bien meilleur qu’à table.

Et il contemplait avec attendrissement, cette fois, ces blondes têtes, ces joues roses, et la jeune mère veillant, occupée d’eux sans cesse comme une poule de ses poussins. Charmant tableau qui l’intéressait de plus en plus à ses compagnons d’un jour !

« Pourquoi les exposer à un si long, si fatigant voyage, tous éblouissants de santé. Question de luxe, de plaisir ? Mais non, ils voyageaient trop simplement, sans femme de chambre, sans gouvernante et m’est avis que l’on s’est imposé un gros sacrifice pour ce coûteux déplacement. — Que vont-ils faire à Marseille dans cette saison torride où l’on fuit le soleil. Il n’y a qu’un goutteux comme moi pour trouver ma Bretagne trop froide même en plein été.

« Ils vont peut-être attendre le père revenant des mers lointaines, mais cette jeune femme en deuil, cette grande tristesse, ces yeux rougis indiquent plutôt une veuve ? »

Et le train filait à toute vapeur à travers la nuit noire pendant que la maman, le souper fini, préparait le coucher.

Déjà le vieux monsieur avait baissé les stores, et tendu la bande bleue servant à tamiser la lueur vacillante de la lampe ; déjà il s’était emparé du garçonnet, bien enveloppé dans la moitié de sa couverture et l’avait installé en face de lui, pendant qu’elle, la mère, s’occupait des fillettes.

« Mais, monsieur, ne vous gênez pas ainsi, vous ne pouvez plus allonger vos jambes, vous aussi avez besoin de repos.

— Laissez donc, madame, croyez-vous que j’aie toujours eu une aussi bonne couchette, un vieux soldat est habitué à la dure. N’est-ce pas, Paul, que je ne te fais pas peur et que nous serons très bien à côté l’un de l’autre comme deux amis. »

Un train croisa, passant comme l’éclair, avec un bruit de tonnerre.

Paul se précipita à la portière, pour le suivre à perte de vue. Dans ce brusque mouvement, une médaille qu’il portait à son cou sortit de sa chemisette de marin.

M. de Lornec l’examina curieusement.

« Qu’est-ce que cela ? »

L’enfant, étonné de l’altération de sa voix, le regarda et répondit :

« C’est un médaillon qui vient de mon père, je le porte parce que je suis l’aîné maintenant… Il ne faut pas en parler devant maman, ajouta-t-il tout bas, et mettant son petit doigt devant sa bouche, ça lui ferait de la peine. »

Un instant après, le mignon, tombant de sommeil, dormait à poings fermés.


✽ ✽

Le vieillard, le front appuyé contre la glace, sentait une rosée humide glisser le long de ses joues et couler dans sa barbe blanche…

Ainsi, c’était donc vrai, cette jeune mère était la femme qu’il avait repoussée, ces chérubins ses petits-enfants ! Il reconnaissait bien ce médaillon, cette mèche de cheveux blonds, des cheveux de sa femme…, mais son fils, son fils ?

Et une douleur poignante lui étreignait la gorge, lui torturait le cœur.

Eh bien, oui, son fils était mort ; là-bas, là-bas, loin de lui, sans sa bénédiction, sans son pardon.

Mort, était-ce possible !

Tout le lui prouvait, hélas ; les innocentes paroles de l’enfant, et celles mêmes de la mère : « Mon mari était marin », et la meilleure preuve de son malheur c’était là, dans son coin, libre, maintenant que les enfants dormaient, la pauvre femme portait sans cesse son mouchoir à ses yeux.

Pauvre Henriot ! comment était-il mort ?

Sûrement comme un Lornec, là-bas, sur son vaisseau, foudroyé au banc de quart, ou en plein combat, à la tête de ses fusiliers, dans quelque embuscade de sauvages, comme Rivière ou Balny. Et il le voyait mutilé, sanglant, au fond d’une rizière. Ou bien enlevé par quelque maladie terrible, entouré des siens en pleurs, cherchant vainement ce père qui l’avait renié pour lui confier ses orphelins dont pas un ne portait son nom…

Une petite s’appelait Marguerite comme la chère créature qui lui avait donné une année de bonheur, l’unique de sa vie.

Oh ! si elle avait vécu, tout cela ne serait pas arrivé, elle n’eut pas laissé le père et le fils se séparer à jamais ; elle eut retenu leurs deux cœurs près du sien…

Paul, Lina ; les noms des autres grands parents, sans doute, dont on devait souvent parler aux petits avec tendresse et respect.

Mais connaissaient-ils seulement son nom à lui ?

… Et c’était fini, son fils était mort ; était-ce possible ?…

Oui, il se rappelait, il y avait quelques semaines, il avait vu le facteur remettre à Alain une lettre bordée de noir ; comme les autres, elle ne lui avait pas été remise. Il comprenait maintenant, l’air bouleversé du vieux serviteur… Pauvre Alain ! il pleurait son jeune maître, celui qu’il avait porté et amusé tout petit.

Et lui, qu’avait-il donc fait, ce jour-là ?

Il était à la chasse !

Bien sûr, pas une pensée, pas un regret à l’absent !

… Et à présent, lui aussi, il pleurait, là, en wagon, à côté de la veuve.

« Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! on s’entête, on ne veut pas céder, ouvrir ses bras à l’enfant que l’on pleure tout bas, et puis la mort vient, sournoise, vous le prendre et l’on ne sait même pas où est sa tombe. Comment, où, quand est-il mort ?

« N’est-ce pas terrible, un père à qui le hasard apprend ainsi la mort de son fils !

« Il voulait interroger, il n’osait par crainte de changer en certitude l’horrible doute.

« Il faut pourtant qu’il sache… son fils mort, la pauvre femme sans fortune n’a plus personne. Elle retourne dans son pays sans doute, là-bas, bien loin, où elle va retrouver une famille qui ne la repousse pas.

« Oh, ça, par exemple, ça ne sera pas ; je saurai bien l’empêcher ; c’est à moi de remplacer le père, d’être maintenant leur soutien ; je leur ouvrirai tout grands mon cœur et ma maison, ce seront eux qui me fermeront les yeux.

« Mais le voudront-ils, le voudra-t-elle, elle, cette jeune femme, si cruellement offensée. Oh ! je m’humilierai s’il le faut, mais je ne veux pas les quitter et ils ne partiront pas. »

La nuit s’acheva bien cruelle et pour le vieillard désolé, et pour la jeune femme toute à ses souvenirs.

Brisés de fatigue et d’émotion, ils s’endormirent à leur tour, aux premières lueurs du jour.

Un choc violent les réveilla : « Marseille, tout le monde descend. »

Et vite la maman remit sur pieds et apprêta tout son petit monde pendant que le commandant, vif comme à vingt ans, aidait ses chers compagnons à descendre.

« Jeanne !…

— Henri !… »

Un homme au teint basané, à l’allure martiale, porteur d’une rosette rouge, reçut la jeune femme dans ses bras et poussa en même temps un cri de surprise :

« Mon père !

— Eh oui ! monsieur, » dit le commandant, essayant de reprendre son ton sévère.

Mais balbutiant, suffoquant de joie, sentant son cœur se fondre après les poignantes angoisses de la nuit, il ne sait plus que dire :

« Henri, mon cher, bien cher enfant ! »

Et il l’étreint longuement.

Les embrassements prolongés retardèrent les explications, mais tout à coup Henri s’arrêta :

« Et Guy, dit-il vivement, je ne le vois pas ? »

Appuyée sur la poitrine de son mari, la mère sanglotait :

« Notre pauvre Guy… ce n’est pas ma faute… va… Dieu nous l’a repris… mort… enlevé par le croup. »

Le père devint livide, se raidit pour ne pas tomber, essayant malgré cette cruelle douleur de trouver pour sa Jeanne un mot de consolation.

« Mon fils, dit d’une voix tremblante le vieux gentilhomme dont le visage était profondément altéré ; je suis bien puni, je souffre plus que vous et je donnerais avec joie, aujourd’hui, le peu d’existence qui me reste pour embrasser une fois l’enfant qui portait mon nom. »

 
 

Huit jours après, la vieille maison, vide et désolée depuis si longtemps, retentissait de cris joyeux et de gazouillis d’enfants.

Henri, qu’une affreuse blessure avait forcé à démissionner et qui rentrait en France à peine guéri, était venu avec sa femme s’installer auprès du vieillard qu’il ne devait plus quitter.

L’année suivante, un autre petit Guy vint ramener le sourire sur les lèvres de l’aïeul, mais l’aïeul n’oublia jamais le premier né, celui qu’il n’avait pas connu…

Chaque matin, jusqu’à sa mort, il alla au petit cimetière du village, s’arrêtant longuement devant une pierre blanche sur laquelle on lisait :

Guy Roger de Lornec
âgé de dix ans
regretté
de son père et de sa mère
et surtout
de son grand père.