Librairie Ch. Delagrave (p. 189-201).



Carême


I


Ce n’était qu’un surnom, mais il était si bien porté !

Long comme un jour sans pain, maigre comme un chat de gouttière, avec son visage blême, son regard affamé, ses joues creuses, le pauvre hère eût fait songer au vers de Petit-Jean :

Voyez cet autre avec sa face de carême !

… s’il n’eût vécu trois siècles avant l’auteur des Plaideurs.

De sa vie il n’avait mangé à sa faim, et avait l’appétit d’un enfant de quinze ans, aiguisé encore par le jeûne.

Carême remplissait les importantes fonctions de marmiton tourne-broche, à l’enseigne du Faisan doré.

Quel supplice de Tantale pour un estomac creux, un ventre vide !

Son patron, maître Thibaut, était un homme dur, avare, réduisant tous ceux qui l’entouraient, bêtes et gens, à la portion congrue ; aussi ses serviteurs, à deux pieds et à quatre pattes, le quittaient-ils invariablement, les uns pour de meilleures maisons, les autres pour un monde meilleur, s’il est un monde meilleur pour les animaux malheureux dans celui-ci…

Seul, Carême restait fidèle au poste, retenu non par la reconnaissance de l’estomac, mais par celle du cœur.

Maître Thibaut l’avait recueilli par charité, il le lui reprochait même assez durement, mais point n’en était besoin. L’humble tourne-broche avait l’âme haute, et ni les services multiples qu’il rendait journellement au rôtisseur, ni les coups qu’il en recevait souvent, ne lui semblaient payer le pain qu’il n’en recevait pas toujours.

Et résigné, patient, il tournait, tournait mélancoliquement la broche où se prélassaient chapons du Mans, canards rouennais, dindons truffés. D’autres fois, il aidait son maître à confectionner ces succulents pâtés qui faisaient la réputation du Faisan doré, et lui valaient la clientèle des nobles seigneurs de la cour du bon roi Charles, sixième du nom, lequel était censé gouverner le beau royaume de France.




II

— Allons, tôt, ne lambine pas, Carême ! Porte ce pâté, avec tout le soin et la diligence dont tu es capable, à l’hôtel Notre-Dame, où monseigneur de Bourgogne traite ce soir son cousin d’Orléans, dont cela nous vaudra peut-être la pratique. Ne t’amuse pas en route, car le chef des cuisiniers a recommandé que l’on soit là deux heures avant celle du dîner.

Et le rôtisseur plaça lui-même le panier en équilibre sur la tête du marmiton qu’il suivit d’un regard inquiet… C’était la première fois qu’il lui confiait une mission de cette importance, mais force lui avait été de s’y résigner, ses deux autres garçons l’ayant quitté la veille.

C’était le jour de la Mi-Carême, un peu la fête du pauvre garçon, mais nul n’y songeait, et lui moins que personne.

Il avançait avec précaution, coudoyé à chaque instant par les masques qui parcouraient, joyeux et bruyants, les rues de la capitale.

Ici, c’était un cortège de Sarrasins, dansant et hurlant autour d’un géant à l’air formidable, qui brandissait un cimeterre, mais conservait difficilement son centre de gravité, ce qui nuisait à sa haute dignité.

Là, c’était une troupe de sauvages, portant des torches, oublieux déjà de la terrible catastrophe du bal des Ardents, si récente encore cependant, qui avait coûté la vie à trois beaux gentilshommes, et au pauvre roi sa dernière lueur de raison.

Puis, la multitude des bateleurs, des escholiers, des astrologues, nécromans en bonnets pointus et robes constellées d’étoiles et de signes cabalistiques.

On rencontrait aussi des mines moins rassurantes : c’étaient des gens d’armes, ayant comme devise le bâton noueux d’Orléans avec ces mots : « Je porte défi ! » à quoi les Bourguignons ripostaient par un rabot avec ces mots : « Je le tiens ! »

Mais l’on en restait à ces provocations muettes, car le vent soufflait à la paix…

Le duc de Berry venait de réconcilier ses deux neveux : ils avaient communié ensemble, à la vue du peuple ; s’étaient promis amour et pardon, avaient dîné à la même table, couché dans le même lit.

Et les Parisiens étaient en liesse, espérant la fin de toutes ces discordes…

Carême se frayait difficilement un passage à travers cette foule bigarrée. Arrivé au pont. Notre-Dame, il s’arrêta un instant et posa sa manne sur une borne pour reprendre haleine.

Était-ce le bruit étourdissant, la fatigue, la faim, l’air vif, ou le soleil brûlant de ce premier jour de mars ?…

Peut-être tout cela combiné ; mais soudain une sorte d engourdissement le saisit, paralysant ses membres, sa volonté, et il glissa évanoui sur le sol…


III


— Bon. ! en voilà un qui a trop fêté Bacchus ; il est en avance sur nous, dit une voix rieuse, tandis que son propriétaire poussait du pied le jeune garçon.

— Il s’est endormi à côté du souper, dit un autre, apercevant le panier abandonné.

— Jetez-le dans la rivière, cela apprendra à ce drôle à mieux faire les commissions…

— S’il vous plaît, monseigneur, il n’est pas endormi, mais évanoui, observa respectueusement un troisième.

— Alors c’est ton affaire, Chartier, saigne-le, si tu as une lancette dans tes cornes…

Un éclat de rire général salua cette saillie.

Une dizaine de diables noirs, rouges, jaunes, verts, entouraient le pauvre garçon.

Celui qu’on avait appelé Chartier s’agenouilla près de lui.

— Hé ! c’est le petit Carême…

— Carême ! Voilà un nom bien donnée…

— Certes, monseigneur, car pour lui c’est carême toute l’année, et sûrement, s’il est étendu là, c’est de besoin…

— Pardieu ! il a pourtant de quoi se rassasier, dit un diable rouge, en soulevant le couvercle du pâté.

— Il en est incapable, messire Duchâtel.

— Tu le connais donc, Chartier ?

— Tous les escholiers le connaissent, monseigneur ; c’est le tourne-broche et le souffre-douleur de Thibaut, du Faisan doré, dont la boutique avoisine le collège des Bons-Enfants. Le vieux ladre, qui fait de si bonne cuisine, laisse à peu près mourir de faim ce malheureux et pousse la férocité jusqu’à lui défendre de jamais rien accepter au dehors. Si bien que, l’estomac criant famine, Carême n’en répond pas moins à qui lui offre un morceau par charité : « Je n’ai pas faim ! »

— C’est une brute, ton maître Thibaut, et son marmiton un idiot. Par la mort-Dieu ! il soupera ce soir ou j’y perdrai mon nom. Ne le ranime pas encore, Chartier, et vous-autres portez-le à l’hôtel…

— Et son panier ?…

— Son panier aussi…

— C’est qu’il est sans doute destiné au duc de Bourgogne, ses armes sont gravées sur le pâté.

— Raison de plus, répliqua le jeune homme en riant.




IV


Lorsque Carême ouvrit les yeux, il crut être le jouet d’un rêve…

Dans une salle richement décorée, étincelante de lumières, il était assis devant un somptueux festin.

Des diables de toutes les couleurs s’empressaient à le servir, lui présentant la serviette, lui donnant à laver dans une aiguière d’or, lui versant à boire…

— Sainte Vierge ! je suis mort ! pensa le pauvre garçon.

Et, rencontrant le regard d’un diable vert assis en face de lui, il fit un grand signe de croix, moyen infaillible de chasser l’Esprit du mal…

Mais l’autre ne sourcilla pas et nulle odeur de soufre ne se mêla au parfum des mets étalés sur la table.

— Mange, commanda le diable vert.

— Je n’ai pas faim, balbutia machinalement le pauvre hère, dont la figure démentait les paroles.

— Mange, répéta impérieusement son hôte infernal.

Que faire ? Carême était bien embarrassé. Résister à messire Satan était dangereux, obéir ne l’était pas moins, car, outre la colère de maître Thibaut, il risquait de perdre son âme…

Pourtant la tentation était forte…

Les mets dégageaient un fumet délicieux, les vins brillaient comme rubis liquides dans les coupes de cristal… et puisque le Malin, résistait aux exorcismes, c’est que ce n’était pas un méchant diable. Ma foi ! tant pis !

Et Carême attaqua vigoureusement le premier service.

Les plats se succèdent, les vins coulent, les écuyers tranchants ne chôment pas plus que l’échanson.

Jamais Carême ne s’est vu à pareille fête ; il boit, il mange !

Enfin, n’en pouvant plus, il repousse son assiette.

— Ah ! j’aurai donc une fois mangé à ma faim ! s’écria-t-il avec une explosion de joie naïve.

— Tu es rassasié ?

— Certes, messire, et, homme ou diable, je n’oublierai jamais ni vous, ni votre dîner…

— Alors une dernière coupe à ma santé !…

— Bien volontiers.

Il vide son rouge-bord, mais soudain sa tête s’alourdit, ses yeux se ferment et il retombe comme une masse dans son fauteuil…




V


… Carême se réveille, se frotte les yeux… regarde autour de lui… Il est seul sur le pont… sa manne à côté de lui comme il l’a laissé.

La nuit est venue, les étoiles d’or s’allument dans le ciel et se mirent dans l’eau profonde…

— Quel somme j’ai fait ! et quel rêve ! quel bon rêve !! J’en ai chaud à l’estomac ! Jésus ! si je pouvais souvent rêver comme ça ! pense le jeune garçon.

Brusquement il s’avise qu’il est nuit… Il a dû dormir longtemps !…

Sans perdre une minute, tremblant d’être en retard, il se dirige en hâte vers l’hôtel de Bourgogne.

— Te voilà, ce n’est pas malheureux ! gronde le maître-queux. Allons, vite : la table est déjà dressée, les convives attendent…

Délicatement il pose le pâté sur un plat d’argent et se dirige vers la salle du festin, précédé de l’écuyer de service.

— Veux-tu mander un morceau ? dit un valet au marmiton.

— Merci, je n’ai pas faim, répond celui-ci, sincèrement cette fois.

Il reprend son panier pour repartir, quand le maître d’hôtel se précipite dans la cuisine et, saisissant notre héros par l’oreille :

— Voleur ! brigand ! qu’as-tu fait du pâté ?

— Quel pâté !

— Celui que tu as mangé, sacripant ?

Et les horions pleuvent comme grêle sur la tête de l’infortuné qu’on entraîne brutalement. Carême ne se défend même pas ; une angoisse affreuse l’a saisi au cœur et lui met la sueur au front…

Une lumière éclatante l’éblouit ; il est devant Jean sans Peur et, sans oser le regarder, il tombe aux pieds du terrible prince…

— C’est toi qui as mangé mon pâté ?

— Oui, monseigneur, pardon, c’est moi… mais, je vous le jure, c’était en dormant…

Et d’une voix entrecoupée par les sanglots, il essaie, de narrer son histoire…

Mais Jean de Bourgogne n’est pas un prince débonnaire ; sa justice ressemble fort à celle de Douglas le Noir, qui pendait d’abord et jugeait ensuite ; aussi, interrompant brusquement l’infortuné tourne-broche :

— Ça ! te railles-tu de moi ! Holà ! sénéchal, que l’on accroche ce drôle à une bonne potence, pour lui apprendre à rêver de la sorte…

— Monseigneur je vous en conjure !

Carême tend ses mains suppliantes vers son juge, il lève les yeux, un cri lui échappe et, désignant un diable vert assis près du prince :

— C’est lui ! je le reconnais !… c’est lui qui m’a commandé de manger !…

L’autre se démasque et s’adressant au duc Jean :

— Beau cousin, je vous demande la grâce de ce garçon, car le vrai coupable, c’est moi…

— Accordé, mon cousin ; je suis heureux de vous donneer ce gage de bonne amitié.

C’était le duc Louis d’Orléans, frère du roi, « un moult gentil et gai prince », dit une vieille chronique.

Pour récompenser Carême de la frayeur qu’il lui avait causée, le duc d’Orléans pria maître Thibaut de le lui céder.

Les prières d’un prince sont des ordres, et, tout en faisant la grimace, le rôtisseur se résigna à laisser partir son souffre-douleur.

Carême ne quitta plus son nouveau maître.

 

Un an après cette fameuse réconciliation, dans cette même rue Barbette, près de ce même hôtel Notre-Dame, Louis d’Orléans, revenant de chez la reine, était traîtreusement assassiné.

Seul de tous ses serviteurs, son écuyer le défendit jusqu’à ce que, percé de coups, il tomba sur son corps en criant :

— Mon maître !

Cet écuyer était le pauvre Carême !…

En échange du bon dîner qu’il avait reçu de lui, il donnait sa vie pour le « gentil prince ».