Librairie Ch. Delagrave (p. 1-186).



I


Nous sommes au Moyen Âge, en l’an de grâce 1226.

Louis VIII et Blanche de Castille occupent le trône de France, à l’ombre duquel grandit, en science, en vertu, en sagesse, le prince qui sera un jour Saint Louis.

Les grands vassaux vaincus, mais non soumis par Philippe-Auguste à Bouvines, attendent impatiemment l’occasion de prendre leur revanche.

Le comte de Boulogne et le comte de Flandre sont prisonniers au Louvre. Les États du premier ont été donnés à Philippe Hurepel ; ceux du second sont gouvernés par sa femme, la comtesse Jeanne.

Au midi, la guerre des Albigeois, qui depuis si longtemps ensanglante ce beau pays du soleil, touche à son terme, et bientôt, par le mariage de Louis IX et de ses frères avec les filles des comtes de Provence et de Toulouse, ces riches provinces pacifiées vont augmenter le domaine royal.

En Orient, le Saint-Sépulcre est toujours aux mains des Infidèles.

Les Croisés, après avoir pris Constantinople, n’ont pas franchi le Bosphore, et Baudouin, comte de Flandre, élu empereur par ses compagnons, est mort en défendant son empire contre les attaques incessantes des Turcs.

 

Près du grand lit de l’aïeule, deux enfants, de quatorze à quinze ans, se tenaient debout, contemplant avec le naïf étonnement de leur âge ce visage ridé et parcheminé sur lequel la mort posait peu à peu son masque de plomb.

L’un était délicat et frêle, avec un regard profond et des boucles noires, retombant sur son sarrau de toile.

L’autre était court, trapu, avec des yeux bleu faïence, des cheveux filasse et une bonne figure rougeaude, si bien taillée pour le rire, que les larmes, l’inondant à cette heure, semblaient égarées sur cette face joyeuse.

Le logis était pauvre, mais riche de cette méticuleuse propreté qui est le luxe des pays du nord.

— En vérité, me suis-je trompé de province, pensait le blond Phébus, et suis-je chez les laborieux Flamands quand je devrais briller sur ma paresseuse Provence ?

Dame Véronique Vigarous était plus qu’octogénaire ; pourtant, la veille encore, ses doigts agiles, bien qu’un peu tremblants, maniaient le fuseau et l’aiguille, et brodaient ces fines dentelles, aux merveilleux dessins, pour lesquels des yeux de vingt ans semblent suffisants à peine.

Elle était habile dentellière ; aussi, grâce à ce genre de travail, presque inconnu dans le midi et qui lui avait valu de nombreuses pratiques, elle avait pu élever ses deux petits-fils ! actuellement apprentis armuriers chez son voisin, maître Lansac, et qui allaient bientôt demeurer orphelins.

— Il ne faut pas pleurer, mes chers petits, dit la malade de sa voix chevrotante et cassée, en souriant aux jouvenceaux, dont l’un sanglotait bruyamment, tandis que l’autre, les traits contractés, les lèvres serrées, refoulait ses larmes par un grand effort de volonté. — Mon heure est sonnée depuis longtemps et Notre-Seigneur m’a fait crédit en me laissant durer jusqu’à ce que vous soyez des hommes. Maintenant vous n’avez plus besoin de moi, et moi j’ai grand besoin de repos.

Elle fut interrompue par un coup léger frappé à la porte, et un personnage aux traits mobiles et expressifs, encadrés d’une barbe noire, entra dans la pièce, tenant une petite fille par la main.

— Té ? cela ne va donc pas, dame Véronique ? s’écria-t-il avec une vivacité et un accent méridional des plus prononcés ; je viens de rencontrer le père Dominique.

— Oui, maître Lansac, me voilà prête pour le grand voyage, et je m’en irais bien volontiers sans le souci de ces pauvres orphelins.

— Bon ! vous n’êtes pas encore partie, ma voisine ; on ne déménage pas comme cela sans crier gare ! Votre rouet marchait trop bien hier pour ne pas recommencer bientôt. Douce compte sur le voile brodé que vous lui avez promis pour la prochaine fête de Maye. Ces fillettes ! c’est déjà coquet, et il n’y a que vous dans le pays pour faire ces jolis colifichets.

— Alors, il n’y aura bientôt plus personne, répliqua mélancoliquement la bonne vieille ; mais la chère mignonne n’en aura pas moins son voile. Il est terminé ; à mon âge, il ne faut rien remettre au lendemain, et, au premier mai prochain, elle le portera en mémoire de sa vieille amie, n’est-ce pas, Douce ?

La petite fille dont le visage angélique répondait à ce joli nom, remercia la vénérable aïeule, tandis que Guy, obéissant à l’ordre de sa grand’mère, étalait sur le lit le précieux tissu.

C’était une de ces magnifiques dentelles de Bruges, véritable ouvrage de fée, dans lequel des guirlandes de marguerites enchaînaient un lion majestueux, se jouant au milieu des fleurs.

La fillette joignit les mains avec admiration, tandis que son père s’extasiait sur la finesse des moindres détails.

— C’est trop beau, dame Véronique, c’est une parure de reine ! dit l’enfant.

— Vous ne croyez pas si bien dire, mignonnette ; j’ai fait le pareil pour une princesse…, une belle princesse… Voilà bien des années de cela !… J’avais gardé souvenance du dessin et je l’ai fait à votre intention, pour vous remercier de vos gentilles prévenances et de vos soins affectueux.

La petite, rouge de plaisir, ne savait comment lui exprimer sa reconnaissance.

— J’espère bien l’étrenner sous vos yeux à la prochaine Maye, dame Véronique, dit-elle avec effusion.

— La volonté de Dieu soit faite, répondit simplement la malade, en caressant la joue fraîche et veloutée de la fillette ; les vieux doivent faire place aux jeunes, et je voudrais bien n’être pas plus en peine du sort de ces pauvres enfants que du mien.

— Quant à cela, ne vous mettez pas martel en tête, dame Véronique, dit l’armurier ; ils ne seront pas orphelins tant que je serais là. Je les ai vus si petits que je les considère déjà comme un peu les miens : ils le deviendront tout à fait. Moi, qui autrefois me désolais de n’avoir pas de garçon ! Avec mon neveu Hugonet cela m’en fera trois, de bon compte !

— Vous êtes charitable et humain, maître ; je vous suis bien reconnaissante.

— Il n’y a pas de quoi. N’est-ce pas un devoir de s’aider entre chrétiens ?… D’ailleurs, ils le méritent, les pauvres ! Gaultier, bien que perdant un peu trop son temps à rêvasser, à regarder voler les mouches, est plus habile que bien des ouvriers ayant barbe au menton, et, si Guy ne le vaut pas à l’atelier, en revanche, c’est un franc luron, empressé, serviable et que tout le monde aime.

— Oh ! oui, appuya naïvement Douce, tandis que l’objet de cet éloge lui souriait à travers ses larmes.

— Merci encore, maître Lansac ; vous êtes homme de bien et je serais tranquille de vous confier mes enfants, mais cela ne se peut pas… ils ont un oncle en France, à Paris… Quand je ne serai plus, ils iront le rejoindre.

Les deux frères se regardèrent étonnés : c’était la première fois que dame Véronique évoquait ce parent inconnu.

L’armurier partagea sans doute cette impression, car il murmura en hochant la tête :

— Hum ! la route est longue ! et si leur oncle est dans nos âges, ils pourraient bien trouver visage de bois. Croyez-vous que la parenté qu’ils iront chercher là-bas vaudra les amis qu’ils laisseront ici ?

— Non assurément, soupira la vieille, mais il le faut… Promettez-moi de ne pas les retenir…

— À Dieu ne plaise, dame Véronique ! La volonté des parents doit être respectée, surtout lorsqu’ils ne sont plus.

— Merci.

Elle semblait fatiguée, ses yeux se fermaient ; maître Lansac recommanda aux jeunes apprentis de l’appeler à la moindre alerte, et se retira avec Douce sur la pointe du pied.

Dès que la porte se fut refermée, la malade se souleva sur le coude et écouta le bruit des pas s’éloigner, puis s’éteindre.

— Vite, Gaultier, Guy, approchez-vous…, tout près… J’ai à vous parler, dit-elle d’une voix oppressée.

Ils obéirent, inquiets.

Elle les contempla un instant avec émotion.

— Hélas ! murmura-t-elle, ce sont des oreilles bien jeunes pour entendre un tel récit, des langues bien légères pour garder un pareil secret ; mais je ne puis tarder davantage : mon temps est mesuré ; demain il serait trop tard…

« Je vous aime tous deux avec la même tendresse maternelle, mes chéris, mais l’un de vous seulement est mon petit-fils ; l’autre est de noble race et du sang d’empereur coule dans ses veines.

Ils demeurèrent étourdis, stupéfaits ; puis, se jetant spontanément dans les bras de la bonne vieille :

— Oh ! grand’mère, nous serons toujours frères et toujours vos enfants.

— Dieu vous bénisse, mes chers petits ! dit-elle, émue de ce naïf élan du cœur. Je peux vous nommer ainsi, car vos deux mères ont sucé le même lait : l’une était ma fille ; l’autre, celle de Mgr Baudouin, comte de Flandre.

— Comte de Flandre ! répéta Guy en écarquillant les yeux.

— Elle s’appelait Marguerite et avait une sœur nommée Jeanne, aussi laide et aussi méchante qu’elle-même était belle et bonne. Défiez-vous de cette cruelle princesse qui gouverne à cette heure le pays de Flandre : elle ferait périr son neveu sans pitié s’il tombait entre ses mains. Ma pauvre Marguerite le savait bien. C’est pourquoi, après la mort de son père et de son époux, messire Guillaume de Dampierre, qu’elle avait suivi à la Croisade, se sentant elle-même près de sa fin, elle me confia son petit enfant pour l’élever secrètement avec le mien, sous l’habit d’un artisan, jusqu’à ce qu’il eût atteint l’âge d’homme et put lui-même réclamer son héritage. Je suis forcée de devancer l’heure fixée pour cette révélation et de vous laisser sans guide, entourés de périls… Dieu vous protégera…, je l’espère… Les preuves de votre naissance… dans mon rouet…, avec une bourse d’or…, en appuyant sur la cheville…, à droite… Il y a un secret…

Une seconde fois, elle s’arrêta haletante, à bout de forces.

— Et lequel ?

— C’est Gaultier, n’est-ce pas, mère ?

— Avant de vous répondre…, jurez-moi, devant la Vierge et les saints…, que j’espère contempler bientôt…, de ne révéler à personne… qu’au roi… ce que je vous confie…

Les deux frères étendirent la main vers le grand Christ pendu à la muraille.

— Ni par prière, ni par menace, ni par ruse, on ne tirera rien de moi, déclara Guy d’un ton décidé.

— On me tuera plutôt, ajouta Gaultier dans l’œil noir duquel brilla un éclair.

— Bien…, j’emporte votre serment… Guy, ce n’est pas…

Une suffocation la rejeta en arrière. Ses lèvres remuèrent, mais sa gorge contractée ne laissa passer aucun son.

Épouvantés, les deux enfants appelèrent au secours. L’armurier accourut précipitamment avec son neveu.

— Le rouet…, murmura une dernière fois la mourante. Et, les yeux fixés sur Gaultier, elle expira en prononçant le nom de Guy.

La vieille servante avait fini sa journée, son âme radieuse montait rendre ses comptes aux maîtres qu’elle avait fidèlement servi, et au Maître de tous qui allait la récompenser.





II


La mort de leur grand’mère fut un coup terrible pour les deux orphelins ; ils n’avaient jamais connu qu’elle au monde, et, aussi loin que remontaient leurs souvenirs, ils voyaient sa bonne figure ridée penchée sur leur berceau.

Elle était toute leur famille et remplaçait tous ceux qui leur manquaient. Sa tendre sollicitude s’était répandue si également sur tous deux, que, malgré sa suprême révélation, ils se sentaient également ses petits-fils et ressentaient aussi profondément sa perte, chacun selon son caractère, mais avec la même sincérité.

Guy, vif, emporté, tout en dehors dans le rire comme dans les larmes, semblait, à première vue, réaliser au moral le type de cette race méridionale qu’il réalisait si peu au physique.

D’une exubérance de gestes et de paroles qui fatiguaient les yeux autant que les oreilles, il bavardait à tort et à travers et s’agitait comme un écureuil en cage.

Mais, si le soleil du midi lui avait tapé au cerveau, il n’en gardait pas moins, tout au fond, la prudente réserve des races du nord, et une finesse à rendre des points à Reneike lui-même, le légendaire héros du Roman de Renart, si fort à la mode au Moyen Âge.

Avec cela menteur, mais menteur ! à faire croire qu’il n’avait jamais bu que l’eau de la Garonne !! Et poltron, plus encore que le lièvre du bon La Fontaine !!!

Ce dernier défaut indignait Gaultier autant que le premier révoltait dame Véronique.

— Mentir, c’est le fait d’un mauvais chrétien, disait la bonne vieille, et encore, si c’était pour t’excuser, ce serait déjà mal…, mais tu mens… pour rien, pour le plaisir !

— Trembler, c’est le fait d’un lâche, répétait Gaultier. Laisse cela à ce méchant drôle d’Hugonet ; mais toi, mon Guy, sois brave. Ce n’est pas difficile.

— Pour toi, c’est possible ; mais, moi, je ne suis pas un paladin. Je ne boude pas plus qu’un autre devant un coup de poing ; seulement, vivre au milieu de ces hallebardes qui piquent, de ces dagues qui coupent, cela me donne le frisson. J’étais fait pour être marchand d’huile, et manger des olives toute la journée ; c’est doux, c’est onctueux. Pourquoi nous avoir choisi un métier aussi brutal ?

— C’est le plus noble, frère. Forger une épée, cela donne un peu l’illusion de la porter.

— Grand merci !

Le bruit du fer et le cliquetis de l’acier portaient sur les nerfs de ce gros garçon, réjoui et bon enfant, qui était le premier à rire de sa couardise, sans rien faire pour s’en corriger. Ah ! ce n’était pas un « foudre de guerre ». Oh ! non ! il avait peur de son ombre, en silhouette sur la muraille ; peur du vent soufflant à la porte du logis bien clos. Jamais on ne l’eut fait sortir seul, à la nuit noire, ni passer devant un cimetière dont le moindre feu-follet l’eût fait tomber en pâmoison ; il tremblait en traversant un pont, et se trouvait mal à la vue du sang.

Ce qui ne l’avait pas empêché de se jeter à l’eau pour en tirer son frère qui se noyait, et ce qui ne l’eût pas empêché de se faire couper un bras pour lui.

C’est qu’il y avait entre eux une affection fort au-dessus de l’ordinaire. Ils s’aimaient profondément et saintement, malgré la dissemblance de leurs caractères.

Gaultier était un silencieux, un rêveur. Bien que naturellement brave, il détestait les querelles et méprisait souverainement ces luttes à main plate, si fort à la mode dans le Midi.

— Jeux de main, jeux de vilain ! disait-il dédaigneusement.

— Ah ça ! te crois-tu gentilhomme ? ripostait Guy en haussant les épaules.

Gaultier soupirait et ne répondait pas.

Il était assurément plus fier qu’il ne convenait à sa condition ; aussi, malgré ses qualités brillantes, était-il moins aimé que son frère, dont la rondeur, la bonhomie, l’humeur joviale faisaient excuser les défauts, et que l’honorable corporation des apprentis reconnaissait volontiers pour son chef.

Lorsque quelque baron venait à la boutique de maître Lansac, et, ses achats terminés, faisait largesse aux apprentis, Gaultier se bornait à regarder ses compagnons ramasser les piécettes.

— Pourquoi ne profites-tu pas de l’aubaine ? disait l’armurier.

— Il faudrait se baisser, répondait simplement le jeune garçon.

Hugonet, bien que propre neveu du digne patron, n’avait pas de ces délicatesses ; il se jetait à quatre pattes, étendant ses longs bras comme un grand faucheux et criant : « C’est à moi ! c’est à moi ! » lorsque Guy, plus par malice que par intérêt, envoyait rouler du pied quelque sou au bout de l’atelier.

Hugonet était fort mauvais camarade : fourbe, paresseux, avare, il abusait de sa parenté pour charger ses compagnons de toutes les corvées désagréables, brouillant leurs outils, salissant leur établi, gâtant leur travail, et leur attirant force réprimandes et reproches injustes, qui retombaient surtout sur le pauvre Guy, sa véracité plus que douteuse enlevant tout crédit à ses protestations.

— Tu as de la chance, toi, disait-il à son frère : dès que tu déclares : « Ce n’est pas moi, » maître Lansac te laisse tranquille ; mais moi…

— C’est que ta mauvaise habitude te rend suspect, même quand tu dis vrai, mon pauvre Guy.

— Bon ! que l’on te croie mieux que moi, c’est tout naturel ; mais ce fourbe d’Hugonet, avec sa façon hypocrite de soupirer : « Guy est si menteur ! »

Il ne l’était pas, lui ! Oh ! non ! Au contraire, il s’accusait franchement de peccadilles…, et l’on ne soupçonnait pas qu’il pût dissimuler une faute grave.

Mais Gaultier n’était pas plus dupe de sa feinte sincérité que de ses airs de matamore.

— Guy est un faux poltron ; toi, tu es un faux brave, lui avait-il dit nettement.

Et Hugonet ne le lui avait jamais pardonné.

Il avait encore contre lui un autre motif de haine.

Nature loyale et généreuse, Gaultier ne pouvait voir opprimer les faibles ; il avait l’âme chevaleresque de ces redresseurs de torts qui s’en allaient par le monde, à la défense de la veuve et de l’orphelin.

Certain soir, il aperçut une bohémienne, assaillie à coups de pierres par une bande de gamins à la tête desquels se trouvait Hugonet.

La malheureuse serrait éperdument dans ses bras un corbeau au plumage hérissé, au bec sanglant, à la patte brisée, et suppliait vainement ses persécuteurs d’épargner la pauvre bête.

Malgré le mépris attaché à cette race maudite, Gaultier se jeta résolument parmi les assaillants, et, sans s’occuper des autres, il saisit Hugonet par le collet et lui administra une verte correction.

Guy arrivait à la rescousse ; la bande prit la fuite et les deux frères demeurèrent maîtres du champ de bataille.

La bohémienne ne savait comment les remercier ; elle voulut absolument leur tirer leur horoscope.

Gaultier refusait, disant que c’était chose damnable et impie.

— Bah ! laisse donc ! ça lui fait plaisir et nous ne serons pas obligés de la croire, rétorqua Guy, grillant de curiosité.

Et il tendit sa large main, dans laquelle eussent tenu aisément les deux mains fines et blanches de son compagnon.

La vieille les examina l’une après l’autre.

— Singulière destinée, murmura-t-elle. Tous deux, vous ceindrez une couronne ; mais l’un aura la grandeur, l’autre le bonheur. L’un succédera à un empereur, l’autre épousera une reine, et tous deux vous finirez vos jours dans une prison royale.

— Peste ! mais au moins ne serons-nous pas séparés ?

— Ni dans la vie, ni dans la mort !

— Alors la prédiction est bonne et je la tiens pour vraie, s’écria joyeusement le jeune garçon en lançant sa toque en l’air.

Cette aventure qui valut à Gaultier le surnom railleur de « Chevalier du Corbeau », ne s’effaça pas de son esprit.

Souvent, lorsque passait quelque haut baron, le faucon au poing, suivi d’un cortège de pages et de valets — ou quelque chevalier vieilli sous le harnois, s’en revenant des pays lointains vers le vieux manoir quitté pour aller combattre les Infidèles — souvent l’humble apprenti, courbé sur son étau, songea à la prédiction de la bohémienne et murmura tout bas :

— Si c’était vrai !…





III


Depuis la mort de son père et la captivité de son époux, la comtesse Jeanne gouvernait sans contrôle cette belle province de Flandre, que nul n’osait lui disputer.

C’était une fort méchante princesse, hautaine, vindicative, avide de pouvoir, et sacrifiant sans hésiter alliés, amis, parents, à son ambition.

Quiconque voulait distraire une parcelle de son autorité devenait son ennemi et était traité comme tel. Le comte Ferrand en faisait la dure expérience, et, au fond de la prison où il gémissait depuis la bataille de Bouvines, c’est-à-dire depuis douze ans, il méditait sur le tort d’avoir oublié que c’était à sa femme et non à lui de régner sur ce comté, envié des rois, en attendant, pour sa délivrance, la rançon que sa noble épouse ne se hâtait pas de rassembler.

Par la façon dont elle traitait sa famille, on pouvait juger du sort de ses sujets, écrasés d’impôts et de vexations, et sur lesquels sa main blanche et fine pesait plus lourdement que n’avait pesé le poing ganté de fer du comte Baudouin, son père.

Aussi les Flamands, assez turbulents de leur naturel, murmuraient-ils sourdement, et chaque ville envoyait-elle force députations, chargées de transmettre à la comtesse les plaintes et doléances de son peuple, qu’elle accueillait, du reste, aussi mal que possible.

Au moment où commence cette histoire, Jeanne, assise dans son grand fauteuil seigneurial, écoutait, avec une impatience visible, les humbles remontrances des notables de Lille, dont un des échevins, un riche armurier, nommé Pierre Randaël, était le porte-parole.

Avec une respectueuse fermeté, le harangueur rappelait ce que les Lillois avaient souffert pour leurs seigneurs sous le défunt roi de France, Philippe-Auguste, et réclamaient les franchises et privilèges que leur avait promis formellement le comte Ferrand, lorsqu’ils s’étaient révoltés en sa faveur ; rébellion que le vainqueur de Bouvines avait châtiée en brûlant la ville… Il est vrai qu’elle n’avait pas tardé, au reste, à renaître de ses cendres, plus belle et plus prospère qu’auparavant.

La comtesse ne l’ignorait pas, aussi, coupant brusquement la parole à l’orateur :

— Par saint Georges ! que me bâillez-vous là, mes maîtres ? dit-elle d’un ton moqueur ; vous venez pleurer misère et vous serez bientôt la plus riche cité des Flandres. Allez ! je connais votre malice : vous voudriez profiter de la captivité de mon époux pour secouer l’autorité de vos maîtres légitimes. Prenez-y garde, je ne suis qu’une femme ; mais je manierais aussi facilement la hache de mon aïeul, Baudouin le Justicier, que je manie ma quenouille.

D’un geste impérieux, elle congédia les députés, marris et déconcertés, incapables de tenir ouvertement tête à l’orage.

Maître Randaël, lui, demeuré le dernier, essaya bien de soutenir son rôle et de sauver sa dignité par quelques phrases bien senties ; mais l’irascible princesse le foudroya d’un : « Vous êtes encore là ! », accompagné d’un tel regard que le pauvre homme, terrifié et balbutiant, lâcha pied à son tour, et, heurtant les meubles, trébuchant dans les tapis, suivit précipitamment ses collègues, dont la retraite ressemblait à une déroute.

Restée seule, la comtesse fit quelques pas en silence, réfléchissant profondément ; puis, s’arrêtant devant un personnage qui se tenait à l’écart, immobile et muet :

— Que te semble de l’insolence de ces manants, Hartwelt ?

— Un mot de vous, madame, a suffi à les disperser comme une volée de moineaux.

— Oui, quitte à se rassembler un peu plus loin, murmura Jeanne le front soucieux.

Hartwelt l’observait avec attention.

C’était un homme de cinquante ans, aux traits durs, au regard fourbe et cruel, sans peur et sans scrupule, il était l’âme damnée de sa maîtresse et l’exécuteur de ses ordres sanguinaires, ne reculant devant aucune besogne.

— Vous êtes la tête et je suis le bras, avait-il coutume de dire.

Aussi Jeanne l’appréciait-elle comme un conseiller sûr, un auxiliaire dévoué, et n’avait-elle pas de secret pour lui.

— Qu’importe les criailleries de ces vilains si elles ne vous écorchent plus les oreilles ! reprit-il en haussant les épaules.

— Mon père disait souvent : « Les cités flamandes sont des ruches d’abeilles, malheur à l’imprudent qui excite leur colère ; il est percé de mille dards ! »

— Ruche soit ! mais les abeilles ne peuvent rien sans une reine ; et, sans un chef, ces bourgeois sont impuissants…

— Mais s’ils en trouvaient un.

— Qui donc ?

— Je ne sais, mais j’ai peur…

— Peur ! madame, et de quoi ? Grâce au ciel… et un peu aussi à votre serviteur, vous êtes délivrée de tous ceux qui vous portaient ombrage. Votre mari est enfermé au Louvre ; votre père est parti pour un voyage plus long encore que celui de Terre Sainte, car, si l’on revient quelquefois de Palestine, on ne revient pas du Paradis, où il siège parmi les élus.

— On n’a pas retrouvé son cadavre, m’as-tu dit ?

— Les Turcs ont la mauvaise habitude de couper les têtes et de dépouiller les corps des chrétiens, et, ma foi ! il n’est pas si facile que vous pensez de reconnaître un empereur d’un simple homme d’armes. En revanche, j’ai vu tomber son féal, messire Guillaume de Dampierre, votre beau-frère, et celui-là était bien mort, je vous en réponds. Quant à votre sœur, elle était si près de suivre son époux lorsque j’ai quitté Constantinople, qu’on aura pu les mettre dans le même cercueil.

— Oui, mais l’enfant ? murmura sourdement la princesse.

Et regardant fixement Hartwelt :

— Grâce à toi, comme tu le dis, je n’ai plus ni père, ni mari, ni frère, ni sœur ; mais es-tu bien sûr que je n’ai plus de neveu ?

— Quel soupçon avez-vous là, madame ! Je vous ai dit…

— Tu m’as dit ! tu m’as dit ! Par saint Georges ! tu ne te vanterais pas d’une maladresse, et, si tu l’avais laissée échapper !… Ne proteste pas, c’est inutile ; mieux vaut avouer ta sottise et la réparer…

— Mon Dieu, madame, il se peut…, répondit Hartwelt, embarrassé par le regard scrutateur de sa maîtresse. Cependant mes précautions étaient bien prises, et il faudrait qu’un hasard malencontreux…

— J’en étais sûre ! Mes pressentiments ne m’ont jamais trompée…

— Oh ! si ce n’est qu’un pressentiment !…

— Non pas. Dernièrement, j’admirais à la ceinture d’un seigneur provençal un poignard, plus merveilleusement travaillé que s’il sortait de l’atelier de maître Randaël lui-même, qui tout à l’heure avait la langue si bien pendue, et qui passe pour le premier armurier du royaume. Je lui demandais si cet ouvrage remarquable était de son pays : « Point, madame, me répondit-il : j’ai acheté cet arme en Provence, chez l’armurier de notre sire comte, mais je dois avouer, à la louange de vos sujets, que le ciseleur est Flamand. Je demandai des détails et j’appris l’existence, à Aix, d’une vieille femme et de ses deux petits-fils, dont le signalement et l’âge concordent parfaitement avec ceux de la nourrice de Marguerite et des enfants.

— C’est une coïncidence…

— C’est possible, mais elle me trouble et m’inquiète. Si le fils de ma sœur vivait, s’il possédait les preuves de sa naissance…

— Le fait est facile à vérifier, et, s’il vous plaît, madame, de m’octroyer un congé d’un mois, avant ce terme je vous rapporterai l’assurance que l’enfant n’existe pas… ou qu’il n’existe plus…

— Pas de meurtre inutile, Hartwelt ; s’il n’a aucun soupçon de la vérité, aucun moyen de la découvrir, laisse-le vivre.

— Mais dans le cas contraire ?

— Dans le cas contraire…

Elle hésita un instant, puis avec un geste décidé :

— Fais ce que tu voudras, dit-elle ; mais rappelle-toi que je ne veux pas de neveu pour héritier.

— Il suffit, madame.

Hartwelt s’inclina respectueusement et sortit.

Jeanne rentra dans son appartement et la vaste pièce demeura vide.

Alors, une tenture s’écarta doucement, et la tête pâle et effarée de maître Randaël se montra avec précaution.

Demeuré en arrière de ses compagnons, il s’était égaré dans les détours du palais, et, ne trouvant personne pour le renseigner, il était revenu, sans s’en apercevoir, à son point de départ.

La voix de la comtesse l’avait averti de sa méprise et il allait prudemment s’éloigner, lorsque quelques mots, frappant son oreille, l’avaient cloué, tremblant d’être découvert, à son poste d’observation, mais résolu à tout entendre.

Rassuré par le silence et la solitude, il sortit de sa cachette, et secouant sa tête :

— Voilà un secret d’État qui peut faire ma fortune ou causer ma ruine ! murmura-t-il, Randaël, mon ami, méfie-toi de ton ambition.

Un instant il resta perplexe, indécis ; puis, enfonçant résolument son bonnet sur son crâne chauve :

— Le sort en est jeté ! dit-il avec emphase, avant peu les Flamands auront un comte de ma façon et je serai son ministre… J’ai toujours pensé qu’il y avait en moi l’étoffe d’un grand politique !




IV


Dame Véronique dormait son dernier sommeil au pied d’une humble croix de bois, à l’ombre d’un de ces lauriers-roses chantés par le poète, quand Guy dit un soir à son frère, en refermant soigneusement la porte de leur chambre :

— M’est avis qu’il serait temps de nous occuper des révélations de grand’mère et de prendre une décision.

— Tu crois que tout cela n’est pas un rêve, frère ; une illusion de la fièvre ?

— Allons donc !

— C’est si étrange ! Pense donc, Guy ; de simple ouvrier, devenir gentilhomme.

— Mais cela ne m’étonne pas du tout, moi. Que de fois, en voyant entrer dans notre boutique quelque pimpant damoiseau, je me suis dit : « Mon frère Gaultier serait plus gentil seigneur que le plus fier d’entre eux ! » Cela ne me surprend pas que tu aies du sang d’empereur dans les veines !

Il le contemplait avec une béate admiration, comme s’il s’attendait à voir la couronne sur sa tête, le manteau de pourpre sur ses épaules, et le globe dans sa main.

— Rien ne prouve qu’il s’agisse de moi…

— Ne dis donc pas de bêtises ! Ai-je la mine d’un prince !

— Tu en as le cœur, mon Guy.

— Laisse donc ! Joli seigneur qui tremblerait dans son armure et n’oserait pas mettre flamberge au vent. Non ; ton serviteur, ton écuyer pour panser ton cheval, fourbir tes armes et coucher devant la tente, voilà mon rôle et c’est celui que j’aurais choisi.

— Qui sait !

— En tout cas, c’est facile à savoir.

Guy s’agenouilla devant le rouet silencieux qu’il baisa pieusement ; puis, selon l’indication de sa grand’mère, il appuya sur la cheville de droite.

Un ressort joua, et, glissant dans une rainure invisible, une lame de bois découvrit une sorte de tiroir, renfermant un rouleau de parchemin et une bourse de cuir.

Guy allait s’en emparer, Gaultier l’arrêta.

— Avant tout, frère, dit-il, un serment… Devant l’ombre de notre chère et regrettée mère, jurons de rester toujours frères et rien que frères l’un pour l’autre, sans reconnaître entre nous ni rang, ni distance.

— Cependant, Gaultier…

— Jure comme moi ou, sans cela, je brûle ces titres. Aucun ne vaudrait pour moi le frère que je perdrais.

— Soit !

Les mains unies, ils scellèrent le pacte fraternel.

— Ouvre maintenant.

Gaultier déroula le parchemin et lut : — « À mon bien-aimé fils Guy de Dampierre. »

— Hein ! s’écria Guy stupéfait.

— C’est pour toi, frère, dit simplement Gaultier.

— Pour moi ! c’est une erreur…

— Il n’y a pas d’erreur ; lis toi-même : c’est bien ton nom, et la lettre est signée :

« Marguerite de Flandre. »

— Impossible ! répéta le gros garçon en se frottant les yeux.

— Pourquoi impossible, frère ? Ne vaux-tu pas mieux que moi et crois-tu que je sois jaloux ? Peut-être, en t’écoutant tout à l’heure, ai-je cédé un instant à l’orgueil de me croire ton supérieur ; mais ce sera le seul mauvais sentiment qui se sera glissé dans mon âme ; mon rêve évanoui ne me laisse aucun regret, et c’est sans envie, sans amertume, que je te salue comme mon seigneur.

Et, avec la noblesse naturelle qu’il apportait dans ses moindres actions, il mit un genou en terre devant son ami :

— Veux-tu bien te relever ! s’écria celui-ci avec une indignation comique. Sainte mère de Dieu ! Est-il croyable que je sois le maître, et lui le serviteur ? C’est le monde renversé !…

— Pourquoi non ?

— Pourquoi non ?… Tiens, tu me ferais perdre la tête avec ton calme. Moi noble quand tu ne l’es pas ! Allons donc !

— C’est écrit…

— Bon ! j’ai bonne envie de jeter ce grimoire au feu…

— Je t’en empêcherai bien. Tu as des devoirs, une famille.

— Bon Dieu ! Avais-je besoin d’autres parents que ma vieille grand’mère !

— Lis ; ce sont les dernières volontés de ta mère.

— Eh ! lis toi-même, répliqua l’autre avec humeur.

« Mon fils bien-aimé, commença le jeune garçon, une destinée cruelle me force à me séparer de vous avant de fermer les yeux pour jamais, et mon dernier regard ne reposera pas sur votre chère tête blonde. Je vous laisse seul au monde, entouré de parents avides et méchants, sans appui, ni dans la famille de votre père, ni dans la mienne, qui nous ont également reniés. Je vous confie à la tendresse dévouée de ma bonne Véronique, qui vous élèvera avec son petit Gaultier. Si vous êtes heureux dans cette humble condition, demeurez-y, mon fils : le bonheur habite plus souvent la chaumière que le palais. Si au contraire votre âme a soif de gloire, si vous rêvez la puissance et les honneurs, même au prix des plus grands dangers, alors, allez trouver le roi de France, notre suzerain, remettez-lui ces titres qui renferment la preuve de votre naissance, et réclamez votre héritage. Dieu vous protège, mon bien cher Guy, et vous accorde le bonheur qu’il a refusé à vos parents.

« Votre mère
« Marguerite de Flandre,
« Dame de Dampierre. »

En achevant cette lecture, Gaultier, profondément ému, porta involontairement la signature à ses lèvres.

— Eh bien ! Guy, quand partons-nous ? dit-il.

— Nous ne partons pas, répondit tranquillement l’héritier des comtes de Flandre.

— Comment ?…

— Ma mère me laisse le choix : il est tout fait. J’ai horreur des aventures et des horions, je vis tranquille ici, et mon comté peut fort bien se passer de moi.

— Tu es fou ?

— Non, je suis sage. Foin de l’ambition ! Au diable la grandeur ! Je n’aime déjà guère le métier d’armurier ; j’aimerais encore moins celui des armes.

— Ce n’est pas sérieux ! Tu ne peux renoncer à ton droit, à ton rang ; tu es gentilhomme ; l’égal de notre comte Raymond Béranger, dont tu ramassais la bourse dans la poussière.

— Je n’en aurai plus besoin, si j’en juge par le poids de celle-ci. Vive Dieu ! voilà le plus clair de mon héritage, et si je trouve là-dedans de quoi m’établir, succéder à maître Lansac et épouser sa fille, si mignonne et si gentille, je bornerai là mes projets ambitieux.

En vain Gaultier déploya-t-il toute son éloquence pour amener son ami à des pensées plus dignes de sa haute position : le gros garçon ne lui répondit que par un bâillement prolongé, et lui déclarant que Sa Seigneurie allait se coucher, l’invita à aller en faire autant.

Au fond, il enrageait, le brave Guy ; il traitait de maladroite la fortune qui plaçait sur sa tête une couronne qui lui semblait si bien convenir à son frère.

— Enfin, pensait-il en s’endormant, ce qui me console, c’est que la Bohémienne nous a promis le même sort ; si sa prédiction se réalise pour moi, elle se réalisera aussi pour lui.

Au point du jour, Gaultier, qui ne dormait pas, se glissa sans bruit hors de son lit, et, tirant les rideaux sur son ami, sortit de la maison silencieuse.

Il avait besoin de mettre de l’ordre dans ses idées, et, tout en humant l’air frais du matin, il songeait au moyen de vaincre une résistance qu’il attribuait à un sentiment de générosité et d’abnégation fraternelles.

— Je n’accepterai pas ce sacrifice, pensait le noble enfant ; je veux que Guy rentre dans tous ses droits, et, loin de m’humilier, sa gloire sera la mienne et me consolera de mon obscurité. Mais, comment le décider à revenir sur sa résolution ?

Il avait beau se creuser la cervelle, il ne voyait aucun moyen de triompher de l’entêtement proverbial de son compagnon, et il regagna le logis tout songeur, sans remarquer le regard sournois d’Hugonet, en train d’ouvrir la boutique.

Guy, ayant achevé sa toilette, était occupé à aligner sur la table le contenu de la bourse de cuir.

— Qu’est-ce que tu fais là ?

— Je compte nos écus, comme les hannetons avant de s’envoler. Tiens, voici ta part et voilà la mienne.

— Point, mon cher sire ; tout cela est à toi, comme la France est au Roi.

— Non pas, non pas ; d’ailleurs si nous faisons de mauvaises rencontres, si nous perdons notre bourse… Il ne faut pas mettre tous ses œufs dans le même panier, surtout en voyage.

— Nous partons donc !

— Oui, j’ai réfléchi…, tes raisons m’ont convaincu ; un gentilhomme ne peut pas vivre comme un manant.

— Bravo !

— Tu m’approuves ?

— Absolument.

— C’est bien ainsi que tu agirais à ma place ?

— Sans aucune hésitation.

— Allons, tant mieux ! Décidément la nuit porte conseil.

— Oh ! ce n’est pas seulement la nuit. Mais j’ai rêvé de grand’mère, vois-tu. Je rêvais même que j’entendais marcher son rouet et si distinctement que je me réveillai en sursaut. Le bruit continuait !… Ce que j’ai eu peur !… Vrai, si je n’avais pas été couché, je me serais cassé le nez par terre. Je croyais voir grand’mère là, dans son fauteuil, et je n’osais pas regarder…

— Pourquoi cela, mon Guy ? Elle nous aimait tant qu’elle ne serait pas revenue pour nous faire du mal.

— Hein ! tu crois…

— Enfin il n’y avait personne ?

— C’est ce qui te trompe.

— Qui donc ?

— Ce scélérat d’Hugonet qui promenait ses vilaines mains noires sur cette chère et pieuse relique. Oui, il avait dû nous épier hier, et ce matin, nous croyant sortis ensemble, il faisait une perquisition chez nous. Le drôle avait même découvert le secret.

— Mon Dieu ! tes titres, la lettre !

— Je dois lui rendre cette justice que toute son attention était concentrée sur l’argent, qu’il tirait de la bourse et faisait passer dans ses chausses, avec une tranquillité qui n’a eu d’égale que sa terreur en se voyant découvert et forcé de réintégrer la somme… À propos, tu ne sais pas ce qu’il y avait au fond de la bourse ? ajouta Guy d’un ton singulier.

— Quoi donc ?

— Un des scapulaires de grand’mère…

— Sans doute elle l’avait placé là pour éloigner les voleurs.

— C’est une sainte relique qui ne me quittera pas, dit gravement Guy, et s’il m’arrivait malheur (il faut tout prévoir), tu le détacherais de mon cou et tu le conserverais en mémoire de moi… Tu me le jures ?

— Volontiers, mais quelle idée !…

— C’est une précaution ; voilà tout. Sur ce, mon Gaultier, commençons nos préparatifs. La semaine prochaine, nous nous mettons en route, et avant peu, j’espère, le comte de Flandre entrera dans ses États, suivi de son fidèle écuyer.

Et il ajouta avec un sourire énigmatique :

— Seulement, c’est maintenant qu’il va falloir être brave !…




V


Les orphelins devaient se mettre en route le lendemain ; leurs adieux étaient faits aux amis de leur enfance qu’ils ne quittaient pas sans un réel chagrin. La respectable milice des apprentis était en deuil.

Qui remplacerait Guy, le joyeux luron aux cent refrains, au rire éternel, aux farces drolatiques, réjouissant même ceux qui en étaient les victimes ?

L’apothicaire du coin, tout en pilant ses amandes, se rappelait le jour où, seul à sa boutique, il avait vu défiler tous les polissons de la ville, venant, l’un après l’autre, lui demander un liard de fleurs ou de feuilles, séchant au grenier, et dont la liste avait été soigneusement dressée par ce vaurien de Guy… qu’il était maintenant prêt de regretter, tout en déclarant avec une grosse voix que « c’était un fameux débarras !»

« À l’Homme de bronze » le cloutier souriait dans sa barbe en jetant un coup d’œil sur le « Charlemagne » ornant sa devanture, et qu’il avait retrouvé, un beau matin, prenant un bain de pieds à la source thermale, si appréciée des Romains, qui n’avaient cependant jamais songé à y envoyer leurs statues.

C’était encore Guy qui, sans consulter l’empereur à la barbe fleurie, lui avait irrévérencieusement ordonné cette promenade hygiénique.

Puis c’étaient le « veau à deux têtes » se prélassant au-dessus de la boutique d’un chapelier, et un plat à barbe, avec l’inscription : « Ici l’on rasera gratis demain », se balançant à la porte de quelque affreux usurier. Puis les infortunés « toutous » teints en jaune serin, en vert bouteille, en rouge cramoisi, en bleu d’outre-mer !

Tout cela était l’œuvre de maître Guy, fort insouciant alors de sa future grandeur.

Quel vide ce départ devait laisser dans la bonne ville d’Aix !

Nulle part aussi grand que dans la maison de l’armurier : Douce pleurait comme une petite Madeleine, sans songer à cacher ses larmes, un vrai déluge !

Guy était si bon, si complaisant ; il savait si bien l’amuser, la distraire, la consoler dans ses gros chagrins d’enfant !

Cette fois pourtant il y était impuissant, et non seulement il ne parvenait pas à faire rire sa petite amie, mais encore il se mettait à pleurer avec elle et le duo de sanglots ne prenait point fin.

— Je reviendrai plus tard, quand j’aurai fait fortune, Douce, lui répétait-il ; je monterai un beau cheval. Je t’emmènerai dans un superbe palais tout plein d’or, de pierres précieuses, et tu seras ma petite femme.

— Quelle folie dis-tu là ? observait tout bas Gaultier plus sérieux : les nobles se marient entre eux.

— Bon ! dans les belles histoires que nous contait grand’mère, au temps des longues veillées, les rois épousaient des bergères. Je ne suis pas roi et Douce vaut mieux qu’une pastoure.

Au reste, le souci de sa haute dignité n’altérait pas la simplicité du brave garçon, et son frère souffrait de le voir s’abaisser aux fonctions domestiques qui étaient du domaine des apprentis : servir à table, laver, balayer…

… Ce soir là, le repas terminé, les grâces dites, les deux amis allaient se retirer pour passer leur dernière nuit sous le toit qui avait abrité leur enfance, quand de grands cris éclatèrent dans la rue.

— Victoire ! Victoire !

— C’est vrai ! c’est demain le 23 Avril, dit Gaultier.

La fête de Victoire, aussi célèbre dans le Midi que Gayant dans le Nord, rappelle la défaite des Cimbres et des Teutons par Marins.

On se rend processionnellement au village de Pourrière, à la montagne qui domine le champ de bataille où s’entrechoquèrent les deux armées.

Un chef ou roi est élu, pour commander la marche et veiller au bon ordre.

— Victoire ! Victoire ! Vive notre roi Guy !

C’était lui que l’on avait choisi pour fêter ainsi ses adieux, et une députation lui apportait le bâton et la couronne de feuillage, insignes de ses fonctions. Le brave garçon, touché de cette marque d’affection, ne savait comment remercier ses amis, tandis qu’Hugonet, jaune de dépit, était forcé de servir, sur l’ordre de son oncle, une bouteille de vieux Bergerac, pour boire à la royauté éphémère de l’apprenti.

Le lendemain, plus fier de sa couronne de feuillage que de la couronne fleuronnée d’or qui l’attendait dans quelque coin du royaume, Guy sortit de la ville, suivi d un cortège royal.

La colonne, précédée d’une musique guerrière, déroulait ses anneaux à travers la campagne qu’éclairait un pâle rayon de lune ; les garçons portaient des branches verdoyantes, les filles des bouquets fleuris.

Arrivés au sommet de la montagne « tombeau, dit l’historien, de deux cent mille barbares, » on éleva un immense bûcher.

Puis « le Roi » s’approcha au milieu d’un religieux silence et y mit le feu.

Aussitôt, le cri de : « Victoire ! Victoire ! » répercuté par tous les échos, jaillit de milliers de poitrines, et, au son du galoubet et du tambourin, une gigantesque farandole entoura le brasier ardent qui semblait encore dévorer les dépouilles des vaincus.

Chacun y jeta son rameau ou son bouquet, et quand, en même temps que les étoiles, les derniers tisons pâlirent, le « Roi » détachant sa couronne, l’y déposa à son tour.

Sa royauté d’un jour était finie.

Une heure après, abandonnant le sceptre pour le bâton du voyageur, il s’éloigna, non sans tourner bien des fois la tête en soupirant tout bas :

— La bienvenue de mes futurs sujets ne vaudra jamais l’adieu de mes bons compagnons.





VI


Sous l’ardent soleil du Midi, la route poudreuse s’allongeait en un large ruban d’un blanc cru à faire mal aux yeux.

Le ciel bleu saphir n’avait pas un nuage, aucun souffle n’agitait les ramures, et les cigales chantaient sous l’herbe verte la chanson du printemps.

C’était le printemps, en effet ; non ce frileux printemps du nord, enveloppé de fourrures et poudré à frimas, mais le chaud printemps provençal, éclatant de sève, baignant dans l’azur, brûlé de rayons de feu, épanouissement de toute la nature sous l’œil du Créateur.

Les deux enfants cheminaient allègrement, le ballot de colporteur sur l’épaule (cadeau de maître Lansac pour aider aux frais de route), le bâton à la main, le sourire aux lèvres, et parfois aussi la larme dans les yeux quand ils songeaient à la bonne vieille qu’ils laissaient derrière eux, seule, sous le tertre verdoyant où, de longtemps, ils ne pourraient aller s’agenouiller pour bercer son sommeil de leur naïve prière.

— Douce m’a promis de lui porter des fleurs chaque dimanche, dit Guy répondant à sa pensée et à celle de son frère.

— Et maître Lansac s’est chargé de lui faire dire une messe à la Sainte Véronique.

— Pauvre grand’mère ! depuis qu’elle n’est plus, il me semble que je ne l’ai pas assez aimée et je me reproche mes moindres manquements.

— Elle était profondément dévouée à ses maîtres ; avec quelle tendresse elle parlait de ta mère !

— C’est dans le sang, dit Guy en regardant son ami avec un bon sourire.

— Oui, mon cher sire, et je compte bien imiter son exemple.

— Moi j’en suis sûr, répondit gaiement le gros garçon. Par tous les Saints, elle sera contente de son petit-fils ou elle sera bien difficile.

— Je ferai de mon mieux, dit simplement Gaultier, et l’on pourra trouver serviteur plus habile, mais jamais plus fidèle.

— Tu parles d’or, mon Gaultier, mais un peu d’adresse ne nuit pas en certain cas, et tu es d’une loyauté… inquiétante. Si j’avais un secret, je ne te le confierais pas…

— Parce que ?

— Parce que tu ne sais pas mentir ! Quand cela m’arrive, tu rougis pour moi et la rougeur me dénonce. Te rappelles-tu ? Grand’mère te regardait en m’écoutant, pour lire dans tes yeux si je disais la vérité… et tu avais beau faire, elle ne s’y trompait pas. Pauvre chère femme ! s’est-elle donné du mal pour me guérir de ce défaut sans y réussir !

— Mais maintenant tu ne mentiras plus, mon cher sire ; c’est indigne d’un gentilhomme.

— Bah ! chez les grands, le mensonge s’appelle politique, repartit en riant le jeune philosophe.

— Oh ! Guy !

— Voyons, ne m’en demande pas trop ! je suis déjà moins poltron.

— C’est vrai. Hier, en traversant la rivière, le bac a failli chavirer et tu n’as pas bronché.

— C’est qu’un petit-fils d’empereur ne se noie pas comme un simple apprenti.

— Bravo !

— Je crois bien, par exemple, que je t’ai repassé mes terreurs. Tout à l’heure, en faisant nos dévotions à Saint-Trophime, tu m’as serré la main à la briser à la vue d’un moine barbu, d’une mine assez peu rassurante, je l’avoue, mais que je n’aurais pas supposé capable de t’effrayer.

— C’est folie probablement ; mais cet homme, malgré son costume sacré, m’a fait éprouver une inexplicable impression d’horreur et son regard sombre m’a fait trembler… oh ! pour vous, mon cher sire. Après tout, il nous prenait peut-être pour des Albigeois déguisés. On dit que les jeunes comtes de Toulouse et de Foix avaient pris le costume de colporteurs pour se rendre à Rome.

— Allons, décidément, le ballot est bien porté et l’on ne déchoit pas ! dit gaiement le futur comte de Flandre en remontant le sien d’un coup d’épaule.

Ils se dirigeaient vers Avignon, après avoir traversé Arles et admiré les antiquités romaines de cette ville, chère à Constantin.

Guy s’intéressait peu à toutes ces merveilles ; mais Gaultier, plus instruit, s’extasiait devant ces gigantesques travaux du peuple-roi : les Thermes, le Forum et ce magnifique amphithéâtre, bâti par Jules César, que le Moyen Âge avait transformé en forteresse et flanqué de tours.

Nos voyageurs, fredonnant vieux noëls et ballades de trouvères, cheminaient en devisant, quand un faible gémissement attira leur attention.

Au bord du fossé longeant la route, une femme était étendue sans connaissance.

Malgré ses haillons, elle était encore jeune et belle, bien que ses cheveux d’un noir de jais fussent rayés de quelques fils d’argent. Son visage pâle était creusé par la souffrance, et ses pieds meurtris indiquaient qu’elle venait de faire une longue route.

Émus de pitié, les deux enfants lui prodiguèrent leurs soins.

Bientôt elle ouvrit les yeux et les regarda d’un air égaré :

— Où suis-je ? murmura-t-elle.

— Sur la route d’Avignon, madame, lui répondit poliment Gaultier.

— Vous avez éprouvé une faiblesse, sans doute, ajouta Guy.

Elle cherchait à rassembler ses souvenirs et frissonnant, tout à coup.

— Oh ! le moine ! le moine ! murmura-t-elle avec un accent d’indicible épouvante.

Puis, se remettant par un effort de volonté, elle se leva péniblement.

— Vous sentez-vous mieux, madame ?

— Oui, mon enfant… C’était la fatigue… j’ai beaucoup marché…

— Reposez-vous encore un peu.

— Non, je suis pressée… on m’attend… Je vais à Arles rejoindre mon mari et ma fille, dit-elle en cherchant ses mots.

Elle fit quelques pas en boitant.

— Vous êtes blessée ! dit vivement Gaultier.

— Ce n’est rien… une pierre m’a écorché le talon.

— Laissez-moi vous panser, ce ne sera pas long, j’ai un baume excellent qui vient de notre mère… Donne-le moi, frère.

Doucement, délicatement, il appliqua la compresse sur la blessure, une profonde entaille qui devait faire horriblement souffrir la patiente.

Elle le regardait attendrie, posant la main sur ses boucles brunes.

— Vous avez encore vos parents ? demanda-t-elle.

— Oui, madame, répondit Guy, coupant la parole à son ami, ils sont établis à Avignon.

— Que Dieu leur rende ce que vous faites pour moi ! ils sont heureux d’avoir de si bons enfants.

Et, les bénissant d’un geste plein de noblesse, elle s’éloigna rapidement.




VII


Les deux compagnons réparèrent leurs forces par un frugal repas sur l’herbe : un morceau de pain bis, quelques ligues, assaisonnés d’eau claire et de bonne humeur.

Cependant Gaultier semblait en proie à une secrète préoccupation.

— À quoi penses-tu, voyons ? interrogea Guy, dépité par ses réponses distraites.

— Je pense, je pense à cette femme, à son regard si noble et si doux.

— Bon ! une mendiante de grande route…

— Mendiante ! pas plus que nous ne sommes colporteurs, j’en jurerais.

— Moi pas.

— Dis-moi, Guy, n’as-tu aucune souvenance de ta mère ? Ne revois-tu pas, loin, bien loin, comme dans un rêve, un doux visage penché sur le tien ?

— Pas d’autre que celui de grand’mère…

— C’est étrange ! murmura le jeune garçon tout pensif. Guy l’observait du coin de l’œil.

— Et si ta mère vivait encore, mon cher sire, as-tu songé à cela ?

— Quelle idée !

— Grand’mère a dit, ses paroles sont gravées dans mon esprit : « Sentant sa fin prochaine », mais elle ne l’a pas vue mourir, puisqu’elle est partie auparavant. Rien ne confirme cette supposition.

— Mais ce qui la confirme, mon pauvre Gaultier, c’est que, depuis lors, madame Marguerite n’a pas donné signe de vie.

— Pourtant…

— Voyons, ne te monte pas la tête.

— Enfin, si tu la retrouvais, ne serais-tu pas bien heureux de l’entourer de soins et d’affection ?

— Je tâcherais certainement d’être un bon fils, dit insoucieusement le jeune garçon.

— Tiens, voilà ce que je t’envie, mon frère ; ce n’est ni ton nom, ni ton héritage, c’est ta mère.

Il prononçait son nom avec une ardeur passionnée, une tendresse émue, qui lui donnait le charme d’une caresse.

Le regard perdu dans le vague, il s’abandonnait à une douce rêverie, évoquant un souvenir indécis et flottant, comme celui des songes.

— Hum ! le temps se gâte, dit Guy en s’arrêtant tout à coup pour regarder le ciel, si pur un instant auparavant. M’est avis qu’il faut allonger le pas si nous voulons atteindre Avignon avant la nuit.

En effet, sur les routes du Midi, le voyageur propose et le mistral dispose, ce terrible mistral, onzième plaie d’Égypte, oubliée par l’ange exterminateur et dont le Seigneur a gratifié les pauvres Provençaux, pour rétablir la balance du bien et du mal, qui, sans cette sage précaution, pencherait un peu trop en leur faveur ; car, si dans un plateau, la Provence a son climat délicieux, sa mer d’azur, ses fruits savoureux, ses plaines fertiles, dans l’autre, le mistral et son sifflement furieux font contrepoids.

Le mistral, ce n’est ni le vent du nord, ni le vent du sud, ni le vent d’est, ni le vent d’ouest ; c’est tout cela à la fois, et pis encore !

Comme certain démon, rebelle aux exorcismes, le mistral s’appelle Légion, et c’est une véritable légion de diables déchaînés qui emportent, roulent, étourdissent, renversent le malheureux qui leur sert de cible volante, qui rebondit à droite, à gauche, en haut, en bas, au gré de ces formidables raquettes.

Nos deux héros, serrant leur manteau, enfonçant leur bonnet, s’arc-boutant sur leur bâton, essayaient vainement de tenir tête à l’orage ; ils faisaient deux pas en avant, trois en arrière, tombaient, se relevaient.

Enfin, haletants, moulus, assourdis, aveuglés, ils atteignirent une auberge isolée, dont la lumière tremblotante les attirait comme l’étoile des Mages.

Ils frappèrent timidement à l’huis bien clos.

Rien ne répondit d’abord. La tourmente faisait rage, la girouette grinçait lamentablement, et l’enseigne, se balançant au bout d’une corde, menaçait de choir sur la tête des imprudents, arrêtés devant la porte.

Guy frappa plus fort, puis se mit à tambouriner avec son bâton une véritable farandole.

Cette fois il eut plus de succès. Les verrous furent tirés, et un gros homme, montrant sa tête crépue par l’entrebâillement, demanda d’un ton rogue qui se permettait un semblable tapage.

— Des chrétiens surpris par l’orage et qui réclament un abri, déclara poliment le jeune garçon.

L’aubergiste les toisa dédaigneusement, et, faisant une moue significative devant leur piètre équipage :

Il n’y a plus de place, répliqua-t-il d’un ton bourru ; cherchez ailleurs.

Et il fit mine de fermer le battant ; mais Guy, souple comme une anguille, glissa entre ses jambes, tirant son frère après lui.

— Bah ! nous ne sommes pas bien gros, dit-il gaiement, et nous ne demandons que la place du chien du tournebroche.

— Ce n’est pas la plus mauvaise, dit en riant un voyageur qui se chauffait à la haute cheminée, dans laquelle rôtissait un appétissant quartier de bœuf.

Mais l’hôte, outré de l’audace, se fâcha tout rouge :

— Voulez-vous déguerpir et plus vite que cela, vagabonds ! gronda-t-il. Ces nobles seigneurs ne supporteront pas la compagnie de polissons de votre espèce.

Les nobles seigneurs étaient quelques bouviers de la Camargue, buvant aux triomphes des arènes ; quelques soudards devisant de la guerre ; quelques paysans revenant du marché ; plus le voyageur qui avait déjà parlé et dont la robe fourrée semblait exciter au plus haut point l’admiration de l’hôtelier.

— Bah ! laissez donc entrer ces pauvres diables, mon hôte, dit ce dernier avec bonhomie.

— Ont-ils seulement de quoi payer leur écot ?

— Pour qui nous prenez-vous ? dit Guy avec une dignité comique.

Il fouilla dans son haut-de-chausse et retourna ses poches, mais vainement : le mistral avait passé par là et il avait bel et bien perdu sa bourse dans quelque chute.

— As-tu au moins la tienne, frère ? questionna-t-il anxieusement.

Les spectateurs riaient de ce qu’ils prenaient pour une adroite comédie.

Mais Gaultier tira de sa poitrine la bourse de cuir renfermant leur petite fortune, et jetant une pièce d’or sur la table.

— Payez-vous, dit-il, de son air de prince.

Il y eut un murmure de surprise.

L’aubergiste prit la pièce, la tournant, la retournant, soupçonneux.

— Je ne connais pas cette monnaie-là, moi. Où avez-vous volé cela ? ajouta-t-il brutalement.

Gaultier devint blême et leva son bâton ; Guy, plus calme, l’arrêta vivement :

— Nous ne sommes pas des voleurs, dit-il ; cet argent nous vient de l’héritage de notre grand’mère qui était du pays de Flandres.

— Ta, ta, ta ! Et qui était cette grand’mère si riche, dont les enfants sont colporteurs… D’où venez-vous ; où allez-vous ?

Mentir cette fois était peut-être imprudent et, bien qu’il en eût bonne envie, Guy jugea plus sage de répondre franchement :

— Voilà du reste une attestation de maître Lansac, armurier à Aix, notre ancien patron, qui vous certifiera que nous sommes d’honnêtes garçons et non des truands, ajouta-t-il en terminant.

Aux noms de dame Véronique et de maître Lansac, le voyageur qui buvait son vin épicé à petites gorgées, en écoutant le débat, dressa l’oreille, et, prenant la pièce l’examina attentivement.

Elle portait une tête casquée, avec la légende, B Comes Gant.

— C’est bien la monnaie du comte Baudouin, murmura-t-il en dévisageant les deux enfants et semblant hésiter à intervenir.

Enfin se décidant brusquement :

— Laissez donc ces garçons tranquilles, mon hôte, dit-il ; leur récit est vraisemblable : je m’en porte garant. Je suis armurier moi-même et je prends mes jeunes confrères sous ma protection. Servez-nous donc un bon dîner ; c’est moi qui régale, et fermez cette porte qui me gèle les jambes.

L’aubergiste, charmé de la tournure, profitable à ses intérêts, que prenait l’incident, s’inclina obséquieusement devant ce riche et généreux client, tandis qu’il faisait asseoir à sa table les pauvres orphelins, enchantés de l’aubaine.

Un repas succulent, arrosé de copieuses rasades, acheva la connaissance. Maître Pierre (c’était le nom de l’étranger) interrogea avec bienveillance ses jeunes compagnons sur leurs projets, et sur le but de leur voyage.

Guy lui répéta la fable inventée par dame Véronique au sujet de l’oncle de Paris.

— Alors vous comptez faire seuls ce long chemin ? À chaque instant vous serez arrêtés par des aventures dans le genre de celle-ci, et je ne serai pas toujours là pour vous en tirer… Faisons une chose : je retourne à Paris où je suis établi, je n’aime pas voyager seul, et, ma foi ! puisque vous me plaisez, faisons route ensemble ! Je vous défrayerai de tout, et, si nous sommes contents les uns des autres, et que, par hasard, vous ne trouviez pas le parent que vous allez chercher, eh bien, vous entrerez à mon service et j’aurai de la besogne à vous donner.

La proposition était trop avantageuse pour être discutée, pourvus d’un chaperon si respectable, nos voyageurs éviteraient tout désagrément, aussi acceptèrent-ils avec reconnaissance, mais en prévenant loyalement le digne Parisien qu’il ne devrait pas compter sur leurs services.

— Bon ! bon ! c’est entendu : on ne force personne, dit-il gaiement ; mais on ne peut répondre de l’avenir.

— Tu as peut-être eu tort de t’engager ainsi, frère, dit Gaultier, lorsqu’ils furent enfermés dans la petite chambre que leur avait fait donner leur protecteur, au lieu et place de la simple botte de paille à laquelle se bornait leur ambition.

— Bon ! que crains-tu encore ?

— Je ne sais, mais l’amitié de ce riche bourgeois me semble bien prompte. Il ne nous connaît pas.

— Mais il connaît maître Lansac ; et puis, entre gens de même métier.

— C’est égal.

— Sais-tu, mon Gaultier, que nous avons changé de rôle ; toi, si brave, tu trembles sans cesse maintenant.

— Oui, pour vous, mon cher sire. Je n’aurai de repos que lorsque je vous verrai, couronne en tête, entouré de vos gardes, dans votre palais de Bruges.

— Ainsi soit-il ! En attendant passe-moi mon bonnet de coton ; c’est moins lourd, dit l’héritier du comte Baudouin en s’étendant voluptueusement sur sa couchette.

Il eût peut-être été moins tranquille, si, derrière la porte close, il eût vu maître Pierre, l’oreille au guet, s’éloigner sur la pointe du pied en se frottant les mains.

— Décidément ! j’ai eu un flaire de limier, murmura-t-il : on peut trouver le nid, les oiseaux sont dénichés…




VIII


Tandis que nos deux héros continuaient leur route vers le nord, Hugonet philosophait sur le bon et le mauvais côté des choses humaines.

Après s’être bien félicité du départ de ses compagnons, qu’il jalousait et détestait de tout son cœur, il commençait à déchanter un peu.

Toute la besogne retombait sur lui et il ne pouvait plus faire retomber sur les autres les reproches et les bourrades de son oncle, qui ne se pressait pas de remplacer ses autres apprentis.

— Tu as besoin de mettre la main à la pâte, mon garçon, répétait-il ; tu abuses de ta parenté pour te faire servir et cela ne me convient pas.

Hugonet enrageait, mais n’osait répliquer, maître Lansac ne brillant pas précisément par la patience.

Ce matin-là, il balayait la boutique en geignant et maugréant contre le maudit sort, selon sa coutume, lorsqu’une ombre s’interposa entre lui et le soleil, et un franciscain, s’arrêtant devant la porte, demanda :

— Votre maître est-il céans ?

Mon oncle est occupé, répondit le jeune garçon d’un air rechigné.

— Et monsieur son neveu ? interrogea le moine avec une feinte humilité.

— Son neveu n’aime pas les mauvais plaisants, répliqua l’apprenti en devenant rouge de colère.

— Que Votre Seigneurie ne se fâche pas, je ne veux pas l’offenser, mais lui demander un service… Je payerai bien.

Ces trois mots, véritable « Sésame, ouvre-toi », firent éclore sur les lèvres d’Hugonet un sourire qui voulait être gracieux, et qui, en réalité, n’était qu’une assez laide grimace.

— À vos ordres, messire, dit-il en retirant son bonnet et en avançant la main.

— C’est un simple renseignement que vous pourrez me donner mieux que votre oncle, car vous devez connaître tous les vauriens de la ville. Il s’agit de deux garçons de votre âge, qui, si l’on ne m’a pas trompé, demeurent ici avec leur grand’mère.

— Demeuraient, rétorqua Hugonet.

— Comment ! Est-ce qu’ils sont partis ?

— Oui.

Un juron des moins orthodoxes s’échappa du froc du religieux et son poing ébranla rudement l’établi.

— Dites donc, mon révérend, ne bouleversez pas mes outils, bougonna l’apprenti.

— Et où sont-ils maintenant ?

— La vieille au cimetière et les garçons par les routes.

— Quel contretemps ! Enfin, voyons, dis-moi. Pourquoi ont-ils partis ? Leur maître ne voulait donc pas les garder ?

— Si, mais ils se trouvaient sans doute trop riches pour travailler.

— Leur grand’mère leur avait donc laissé un gros héritage ?

— Oui ; ils s’en sont cachés, pour apitoyer le monde et mon oncle ; mais moi, je sais qu’ils emportent une bourse pleine d’or : je l’ai vue !

— Une bourse ? interrogea vivement le moine, et peut-être aussi des papiers ?…

Oui, un rouleau, tout cela était renfermé dans le rouet de la vieille.

— Et que sais-tu encore ? Quel chemin ont-ils pris ? Où vont-ils ?

— À Paris, rejoindre un oncle dont, par parenthèse, on n’avait jamais entendu parler, auparavant… Ils disent cela ; mais moi… je crois autre chose…

— Que crois-tu, dis ?

Hugonet ne répondit pas.

— Te défies-tu de moi ? Ma robe te garantit que je ne veux pas de mal à tes amis.

— Ce ne sont pas mes amis, grommela le jeune drôle avec un accent de haine qui parut faire un sensible plaisir à son interlocuteur.

— Ouais ! Alors nous ne nous en entendrons que mieux. Parle hardiment ; dis-moi tout ce que tu sais : tu y trouveras ton compte de toutes les façons…

Convaincu par le regard sombre qui s’échappait des plis du capuchon de bure, Hugonet n’hésita plus.

— Eh bien, un soir, dit-il, en passant devant leur chambre, j’ai entendu les mots d’ « empereur », de « Marguerite » et, par le trou de la serrure, j’ai aperçu Gaultier aux genoux de son frère, lui parlant comme à un vrai seigneur, en l’appelant « mon cher Sire », lui qui ne voulait jamais plier devant personne…

— C’est la volonté de Dieu, ou plutôt celle du diable, murmura le moine… Donne-moi leur signalement…

Hugonet obéit. Il achevait à peine, quand son oncle entra.

Le moine, nasillant de son mieux, implora, pour son couvent, une aumône que l’armurier, bon catholique, lui octroya généreusement.

Puis il se retira avec force bénédictions.

— Allons ! garçon, à l’ouvrage ! dit joyeusement maître Lansac en se mettant lui-même au travail ; demain, nous nous reposerons à la ferme de Pourrière, en fêtant la dame de Maye.

Hugonet ne répondit pas ; tout en fourbissant un poignard à lame acérée, il songeait aux paroles menaçantes du religieux et un mauvais sourire lui venait aux lèvres.





IX


Douce était en effet demeurée chez sa tante qu’elle aimait beaucoup.

Dame Renaude Gerbaut était la sœur de sa mère ; elle la dorlotait, la gâtait comme sa propre fille et la mignonne régnait sans conteste sur le mas et ses habitants.

Heureusement Douce méritait si bien son joli nom que sa royauté semblait toujours trop courte à ses sujets, à deux pieds et à quatre pattes, que la fermière n’habituait pas d’ordinaire à tant de mansuétude.

Non qu’elle fût méchante, au contraire ; seulement, c’était une maîtresse femme, travailleuse infatigable et dure aux autres comme à elle-même.

Mais quand sa nièce était là, elle abdiquait toute son autorité entre ses mains mignonnes et ne levait même plus le petit doigt pour gronder ou punir.

Aussi Douce était-elle adorée de tous, bêtes et gens : poules, pigeons, canards accouraient à son appel, picorer les graines dont son tablier était amplement rempli ; le cheval hennissait pour réclamer sa poignée d’avoine ; le baudet lançait ses plus sonores hi ! han ! dans l’intention évidente de charmer sa petite amie, qui, lui sachant gré de l’intention, caressait ses longues oreilles et lui apportait quelque friand chardon.

Il n’était pas jusqu’aux indomptables taureaux noirs de la Camargue, dont l’œil farouche ne semblât s’humaniser sous le doux regard de la charmante créature.

Douce était restée à Pourrière pour les fêtes qui ont lieu le 1er Mai, célébrant le retour des beaux jours.

La reine de Maye qui était, cette année-là, une de ses cousines, l’avait choisie pour demoiselle d’honneur, et la perspective de figurer dans la procession n’avait pas peu contribué à sécher les larmes versées sur le départ de ses amis d’enfance.

Le premier mai, donc, la fillette, toute vêtue de blanc, parée du beau voile, chef-d’œuvre de dame Véronique, et objet de l’admiration générale, prit place dans le cortège qui se déroula lentement à travers la campagne verdoyante.

Maître Lansac rayonnait, et ses petits yeux, pétillants sous ses sourcils en broussailles, devenaient troubles et humides en se fixant avec attendrissement sur la mignonne, tout le portrait de sa chère défunte.

— Et Hugonet ! est-il fier de servir de cavalier à sa cousine ! murmurait la tante Gerbaut, dans son orgueil maternel ; savez-vous, mon frère, qu’ils sont joliment appareillés.

L’armurier hochait la tête d’un air de doute.

De fait, la laide et sournoise figure d’Hugonet n’était jamais relevée par une mine gracieuse et avenante, et son air maussade et grincheux ressortait plus encore à côté du sourire angélique de la charmante fillette.

Un banquet rustique réunissait les villageois autour de la reine, dans la vaste cour du mas, dont les portes ouvertes et engageantes appelaient les malheureux à prendre leur part du festin.

Ils ne s’en faisaient pas faute, et une bande de loqueteux, dignes du pinceau de Callot, se pressaient à l’envi, autour de la table dressée pour eux, où, selon la touchante hospitalité du vieux temps, la reine les servait elle-même, aidée par ses suivantes et leurs chevaliers d’honneur.

Hugonet déployait dans ses fonctions autant de mauvaise grâce que sa cousine de gentillesse.

Douce encourageait les hésitants, les timides, trouvait un mot aimable pour chacun, et semblait une fée bienfaisante.

Soudain, elle avisa une pauvresse qui se tenait à l’écart et contemplait cette scène sans y prendre part.

— Voyez donc cette malheureuse, à l’air si triste et si las, mon cousin, dit-elle au jeune garçon ; vous devriez l’inviter à s’approcher.

— Elle n’est pas du pays, et il y a déjà ici bien assez de fainéants et de vagabonds qui festoient à nos dépens.

Douce n’insista pas, mais, choisissant un beau fruit dans une corbeille, elle s’avança vers la mendiante et le lui présenta avec son délicieux sourire si engageant.

— On ne refuse pas les présents de la reine de Maye, dit-elle gracieusement, et vous ne pouvez passer devant notre porte sans vous reposer un instant.

— Merci, ma gentille enfant, mais j’ai fait vœu de ne m’arrêter sous aucun toit avant d’avoir atteint le but de mon voyage ; c’est pourquoi je me tiens à l’écart, non par mépris ou fierté, et, la preuve, c’est que j’accepte votre présent.

Il y avait tant de dignité dans cette simple action, que la fillette l’en remercia comme d’une faveur.

— Allez-vous encore loin ? interrogea-t-elle timidement, en remarquant les traits pâles et tirés de la voyageuse.

— Dieu le sait ! Tant de fois, depuis que mes pieds s’usent sur les chemins, j’ai cru toucher au terme de ma route !…

— Vous marchez péniblement, êtes-vous malade ?

L’étrangère ne répondit pas. Elle examinait avec attention le voile de la petite fille, en scrutant la finesse, le dessin, et une vive émotion se peignait sur son visage :

— Au nom du ciel ! mon enfant, de qui tenez-vous cette merveilleuse dentelle ?

— D’une vieille dame qui demeurait à Aix, dans notre maison.

— Elle y est encore ?

— Hélas ! non, madame, et ce voile m’est doublement cher, car c’est un souvenir de celle qui n’est plus.

— Morte ! s’écria la mendiante d’une voix profondément altérée ; pauvre Véronique !

— Vous la connaissiez !

— Depuis bien longtemps ! Quand ce malheur est-il arrivé ?

— Le mois dernier.

— Alors vous savez…

Elle hésitait, ses lèvres tremblèrent…

— Elle… elle avait deux fils.

— Guy et Gaultier, ils étaient apprentis chez mon père.

— Mon Dieu ! il n’y sont donc plus ?

— Non, madame, ils sont partis et doivent être à Avignon maintenant.

— À Avignon !… seraient-ce eux ?… Dites-moi, n’avaient-ils pas un ballot de colporteur ?

— Oui, madame, mais qu’avez-vous ? interrogea la petite fille, effrayée de l’agitation croissante de l’étrangère qui se tordait les bras dans un paroxysme désespéré.

— N’ayez pas peur, mon enfant… ne tremblez pas… Je… Oh ! mon Dieu ! je deviendrai folle !… Passer là si près… le voir… lui parler… Guy !… mon enfant… Oh ! mon Dieu ! c’est trop !… c’est trop ! !

Ses forces l’abandonnèrent, ses jambes fléchirent et elle glissa inanimée sur le sol.




X


L’étrangère, recueillie à la ferme, fut plusieurs jours en proie à une fièvre ardente, compliquée de délire, pendant lequel des mots sans suite, des lambeaux de phrases, s’échappaient de ses lèvres, entrecoupés d’appels déchirants vers son fils.

— Qui ça peut-il être ? mon frère, répétait dame Gerbaut, intriguée par les noms illustres qui parsemaient les divagations de la malade… quelque princesse déguisée, c’est sûr !

— Peut-être, ma sœur Renaude, répondait le bon bourgeois ; mais, pour Dieu, soyez discrète ! Dans les affaires des grands, il ne faut mettre ni le doigt, ni la langue : il pourrait nous en cuire…

— Té ! je serais bien embarrassée de parler, puisque je ne sais rien, répliquait d’un ton dépité, la fermière dont la curiosité était le moindre défaut et qui se « mangeait les sangs », selon son énergique expression, à ne pouvoir deviner le mystère.

Elle interrogeait Douce, improvisée garde-malade, et qui ne quittait pas le chevet de la patiente.

Mais la mignonne se souciait peu de son nom ou de son rang : c’était la mère de son ami, et ce titre suffisait pour qu’elle lui prodiguât les soins les plus dévoués.

Ils furent couronnés de succès. Bientôt l’étrangère revint à la vie et à la souffrance.

L’enfant qu’elle cherchait depuis tant d’années était passé près d’elle, elle lui avait parlé, et elle ne l’avait pas reconnu ; et rien ne lui avait crié : « C’est ton fils ! »

Ses larmes coulaient abondantes et pressées, en racontant à ses hôtes, émus de pitié, la longue suite de malheurs qui avaient fondu sur elle, depuis la mort de son père et de son époux.

Échappée miraculeusement au trépas qui déjà l’étreignait à la gorge, elle était demeurée longtemps malade et ne s’était vue renaître à l’existence que pour se trouver seule, entourée d’ennemis, sans protecteur, sans guide, séparée de son fils, éloigné par prudence, et ne sachant ce qu’il était devenu.

Dix fois elle avait cru être sur ses traces, mais les précautions de la bonne Véronique, pour dépister les ravisseurs, s’étaient tournées contre elle, la mère, et de nouvelles déceptions l’attendaient quand elle croyait toucher au but.

La dernière était la plus cruelle et les bonnes gens qui l’écoutaient, navrés, cherchaient vainement une consolation à cette illustre infortune.

Les jeunes voyageurs me pouvaient être loin ; on ne va pas vite, à pied et sans argent ; on enverrait à leur poursuite un homme intelligent, actif, qui les ramèneraient en quelques jpurs.

Madame Marguerite secoua la tête.

— Non, dit-elle ; j’irai moi-même ; je n’ai déjà que trop tardé.

Mais ses forces n’étaient pas à la hauteur de son courage et elle dut se rendre aux sages observations de l’armurier.

Faible et souffrante comme elle, l’était, elle ne pourrait supporter une longue route et tomberait dès les premiers pas. Il fallait attendre quelques jours ; pendant ce temps, on lui trouverait un guide sûr et dévoué.

La fermière réclama cet honneur pour son fils Hugonet : il connaissait Guy et en était connu, et la comtesse, pouvait se fier à lui mieux qu’à personne, un si bon garçon !

— Hum ! il est bien jeune et pas très dégourdi, observa l’oncle, hésitant un peu. Mais, en somme, on se méfie moins d’un enfant : il peut passer partout, et, s’il a bonne volonté…

La mère protesta vivement de son intelligence et de son zèle, attestant tous les saints du paradis qu’il se ferait couper en morceaux pour le jeune comte dont il était, au reste, disait-elle, le meilleur ami.

C’est que, en découvrant la véritable qualité de cette mendiante, d’abord accueillie d’assez mauvaise grâce, elle avait réfléchi au parti que l’on pouvait tirer de cet événement.

Son imagination surchauffée, cette terrible imagination du Midi, à nulle autre pareille, lui montrait son fils pourvu d’une charge à la cour, son frère grand seigneur, elle-même grande dame, et elle ne doutait pas de la réalisation de ce beau rêve : Mme Marguerite ne pouvait pas oublier, dans la prospérité, ceux qui l’auraient secourue dans l’infortune. Aussi cherchait-elle à gagner ses faveurs par des attentions fatigantes et poussait-elle Hugonet à l’imiter.

Le titre de camarade de son fils était tout puissant auprès de la pauvre mère ; aussi accepta-t-elle le jeune drôle pour compagnon. Avec lui elle pourrait parler de Guy, et le voyage lui semblerait moins long.

En attendant elle interrogeait avidement Douce sur les faits et restes de son cher enfant.

Était-il grand, robuste, beau et brave ?

La fillette répondait affirmativement sur les premiers points : Guy dépassait tous les enfants de son âge en taille et en vigueur ; il n’était point laid non plus, mais pour brave, nenni ! Il n’aimait pas plus qu’elle-même la guerre et les combats, et, sans son amitié pour son frère, il n’eût jamais consenti à apprendre un métier brutal, qui le condamnait à vivre au milieu des épées et des lances.

— Il disait cela pour rire ou parce qu’il eût souhaité lui-même porter le heaume et la cuirasse des chevaliers, insistait la comtesse.

Mais la petite fille secouait la tête :

— Non ! Guy était sincère : il détestait les joutes et les tournois qui passionnaient Gaultier, et répétait en haussant les épaules :

« Ils seront bien avancés quand ils se seront éborgnés ! »

— Hélas ! murmurait la noble dame, l’éducation fait donc plus que la naissance ; et, élevé parmi les agneaux, le lion perd donc ses griffes et ses dents !

Douce, remarquant que ce sujet attristait la malade, s’abstint d’y revenir et ne lui parla plus que de la bonté, de la gaieté et de toutes les qualités de son regretté ami d’enfance.

— Et physiquement, me ressemble-t-il ? demandait la pauvre mère ; je l’ai à peine entrevu derrière son compagnon. Est-il brun comme, lui ?

— Non, madame ; il est blond, très blond, avec des yeux bleus.

— Allons, décidément, il n’a rien de moi, ni de son père, soupirait la jeune femme avec découragement.

Néanmoins elle aspirait ardemment au bonheur de l’embrasser ; aussi, à peine remise de sa maladie et de ses fatigues, elle dit adieu à ses hôtes, et, suivie d’Hugonet, refit la route poudreuse sur laquelle, hélas ! le vent avait effacé les pas de son fils.




XI


Maître Pierre voyageait avec une rapidité peu commune à cette époque où les chemins de fer, les bateaux à vapeur, les voitures et même les diligences étaient encore à l’état de mythe, et où les moyens de locomotion étaient d’une simplicité primitive.

Mais une bourse bien garnie, en ce temps-là comme aujourd’hui, pouvait faire des miracles… relatifs ; et notre riche bourgeois prodiguait l’argent avec une générosité d’Yankee imbu de la vérité du proverbe : Time is money.

Après avoir traversé en courant Avignon, la future cité des Papes, qui préludait à son rôle de Rome au petit pied en essayant de la République, on remonta le Rhône sur une barge, sorte de grand bateau plat alors en usage, et l’on entra à Lyon qui excita l’admiration juvénile de nos héros.

— Si c’est la seconde capitale du royaume, que sera la première ! s’écria Guy émerveillé.

« Lyon, par son ancienneté, sa grandeur, sa position, est non seulement une des principales villes de France, mais encore d’Europe. Elle est le centre du commerce des trois plus riches États du monde et reçoit les marchandises du Nord et du Midi. »

Ainsi s’exprimait, un peu plus tard, l’ambassadeur de Venise, et ce jugement était déjà vrai au xiiie siècle.

Maître Pierre comptait s’arrêter à Lyon un jour ou deux.

Il était descendu dans une excellente hôtellerie, avec ses jeunes compagnons qu’il traitait en fils.

— Cela me fait oublier que je n’ai pas d’enfant, disait-il avec bonhomie.

Ils déjeunaient tous trois au fond de la salle basse quand un cavalier, à la cape brune et aux traits durs, s’arrêta devant la porte, et, hélant d’un ton brusque l’hôtelier qui accourut lui tenir l’étrier.

— Dis-moi, tavernier du diable, as-tu ici deux colporteurs de douze à treize ans, se rendant à Paris à petites journées ?

— Ah ! messire, nous ne recevons pas ces sortes de gens ! répondit l’hôtelier avec un mépris superbe, et votre seigneurie sera chez moi en bonne et noble compagnie.

— Grand merci ! je n’y tiens pas… Je vais ailleurs…

Et, arrachant la bride des mains de l’aubergiste, stupéfait et déconcerté, il piqua des deux et disparut.

Les deux enfants n’avaient pas perdu un mot de ce court dialogue.

Ils jetèrent un coup d’œil sur leur protecteur. Il semblait n’avoir rien entendu, et, le nez dans son assiette, était absorbé par le découpage d’une volaille.

Seulement, quand le galop du cheval se fut perdu dans le lointain, il poussa un soupir de soulagement et, se levant, alla examiner l’horizon d’un air inquiet.

— C’est de nous que parlait ce farouche cavalier, dit-Guy à son frère.

— Assurément. Il est à notre poursuite…

— Qui cela peut-il être ?…

— Un agent de ton aimable tante, bien sûr ?

— Sans maître Pierre, nous étions perdus ! Diras-tu encore que j’aie eu tort d’accepter ses offres ?

— Non certes, et il ne se doute pas du service qu’il nous rend. Mais ce cavalier ne m’est pas inconnu… Où ai-je déjà vu cette laide figure ?…

— Tu as de jolies connaissances !

— J’y suis !… C’est le moine de Saint-Trophime… le même que j’avais déjà remarqué.

— Alors cela confirme nos soupçons. C’est décidément un émissaire de la comtesse Jeanne. Par tous les Saints, je ne serais pas fâché d’être ailleurs ! ce voisinage me déplaît fort.

Comme s’il eût entendu ce souhait, maître Pierre revint vers les deux amis et leur annonça que, tout bien considéré, on repartirait, le jour même… Nouvelle qui leur causa une vive satisfaction.

On se remit donc en route, à cheval cette fois ; Guy en croupe derrière l’armurier et Gaultier derrière son valet.

Maître Pierre était fort pressé de regagner ses pénates ; aussi ne perdait-on pas un instant, doublant les étapes et s’arrêtant seulement pour manger et pour dormir.

Cette manière de voyager était très rapide mais très fatigante, et fort peu du goût du pauvre Guy qui, exécrable cavalier, faisait des bonds désordonnés, s’accrochait désespérément à la ceinture du respectable bourgeois qu’il tenait embrassé de la façon la plus tendre, et manquait à chaque instant de se laisser choir.

— Voyons, n’ayez donc pas peur et ne m’étouffez pas ainsi, répétait le brave homme, essayant vainement de se dégager. Prenez donc modèle sur votre frère : il est ferme en selle comme s’il n’avait fait que cela de sa vie, tandis que vous vous tenez comme un lourdaud, comme un croquant qui n’a jamais monté même à bourrique !…

— Dame, voilà la première fois que j’ai recours à d’autres jambes que les miennes ; c’est ma première leçon d’équitation…

— Ce ne sera pas la dernière : il est indispensable de savoir monter à cheval.

— Pour fourbir une épée ou aiguiser une dague ? interrogea Guy de son air le plus naïf.

Maître Pierre ne répondit pas.

On gagna Nevers.

La ville était en liesse ; une foule nombreuse se pressait dans les rues en criant : Noël ! Et nos voyageurs pouvaient à peine avancer.

Maître Pierre s’informa de la cause de cette affluence ?

C’était, lui dit-on, pour fêter le mariage de la comtesse Mahaut, fille du feu comte de Nevers, Pierre de Courtenay.

— Ce Pierre de Courtenay a eu une fin tragique, expliqua l’armurier aux jeunes orphelins : il est mort à la croisade, en se rendant à Constantinople pour succéder à son beau-frère, l’empereur Baudouin.

— La couronne impériale porte malheur à qui la touche, dit une voix grave.

Le bourgeois se retourna vivement.

Celui qui avait parlé était un vieillard vêtu en pèlerin, le chapeau garni de coquillages et le bourdon à la main.

Il s efforçait vainement de percer les rangs des spectateurs.

Nos héros le saluèrent avec le respect religieux qu’inspiraient alors ceux qui revenaient des lieux saints et s’écartèrent pour le laisser passer.

Il les remercia d’un sourire, et, fendant la haie des soldats qui contenait avec peine la foule entassée sur le passage du cortège, il s’avança hardiment vers les jeunes époux.

Ce mouvement produisit une certaine confusion : les gardes et les curieux échangèrent quelques horions ; une bousculade se produisit et, emportés par la marée humaine, nos voyageurs se trouvèrent refoulés loin de la place et ne purent voir ce qu’il advenait de l’audacieux pèlerin.

— Alors tu viens d’assister au mariage de ta cousine, dit tout bas Gaultier à son ami pendant que l’on faisait souffler les chevaux.

— C’est possible ; moi je me perds dans toute cette noble parenté, répondit Guy avec insouciance.

On traversa Melun, Soissons…

Nos héros, peu versés en connaissances géographiques, ne songèrent pas à s’étonner de la singulière route que leur faisait suivre leur guide.

Après tout, puisque « tout chemin mène à Rome », tout chemin peut bien aussi mener à Paris !

Au reste, on allait si rapidement qu’ils n’avaient pas le loisir de considérer attentivement les pays où ils passaient.

Enfin, un soir, après une longue étape, on atteignit une ville baignée par une rivière.

— Nous sommes arrivés, dit maître Pierre en se frottant les mains.

— Comment c’est là Paris ? s’écria Guy, étonné ?

— Et ce petit cours d’eau c’est la Seine ? ajouta Gaultier.

Maître Pierre ne répondit pas : il était occupé à parlementer avec le portier pour se faire ouvrir les portes déjà closes.

Cela ne fut ni long ni difficile, la patte du cerbère ayant été largement graissée.

À peine eurent-ils échangé quelques mots que la serrure grinça, l’huis tourna sur ses gonds et se referma derrière les voyageurs, tandis que les miliciens sortaient du corps de garde et venaient saluer l’armurier avec un empressement qui indiquait une haute considération.

— Hum ! un bourgeois de Paris est-il donc un si important personnage ? pensait Guy avec une vague inquiétude.

Maître Pierre devina-t-il ce qui se passait dans son esprit ? mais il répondit brièvement à la bienvenue de ses concitoyens, et, piquant des deux, ne s’arrêta plus que devant une boutique, aux volets clos de laquelle il frappa vigoureusement.

Quelques valets, réveillés en sursaut, accoururent, avec des exclamations joyeuses, aider leur maître à mettre pied à terre.

— Entrez, dit le bourgeois en faisant passer ses protégés devant lui, et toi, Jehan, sers-nous un bol de vin chaud.

Les deux amis regardaient curieusement autour d’eux.

Ils étaient bien chez un armurier : les épées, dagues, lances, heaumes encombrant la boutique, les outils familiers, tout le leur prouvait.

Mais là se bornait la ressemblance avec la demeure de maître Lansac.

Tandis que, là-bas, tout s’entassait pêle-mêle, avec l’insouciance méridionale, armures damasquinées, grossières cuirasses, casques de reîtres, cimiers de gentilshommes ; ici au contraire, tout était rangé, étiqueté avec un soin méticuleux, et il régnait même dans l’atelier un ordre, une propreté inconnus chez les Provençaux et qui rappelaient aux orphelins le logis de leur grand’mère.

En passant dans la salle où les attendait un copieux souper, cette impression fut encore plus vive. Tout, dans l’ameublement du riche bourgeois, dans l’arrangement des détails, évoquait le souvenir de la vieille Flamande.

Guy ne put s’empêcher d’en faire la réflexion.

— Cela n’a rien d’étonnant, répondit tranquillement maître Pierre, ma défunte femme était née à Bruges, comme votre aïeule, et c’est elle qui a ainsi ordonnancé ma maison, suivant la tradition flamande.

L’explication était fort plausible, et Guy n’y trouva rien à répondre.

D’ailleurs, sous la double influence de la fatigue et des rasades de vin fumant que leur versait généreusement leur hôte, une sorte d’engourdissement s’emparait des deux amis ; derrière leurs paupières alourdies, les images devenaient confuses ; le passé et le présent se confondaient dans leur esprit obscurci ; ils se croyaient encore à Aix, chez dame Véronique, qui les regardait en souriant ; puis la figure de la bonne vieille s’effaçait…, se transformait en celle d’un bourgeois goguenard, dont l’air railleur les exaspéra si fort qu’ils firent un violent effort pour s’élancer sur lui.

Mais des liens invisibles les clouèrent au sol ; ils ne purent faire un mouvement ; leur tête, lourde comme du plomb, retomba sur leur poitrine et ils s’endormirent à poings fermés.





XII


Lorsque Guy se réveilla, il était couché dans un lit à colonnes, au milieu d’une chambre somptueusement meublée.

Un épais tapis couvrait le sol et des rideaux de velours tamisaient les rayons du jour.

— Est-ce que je rêve ? pensa le jeune garçon en se mettant sur son séant.

Et, pour vérifier le fait, il se pinça vigoureusement.

La douleur lui arracha une grimace des plus significatives et la preuve lui sembla irrécusable : il était bien éveillé.

La chose n’en était que plus étrange, et Guy, jugeant ses lumières insuffisantes pour éclaircir la question, appela :

— Gaultier ! Gaultier !

Rien ne répondit.

Très inquiet, il sauta à terre et lit le tour de la pièce.

Il était seul.

— Mon Dieu ! où est Gaultier ? Que lui a-t-on fait ? murmura-t-il d’une voix tremblante.

Et de nouveau il répéta :

— Gaultier ! frère ! réponds-moi ?

Rien…

Il alla à la porte, elle était fermée et résista à ses violentes secousses.

Il courut à la fenêtre, elle était garnie de solides barreaux et ouvrait sur une rivière.

— La prison est dorée, mais c’est une prison ! pensa le jeune garçon, dépité de ses vaines tentatives. Par tous les saints ! cette bohémienne du diable nous avait bien prédit que nous finirions nos jours dans une prison royale…, mais ensemble… et pas si tôt !

L’absence de son frère le tourmentait plus que le reste.

— Prison royale, marmottait-il entre ses dents, cela m’en a tout l’air. Serions-nous donc au Louvre comme notre oncle Ferrand ? Pour quel méfait ?

Il se creusait vainement la cervelle pour débrouiller cette énigme.

— Habillons-nous toujours, dit-il ; je retrouverai peut-être mes idées dans mes poches.

Il n’y avait à cela qu’une petite difficulté : ses habits avaient disparu, et, avec eux, l’étui contenant les précieux parchemins et la lettre de Marguerite.

Guy fronça le sourcil et porta vivement la main à sa poitrine.

— Bon ! Heureusement qu’ils ont respecté mon scapulaire, s’écria-t-il avec un soupir de soulagement.

Puis, s’enfonçant dans un vaste fauteuil, il médita profondément.

Prisonnier, il l’était indubitablement, mais de qui et pourquoi ?

Où était-il enfin ?

Comme une réponse à sa question, ses yeux rencontrèrent l’écusson, sculpté au-dessus de la cheminée, et il tressaillit en reconnaissant le lion majestueux des armes de Flandre.

— Merci de nous ! s’écria-t-il en bondissant sur son siège, nous sommes logés aux frais de notre gracieuse tante ! Par tous les saints ! je leur brûlerais un fameux cierge si je savais mon Gaultier hors de ce guêpier.

Le grincement de la clef dans la serrure interrompit ce soliloque : Guy, debout, drapé dans sa dignité, attendit pieds nus et en chemise le visiteur, ami ou ennemi, qui s’annonçait ainsi.

C’était un jeune garçon dont le teint bronzé décelait l’origine africaine ; spécimen de la race sarrasine, ramené de Palestine par quelque croisé.

Il portait une tunique de laine blanche, une ceinture et un turban.

Il croisa les bras sur sa poitrine et s’inclina devant Guy étonné.

— Où suis-je ? Qui êtes-vous ? Où est mon frère ? interrogea impétueusement ce dernier.

Le Maure ouvrit la bouche et montra sa langue mutilée, il était muet…

— Bon ! ça va être commode pour s’expliquer ! grommela le prisonnier. Vous pouvez vous en aller, mal blanchi, pour le charme de votre conversation… Ah ! pourtant…, dites donc, je mangerais bien un morceau… et puis je voudrais m’habiller à moins que ce ne soit l’habitude d’aller tout nu dans ce damné pays.

Le muet disparut et revint bientôt, apportant une collation à laquelle l’ex-apprenti s’empressa de faire honneur.

— Allons, me voilà rassuré sur ce point : on ne me laissera pas mourir de faim, c’est déjà quelque chose, dit-il avec un soupir de satisfaction en achevant d’expédier un déjeuner des plus réconfortants.

L’esclave lui présenta à laver dans une aiguière d’argent, puis se mit à procéder à sa toilette.

Guy se laissait savonner, brosser, parfumer, avec un sérieux plein de majesté, tout en s’évertuant à deviner le mot de cette étrange énigme.

Mme Jeanne, revenue à de meilleurs sentiments, voulait-elle donc reconnaître son neveu ?

— Faut voir ! faut voir ! pensait le jeune comte, résolu à se laisser guider par la réserve prudente d’un paysan normand.

Son valet de chambre improvisé lui passa une chemise de toile fine, lui fit revêtir des chausses de drap gris-perle, un pourpoint de velours noir, et posa sur ses cheveux une toque à plumes qui complétait son costume.

Guy suivait avec complaisance les détails de l’opération, en s’avouant tout bas que, si l’habit ne fait pas le moine, du moins il le pare beaucoup.

Quand ce fut fini, le muet lui ceignit une épée, et, s’agenouillant, lui chaussa des éperons d’or.

— Allons, décidément, je ne suis pas condamné à la détention perpétuelle, pensa le prisonnier avec une satisfaction tempérée par la perspective d’une promenade à cheval, son goût pour l’équitation ne s’étant nullement développé pendant son voyage.

L’esclave ouvrit la porte, le fit passer devant lui en lui montrant avec un geste significatif le large yatagan qui pendait à sa ceinture, puis le guida à travers un dédale de sombres couloirs, jusqu’à l’entrée d’une salle, fermée par une simple tenture.

Là, il s’arrêta, ordonna d’un signe à son compagnon de demeurer immobile et silencieux et attendit.

Derrière le rideau, l’animation était vive, Guy entendit les mots de « paix, guerre, intérêt de Lille, révolte, pas de chef ! »

— Tiens, tiens, tiens ! pensa-t-il, subitement intéressé et prêtant une oreille attentive.

Une voix, qu’il reconnut pour celle de Me Pierre, imposa silence à la tumultueuse assemblée, et notre curieux, glissant un œil dans l’entrebâillement de la tapisserie, aperçut l’armurier, debout devant son fauteuil, une chaîne d’or au cou, un chaperon sur la tête, entouré d’une vingtaine de bourgeois qui l’écoutaient anxieusement.

— Messieurs les échevins de la bonne ville de Lille, dit-il, je me suis juré de mériter le titre de rewart (protecteur) que vous avez bien voulu me conférer et c’est pourquoi j’ai quitté secrètement notre cité, non pour l’abandonner dans le péril, mais pour aller quérir un puissant renfort.

« Mme Jeanne, au mépris des promesses de son époux, viole nos privilèges et nous dénie nos franchises. Dieu fera prévaloir le bon droit, et nous prouverons que nous savons nous défendre contre nos seigneurs aussi bien que contre leurs ennemis. Que nous manque-t-il pour triompher ? Nous avons des bras, nous avons des cœurs…

— Oui, mais nous n’avons pas de tête, interrompit un des échevins, et l’on ne peut rien faire sans un chef ou un nom.

— Je vous apporte l’un et l’autre, et le nom que je vais prononcer fera trembler sur son trône notre orgueilleuse princesse, comme jadis le nom de Joas fit trembler la sanguinaire Athalie.

Un vif mouvement de curiosité resserra le cercle des auditeurs.

— Vous n’avez pas perdu souvenance de la seconde fille de notre sire comte Baudouin, Mme Marguerite, qui avait suivi son père à la Croisade et qui était si bonne et si douce ; plusieurs d’entre vous l’ont connue.

« Eh bien, Mme Marguerite a laissé un fils que sa tante a vainement cherché à faire périr et que j’ai sauvé, moi, pour le plus grand bien de notre chère Flandre.

« Le voulez-vous pour seigneur ?

— Oui ! oui ! s’écria l’assemblée, enthousiasmée par cet habile discours.

— Où est-il ?

— Le voici, répondit maître Pierre Randaël.

La tapisserie se souleva, et Guy, l’épée au côté, parut sur le seuil.

— Monseigneur, dit le « rewart » en s’inclinant profondément, permettez aux échevins de votre fidèle cité de Lille d’être les premiers à saluer l’héritier de leurs comtes.

Cette mise en scène, savamment combinée, enflamma ces têtes flamandes, aussi promptes à s’échauffer, sous leur apparence placide, que les imaginations méridionales, et une acclamation générale salua le nouveau comte de Flandre, défenseur des libertés publiques.




XIII


La reconnaissance de son neveu fut un coup de foudre pour la comtesse Jeanne : l’échafaudage de crimes, de duplicité et de mensonges, si patiemment élevé, s’écroulait tout à coup.

L’enfant de sa sœur était vivant, libre, et se dressait devant elle, réclamant hardiment son nom et ses droits.

Sa colère contre Harwelt fut terrible : elle l’accusait non seulement d’insigne maladresse, mais de haute trahison.

Comment en effet Randaël avait-il eu vent de cette histoire, comment ce plan audacieux avait-il germé sous le crâne épais de l’armurier Flamand ?

— On ne peut accuser que le hasard d’une rencontre fortuite, madame, répondait Harwelt humilié ; mais, après tout, l’échec peut encore se réparer, et le louveteau n’est pas si bien à l’abri, derrière les murailles de Lille, que l’on ne puisse aller l’en arracher par force ou par ruse.

À cet effet, la comtesse leva une armée, qu’elle envoya sans tarder assiéger la cité rebelle, et Harwelt prépara un plan qui, cette fois, devait immanquablement réussir.

Les Lillois ne montrèrent aucune inquiétude : la présence de leur jeune comte leur communiquait une confiance sans bornes.

Ils triompheraient assurément, et deviendraient la première ville des Flandres, détrônant Bruges, Gand et ses autres rivales.

Guy s’accommodait à merveille de sa nouvelle situation, présidant le conseil avec le « rewart » à sa droite, passant des revues, paradant à pied et à cheval (c’était là son seul souci) et se laissant admirer, courtiser, flatter comme s’il n’eut fait cela que toute sa vie.

— Ce n’est pas si difficile que l’on croit d’être grand seigneur, disait-il à Gaultier, qui lui avait été rendu et qui, partageant sa fortune, étant devenu son écuyer, le servait avec un admirable dévouement. Ma foi ! cela serait fort supportable si notre belle tante ne venait pas nous déranger, et si l’attachement de nos fidèles Lillois ne m’obligeait à l’attendre, au lieu de battre prudemment en retraite.

En effet, la perspective d’un siège et des dangers y attachés réjouissait médiocrement le petit-fils de l’empereur Baudouin, le fils du brave Guillaume de Dampierre, un des héros de la Croisade. Bien boire, bien manger, bien dormir, lui semblait infiniment plus récréatif, et quand il lui fallut revêtir le heaume et la cuirasse, demeurer sans sourciller sous une grêle de flèches et marcher droit à l’ennemi au milieu de ses troupes, l’ex-apprenti regretta plus d’une fois son existence paisible, près de Douce, sa petite amie, sous le gai soleil de Provence.

Bon sang ne peut mentir ! répétaient les vétérans des dernières guerres, en le voyant passer sur son petit cheval de bataille, sans se douter que ses dents claquaient sous sa visière baissée. Tel père, tel fils !

Le proverbe, cette fois, était en défaut ; le père et grand-père avaient sans doute dépensé une telle provision d’héroïsme qu’il n’en était plus resté pour leur descendant, qui tremblait au récit de leurs mâles exploits.

Gaultier au contraire se trouvait dans son élément. Le bruit du combat, le choc des épées, le galop des chevaux, le froissement des armures, les cris des vainqueurs, les gémissements des vaincus, tout cela lui causait une sorte d’ivresse.

Le pâle rêveur se transformait : l’œil brillant, la lèvre frémissante, les joues enflammées, il se jetait à corps perdu au plus épais des rangs ennemis et son maître avait fort à faire pour l’arrêter.

Guy était infiniment moins brave ; dans une sortie, il avait même profité d’un moment d’inattention pour tourner bride sans vergogne, en criant à son écuyer de l’imiter, et en arrachant la plume rouge qui le distinguait de ses compagnons.

Mais, loin d’obéir, Gaultier avait saisi au vol l’insigne compromettant, et, l’attachant à son casque, s’était rué au combat, ralliant les Lillois autour de lui avec le cri de guerre :

— Flandre au Lion !

À cette vue, le jeune comte, honteux sans doute de cet instant de couardise, était revenu à la rescousse et s’était jeté dans la mêlée avec une fureur telle que l’on avait eu grand’peine à l’entraîner vers la ville.

Gaultier lui avait rendu son panache, et, comme ils étaient de la même taille et avaient à peu près la même armure, les Lillois avaient pris le change et Guy était rentré en triomphe dans la cité, tandis que son écuyer était honteusement conspué, réalisant une fois de plus ces vers d’une vieille chanson :

Le page tua le sanglier,
Et son seigneur en eut la gloire.

Gaultier, heureux d’avoir sauvé l’honneur de son maître, n’essaya pas de se justifier ; mais il s’efforça de vaincre les terreurs du jeune comte.

— Tu t’es trompé, mon féal, répondit majestueusement celui-ci : je ne me sauvais pas, j’opérais un mouvement tournant, et, dans une autre occasion, je t’ordonne absolument de me suivre ; j’ai mes raisons.

Et il se grattait le nez avec rage, indice de quelque malicieuse invention.

— Voilà Guy qui prépare quelque bon tour, disaient jadis ses camarades, devant ce geste familier que le gentilhomme avait conservé de l’apprenti.

Gaultier accepta la mercuriale comme les sarcasmes des railleurs.

Il avait naturellement le mépris des foules, et, bien que poli et bienveillant, il n’eût certainement pas montré la familiarité bon enfant de son jeune maître à l’égard de ses sujets.

Aussi était-il assez mal vu des autres serviteurs, qui taxaient volontiers de dédain ce qui n’était que simple indifférence.

Un seul lui inspirait une certaine sympathie : c’était l’esclave Kadour.

Dans ce pauvre être, séparé des siens, éloigné de sa patrie, condamné à un éternel silence, bafoué par les uns, repoussé par les autres, traité de « chien » par tous, sa généreuse pitié voyait un homme.

Il avait toujours pour lui un sourire, une bonne parole ; lui parlait de son pays, écoutait les récits du pauvre mutilé qui évoquaient à ses yeux une sorte de vision lointaine effacée à demi.

Car, avec lui, Kadour retrouvait un langage, une mimique ardente si claire, si précise, que son auditeur en eût pu traduire les moindres détails.

Il disait le grand désert brûlé par le soleil, avec ses vagues de sable, son simoun emportant dans un tourbillon de feu tentes, richesses et troupeaux, tous les biens de l’Arabe, engloutissant parfois une caravane dont vainement on cherchait la trace…

Il disait les cavaliers superbes aux burnous flottants, aux coursiers rapides comme l’éclair…

Il disait les mosquées toutes blanches et le minaret d’où le muezzin appelle les fils de Mahomet à la prière…

Et l’oasis verdoyante, le puits autour duquel on se rassemble, à l’ombre d’un palmier.

Puis il décrivait une ville immense aux clochers dorés, aussi nombreux que les étoiles et surmontés d’une double croix.

— C’est Constantinople, disait Gaultier.

Et Kadour contait l’arrivée des Croisés aux pesantes armures, aux lourds chevaux du Nord ; la prise de la ville, le pillage, le massacre…

Pensif, le jeune écuyer croyait revivre ces scènes terribles.

Avait-il donc rêvé tout cela ?

— Ah ça ! qu’est-ce que tu fais encore avec ce moricaud ? interrompait la voix impatiente de Guy ; vous avez toujours l’air de comploter ensemble.

Kadour, redevenu impassible, s’inclinait gravement et retournait à sa loge, car il occupait les importantes fonctions de portier de l’Hôtel de ville et s’en acquittait avec une sévérité extrême, se faisant un malin plaisir de laisser se morfondre au dehors les imprudents qui dépassaient d’une seconde l’heure du couvre-feu.

— Ne rudoyez pas ce malheureux, mon cher sire, répondait doucement Gaultier ; il est déjà assez à plaindre.

— Bon ! bon !… Il ne faut pas se fier à ces diables de noirs…, ni à personne du reste…

— Pas même à votre serviteur… ?

— À toi moins qu’à tout autre. Tu es d’une confiance, d’une crédulité !

— D’ailleurs, nous n’avons rien à cacher, maintenant…

— Vraiment ! tu crois cela, toi ?… Décidément, tu n’entends rien à la politique.

— Grâce à Dieu, je n’ai pas à en faire.

— C’est possible, mais moi j’en fais, répondit l’ex-apprenti en frisant sa moustache… absente.





XIV


Cependant deux assauts avaient été victorieusement repoussés ; le siège menaçait de se prolonger, malgré l’impatience de la comtesse qui envoyait messager sur messager, pressant ses capitaines d’en finir avec la cité rebelle, et de s’emparer au plus tôt de ce jeune imposteur qui se prétendait son neveu.

Harwelt, de son côté, avait vainement tenté de s’introduire dans la place. Les Lillois faisaient bonne garde et il en avait été jusque-là pour ses frais d’imagination.

Un matin, il se promenait aux avant-postes avec un lieutenant de ses amis, lorsqu’on leur amena deux pauvres hères, soupçonnés d’espionnage et arrêtés au moment où ils se préparaient à remonter la Deûle en bateau.

L’un était un vieux pêcheur, l’autre un jeune garçon dans lequel ; à sa profonde stupéfaction, Harwelt reconnut l’apprenti qui lui avait appris le départ de Guy et de Gaultier, alors que, sous des habits de franciscain, il s’était présenté à la boutique de maître Lansac, l’armurier.

C’était en effet Hugonet en personne.

Le batelier, blême de terreur, protesta de son innocence, jurant qu’il ignorait ce qu’on lui voulait…

Il exerçait honnêtement son métier, sans prendre parti dans la querelle qui divisait ses compatriotes ; vendant son poisson à ceux de la ville comme à ceux du dehors.

Une dame qui était venue loger à son auberge (car il était en même temps pêcheur et aubergiste) lui avait demandé de la conduire à Lille avec son fils. Il avait refusé la mère, parce qu’une femme c’est embarrassant ; mais il conduisait le jeune homme quand on l’avait arrêté.

— Jolie défense ! dit l’officier en haussant les épaules… Et toi, qu’est-ce que tu as à dire ? ajouta-t-il en poussant du pied le second prisonnier qui, prosterné devant lui, poussait des gémissements à faire fendre l’âme, en invoquant tous les saints du paradis. Quel est ton nom ?

— Hugonet, mon bon seigneur.

— D’où viens-tu ?

— De la Provence…

— Qu’est-ce que tu viens faire ici ?

Hugonet commença son histoire, emmêlant son oncle, la mendiante, la fête de Maye, Guy, Gaultier et s’embrouillant de plus en plus sous le regard terrible du lieutenant.

— N’a-t-on rien trouvé sur lui ?

— Faites excuse, mon officier.

Le lieutenant déplia le billet qu’on lui présentait et Harwelt, penché sur son épaule, lut avidement :

« Mon cher Guy, au nom de votre salut, ayez toute confiance dans mon messager.

« Votre mère,
« Marguerite »

Harwelt eut une exclamation de triomphe et, arrachant le billet des mains du lieutenant stupéfait :

— Par Saint-Georges ! cette fois nous tenons le louveteau et sa mère, s’écria-t-il avec un ricanement satanique.

Puis, s’adressant au pêcheur :

— Donne-moi tes habits, ordonna-t-il brutalement.

L’autre obéit aussi vite que lui permettait la terreur qui faisait claquer ses dents et trembler ses doigts.

— Bien. Maintenant branchez-moi ce drôle.

Avant que le malheureux eût eu le temps de protester, il se balançait à un arbre, la corde au col.

— Et celui-ci ? demanda l’officier en désignant Hugonet qui, terrifié par ce procédé sommaire, était demeuré immobile, sans voix, pétrifié par l’épouvante.

— Cela dépendra, répondit lentement Harwelt.

Le prisonnier tourna vers lui un regard effaré :

— Le moine ! bégaya-t-il, en reconnaissant enfin, sous le casque du chevalier, le visage sombre du franciscain.

— Ah ! tu as de la mémoire, mon drôle ! Eh bien ! tâche de graver mes paroles dans ta cervelle. Je veux bien t’épargner, pour le moment, le sort de ton compagnon ; mais, à la première incartade, je te plante mon poignard dans la gorge. Exécute donc scrupuleusement et intelligemment mes ordres, car je punis une maladresse comme une trahison. J’ai dit.

Une heure après, les bateliers improvisés pénétraient dans la ville, et débarquaient au moment où le comte rentrait à l’Hôtel de ville, au milieu des acclamations populaires.

— Laissez-le-moi voir ! laissez-le-moi voir ! criait Harwelt, jouant des coudes pour se faire place, suivi pas à pas par Hugonet, porteur d’une manne de poissons ; je veux lui offrir not’ pêche ! Et y mangera un’ fameuse friture !

Il se démenait tant et si bien, faisant un tel vacarme à lui tout seul, qu’il finit par attirer l’attention de Guy.

— Qu’est-ce ? Que veut ce brave homme ? interrogea-t-il.

Sur son ordre, les faux pêcheurs furent amenés devant lui.

En reconnaissant Hugonet qui, un doigt sur les lèvres, lui recommandait le silence, le jeune comte tressaillit et chercha le regard de Gaultier ; mais celui-ci était obstinément fixé sur Harwelt.

— Bon ! bon ! j’accepte votre présent, dit Guy avec bonhomie, et vous allez boire tous deux à ma santé… entrez…

Dès qu’ils se trouvèrent seuls :

— Mon seigneur ! mon cher seigneur, s’écria Hugonet en se jetant aux pieds de son ancien camarade. Que je suis donc heureux de vous revoir !

— Tiens, je ne savais pas que tu m’aimasses si fort. Enfin ! je suis bon prince et ne te garde pas rancune du passé. Quel bon vent t’amène de ce côté ?

— Votre service, monseigneur…

— Mon service ?

— Ou plutôt celui de votre mère…

— Ma mère ! elle vit donc encore !…

— Elle vit, elle est à quelques pas et attend le moment de vous embrasser. Nous suivons votre piste depuis Avignon.

— Ouais ! Et qui me garantit tout cela ?…

— Ce billet de votre mère dont vous reconnaîtrez l’écriture. Guy le prit et lut :

« Mon cher Guy, au nom de votre salut, ayez toute confiance dans mes messagers. »

Il y avait une légère surcharge sur le mot mes.

— Hum ! c’est bien son écriture et sa signature, dit-il tout bas à Gaultier en lui passant le message.

« Or çà, vous m’êtes donc tous deux envoyés par elle ?

— Oui, messire, répondit hardiment Harwelt.

— Fort bien, qu’avez-vous à me dire ?

— Que l’on vous trahit, que votre vie n’est pas en sûreté dans cette ville et qu’il faut en sortir au plus tôt.

— Reste à savoir si elle sera moins en danger au dehors, dit tranquillement Guy en se caressant le menton.

— Ce n’est pas mon avis, dit vivement Gaultier.

— Mais celui de Mme Marguerite, reprit le faux pêcheur, en foudroyant l’écuyer du regard, et Hugonet vous répétera…

— Oh ! je ne doute pas plus de votre parole que de celle d’Hugonet, mon brave, dit le jeune comte avec un sourire énigmatique.

— Alors vous vous rendrez aux ordres de votre mère…

— C’est le devoir d’un fils respectueux et soumis. Reste à savoir si ce sera facile.

— J’ai déjà combiné un plan, et, s’il vous agrée…

— Voyons cela…

— La Deûle passe sous vos fenêtres. Par une nuit noire, je vous y attendrai avec mon bateau et je me charge de vous conduire à votre mère, à la barbe des sentinelles.

— Les fenêtres sont grillées.

— J’ai là une lime et une échelle de corde.

— Peste ! l’ami ! vous êtes homme de précautions, et ce ne sera pas votre faute si je ne brûle la politesse à ces excellents, Lillois qui me sont si attachés.

— Alors vous acceptez ?

— Parfaitement ; donnez-moi ces joujoux et fixez votre jour…

— Demain, pour minuit.

— C’est convenu. Assurez ma mère de mon obéissance et de mon respect.

Harwelt salua humblement et se retira avec Hugonet en dissimulant sa joie.

À peine la porte se fut-elle refermée sur eux que Gaultier saisit les mains de son maître.

— Au nom du ciel ! mon cher sire, ne suivez pas cet homme.

— Parce que ?

— Parce que c’est un espion, un traître, un agent de la comtesse Jeanne… Oh ! je le reconnais bien. C’est lui que nous avons rencontré, déguisé en moine, à l’église Saint-Trophime ; c’est lui que nous avons revu à Lyon, sous l’habit d’un cavalier.

— Tu crois !

— J’en suis sûr.

— C’est possible ; mais, d’un autre côté, tu ne peux nier que ce ne soit l’écriture de Mme Marguerite…

— Non certes.

— Si elle attend son fils, peut-il refuser de se rendre à son appel, et si elle-même est en péril, doit-il l’abandonner sans défense !

— Non, c’est impossible, mon cher sire, ce serait d’un lâche et d’un mauvais fils ; mais il y aurait un moyen !…

— Lequel ?

— Je…, je ne sais pas encore… ; mais d’ici à demain… je trouverai.

Tout le jour il fut songeur, préoccupé, eut plusieurs conciliabules avec Kadour, s’informa exactement du lieu où se trouvait la comtesse Marguerite.

Le soir, quand son maître dont il partageait la chambre fut endormi, il se leva sans bruit, à la hâte, déposa sur son oreiller un billet d’une ligne pour rassurer le comte et lui annoncer son prompt retour, puis, s’agenouillant devant le grand lit seigneurial où Guy dormait du sommeil du juste, il invoqua pour lui la protection divine et se glissa au dehors…

Kadour l’attendait.

Silencieusement il ouvrit la lourde porte dont les verrous bien graissés ne crièrent même pas ; évita le corps de garde et, longeant les fossés, se dirigea du côté des remparts, suivi du jeune écuyer.

L’Arabe était un guide précieux ; ses yeux noirs, brillants comme des diamants, semblaient percer les ténèbres ; il devinait les moindres patrouilles, et, avec une souplesse féline, les évitait en s’aplatissant contre les murailles.

Son compagnon imitait tous ses mouvements, le cœur battant, tremblant d’être surpris.

Enfin, grâce à l’adresse et au flair du Maure, ils triomphèrent de tous les obstacles, passèrent entre les lignes ennemies, et parvinrent, au petit jour, à l’image Saint-Julien, misérable auberge dont le toit vermoulu et moussu se penchait sur la Deûle, comme s’il eût voulu y faire le plongeon.

Aux pas furtifs des voyageurs, la porte s’ouvrit et une femme parut.

— Est-ce toi, Jacques ? dit-elle avec inquiétude.

Puis s’apercevant de sa méprise :

— Jésus ! Seigneur ! il ne reviendra donc pas !

— C’est votre mari que vous attendez, madame ? interrogea Gaultier.

— Hélas ! oui ! mon jeune maître ! il est parti hier matin pour la ville… Je ne voulais pas…, j’avais bien raison…, pauv’ cher homme ! On me l’aura tué ! c’est sûr !

— Était-il seul ?

— Non, il conduisait le fils d’une dame qui occupe la chambre à côté.

— Et comment est-il votre mari ? ce n’est pas par curiosité que je vous demande cela, mais je crois bien l’avoir rencontré et pourrai peut-être vous donner de ses nouvelles.

— Que Dieu vous bénisse ! Jacques, le père Jacques, comme on l’appelle, car c’est un des plus vieux pêcheurs de la rivière, à soixante ans, le dos voûté, une barbe blanche.

— C’est bien cela, murmura Gaultier indécis.

— Vous l’avez vu ?

— Je le crois. Et n’était-il pas chargé d’un message ?

— Oui.

— Pour qui ?

La bonne femme hésita.

— Vous pouvez répondre hardiment. Nous sommes envoyés près de vous pour vérifier l’exactitude de ses dires, et sa vie dépend peut-être de votre véracité.

— Sa vie ! Miséricorde ! Eh bien ! lui et le jeune monsieur se rendaient à Lille pour voir le jeune comte Guy de Dampierre.

— C’est bien cela ! murmura Gaultier. Allons je me suis trompé avec ma défiance… Et cette dame ? pourrais-je la voir ?

— Elle est là, je vais la prévenir.

L’hôtesse monta l’escalier de bois aux marches craquantes et frappa légèrement à la porte.

Rien ne répondit.

Repris de ses soupçons, Gaultier qui l’avait suivie souleva le loquet et passa la tête par l’entre-bâillement.

À la lueur fumeuse d’une lampe, il aperçut une femme, assise près de la table, le front dans sa main, et reconnut avec étonnement la pauvresse qu’ils avaient secourue sur la route d’Avignon. Succombant à la fatigue, elle s’était endormie. La lumière éclairait en plein son pâle visage, encadré de cheveux noirs, et où les larmes avaient creusé leurs sillons.

Sans doute elle faisait quelque beau rêve, car un sourire divin glissa sur ses lèvres et elle murmura faiblement.

— Guy ! mon fils !

Un respect religieux gonfla le cœur du jeune écuyer ; il fléchit le genou devant la mère de son seigneur, et refermant la porte avec précaution :

— Ne troublons pas son sommeil, dit-il avec émotion ; je sais tout ce que je voulais savoir.

— Oh ! Vous auriez bien pu l’éveiller ; elle n’aurait pas été fâchée d’avoir des nouvelles, elle était si inquiète, pauvre chère femme.

— J’attendrai son réveil, répondit Gaultier.

Puis, tirant ses tablettes de sa poche, il traça rapidement quelques lignes et les remettant à l’esclave immobile, attendant ses ordres :

— Tiens, Kadour, ce billet pour le seigneur comte ; je te le confie.

Le muet prit la main du jouvenceau, la posa sur son front en signe d’obéissance, et serrant le message dans un pli de sa ceinture, s’éloigna rapidement. Tranquille de ce côté, Gaultier se décida à prendre un repos bien gagné, et, se jetant sur le lit d’Hugonet, il s’endormit paisiblement.

Il se réveilla assez tard, se leva rapidement et entra dans la salle basse où l’attendait le repas du matin : une bonne soupe à la bière, toute fumante dans l’assiette.

Il s’apprêtait à y faire honneur quand la porte s’entr’ouvrit et une voix chevrotante quêta timidement un morceau de pain pour l’amour de Dieu.

— Passe ton chemin, maudite sorcière, répondit l’hôtesse avec humeur, je n’ai rien pour tes pareilles.

Gaultier ne savait pas voir repousser un malheureux.

— Je vous en prie, donnez une écuelle de soupe à cette pauvresse, dit-il ; je payerai son écot et le mien.

— Je n’en ai plus.

— Alors je lui céderai ma part, répliqua tranquillement le jeune écuyer en se levant. Entrez, asseyez-vous et mangez, la mère.

La vieille s’approcha, hésitante, marmottant un remerciement ; mais tout à coup elle poussa un cri de joie, et baisant les mains de Guy malgré sa résistance :

— Mon sauveur ! le sauveur de Mika ! fit-elle avec volubilité.

Un vieux corbeau tout déplumé, quittant l’épaule de sa maîtresse, vint se poser sur celle du jeune garçon stupéfait.

La reconnaissance achevée, la bohémienne s’apprêtait à déjeuner, selon l’invitation de son ex-chevalier, quand on vint appeler ce dernier de la part de Mme Marguerite.

Elle l’attendait debout et vint à lui par un mouvement irrésistible, en s’écriant :

— C’est vous qui vous appelez Guy !

— Non, madame ; je me nomme Gaultier, répondit-il en s’inclinant très bas.

— C’est vrai…, on me l’a dit.

Elle ne pouvait détacher son regard du jeune garçon, immobile devant elle :

— Et où est mon fils ? interrogea-t-elle avec effort.

— Ce soir, il sera dans vos bras, madame.

— Comment ! il songe à quitter la ville ! Quelle imprudence !

— Mais… ne sont-ce pas là les ordres que vous lui avez envoyés ?

— Moi !

— Hugonet ne venait-il donc pas de votre part ?

— Si fait. Mais je l’avais simplement chargé de s’entendre avec mon fils et les bourgeois de Lille pour aviser un moyen de me faire entrer dans la place.

— Oh ! mes pressentiments ! murmura Gaultier accablé.

Se jetant aux pieds de la comtesse :

— Pardonnez-moi, madame, je suis un malheureux, j’ai perdu mon maître en voulant le sauver.

Et il lui raconta ses inquiétudes, ses soupçons ; comment il s’était déterminé à venir en éclaireur vérifier le récit du pêcheur, et comment, trompé par les apparences, il avait écrit au jeune comte de venir sans crainte.

Marguerite écoutait, atterrée ; de grosses larmes coulaient sur ses joues pâles.

Cette douleur silencieuse émut, plus que des reproches, le pauvre Gaultier.

— Ne pleurez pas, madame, je vous en conjure, dit-il avec élan. J’ai fait le mal, je saurai le réparer. Je vais rentrer à Lille, coûte que coûte, et avertir mon maître.

— Non, ce serait vous exposer inutilement.

— Qu’importe, madame ; je n’ai plus de mère à consoler…

Il s’arrêta brusquement : une troupe de soldats, surgissant d’un chemin creux, entourait la maison.

— Trop tard ! gémit la comtesse.

Gaultier eut une soudaine inspiration :

— Ne craignez rien, madame, dit-il, et surtout, quoi qu’il arrive, ne vous montrez pas.

Dégringolant l’escalier, il jeta un ordre à l’hôtesse et vint s’asseoir en face de la bohémienne avec laquelle il échangea rapidement quelques mots.

Au même instant, la porte volait en éclats, des hommes d’armes se précipitaient sur lui et le garrottaient malgré sa résistance.

— Tu es bien le prétendu Guy de Dampierre, se disant comte de Flandre, interrogea le lieutenant d’un ton rude, en reconnaissant les armes de Flandre gravées sur son poignard.

— Oui, répondit fièrement Gaultier.

La bohémienne eut une sourde exclamation :

— Guy de Dampierre ! c’est bien cela ! répéta-t-elle tout bas, les yeux fixés sur le jeune homme.

— Bonne prise, fit l’officier en se frottant les mains ; si elle ne me vaut pas une compagnie !… Allons, en route !

Un instant après, le prisonnier disparaissait entre deux rangs d’hommes d’armes.

— Guy est sauvé ! Il embrassera sa mère, pensait le fidèle écuyer.

Et elle, tremblante, le front collé aux vitres, murmurait :

— Mon Dieu ! le retenir…, c’était livrer mon fils ! Je ne peux pas… et pourtant !




XV


À son réveil, Guy avait trouvé le billet de son frère qui lui expliquait son départ et le suppliait de ne rien tenter avant son retour.

— Merci de nous ! c’est lui qui se jette dans le piège à ma place, s’écria le jeune comte consterné, et s’il lui arrive malheur, c’est moi qui causerai sa perte !

Il était désespéré.

Allant et venant à travers la chambre, il ébauchait cent projets impraticables, se bourrant de coups de poing, s’arrachant les cheveux :

— Imbécile ! triple idiot ! te voilà bien avancé avec ta malice, tes mensonges ! tu peux te vanter de ta politique !

L’arrivée de Kadour ramena un peu de calme dans son esprit.

Le muet lui présentait la lettre de Gaultier qui ne contenait que ces mots :

« Tu peux venir, mes soupçons étaient faux ; tout va bien, je reste auprès de ta mère, pour veiller sur elle jusqu’à ton arrivée.

— Ouf ! soupira Guy en tendant ses deux mains à l’esclave impassible, je n’ai jamais éprouvé tant de joie à voir ta figure, et si tu désires quelque chose, demande hardiment.

Kadour secoua la tête, et, prenant le billet de Gaultier, il le posa sur ses lèvres et sur son cœur, indiquant ainsi qu’il avait agi par dévouement ; puis, le rendant à son propriétaire, il s’inclina gravement et sortit !

Avec quelle impatience le jeune comte attendit la nuit ! Que la journée lui parut longue et monotone ?

Il n’entendit pas un mot des discours prononcés au Conseil, passa ses troupes en revue sans les voir, et oublia même d’avoir peur à cheval, ce qui lui valut les compliments du « rewart ».

Enfin la nuit vint.

Retiré de bonne heure dans son appartement, il s’occupa des préparatifs de sa fuite.

Armé de sa lime, il attaqua vigoureusement les barreaux, tout en ayant soin d’éviter le grincement du fer.

Bientôt un faible sifflement annonça la présence d’Harwelt, et, à peine avait-il déroulé l’échelle de corde que le faux pêcheur, gravissant lestement les échelons, suivi d’Hugonet, qui avait l’oreille basse et le regard inquiet d’un chien qu’on fouette.

— Ah ça ! est-ce pour monter ou pour descendre ? interrogea Guy d’un ton goguenard.

— On ne tient que deux dans la barque, expliqua Harwelt, et je vais laisser ce garçon ici ; il prendra votre place dans votre lit, de sorte que, si l’on vient, on ne s’apercevra pas de votre absence…

— Mais je ne veux pas, moi ! protesta énergiquement Hugonet… On peut bien tenir tous dans le bateau…

Un regard terrible d’Harwelt l’interrompit et lui colla la langue au palais ; alors, docilement, il se glissa entre les draps, avec défense absolue d’en bouger, et Guy prit sa place à l’arrière de l’embarcation.

— Le faux pêcheur ramait silencieusement ; son compagnon cherchait à distinguer au loin la maison où l’attendaient sa mère et son ami… mais tout était sombre ; la lune elle-même disparaissait derrière un gros nuage, et une complète obscurité enveloppait la rivière.

— Vous avez donc envoyé votre écuyer en éclaireur ? interrogea le batelier.

— Oui, répondit tranquillement Guy, sans paraître remarquer le ton singulier de la question ; je l’ai chargé de rassurer ma mère et de m’attendre auprès d’elle.

— C’est fort prudent.

Le bateau s’était arrêté.

— Qu’y a-t-il donc, maître ? nous ne coulons pas, j’espère.

— Non, rassurez-vous ; d’ailleurs vous savez nager sans doute.

— Non, vraiment ; je n’ai jamais pu apprendre et…

Il n’acheva pas : deux bras nerveux l’arrachèrent de son banc et le précipitèrent dans l’eau profonde qui se referma sur lui en bouillonnant.

Alors, d’un vigoureux coup d’aviron, Harwelt éloigna l’embarcation, tandis que son regard essayait de percer les ténèbres.

Mais rien de suspect n’apparut à la surface de l’eau et il continua à descendre la rivière en murmurant :

— Décidément, Madame Jeanne n’aura pas de neveu pour héritier ! Maintenant, à la mère !

 

Pendant ce temps, immobile à sa fenêtre, Marguerite veillait, attendant son fils, et songeant moins à lui qu’à l’enfant dont le généreux dévouement lui mettait les larmes aux yeux.

Elle était seule ; l’hôtesse, effrayée par la vue des soldats et inquiète de la disparition de son mari, s’était mise à la recherche du pauvre homme. Quant à la bohémienne, elle avait disparu derrière Gaultier, aussi l’attente semblait-elle à Madame Marguerite, longue, bien longue…

Un bruit d’avirons troubla le silence de la nuit ; une barque accosta sous la fenêtre ; des pas lourds ébranlèrent l’escalier, et la mère, qui s’était élancée vers la porte avec un cri de joie, recula, muette de terreur, en reconnaissant Harwelt.

Il était seul et tira le verrou derrière lui ; puis, marchant droit à elle :

— Noble dame, je vous salue, dit-il en s’inclinant d’un air railleur.

— Harwelt ! l’âme damnée de ma sœur, murmura-t-elle frissonnante.

— Pour vous servir, selon mes faibles moyens, dit-il en prenant un escabeau et en s’asseyant sans façon devant elle.

La fierté de sa race remonta au cœur de la pauvre femme :

— On me parle debout et la tête découverte, dit-elle d’un ton qui en imposa malgré lui au Flamand.

— Pardonnez-moi, répliqua-t-il en se levant, mais je suis très las ; et d’ailleurs, comment reconnaître sous ces pauvres vêtements et dans cette misérable auberge la fille chérie de l’empereur Baudouin, la princesse belle et triomphante entre toutes, qui trônait à côté de son père au palais de Buccoléon ; l’épouse souriante de ce Guillaume de Dampierre qui, simple cadet de famille, n’en reçut pas moins la bénédiction nuptiale sous le dôme de Sainte-Sophie…

— Hélas ! soupira l’infortunée dont ce souvenir réveillait toutes les douleurs.

— Que voulez-vous, madame, le bonheur n’est pas de ce monde, et, plus il est apparent, moins il est durable ! Votre époux…

— Taisez-vous ! interrompit violemment Marguerite ; comment osez-vous prononcer le nom de votre victime ?

— Oh ! madame, pouvez-vous m’imputer à crime un simple accident que je déplore, croyez-le.

— Trêve de railleries ! qu’avez-vous fait de mon fils ?

— C’est vrai, vous aviez encore un fils, une suprême espérance pour votre cœur et pour votre ambition. Oh ! vous aviez été habile, très habile, et nos recherches ont été vaines longtemps ; mais, quand le diable s’en mêle !… et, il s’en est mêlé d’une manière originale en vous plaçant sur mon chemin.

« Mon Dieu, oui, madame ! c’est grâce à vous que j’ai pu parvenir au jeune comte et capter sa confiance.

« Vous avez eu beau lutter de ruses avec moi, livrer tout à l’heure un écuyer à nos soldats au lieu de votre fils, mes dispositions étaient bien prises, mon plan bien établi, et le prétendu héritier des comtes de Flandre ne pouvait m’échapper.

— Qu’avez-vous fait de mon fils ? répéta la mère d’une voix étranglée par l’angoisse.

— Mon Dieu ! madame, il y a vraiment des fatalités héréditaires ; c’est à quoi je pensais tout à l’heure en déplorant l’imprudence du jeune comte Guy qui, en se penchant sur le bord de mon bateau, s’est noyé dans la Deûle, absolument comme jadis son père dans le Bosphore.

Un cri qui n’avait rien d’humain s’échappa des lèvres de la malheureuse femme ; elle se rua sur le misérable comme une lionne à qui l’on arrache son lionceau…

Mais il la saisit rudement par le poignet.

— On ne peut séparer une si bonne mère de son enfant, dit-il avec un ricanement sinistre ; puisque vous l’aimez tant, allez le rejoindre.

Il l’entraîna vers la fenêtre qu’il enfonça d’un coup de genou.

Elle ne se défendait pas, indifférente à son propre sort, dans l’écrasement de sa douleur.

Soudain, Harwelt recula avec un juron : Guy, escaladant le balcon, sauta dans la chambre, et se jeta sur lui avec une telle violence, que le misérable, déjà terrifié par cette apparition, trébucha contre un escabeau et s’abattit sur le carreau.

Alors, pesant de tout son poids sur sa poitrine, le jeune comte lui arracha son poignard et le lui planta dans la gorge !

— Là, pour un poltron, ce n’est pas mal, dit-il en se relevant et se secouant comme un barbet.

Puis, saluant la comtesse avec désinvolture :

— Cet imbécile-là me demande si je sais nager et se figure que j’aurai la bêtise de lui dire la vérité ! Il me prenait réellement pour Gaultier. Vous l’avez vu, mon Gaultier ! madame ?

— Oui, mon enfant… Vous n’êtes pas blessé ?

— Pas une égratignure ; un bain rafraîchissant, voilà tout. Mais Gaultier.

Au lieu de lui répondre, elle l’attira à elle, le contempla avidement, cherchant dans ses traits quelque chose qu’elle n’y trouvait pas.

— C’est étrange, murmura-t-elle.

Qu’y avait-il d’étrange ?

Était-ce la figure de Guy, avec ses cheveux collés comme les poils d’un chien mouillé, ses habits ruisselants et son air placide au milieu de toutes ces péripéties ?

Était-ce son peu d’émotion en retrouvant sa mère ?

Était-ce, sur ce visage vulgaire, l’absence complète d’un signe de race, d’une ressemblance de famille ?

Était-ce sa froideur, à elle, alors que le cœur de son fils battait près du sien, pour la première fois depuis tant d’années ?

Elle posa ses lèvres sur son front, faisant un effort pour évoquer la délicieuse sensation qu’elle se promettait un instant auparavant.

— Cher enfant ! tu sais que je suis ta mère, dit-elle tendrement.

— Oui, vous êtes madame Marguerite de Flandre, dame de Dampierre.

— Oui.

— Je suis bien content de vous voir, reprit-il avec une naïve franchise, et Gaultier aussi va être content !… il a dû vous plaire, mon Gaultier ; si bon, si beau, si brave ! Gageons que vous lui trouverez meilleure mine qu’à moi ? Quel élégant gentilhomme ce serait, n’est-ce pas ? Oh ! je n’en suis pas jaloux, au contraire…, et même si vous aviez pour lui une secrète préférence, cela ne m’étonnerait pas… Mais où donc est-il, le paresseux ?

— Hélas ! mon fils, préparez-vous à un grand chagrin, puisque vous aimez si fort votre ami. Lui aussi vous aime tendrement, jusqu’à donner sa liberté, sa vie pour vous…

— Quelle sottise a-t-il encore faite ? s’écria Guy très inquiet.

La noble dame lui raconta le dévouement du jeune écuyer se livrant pour son maître !

L’ex-apprenti écoutait, atterré.

— Et vous l’avez laissé commettre une pareille folie !

— Il fallait choisir entre vous deux !

— Et vous avez préféré… Par tous les Saints ! vous avez fait là un joli coup !!



XVI


Gaultier s’était laissé emmener sans résistance, ne songeant qu’au moyen de prolonger la méprise qui devait assurer le salut de son maître.

Malheureusement, à l’entrée du camp, la petite escorte rencontra Harwelt, suivi d’Hugonet, qui n’osait pas le quitter plus que son ombre.

— Bonne prise ! messire Harwelt, cria joyeusement le lieutenant ; si notre comtesse, que Dieu conserve ! n’est pas ingrate, elle me bâillera une belle récompense.

— Qui donc emmenez-vous là ?

— Le prétendu comte de Flandre, en personne.

— Où diable l’avez-vous rencontré ? s’écria l’autre fort surpris.

— À l’image Saint-Julien, où nos espions avaient signalé sa présence.

— Il a donc devancé l’heure, murmura Harwelt, assez peu satisfait que l’on eût marché sur ses brisées.

Gaultier, le front baissé, dissimulait son visage, craignant d’être reconnu.

Mais Hugonet, dont l’œil perçant l’avait déjà découvert, tira le faux pêcheur par son manteau.

— Ce n’est pas lui, dit-il à mi-voix.

— Hein ! quoi ?

— C’est son ami, son écuyer.

— Pas possible !

Marchant droit au prisonnier, Harwelt le força à relever la tête et éclatant de rire :

— Mes compliments, lieutenant, vous avez un flair remarquable ! et vous auriez fait un fameux limier !… Seulement… seulement il ne faut pas prendre un lièvre pour un daguet.

— Que signifie ?…

— Cela signifie que ce morveux n’a jamais été Guy de Dampierre, mais un simple serviteur.

Le lieutenant atterré regardait alternativement son pseudo-prisonnier et le faux pêcheur, qui souriait d’un air railleur.

— Petit misérable ! bégaya-t-il, tremblant de colère ; tu m’as donc menti !

— J’ai sauvé mon maître, répondit hardiment le jeune garçon, et à cette heure, il est hors de vos atteintes.

— Pas encore, répliqua Harwelt avec un mauvais regard. Moi, je ne me laisse pas jouer par un échappé de nourrice.

Et il s’éloigna, suivi de son inséparable Hugonet, qui lui emboîtait le pas difficilement, laissant Gaultier plein d’angoisse sur le sort de son cher Guy.

Mais il n’eut pas le loisir d’y réfléchir longuement. Le lieutenant, furieux de sa duperie, le fit attacher à un arbre et battre de verges par ses hommes, malgré les supplications du pauvre enfant qui eût préféré la mort à cette honte.

Puis, ils le délièrent et l’abandonnèrent sans connaissance, au milieu d’une mare de sang.

Vers le soir, une charrette, traînée par un cheval étique, s’engagea dans le chemin creux.

Soudain l’animal s’arrêta.

— Hue donc ! Borak, cria le propriétaire de la pauvre bête qui méritait si peu le nom de la monture du Prophète, en montrant, hors de la bâche, le visage halé et ridé de la bohémienne Madja.

Mais Borak demeura figé au sol, et, comme la vieille allait employer des arguments plus « frappants », Mika, s’envolant par-dessus sa tête, vint s’abattre, avec un croassement, sur le corps inanimé de son ancien protecteur.

Cette fois Madja se décida à mettre pied à terre.

En reconnaissant Gaultier, dont un pâle rayon de lune éclairait le visage livide et les yeux clos, elle crut d’abord qu’il était mort ; puis, s’étant assurée que le cœur battait encore, elle le prit dans ses bras avec une vigueur que l’on n’eût pas attendu de son apparence débile et cassée, et le transporta dans sa charrette.

— C’est Allah qui t’a placé sur ma route, mon gentil sire ! murmura-t-elle, et puisque tu es le fils de Guillaume de Dampierre, je paierai en même temps ma dette à ton père et à toi.

Elle fouetta vigoureusement Borak qui tira péniblement, et, cahin-caha, le chariot disparut dans la nuit.

Gaultier fut longtemps entre la vie et la mort. Le sang perdu, les coups reçus, l’humiliation éprouvée, avaient déterminé une fièvre violente, à laquelle succéda ensuite une longue prostration qui le clouait sur sa couche sans regard et sans voix.

Madja le soigna avec une intelligence et un dévouement qui, heureusement, furent couronnés de succès, et quand, après avoir traversé la Champagne, ils arrivèrent en Bourgogne et s’arrêtèrent à Dampierre-sur-Vingeanne, le pauvre enfant était sauvé.

Mais ses forces épuisées le laissaient dans un profond abattement physique et moral : il était incapable de vouloir et même de penser. Son regard vague errait autour de lui sans s’intéresser à rien, et il ne reconnaissait pas plus la Bohémienne que le vieux corbeau qui, penché à son chevet, le contemplait de son œil noir en lissant ses plumes.

La vieille détela Borak et, le laissant paître à côté de la charrette, se dirigea vers le château féodal aux murailles crénelées, aux tours si hautes, si hautes, que le veilleur y apparaissait gros comme un moineau ; aux larges fossés, à la herse menaçante, au pont-levis soutenu par de lourdes chaînes, prêtes à le relever à la moindre alerte. En tout autre temps l’aspect de cette forteresse eût séduit l’imagination chevaleresque de Gaultier.

Madja, son corbeau sur l’épaule, se présenta devant le corps de garde.

— La charité, mes bons seigneurs, dit-elle humblement. Je vous dirai la bonne aventure et Mika vous divertira de son mieux.

On s’ennuyait ferme, en ces vieux donjons, murés aux bruits du dehors, et une pareille distraction était une fameuse aubaine.

Peu à peu tout le personnel du manoir se trouva réuni sous la voûte. Les serviteurs se joignirent aux gardes, et le sénéchal lui-même, venu pour gourmander les flâneurs, cédant à la contagion, se laissa séduire par la nouveauté et demeura les mains croisées sur son ventre, les yeux écarquillés, la bouche béante, riant comme un simple mortel des tours de l’intelligent oiseau qui, sur un signe de sa maîtresse, était allé saluer l’important personnage, avec la gravité d’un régisseur réclamant l’indulgence du public.

Mika était d’une adresse extraordinaire ; il obéissait au geste et à la parole.

Il comptait jusqu’à dix, quinze, vingt, et, s’il n’avait pas la voix mélodieuse que lui suppose malicieusement le renard de La Fontaine, du moins il n’ajoutait jamais un croassement au chiffre indiqué.

Il jouait aux dés et s’en acquittait à merveille, les jetant avec son bec et reconnaissant fort bien s’il avait gagné.

Alors, son petit œil noir brillait de plaisir comme celui d’un vrai joueur ; il attirait vivement la piécette qui servait d’enjeu, la repoussant au contraire, d’un air dépité, lorsque la chance favorisait son adversaire.

Chaque soldat voulut faire une partie avec lui, et le sénéchal lui-même daigna prendre le cornet et risquer une piécette contre ce singulier partenaire, tandis que la Bohémienne tirait l’horoscope des servantes.

Tout le monde était si bien absorbé par ces agréables occupations que, deux fois, le sifflet d’argent de la châtelaine retentit vainement dans les appartements déserts.

Enfin, impatientée, elle ouvrit la fenêtre de son oratoire et réitéra son appel strident.

Ce fut un désarroi général : la noble dame était fort redoutée ; aussi domestiques et femmes se dispersèrent-ils comme une volée de moineaux.

— Vous, détalez vite ! ordonna le gros sénéchal apeuré, en perdant un peu de sa dignité : notre maîtresse déteste les baladins.

— Laissez-moi au moins attendre mon corbeau, répondit tranquillement Madja.

— Malheureuse ! voulez-vous bien le rappeler, s’écria le pauvre homme avec désespoir, en voyant Mika se diriger vers le balcon où se détachait la silhouette sévère de la châtelaine.

— Laissez-le faire ! il arrangera vos affaires mieux que vous…

Il n’était pas convaincu et s’évertuait à faire déguerpir la bohémienne.

— Attendez que votre maîtresse me rapporte mon oiseau, dit Madja, les yeux fixés sur l’escalier d’honneur.

— Notre maîtresse se déranger !…

Il n’acheva pas…

La châtelaine, pâle comme une morte, parut sur le perron, l’oiseau de malheur perché sur son épaule sans qu’elle parût y prendre garde.

Hommes d’armes et serviteurs s’écartèrent toutefois, courbant le front.

Sans les voir, elle marcha droit à la Bohémienne :

— C’est vous qui m’avez envoyé ce corbeau, porteur de cet anneau ?

— Oui, madame.

— Et… cet anneau ?…

— Cet anneau est l’héritage de celui qui n’en avait pas reçu d’autre.

— Mort !… mort aussi !

La châtelaine cacha son visage dans ses mains et deux grosses larmes filtrèrent entre ses doigts jaunis comme l’ivoire.




XVII


La dame de Dampierre était demeurée seule de la noble maison de ce nom, depuis que son fils Pierre était mort, en bataillant contre les Anglais, et son petit-fils René entre les bras maternels qui essayaient vainement de le protéger contre la cruelle faucheuse, ne respectant ni l’âge, ni le rang.

Et l’aïeule, dans son deuil éternel, le cœur plus dur et plus glacé que le marbre imposant sous lequel dormaient, côte à côte, les derniers de sa race, le père dans son harnois de guerre, le fils dans l’armure à sa taille, étrennée si fièrement le jour où la maladie impitoyable l’avait cloué dans son petit lit blanc et bientôt dans le tombeau, — l’aïeule droite et fière sous sa couronne de cheveux blancs, égrenait lentement son rosaire, à la fenêtre de la tourelle.

De là elle dominait la route poudreuse, morne et déserte pour elle depuis qu’elle n’espérait plus y entrevoir le cimier de son fils Pierre ; silencieuse et désolée depuis qu’elle n’entendait plus monter vers elle la voix fraîche et les éclats de rire de son petit René.

Elle était toujours seule….

Pourtant, jadis, lorsqu’elle était jeune épouse, jeune mère, doux beaux enfants se pressaient autour d’elle et seul l’aîné reposait dans la chapelle…

Mais le second, Guillaume, n’avait eu aucune part de la tendresse maternelle, concentrée tout entière sur son aîné.

Seul, Pierre était beau, intelligent et brave ; sa mère l’admirait sous le heaume et la cuirasse et n’avait que du mépris pour Guillaume, plus chétif, plus délicat, bon à faire un clerc tout simplement, disait-elle.

Au reste, c’était le rôle qui lui était destiné : il devait entrer dans les ordres et étudiait à cet effet la théologie.

Mais, sous son air timide et craintif, il cachait une âme ardente, un esprit chevaleresque ; aussi écoutait-il plus volontiers les récits de bataille que les discussions religieuses, et se passionnait-il davantage pour la vie des hommes illustres que pour la vie des saints.

Un jour, le comte Baudouin de Flandre, partant pour la Croisade, passa par le duché de son voisin de Bourgogne et s’arrêta au château de Dampierre, dont le défunt seigneur avait été son frère d’armes, afin de saluer sa veuve et de connaître ses enfants.

Pierre était absent ; ce fut Guillaume qui vint recevoir Baudouin au pied de l’escalier d’honneur, sur lequel se tenait la châtelaine, droite et majestueuse.

Il s’acquitta de ses fonctions avec une courtoisie, une bonne grâce et une timidité exempte de gaucherie, qui lui concilièrent la faveur du futur empereur, et de sa fille, laquelle le suivait en Terre sainte.

Guillaume était savant, lettré, gentil causeur, doux et poli, qualités rares à cette époque d’ignorance, de brutalité soldatesque, et d’autant plus appréciées des dames.

Malheureusement la dame de Dampierre n’en jugeait pas ainsi et écoutait, les lèvres pincées, les éloges prodigués à son second fils.

— En vérité, madame, dit le comte, si je juge de l’aîné par le cadet, vous êtes une heureuse mère et je vous envie votre fils. Voulez-vous me le céder ? En mémoire de mon vieil ami, je lui serai bon maître et ne lui épargnerai pas les occasions de se distinguer. Confiez-moi le soin de sa fortune et il n’aura rien à envier à son frère.

— C’est impossible, monseigneur, répondit froidement la douairière ; Guillaume doit recevoir la tonsure.

— Quoi ! vous voulez en faire un moine !

— Messire Guillaume a sans doute la vocation, mon père, observa doucement Marguerite.

Non, il ne l’avait pas ; jamais il n’en avait été plus certain ; et, puisant du courage dans les yeux noirs de la jeune fille, il mit un genou en terre devant sa mère.

— Madame, dit-il avec respect, depuis trop longtemps, j’hésite à vous confesser mes secrètes aspirations : je rêve le noble métier des armes ; je serais un mauvais prêtre, je suis sûr d’être un bon soldat. Permettez-moi d’attacher sur mes habits la croix que je porte déjà sur mon cœur et de suivre le vaillant comte. Plus d’un simple cadet s’est illustré contre les Infidèles et je ferai en sorte que vous soyez fière de moi.

Ces dernières paroles s’adressaient-elles seulement à la douairière ?

En tous cas, Marguerite de Flandre les écouta les yeux baissés.

— Bien parlé ! jeune homme, s’écria le comte, je reconnais là le sang de mon brave Dampierre.

Mais la châtelaine fut grandement courroucée de l’audace du damoiseau, et refusa durement d’accéder à sa demande. D’ailleurs il dépendait de son frère et seigneur et ne devait pas avoir de volonté.

Elle était touchée de la bienveillance du sire comte ; mais Pierre était plus digne de l’honneur qu’il daignait faire à sa maison.

Baudouin, froissé de son refus, accueillit fort mal cette ouverture, et, prenant affectueusement congé de Guillaume atterré, à qui la jeune comtesse donna sa main à baiser, il salua froidement l’altière grande dame et s’éloigna avec sa suite.

À partir de cette visite, lumineux éclair dans sa nuit sombre, la vie si triste de Guillaume devint plus triste encore.

On lui fit cruellement expier la faveur passagère du comte ; on l’abreuva d’humiliations, de sarcasmes, et, comme il ne pouvait se résoudre à prononcer ses vœux, son frère l’accusa de trahison et félonie envers lui, lui reprochant de conspirer avec ses vassaux mécontents pour s’emparer de sa personne et de ses biens. Refusant même d’écouter sa justification, il le chassa de ses terres, lui défendant d’y jamais rentrer.

Sa mère le regarda s’éloigner d’un œil sec, sans un mot d’adieu, un geste de pitié.

En passant devant le banc de pierre où, depuis tant d’années, les seigneurs de Dampierre rendaient leurs arrêts, le banni s’arrêta un instant.

— J’en appelle de la justice des vivants à celle des morts, dit-il simplement… Et les ancêtres invoqués avaient prononcé d’une façon terrible en condamnant l’aîné et sa postérité.

Bien des années ont passé sur ce souvenir, mais rien ne l’efface du cœur de la douairière. Le front courbé sous le triple poids de l’âge, du deuil et du remords, elle songe à l’enfant proscrit et repoussé, dont jamais plus elle n’a entendu prononcer le nom.

Et les yeux humides, les mains jointes, elle se tourna vers la Bohémienne. Anxieusement, avec l’accent d’une prière :

— Parlez vite !… parlez-moi de lui, dit-elle, les yeux fixés sur l’anneau qu’elle venait de recevoir.

— Il y a bien longtemps de cela, commença lentement la vieille ; je passais par ce village et demandai l’hospitalité dans ce château. Je fus brutalement éconduite, et, comme je redescendais, lasse et épuisée, vers la vallée, le sire de Dampierre, qui rentrait de la chasse et auquel je m’adressai suppliante, m’écarta si rudement que je tombai dans un fossé et me cassai la jambe.

« Je restai là plusieurs heures, attendant du secours et ne l’espérant guère, tant les fiers chrétiens ont du mépris pour notre race !

« J’avais soif, je tremblais de fièvre ; mes oreilles bourdonnaient, et un voile couvrait mes yeux, quand une voix douce m’adressa des paroles compatissantes.

« Un jeune homme était là, près de moi, essuyant la sueur qui coulait de mon front et me présentant à boire.

« Puis, voyant que je ne pouvais marcher, il me prit dans ses bras, lui, un gentilhomme, un chevalier, me porta à l’auberge voisine et me recommandant à l’hôte :

« — Veillez à ce que cette pauvre femme ait les soins nécessaires, dit-il ; voilà mon anneau : c’est tout ce que je possède, il vous dédommagera de vos peines.

« Il partit sans que j’aie pu le remercier ; mais Madja n’oublie ni le bien, ni le mal.

« Je m’informai de son nom : c’était Guillaume de Dampierre, votre fils, ruiné et déshérité par les siens.

La mère cacha son visage dans ses mains.

— Je me jurai de lui rendre ce qu’il avait fait pour moi.

« Si pauvre que je paraisse, je commande à une puissante tribu, et je puis remuer plus d’or qu’un des plus fiers princes de la chrétienté.

« Grèce à moi, Guillaume de Dampierre eut l’équipement d’un roi et un beau coursier de bataille pour se présenter devant le comte Baudouin.

« De loin comme de près, je veillai sur lui. Il se distingua brillamment sous les yeux de l’empereur, et un jour vint où il épousa sa fille !

— Mon fils ! s’écria la douairière dans un élan de joie et d’orgueil.

— Dès lors, je le perdis de vue. Il était heureux, riche, aimé ; il n’avait plus besoin de moi. Je me trompais ; au faîte du bonheur et de la fortune, il rencontra la trahison et mourut assassiné par un des siens.

La dame de Dampierre étouffa un gémissement.

— Il laissait une veuve, un orphelin ; mais, au milieu du désordre causé par la mort de l’empereur, ils disparurent et l’on ne put savoir ce qu’ils étaient devenus.

« Le temps s’écoula.

« Un jour, en Provence, assaillie à coups de pierre par de méchants gamins, je fus défendue par un jouvenceau, simple apprenti alors, dont l’air et les manières me rappelèrent messire Guillaume.

« Son horoscope confirma mes soupçons. Pourtant, je n’en laissai rien paraître : il ne faut pas devancer le destin.

« Peu après, j’appris que les Flamands avaient proclamé comte le petit-fils de Baudouin, Guy de Dampierre, le fils de Guillaume.

« Le bruit de cet événement n’est-il pas venu jusqu’à vous ?

— Non.

— Je me rendis en Flandre. Hélas ! j’arrivai pour voir mon gentil seigneur, attiré dans un piège, tomber aux mains de ses ennemis. Je préparais sa délivrance quand Allah lui-même le plaça sur mon chemin, mais blessé, mourant.

— Mon Dieu !

— Je le pris dans mes bras, je le couchai dans ma charrette, je pansai ses plaies… Mais, où le conduire, où le cacher à ses implacables ennemis ?

« Je songeai à son aïeule : je vins en Bourgogne et je m’arrêtai à Dampierre-sur-Vingeanne pour vous dire :

« L’enfant de votre fils est là, malade, faible, sans abri, presque sans pain. Voulez-vous l’accueillir, le soigner, le défendre, ou le repousser comme son père ?…

La noble dame se dressa, frémissante.

— La preuve de ce que vous avancez…

— Je ne l’ai pas. Les bourgeois de Lille ont envoyé les titres de leur comte au roi, son suzerain. Mais l’enfant que j’ai sauvé et que je vous amène est bien Guy de Dampierre ; les astres ont prononcé, et les astres ne mentent jamais. Au reste, voyez-le, observez-le sans vous nommer. Ici il sera en sûreté, et, lorsqu’il sera rétabli et que vous serez convaincue, agissez selon votre volonté.

— Où est-il ? je veux le voir.

— Donnez-moi deux serviteurs pour le conduire ici.

La dame de Dampierre porta son sifflet d’argent à ses lèvres. Ses gens accoururent.

— Obéissez à cette femme comme à moi-même, ordonna-t-elle.

Un instant après, porté sur une civière, le blessé traversait le pont-levis.

Arrivés sous la fenêtre de la douairière, les porteurs s’arrêtèrent un instant.

La mère crut voir se dresser l’ombre vengeresse de son fils, lui désignant l’orphelin pâle et inanimé, d’un geste d’autorité souveraine.

Et, éclatant en sanglots, elle lui tendit les bras.




XVIII


Gaultier revenait lentement à la vie. Peu à peu ses sens engourdis se réveillaient : il comprenait ce qu’on lui disait, il reconnaissait ceux qui l’entouraient.

Cependant sa mémoire demeurait absente ; des événements tragiques qu’il avait traversés, il ne conservait aucun souvenir ; le nom même de Guy que lui donnait la douairière, ne lui rappelait rien. Le passé était mort, aucun vestige n’en survivait dans ce cerveau affaibli.

Il croyait avoir toujours vécu dans ce vieux manoir où tout lui semblait familier ; il n’évoquait pas d’autre visage que celui de la grand’mère, penchée anxieusement sur son lit.

Toujours présente à ses côtés, il s’était si bien habitué à la voir, pendant ses longs jours de fièvre et ses éternelles nuits d’insomnie, qu’il ne s’était pas étonné de la trouver là à son réveil, et il lui avait souri comme à une vieille connaissance.

Maître Ambroise, le vieux médecin de la noble famille, avait ordonné de laisser soigneusement le jeune malade dans cet état d’inconscience et d’oubli.

Il craignait, pour cette nature impressionnable et nerveuse, le choc trop rude de souvenirs douloureux ou terribles.

La dame de Dampierre, au reste, n’était pas fâchée de cet état qui supprimait tous préliminaires, et lui rendait son petit-fils comme s’il ne l’eût jamais quittée. Elle ne doutait pas, en effet, de la filiation de l’enfant. N’avait-il pas tout d’un gentilhomme : les goûts, les manières ?

Affable et bienveillant avec ses inférieurs, il recevait leurs hommages avec une grâce pleine d’aisance ; tendre et respectueux avec son aïeule, il avait pour elle les prévenances délicates, les attentions courtoises de son père.

Comme lui, il s’enflammait aux récits guerriers, rêvait d’exploits héroïques, d’entreprises chevaleresques. Il menait l’existence d’un véritable damoiseau, étudiant avec le chapelain qu’il surprenait par ses rapides progrès, pratiquant les armes, l’équitation.

Adroit dans tous les exercices du corps qui formaient la base de l’éducation d’un noble de cette époque, l’épée allait bien à sa main fine et aristocratique, et il semblait plus à l’aise sous une lourde armure qu’il ne l’était jadis sous le sarrau de l’artisan.

— On dirait messire Guillaume en personne, répétaient ses vassaux, charmés de sa bonne mine, seulement, lui, on ne l’écoutait pas.

Gaultier, au contraire, n’avait qu’à parler, appuyer une requête, excuser une faute ou dépeindre une misère, pour que la châtelaine ouvrît aussitôt sa bourse et son cœur, et se montrât tout indulgence, toute bonté, toute compassion.

Aussi le jeune seigneur était-il adoré de tous, et nul ne discutait la façon légèrement bizarre dont il était rentré dans son nom et son héritage.

Mais tout le monde ne devait pas être de si bonne composition, et les collatéraux, frustrés dans leurs espérances, ne devaient pas accepter si facilement la substitution.

Aussi la châtelaine résolut, sans tarder, de porter la question au pied du trône.

Une occasion se présentait de s’y rendre, sans donner l’éveil aux puissants ennemis du jeune comte.

Le roi Louis VIII était mort au retour d’une croisade contre les Albigeois, emporté par une épidémie, en traversant l’Auvergne, au village de Montpensier, réalisant ainsi la prophétie de Merlin :

« Le lion pacifique mourra dans le ventre de la montagne. »

Sa femme, Blanche de Castille, devenue régente, n’assumait pas là une tâche facile, et une ligue de mécontents, composée des premiers seigneurs du royaume, se forma pour lui arracher la tutelle du jeune roi et empêcher son sacre immédiat, sous prétexte que les pairs n’étaient pas en nombre suffisant et qu’il fallait d’abord mettre en liberté ceux qui étaient détenus depuis Bouvines.

« Mais la reine, qui étrange femme était, et que oncques ne pouvait fouler », ne prit conseil que du légat et passa outre.

Le sacre du roi Louis IX fut donc décidé pour le 29 novembre, et la dame de Dampierre résolut de profiter de cette solennité pour se rendre auprès du jeune roi et lui présenter son petit-fils.

La veille de cette imposante cérémonie, une multitude de prêtres, de laïques, de nobles et de vilains se pressaient aux portes de la cité de saint Rémi, venant de tous les points du royaume.

Les hôtelleries regorgeaient et la figure de leurs propriétaires resplendissait d’une satisfaction goguenarde en répondant aux pauvres voyageurs sollicitant une chambre.

— Tout est plein, messire, il ne nous reste même pas un coin à l’écurie.

Les hôteliers n’ont pas le triomphe modeste.

Seul, l’aubergiste du Grand Saint-Rémi faisait exception à la règle, et c’était d’un air véritablement marri qu’il répondait par la formule sacramentelle, aux nobles seigneurs ambitionnant l’honneur d’être hébergés chez lui.

Faisant pendant à ses soupirs, sa femme marmottait d’un ton grondeur :

— Plus de place ! plus de place ! Si tu avais congédié les mendiants qui déshonorent ton hôtellerie, tu n’aurais pas été forcé de refuser trois comtes, deux barons et je ne sais combien de chevaliers…

— Ces mendiants, comme tu dis, payent en beaux tournois d’or, et vois-tu, femme, il ne faut pas regarder la couleur des habits, mais la couleur de l’argent.

« Je le confesse : ce vieux pèlerin, cette bohémienne, cette pauvresse et son fils ne font pas honneur à notre auberge ; mais ils nous rapportent profit : puissent tous mes confrères en dire autant de leurs hôtes empanachés et piaffant, mais dont l’escarcelle ne résonne guère.

— C’est égal, au Paon-Couronné, ils ont les sires de Coucy ; au Cheval-Blanc, le comte de Dreux…

— Eh ! n’aurons-nous pas aussi une noble dame, celle dont le sénéchal est venu retenir les logements !

— Elle sera bien flattée de la compagnie qu’elle trouvera ici, dit l’hôtesse en haussant les épaules. Regarde un peu la mine de ce pèlerin, il est encore plus vieux que le roi de Jérusalem, monseigneur Jean de Brienne, dont le cortège est passé tout à l’heure ; il doit avoir cent ans au moins !

— En tout cas, il n’est pas bruyant : depuis qu’il est là, assis à notre porte, il n’a pas prononcé une parole.

— Ah çà ! et ce polisson d’Hugonet, va-t-il enfin rentrer ; depuis ce matin on ne l’a pas vu à l’auberge : il court la ville avec quelques vauriens de son espèce. Encore une belle acquisition que tu as faite là, mon homme.

— Bon ! on ne trouve pas si facilement des garçons de supplément, par ce temps de presse, et il sera toujours bon à tourner la broche comme défunt Miraut.

— À condition de ne pas aller vagabonder.

Elle s’interrompit.

Une litière aux rideaux de cuir débouchait de la rue voisine, suivie d’une escorte respectable. Un damoiseau de bonne mine caracolait à la porte.

Il s’empressa de mettre pied à terre, pour offrir la main à la voyageuse qui n’était autre que la dame de Dampierre.

— Merci, mon enfant, dit-elle avec un sourire.

Et, s’appuyant sur son joli cavalier, elle entra dans l’hôtellerie, passant, d’un air hautain, devant le mari et la femme, courbés en deux pour écouter les ordres du sénéchal.

Sur le seuil, Gaultier s’arrêta tout à coup.




XIX


Désespéré de la captivité de son ami, qu’il avait vu emmener par les soldats, Guy, sans écouter les supplications de sa mère l’exhortant à la prudence, s’était rendu droit au camp des assiégeants pour revendiquer la liberté de son fidèle écuyer et se livrer à sa place.

Mais, en route, il rencontra deux soldats, riant et plaisantant de la déconvenue de leur chef, et apprit ainsi que la généreuse supercherie de Gaultier avait été découverte et cruellement châtiée.

Frémissant de rage à la pensée de la souffrance et de l’humiliation du prisonnier, il l’avait vainement cherché dans tous les environs, interrogeant les paysans, les pêcheurs, sans soucis de se compromettre.

Enfin une vieille Flamande, après bien des hésitations, détours, circonlocutions, finit par confesser avoir donné à une bohémienne quelques gouttes de vin, pour laver les plaies d’un jeune blessé qu’elle emmenait dans sa charrette.

Guy respira : son frère était sauvé, et le signalement de la vieille, se rapportant à celui de leur protégée au corbeau, lui donna bon espoir pour le malade que la Providence lui avait confié.

Il revint donc vers sa mère très inquiète, et lui déclara nettement que, avant de s’occuper de tout autre soin, il lui fallait retrouver Gaultier, coûte que coûte.

Marguerite discuta pour la forme. Au fond elle était fière du sentiment de reconnaissance et d’attachement que lui indiquait l’obstination de son fils.

Puis elle-même s’intéressait, plus qu’elle n’eût voulu l’avouer, au noble enfant qui s’était dévoué pour son maître.

Donc, sans s’inquiéter de ce que deviendraient les Lillois privés de leur chef, Guy et sa mère se dirigèrent vers la Champagne, suivant la piste des fugitifs.

Mais les précautions de Madja étaient bien prises, trop bien prises même, et ils étaient contraints de marcher presque à l’aventure, allant, venant, faisant mille détours, revenant sur leurs pas, sans cesse déçus, jamais découragés.

Le matin de ce jour, ils étaient arrivés à Reims : Guy fondait un certain espoir sur la réunion de tant de gens, venus de tous les points du royaume.

Il n’avait pas été trompé.

La première personne qu’il avait aperçue avait été la bohémienne. Elle, de son côté, avait reconnu l’ami de celui qu’elle appelait Guy de Dampierre.

Une courte explication avait eu lieu entre eux, terminée à leur satisfaction réciproque, et Guy était en train d’engager sa mère à se rendre à Dampierre, lorsqu’il vit entrer dans la salle une dame d’un aspect imposant, suivie d’un page.

Celui-ci s’était arrêté sur le seuil, pétrifié.

Tout à coup, un double cri s’échappa des lèvres des deux jeunes garçons.

— Guy !

— Gaultier !

Ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre au moment où Hugonet apparaissait, une manne de victuailles sur la tête, et contemplait ce spectacle d’un air piteux et ahuri.

En revoyant son ami, le voile qui couvrait l’esprit de Gaultier s’était brusquement déchiré, la mémoire lui était revenue, et, s’inclinant devant son maître :

— Sans le savoir, et sans le vouloir, j’usurpais votre place, mon cher sire, lui dit-il ; pardonnez-le-moi, et vous, madame, ne m’en veuillez pas, je vous prie ; la tromperie était involontaire de ma part au moins, ajouta-t-il avec un regard de reproche à Madja.

— De la mienne aussi, déclara simplement celle-ci ; vous vous étiez nommé vous-même Guy de Dampierre et j’ignorais que ce fut un subterfuge.

— C’est juste. Encore une fois excusez-moi, madame, pour l’amour de votre fils… le vrai.

La douairière ne répondit pas ; elle semblait confondue, et considérait, en hochant la tête, le véritable héritier des sires de Dampierre et des comtes de Flandre.

Était-ce possible ?

Son malaise et son irritation se traduisaient malgré elle dans son abord glacial et son air méprisant.

Son petit-fils semblait s’en amuser prodigieusement, et, tandis que sa mère saluait respectueusement la vieille dame :

— Par tous les Saints ! ma vénérable grand’mère ne semble pas charmée de la substitution ! dit-il à son ami en riant.

Et Hugonet ?

Son odyssée était plus lamentable encore.

Pendant que le comte de Flandre abandonnait ses sujets, sans tambours ni trompettes, lui se morfondait dans le grand lit seigneurial, en proie aux plus sinistres appréhensions.

Le jour se leva.

Des passants remarquèrent l’échelle de corde pendue à la fenêtre… Bientôt toute la ville fut en émoi.

Le « rewart » accourut, suivi des échevins, et pénétra dans l’appartement du comte.

En apercevant le dormeur, il eut un soupir de soulagement.

— Fausse alerte, mes amis, dit-il avec dignité. Grâce au Ciel, il n’est rien arrivé de fâcheux à notre cher sire et vous aurez l’honneur de le saluer à son réveil !

Et s’inclinant très bas :

— Monseigneur, les échevins de votre bonne ville viennent s’informer de votre précieuse santé.

Rien ne répondit, si ce n’est un ronflement sonore.

Inquiet de ce sommeil si profond, si prolongé, le rewart toucha l’épaule du prince.

Celui-ci, croyant recevoir le coup mortel, poussa un cri déchirant, fit un saut de carpe et présenta aux regards stupéfaits des assistants la face blême d’Hugonet…

— Ce n’est pas lui ! s’écria maître Pierre reculant de trois pas.

Ce fut le signal d’une confusion indescriptible ; les cris de « trahison ! » s’élevèrent de toutes parts ; le malheureux armurier accablé, ne sachant lequel entendre, essaya vainement de se justifier. Honni, conspué, il fut traîné hors de l’Hôtel de Ville, roué de coups et jeté dans la Deûle par la populace exaspérée.

Comment Hugonet parvint-il à s’échapper ?

— C’est qu’il y a un dieu pour les coquins ! dit tranquillement Guy.

Il avait tenté de regagner sa Provence ; mais, tombé aux mains d’une bande de routiers, il avait été ballotté de l’un à l’autre, jouet des hommes et des événements, et était venu échouer à Reims, trop heureux de gagner son pain comme tourne-broche.

C’est Hugonet qui fit ce récit lamentable, mais son ton pleurnichard toucha médiocrement le jeune comte qui n’avait pas oublié sa traîtrise.

Gaultier, plus généreux, consola le pauvre hère, lui faisant espérer un prompt retour dans son pays.

— En attendant, retourne prestement à tes fourneaux et ne laisse pas brûler le rôti, ordonna Guy, et surtout que je ne te surprenne plus écoutant aux portes.

Soudain, un grand bruit de fanfares et de trompettes éclata au dehors, attirant tous les habitants aux fenêtres.

C’étaient les gens de Flandre qui faisaient leur entrée, bannière en tête.

La comtesse Jeanne, montée sur une blanche haquenée, s’avançait, hautaine et superbe, sans daigner honorer d’un regard les humbles mortels qui se pressaient sur son passage.

Elle ne vit pas sa sœur qui, pâle et tremblante, s’était rejetée en arrière ; elle ne vit pas son neveu qui, penché au balcon, la dévisageait curieusement.

Elle ne vit pas non plus le vieux pèlerin qui s’était levé pour saluer l’étendard du Lion de Flandre, et qui maintenant, retombé sur son banc, cachait son visage dans ses mains…




XX


Jeanne de Flandre, le sourcil froncé, écoutait, d’un air sombre et préoccupé, un personnage revêtu du costume de fer des gentilshommes de l’époque, qui se tenait debout devant elle.

— Vous êtes sûr de l’avoir reconnu, Harwelt ! demanda-t-elle.

— Je n’oublie jamais la figure d’un créancier, et le moindre mouvement que je fais me rappelle ma dette à l’égard de celui-ci, répondit Harwelt, le cou roide encore de sa blessure, dans son gorgerin d’acier.

— Mais lui, vous a-t-il vu ?

— Non ; d’ailleurs c’est un enfant, et, bien qu’il m’ait joué une première fois, j’en viendrai facilement à bout, maintenant que je suis prévenu.

— Le fait est que la mésaventure est humiliante pour un politique de votre force ! Être vaincu par un jouvenceau n’ayant pas de barbe au menton, c’est dur, mon pauvre ami ! Vous avez trouvé votre maître en ruse, en audace et presque en force !… car enfin il vous a terrassé, ce jeune David !

Le Flamand grinçait des dents à ce souvenir, rendu plus cuisant encore par le ton railleur de sa noble maîtresse.

— Terrassé, non ; renversé, tout au plus, dit-il en essayant de prendre un air dégagé. Que voulez-vous ! lorsqu’on est surpris, une chiquenaude renverserait un colosse… et je ne me soucie pas plus de cet accident que des quelques pouces de fer que m’a fait avaler votre beau neveu.

« Ce qui m’inquiète pour vous… c’est que, s’il se présente avec sa mère devant la Régente, elle pourrait fort bien accueillir ses revendications, examiner ses titres et dame !… elle est déjà assez mal disposée à votre égard, Mme Blanche de Castille.

Le front soucieux de la comtesse se rembrunit encore : Harwelt avait rendu coup pour coup et avait touché juste.

Aussi, renonçant à la guerre d’épigrammes qui lui avait si mal réussi :

— Vous croyez ma sœur avec lui ? dit-elle.

— J’ai parfaitement distingué l’ombre d’une femme au fond de la pièce.

— Et que me conseillez-vous ?

— Ce que je vous ai toujours conseillé, ce que je vous conseillerai toujours : supprimer l’obstacle quel qu’il soit !

— Ce qui était bon hier ne l’est plus aujourd’hui ; d’ailleurs la violence me répugne.

— En vérité !

— Il faut éviter de verser le sang… quand on peut faire autrement.

— Pardonnez à ma surprise, madame, mais je ne suis pas accoutumé à de tels scrupules et je cherche le motif… réel… de votre mansuétude.

— Les sentiments de famille, messire…

— Je m’incline, madame.

— Et puis… la prudence… Marguerite a pu trouver aide et secours. Parmi toute cette noblesse réunie pour le sacre, on compte plus d’un ami de mon père : le vieux roi, Jean de Brienne, son compagnon d’armes, ne refuserait certainement pas assistance à sa fille chérie… On peut circonvenir la Reine Blanche… Que sais-je, moi ! D’un autre côté, si la Régente, pour me faire pièce et dommage, s’avisait de rendre la liberté à mon époux, l’existence de mon neveu et héritier servirait de frein puissant à l’ambition du comte Ferrand et le tiendrait sous ma dépendance.

— Mais ce damoiseau ne vous tiendrait-il pas sous la sienne ?

— Non, car j’exigerai d’abord de sa mère et de lui une renonciation complète et absolue à tous leurs droits.

— Je reconnais là votre haute sagesse, madame.

— Seulement, il faut se hâter pour mener à bien cette entreprise. Cette nuit même, Marguerite et son fils devront être conduits ici et n’en sortiront que soumis ou…

— Je comprends…, mais le moyen ?

— C’est votre affaire. Après deux échecs aussi complets… vous avez une revanche à prendre.

— Hum ! ce sera difficile.

— Vous êtes adroit.

— Lui aussi… et chat échaudé craint l’eau froide.

— Bon ! vous vous vantiez d’en avoir si aisément raison ! c’était donc une fanfaronnade ?

— Non, je ne m’en dédis pas… je chercherai.

— Cherchez, vous trouverez.

…Harwelt trouva sans doute ; car, deux heures après, il se présentait, sous son habit de franciscain, à l’auberge du Grand Saint-Rémi et demandait une chambre.

Il fallut tout le respect dû à sa robe pour empêcher l’hôtelier de lui rire irrévérencieusement au nez.

Comment un simple moine avait-il l’ébouriffante prétention de réclamer un gîte, quand tant de nobles barons devaient passer la nuit à la belle étoile.

— Vraiment, mon révérend, ce serait avec grand plaisir ; mais il faudrait pour cela un miracle digne de la multiplication des pains : la multiplication des chambres.

— Vous me permettrez bien au moins de me chauffer un instant, à côté de votre tourne-broche.

La supplique n’était pas exorbitante et l’hôte daigna y acquiescer majestueusement.

Le religieux alla s’asseoir près d’Hugonet, dont le visage était éclairé en plein par le brasier ardent, et, lui touchant l’épaule, prononça son nom à voix basse.

Le pauvre diable eut un violent sursaut, dont la broche ressentit un contre-coup, inquiétant pour le rôti, et il devint plus blanc que son tablier, en reconnaissant son persécuteur.

Celui-ci, un doigt sur les lèvres, lui recommandait le silence.

— Pas un mot, pas un geste, dit-il en présentant les mains à la flamme d’un air béat ; j’ai à te parler, va m’attendre derrière la maison.

— Mais…

— Obéis ou sinon !…

— J’y vais, bégaya Hugonet tremblotant.

Le faux moine, bénissant ses hôtes avec une onction parfaitement jouée, ne tarda pas à le rejoindre.

— Çà ! que fais-tu ici ? demanda-t-il d’un ton rude.

— J’y suis gâte-sauce pour vous servir…

— Merci ! Enfin tu es du logis et tu pourras facilement m’y introduire.

— Vous !

— Ce n’est pas plus difficile que d’entrer à Lille.

Le triste marmiton soupira à ce nom qui rappelait ses malheurs.

— Mais… pourquoi faire ? interrogea-t-il timidement.

— Je n’aime pas plus les curieux que les bavards. Ton ancien ennemi Guy est ici ?

— Avec sa mère et sa grand’mère, la dame de Dampierre.

— Il a donc retrouvé toute sa famille ?

— Probablement.

— Bien. Il y a une entrée de service par ici ?

— Oui.

— Quand le couvre-feu sonnera et que tout le monde sera couché, tu m’ouvriras cette porte.

— Mais…

— Tu répliques, je crois !…

— Non, monseigneur… non !

À demi mort de peur, Hugonet écouta avec docilité les instructions du terrifiant personnage et promit de s’y conformer exactement.

Lorsqu’il entra dans la salle, son visage bouleversé attira l’attention de Gaultier qui causait avec son maître, près de la haute cheminée.

— Est-ce qu’il t’est arrivé quelque accident ? lui demanda-t-il avec intérêt.

L’autre, sans répondre, fixait sur lui ses gros yeux terrifiés.

— Laisse donc ! il vient de voir le diable, dit Guy en riant.

— Si ce n’est lui, c’est un sien cousin, marmotta le tourne-broche d’un accent haineux, et il pourrait bien vous jouer un tour de sa façon.


XXI


La comtesse Jeanne arpentait son oratoire avec agitation, interrogeant le sablier qui lui tenait lieu d’horloge.

Le couvre-feu était sonné, et d’épais rideaux de velours dissimulaient la douce lumière de la lampe d’argent qui éclairait la pièce.

Harwelt avait-il réussi ?

N’était-il pas survenu quelque incident ?

Le sable lui semblait s’écouler avec une lenteur insupportable ; elle fixait son œil irrité sur le mince filet, servant à mesurer le temps…

Enfin on gratta à la porte et Harwelt parut.

— Eh bien ? demanda-t-elle haletante.

— Vos ordres sont exécutés, madame ; les prisonniers sont là.

— Ont-ils fait résistance ?

— Aucune ; l’enfant a été surpris pendant son sommeil ; quant à la mère, le nom de son fils a suffi pour la déterminer à nous suivre.

— Qu’elle entre et qu’on nous laisse…

Le Flamand s’inclina, introduisit Marguerite, et les deux sœurs demeurèrent face à face.

Bien qu’ayant un certain air de famille, elle se ressemblaient fort peu.

Jeanne avait les traits énergiques mais sans charme, et son allure masculine manquait absolument de distinction.

La cadette au contraire avait un port de reine, une figure noble et douce, encadrée d’une chevelure brune, fort rare dans la blonde Flandre, et qui lui avait valu le surnom de Marguerite la noire.

Ni l’âge ni les malheurs n’avaient altéré sa beauté, et cette constatation, pénible à sa vanité et à son amour-propre de femme, n’était pas faite pour disposer la comtesse en faveur de sa sœur.

— Tu as donc voulu lutter contre moi, pauvre folle ! dit-elle avec une pitié méprisante.

— C’était de la folie, en effet, répondit tristement la mère de Guy ; car les armes ne sont pas égales, puisque vous ne reculez ni devant la déloyauté, ni devant le crime…

— Prends garde ! tu sais que j’ai le moyen de briser ton insolence et de te courber à mes pieds.

— Si je ne le savais, serais-je ici ?

Et deux larmes brûlantes jaillirent des paupières gonflées de la malheureuse mère à la pensée de son fils.

Jeanne eut un sourire cruel.

— Allons, je vois que tu te rends compte de ta position. La mort de ton fils, la tienne, dépendent d’un signe. Il ne tient qu’à moi de vous perdre tous deux.

— Prends ma vie, j’y consens sans peine, Jeanne ; je te la donne avec joie pour racheter celle de mon enfant.

— Pourquoi l’épargnerais-je plus que toi ? Il est l’ennemi, le danger ; je le supprime.

— Oh ! non, tu ne feras pas cela ! s’écria la mère affolée, en saisissant les mains de sa rivale et en les étreignant convulsivement. Jeanne, ma sœur, je t’en conjure, aie pitié de mon fils ! Pense que je n’ai que lui au monde ! Oh ! non, ne me repousse pas ! laisse-toi toucher !! J’ai tout perdu, mon père, mon époux. Lui seul me reste !…

« Oh ! je ne récrimine pas…, je ne t’accuse pas… ; on a pu outrepasser tes ordres…, et puis, je ne veux rien savoir…, j’oublie tout…, mais mon fils !… mon fils !… que t’a-t-il fait, mon Dieu ?

Elle se tordait les bras.

Jeanne la considérait d’un œil sec.

— Tu l’as dit : il est ton fils… et je n’en ai pas, moi !

— Jeanne ! ma sœur !

— Que me font tes prières et tes larmes ! Je ne suis pas mère, moi !

— Tu n’es pas mère, c’est vrai ; tu n’as jamais tremblé pour les jours d’un petit être chéri ; mais tu as eu une mère, la mienne. Rappelle-toi comme elle nous aimait ! comme elle était bonne et tendre ! Souviens-toi que les mêmes bras nous ont portées, que les mêmes lèvres ont effleuré notre front, et aie pitié de ton propre sang !…

— Tais-toi ! tu réveilles toute ma haine et toute ma colère. Ai-je jamais eu ma part d’affection et de caresses ? N’avais-tu pas déjà usurpé ma place dans le cœur de nos parents comme tu voudrais l’usurper aujourd’hui dans leurs États. Évoquer le passé est un mauvais moyen pour m’attendrir, je t’en préviens.

— Mais l’avenir, Jeanne ? Si Dieu, dans sa bonté, t’accordait un fils, ne craindrais-tu pas alors que mes larmes ne criassent vengeance au tribunal de l’éternelle justice, et que mon enfant mort ne te retire le tien.

— Je n’ai point de fils et n’en désir point. Cependant, écoute, il est peut-être une chance de sauver le tien et toi-même.

— Laquelle ?

— Qu’il rentre dans l’obscurité dont il n’eût jamais dû sortir ; qu’il redevienne un simple artisan et je l’oublierai.

— Renoncer à ses droits.

— C’est une condition expresse et absolue.

— Je ne peux le dépouiller de son héritage de mes propres mains.

— Alors, il mourra ; choisis…

— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !!

— Veux-tu le voir, le consulter ?

— Oui.

Sur l’ordre de la comtesse, Guy fut amené devant sa mère, et courant se jeter dans ses bras avec effusion :

— Gaultier est-il libre ? lui glissa-t-il à l’oreille.

— Oui.

— Alors tout va bien.

Et, saluant Jeanne qui l’examinait curieusement.

— Madame ma tante, je suis bien votre serviteur, lui dit-il d’un ton délibéré, quoique vous m’ayez procuré un mauvais réveil.

— Il sera plus mauvais encore si vous n’écoutez les conseils de votre mère.

Marguerite entoura l’enfant de ses bras.

— Guy, mon fils, dit-elle d’une voix tremblante, Dieu sait que j’ai fait tout au monde pour te conserver ton héritage ; mais, hélas ! le destin est contre nous ; le Ciel nous abandonne. À cette heure, je ne puis plus rien pour défendre tes

droits, à peine s’il reste un moyen de sauver ta vie ; mais

celui-là, quoiqu’il t’en coûte, quoiqu’il répugne à ta fierté, je te conjure de ne pas le repousser pour l’amour de moi.

— Je suis votre fils soumis et respectueux, madame ma mère, et suis prêt à vous obéir, quelle que soit la chose que vous me commandiez.

— Non, je ne puis te dicter ta conduite, c’est à toi de décider selon ton honneur et ta conscience.

— Parlez, madame.

— On exige que tu renonces, au nom de ton père, à l’héritage de tes aïeux, que tu redeviennes un humble artisan, que tu retournes à ton établi, et que tu oublies le rêve de grandeur, de fortune et de gloire, qu’imprudemment, hélas ! j’ai fait passer devant tes yeux.

— Et ce faisant ?…

— Vous serez libre et pourrez vivre heureux, mais ignoré, avec votre mère.

— Et si je refuse ?…

— C’est la mort.

— Bon ! au moins, avec vous, belle tante, on sait à quoi s’en tenir… Et vous me conseillez d’accepter ces conditions, madame ma mère ?

Elle baissa la tête, heureuse, sans doute, dans son angoisse maternelle, de voir la résignation placide de son fils, mais humiliée dans son orgueil.

Comment ! le sang d’empereur qui coulait dans ses veines ne se révoltait pas à cette insultante proposition !

Comment ! son fils, le fils du brave Dampierre, se laissait dégrader sans murmure !

Elle se taisait, n’osant prononcer…

Devant un refus indigné, elle eût employé toute son influence, usé de toute son autorité pour vaincre une résistance dont elle eût été fière ; mais cette indifférence l’irritait, et elle qui, tout à l’heure, l’exhortait à céder, en arrivait plaider contre elle-même.

— Réfléchissez bien, mon fils, c’est vous condamner à un labeur obscur.

— Je ne le crains pas.

— Renoncer à porter l’épée…

— C’est pénible, mais un mort, l’épée au côté, me semble inférieur à un vivant armé de ses deux poings.

— Vous êtes plein de sagesse, beau neveu, dit ironiquement la comtesse, et votre mère est heureuse d’avoir un fils si prudent.

Le rouge monta au visage de Marguerite ; elle repoussa le jeune garçon, et d’une voix étouffée :

— Faites ce qu’il vous plaira, mon fils ; je ne saurais vous donner un conseil.

— Alors, belle tante, finissons-en, car je tiens à sortir d’ici. Que dois-je faire ?

— Signer ce parchemin, par lequel vous reconnaissez être un imposteur et n’avoir aucun droit à l’héritage des comtes de Flandre.

Guy parcourut rapidement la formule et prenant la plume :

— Allons ! dit-il avec un sourire singulier, en évoquant le souvenir de sa royauté éphémère de la Victoire, déposons donc la couronne une seconde fois.

— Maintenant, jurez l’un et l’autre, sur ces saintes reliques, d’observer fidèlement ce pacte, dit la comtesse en leur montrant une châsse de vermeil, renfermant un morceau de la vraie Croix.

— Jurez, ma mère, dit le jeune comte, prévenant un mouvement de révolte de Marguerite : jurez.

En. ce moment, la porte s’ouvrit brusquement : Harwelt parut, pâle et agité.

— La Régente a été prévenue, madame ; l’hôtel est envahi par les hommes d’armes.

— Comment ! qui a osé ?

— Au nom du roi ! dit une voix ferme.

Le sénéchal en personne était devant la comtesse frémissante.

— Qu’y a-t-il, messire, et comment pénètre-t-on ainsi chez moi à pareille heure ?

— Madame, plainte a été portée contre vous devant Sa Majesté. Vous êtes accusée de rapt et de violence contre deux de ses féaux sujets, et la présence ici de cette dame et de cet enfant qui ne semblent pas y être venus librement…

— Pardonnez-moi, monsieur le sénéchal ; ils vous répéteront eux-mêmes qu’ils m’apportaient, librement et spontanément, une pièce importante, que je compte soumettre avant peu au Conseil de Régence.

— Est-ce exact ? interrogea le sénéchal étonné ?

— Rigoureusement exact, répondit tranquillement Guy.

— Alors, je me retire…

— Nous nous retirerons ensemble, s’il vous plaît, messire, dit le jeune comte, avec un regard railleur vers sa tante : nous n’avons plus rien à nous dire, et une conversation, si intéressante qu’elle soit, ne peut se prolonger indéfiniment. Permettez-nous donc de profiter de votre escorte ?

— Vous avez juré, ne l’oubliez pas, gronda la comtesse, tandis qu’il s’inclinait poliment devant elle.

— À Dieu ne plaise, madame ! répondit-il avec un fin et mystérieux sourire.




XXII


Pendant le trajet, la mère et le fils n’échangèrent pas une parole ; mais, en franchissant le seuil de l’hôtellerie, Marguerite ne put s’empêcher de dire avec amertume :

— Si vous aviez seulement résisté cinq minutes, vous seriez encore comte de Flandre.

— C’est un titre qui ne me fait pas défaut, madame, au contraire ; je ne suis pas fâché d’en être débarrassé, répondit tranquillement le jeune garçon, et pourvu qu’il ne soit rien arrivé de fâcheux à Gaultier…

Sans faire attention au regard indigné de la noble dame, il escalada prestement l’escalier en appelant son ami.

Gaultier ne répondit pas ; mais sa voix irritée parvint aux oreilles du jeune comte, mêlée à des supplications et à des gémissements pitoyables. Il poussa la porte et un spectacle tragi-comique s’offrit à ses yeux.

Au milieu d’un cercle, muet et terrifié, Hugonet, monté sur une escabelle, geignant, pleurant, mais obéissant malgré lui à l’ordre impérieux de son ancien camarade, était en train de se passer lui-même la corde au cou avec une mauvaise grâce fort compréhensible.

— Prie Dieu que notre sire Guy revienne bientôt, dit froidement Gaultier, en réponse à ses supplications ; car, j’en jure Dieu, si, au chant du coq, celui que tu as trahi comme Judas n’est pas de retour, tu subiras le supplice de Judas.

Poussé par une sorte d’inquiétude vague et de singulier pressentiment, Gaultier, qui logeait avec la dame de Dampierre à l’autre bout de l’hôtellerie, s’était rendu chez son ami au moment où il venait d’être entraîné par Harwelt et ses gens.

En voyant l’appartement vide, les meubles renversés, les couvertures arrachées, témoignant d’une agression brutale et d’une défense inutile, le jeune écuyer était demeuré atterré.

Un léger bruit l’avait tiré de sa torpeur.

Hugonet, sa honteuse besogne terminée, refermait doucement la porte, et, pieds nus, retenant son souffle, se préparait à regagner sa couche.

La main de fer de Gaultier s’abattit sur son épaule :

— Misérable traître ! qu’as-tu fait de mon frère ? gronda-t-il.

Le tourne-broche poussa un cri de terreur et se débattit vainement sous l’étreinte puissante de son ancien compagnon, plus faible et plus petit que lui cependant, mais dont la colère et l’indignation décuplait la force nerveuse.

— Répondras-tu, suppôt de l’enfer ? Répondras-tu ? répétait le jouvenceau exaspéré.

Hugonet n’avait garde et pour cause ! D’abord ses explications, ses excuses n’étaient pas d’une qualité irréprochable et avaient peu de chances d’être admises ; ensuite les doigts de son adversaire lui serraient la gorge à l’étouffer, ce qui est un moyen contestable de délier la langue.

Cependant les hôtes de l’auberge, réveillés en sursaut, l’aubergiste en bonnet de coton, sa femme en cornette de nuit, la bohémienne, le vieux pèlerin, la dame de Dampierre et quelques autres voyageurs étaient accourus au bruit.

Gaultier, lâchant le traître à demi étranglé ; s’élança vers sa pseudo-grand’mère :

— Madame, on a enlevé Guy et sa mère ! Oui, votre petit-fils ! Il est en péril de mort… Je vous en prie, madame, ordonnez à vos serviteurs de me suivre, et quand nous devrions brûler l’hôtel de Flandre…

— Pourquoi l’hôtel de Flandre ? interrogea le pèlerin d’un ton si étrange que tous les yeux se tournèrent vers lui.

— Parce que c’est là que monseigneur Guy a été conduit, j’en suis sûr !… Sa tante a juré de le faire mourir.

— Sa tante ? De qui parlez-vous donc ?

— De la comtesse Jeanne…

— Et cet enfant…, votre maître ?…

— … Est monseigneur Guy de Dampierre, fils de Mme Marguerite, petit-fils de l’empereur Baudouin.

Le vieillard poussa une exclamation étouffée et, redressant sa haute taille, il arrêta d’un geste souverain le jeune garçon prêt à s’élancer au dehors.

— Restez, ordonna-t-il, et remettez votre épée au fourreau ; c’est au roi seul qu’il appartient de faire justice et je vais la lui demander.

— Mais…

— Avant une heure, votre maître sera de retour, je vous en réponds ; jusque-là que nul ne contrevienne à mes ordres ; j’ai dit.

Il y avait tant de majesté dans le ton et les manières de l’humble pèlerin que Gaultier ne songea même pas à discuter. Il s’inclina très bas et dit simplement.

— J’obéirai, mon père.

Le vieillard prit son bâton, et, d’un pas encore ferme, s’enfonça dans la ville en se dirigeant vers le palais archiépiscopal où logeaient le roi et la régente.

On a vu comment le succès avait répondu à sa démarche.

L’entrée de Guy et de sa mère interrompit les préparatifs de supplice du malheureux Hugonet.

Avec un cri de joie, Gaultier se jeta dans les bras de son maître.

— Que vous est-il arrivé, mon cher sire ?

— Rien de grave, rassure-toi.

— Rien de grave ! répéta Marguerite avec amertume ; en moins d’une heure vous avez perdu l’héritage de votre mère, le nom de votre père et vous osez dire : — Rien de grave !…

— Est-ce possible ? s’écria le jeune écuyer.

— Il pouvait arriver pire, répliqua flegmatiquement le comte en échangeant un regard avec Madja, pendant que la comtesse racontait à sa belle-mère indignée les incidents survenus à l’hôtel de Flandre.

Guy finit par dire en bâillant :

— Je vous en prie, madame ma mère, octroyez-nous congé, car je meurs de fatigue. Demain vous avez audience de Sa Majesté avec votre fils, et il ne faut pas faire attendre le roi.





XXIII


On ne dormit guère, cette nuit-là, sous le toit hospitalier du Grand Saint-Rémi.

Marguerite songeait avec désespoir au fatal serment, arraché si facilement à la faiblesse de son fils, et qui le liait maintenant à jamais.

Guy n’en jugeait sans doute pas ainsi, car il marmottait, en se frottant le nez avec rage :

— Ah ! madame ma tante, vous m’avez servi un souper de votre façon ; je vous réserve un déjeuner de la mienne !

Et, sur sa bonne figure réjouie, s’épanouissait un sourire plein de malice.

Sous ses courtines de velours, la comtesse Jeanne ne goûtait pas davantage le repos.

Bien que son plan eût réussi et qu’elle eût là, dans un tiroir, le parchemin qui devait faire justice des prétentions de son neveu, elle était inquiète, agitée… L’intervention royale, bien que tardive, lui semblait une menace et un danger, si l’on refusait de la croire, si l’on tenait cette pièce extorquée par violence pour nulle et non avenue.

Et elle songeait à cette providence mystérieuse qui, deux fois déjà, s’était étendue sur le front de celui qu’elle voulait perdre.

De son côté, après une cruelle insomnie, employée à tourner et retourner dans sa tête ce problème insoluble : manquer à un serment sans manquer à l’honneur, Marguerite achevait de s’habiller lorsque l’on frappa à la porte.

Guy entra.

Il rayonnait.

— Madame, dit-il en s’inclinant, une escorte vient quérir le comte de Flandre et sa mère de la part du roi.

— Il n’y a plus de comte de Flandre, murmura-t-elle sourdement.

— Pardonnez-moi, madame…, le voici.

Et il poussa dans ses bras Gaultier stupéfait.

— Gaultier ! s’écria-t-elle.

— Non, Guy de Dampierre, le seul, le vrai, dont j’ai gardé la place jusqu’à ce jour…, pour des raisons personnelles.

— Tes raisons, je les devine, tu as voulu être au danger et me laisser l’honneur, interrompit Gaultier ; mais ton dévouement même rend ton témoignage suspect, et je te croirai toujours mon seigneur et mon maître jusqu’à preuve du contraire.

— Cette preuve existe, tu la portes sur ton cœur et rien ne peut l’effacer. Voudriez-vous dire, madame, quel signe votre fils, avait sous le sein gauche ?

— Le même que son père, répondit vivement Marguerite, cinq petites lentilles formant une croix.

— Oui, oui, c’est la marque héréditaire de notre maison, ajouta la douairière…

Plus prompt que la pensée, Guy écarta le pourpoint et la chemise de son ami :

— Voyez, dit-il, triomphant.

— Mon fils ! s’écria la comtesse avec un véritable élan maternel.

Mais, lui, résistait encore, n’était pas convaincu et ne voulait pas céder.

Guy tira de son habit le scapulaire de dame Véronique, et le décousant, en retira un billet qu’il lut à haute voix :

« Craignant pour le fils de ma chère maîtresse la haine de ses implacables ennemis, je l’ai élevé sous le nom de mon petit-fils Gaultier à qui j’ai donné le sien.

« Le légitime héritier des comtes de Flandre est reconnaissable à un signe en forme de croix qu’il porte sur la poitrine comme tous les Dampierre. »

— Là ! es-tu convaincu ?

— Je suis vaincu ! tu es plus que mon seigneur et mon maître, tu es mon ami, mon frère. Oncques ne vit jamais dévouement semblable au tien et je supplie ma mère de ne pas nous séparer dans son cœur.

La noble dame ouvrit ses bras aux deux enfants et les embrassa avec la même tendresse.

— Par tous les saints, madame, dit le vrai Gaultier en riant, je crois que vous nous aimerez mieux ainsi.

La douairière elle-même daigna s’humaniser, et donner sa main à baiser au fidèle écuyer qui s’était si bravement comporté malgré sa réputation de couardise.

Madja eut sa part de remerciements et de compliments sur sa perspicacité.

Marguerite contemplait son fils avec orgueil. Il était bien tel qu’elle eût pu le souhaiter.

Lui la contemplait avec une muette adoration.

— Sa mère ! c’était sa mère !

Agenouillé à ses pieds, il baisait avec une tendresse passionnée les belles mains blanches qu’elle lui abandonnait, en le couvrant d’un long regard d’amour.

— Sais-tu que je t’en voudrais presque, mon Gaultier, pour m’avoir privé si longtemps d’un tel bonheur.

— Sans doute, sans doute, et je me le reproche bien un peu ; mais si je t’avais dit la vérité, tu n’aurais pas consenti à me laisser jouer ton rôle.

— Ah ! tu as bien gardé le secret.

— Voilà ce que c’est que de savoir mentir, répondit gaiement l’ex-comte ; mais je suis sûr que, en considération de celui-là, ma bonne vieille grand’mère me pardonnera tous mes mensonges, passés et futurs.




XXIV


Une foule immense se presse, dès le point du jour, aux abords de la cathédrale et de l’archevêché où le roi a passé la nuit.

À six heures, les chanoines, revêtus de leurs chasubles d’or, prennent place dans le chœur ; puis viennent les pairs ecclésiastiques et laïques.

Parmi ces derniers, un seul est venu en personne, le duc Hugues IV de Bourgogne, qui n’a que quatorze ans : les autres sont représentés ; mais, bien qu’incomplète, l’assemblée des seigneurs est nombreuse et imposante.

On y remarque le roi de Jérusalem, Jean de Brienne ; Philippe Hurepel, oncle du roi ; les comtes de Dreux, de Blois, et un nombre considérable d’évêques.

La comtesse de Flandre représente son mari prisonnier ; la comtesse douairière de Champagne, son fils, auquel sa récente rébellion a fait refuser l’entrée de Reims.

Les deux dames se lancent des regards courroucés…

Un singulier débat vient de s’élever entre elles : chacune prétend tenir l’épée de connétable devant le roi.

En vain s’efforce-t-on de leur démontrer le ridicule d’une semblable réclamation, et de les décider à laisser ce soin virile au comte de Boulogne ; ni l’une, ni l’autre ne veulent entendre raison.

— Par saint Georges ! s’écrie Mme Jeanne indignée, une épée sera mieux placée dans ma main que dans celle de bien des hommes, et je la tiendrai aussi ferme qu’aucun des pairs.

Ce cas embarrassant est soumis à la régente, qui se rend en personne à la porte du Chapitre où règne une confusion extraordinaire, malgré le respect dû au saint lieu, les uns tenant pour Mme Jeanne, les autres pour la comtesse de Champagne ; le plus grand nombre déclarent leur obstination également déraisonnable.

L’entrée de la reine rétablit un instant le calme, et les deux parties se hâtent d’exposer leurs revendications.

Mais Blanche de Castille les arrête au premier mot.

— Inutile de discuter, mesdames, dit-elle de ce ton calme et décidé qui en impose à tous ; le comte de Flandre remplira lui-même ses fonctions de pair.

— Il est libre ! s’écrie Jeanne, blême de rage en songeant à son époux.

— Oui, comtesse ; il est rendu à votre tendresse, vous le verrez tout à l’heure, de la tribune où mon sénéchal va vous conduire, et où vous serez en bonne et digne compagnie.

Dissimulant mal sa fureur, Jeanne est forcée d’abandonner les insignes de la pairie et le manteau violet doublé d’hermine qu’elle n’a plus le droit de porter, et, balbutiant un remerciement fort loin de son cœur, elle quitte la salle du Chapitre, dévorant sa fureur.

— Vous aviez prévu le coup, madame, murmure Harwelt qui l’accompagne et devine son dépit ; heureusement il est paré, et votre neveu sera un épouvantail utile pour le comte Ferrand.

La porte s’ouvre.

— Messire Guy de Dampierre, Sa Majesté vous prie de faire bon accueil à votre tante.

Jeanne chancelle ; elle contemple, égarée, dans une indicible stupeur, l’enfant qui s’avance vers elle.

Ce n’est pas celui dont elle a reçu le serment ; ce n’est pas celui qu’elle a tenu dans sa main, et pourtant Marguerite l’appelle mon fils ; lui la nomme, ma mère.

A-t-elle donc été jouée ?

Elle veut parler, ses lèvres tremblantes ne laissent passer aucun son.

— Ce n’est pas lui ! bégaye-t-elle enfin avec effort.

— Eh ! non, mort diable ! c’est son écuyer ! jure Harwelt, sans souci de scandaliser ses voisins.

— Mon écuyer, le voici ; répond le jeune comte, en désignant le vrai Gaultier qui s’incline avec un respect affecté. S’il a dignement rempli le rôle d’un gentilhomme, c’est qu’il en a les sentiments mieux que beaucoup.

— Ce drôle s’est moqué de nous, gronde Harwelt.

— Patience ! murmure la comtesse en reprenant son sang-froid, et en s’asseyant droite et hautaine, près de sa sœur.

Le majestueux prélude de l’orgue impose silence à tous les assistants.

Le roi fait son entrée, deux évêques à ses côtés, et prend place dans le chœur.

Un profond recueillement se reflète sur les traits du futur saint Louis.

Il n’a pas douze ans, mais il est déjà grand en piété et sagesse ; pendant toute la solennité, il répète dans son cœur ces paroles de David :

« Mon Dieu, j’ai élevé mon âme vers vous, c’est en vous que j’ai mis toute ma confiance. »

On n’attend plus que la Sainte-Ampoule, envoyée du ciel pour le sacre de Clovis, et conservée précieusement au tombeau de saint Rémi.

Le grand prieur l’y est allé quérir et l’apporte à cheval, sous un dais d’argent, soutenu par quatre barons que l’on appelle « les chevaliers de la Sainte-Ampoule ».

À la porte de la cathédrale, l’archevêque la reçoit et promet de la rendre fidèlement après la cérémonie.

Deux pairs ecclésiastiques présentent le roi à l’assemblée ; puis il prête serment sur les Évangiles et prend en main l’épée de Charlemagne qu’il remet ensuite au pair désigné à cet effet.

À cet instant, Jeanne se penche en avant, cherchant à reconnaître son époux.

À l’appel de son nom, le comte de Flandre s’est avancé d’un pas ferme, mais il n’a ni la taille, ni l’âge, ni la démarche de Ferrand, et comme il se redresse, tenant l’épée la pointe levée, un double cri, cri de joie et cri de terreur, s’échappe de la poitrine des deux sœurs et se perd au milieu de l’acclamation générale, saluant le nouveau roi.

Ce n’est pas le comte Ferrand.

C’est l’empereur Baudouin !

 

Tandis qu’on le croyait mort depuis longtemps, le comte vieillissait au fond des prisons des Bulgares, n’attendant la fin de sa captivité et de ses misères qu’avec celle de sa vie, lorsqu’une révolution de palais renversa le sultan et rendit la liberté à tous les captifs.

Le prince dépossédé revint en France, à travers mille dangers et fatigues ; sous l’habit d’un pauvre pèlerin, il traversa le royaume pour venir demander justice à son suzerain, car il savait n’avoir rien à attendre de sa fille Jeanne, laquelle refuserait certainement de le reconnaître et de lui rendre ses États.

Il s’était décidé à rejoindre le roi à Reims où, parmi la noblesse réunie pour le sacre, se trouvaient plusieurs de ses vieux compagnons, entre autres le roi. Jean de Brienne, son ami, qui l’avait accueilli à bras ouverts, et accompagné près de la régente, appuyant chaleureusement sa réclamation en faveur de son petit-fils et de lui-même. Blanche de Castille connaissait la comtesse Jeanne pour mauvaise épouse et mauvaise fille ; elle avait examiné en son conseil les titres du jeune Guy de Dampierre et ils avaient été reconnus bons.

Sur l’avis du légat, le cardinal Saint-Ange, « homme prudent et avisé », elle rassembla quelques seigneurs et évêques ayant tous connu le comte Baudouin, et il répondit si bien à leurs questions, leur rappelant lui-même des souvenirs anciens, qu’ils en furent émerveillés et ne conservèrent aucun doute.

Les Flamands, qui depuis tant d’années supportaient à contre-cœur la tyrannie insupportable et odieuse de la comtesse Jeanne, réclamèrent à cor et à cri leur vieux seigneur, prince juste et débonnaire dont ils avaient gardé douce souvenance.

Et le vieil empereur rentra en triomphateur dans ses États, entre sa fille Marguerite et son petit-fils, au milieu des acclamations générales.




XXV


Huit ans environ après ces événements, un brillant cortège suivait la route d’Avignon à Aix.

C’était Mgr l’archevêque de Sens, se rendant auprès du comte de Provence, pour lui demander la main de sa fille Marguerite pour le jeune roi Louis IX, qui approchait de sa vingtième année.

Une escorte nombreuse et choisie accompagnait le prélat pour lui faire honneur, et honorer en même temps la gente princesse « plus belle perle de la couronne de France ».

Deux cavaliers, demeurés un peu en arrière, s’arrêtaient de temps à autre pour reconnaître un site, évoquer un souvenir.

— Tiens, Gaultier, c’est ici même que nous rencontrâmes madame ma mère (que Dieu conserve !)

— Voilà le bois d’oliviers où je me suis retourné une dernière fois pour apercevoir le joli visage de Douce, dit l’autre… Doit-elle être grande à présent !… Une vraie femme… peut-être mariée et mère de famille.

Et celui qui parlait étouffa un soupir.

— Pourquoi n’as-tu jamais voulu revenir dans ce pays ?

— Il aurait fallu vous quitter, et, comme a dit la vieille Madja : « Ni dans la vie, ni dans la mort ! »

— Mon brave Gaultier !

— Cependant je suis bien aise de l’occasion qui nous ramène par ici… à condition de ne pas trouver Douce devenue dame Hugonet, cela me gâterait mon plaisir.

— Tu préférerais qu’elle devînt dame Gaultier.

— Oui, mais inutile d’y songer : on ne peut fuir sa destinée et je suis condamné à épouser une reine, répliqua le digne serviteur avec une résignation comique.

— Dame ! n’as-tu pas déjà été roi ici, à Pourrière ?

— C’est vrai, nous y sommes ; je reconnais la ferme là-bas… Mais, par tous les saints ! voici des gens qui nous viennent souhaiter la bienvenue.

— Qu’est-ce que cela ?

— La procession de la Maye ; oubliez-vous que nous sommes le 1er mai.

Des cris répétés de : « Vive la reine » confirmèrent cette explication.

— Voilà qui est de bon augure pour notre mission, messires, dit Mgr de Sens en faisant ranger son escorte. Bien que ce ne soit pas encore celle que nous venons chercher, cédons le pas à la reine.

Les gentilshommes du Nord regardaient curieusement ce spectacle nouveau pour eux.

Soudain une exclamation joyeuse s’échappa de leurs rangs.

— Douce ! par tous les saints ! C’est Douce !

La jeune reine, couronnée de roses, leva les yeux vers le cavalier qui la contemplait bouche bée.

Elle était si belle, si gracieuse sous son voile de dentelle et l’auréole de ses vingt ans, que Gaultier hésitait à reconnaître la mignonne, déjà joliette pourtant, qui écoutait les légendes de la bonne Véronique, assise à ses pieds sur son petit tabouret.

Elle, émue et troublée, n’osait nommer l’ami de son enfance qui, jadis, lui avait promis de la venir chercher sur un beau destrier.

Et pourtant !

Mais déjà Gaultier avait sauté à bas de sa monture, et courait à un petit vieillard à la barbe grise, mais au regard toujours vif et pétillant.

— Maître Lansac ! Mon cher maître !…

— Té ! c’est ce polisson de Guy ! Tu n’es donc pas mort !…

— Non ; qui donc vous a conté ces balivernes ?

— Mon neveu, Hugonet.

— Hugonet ! Ah ! par exemple !

Lejeune comte avait mis pied à terre ; il embrassa cordialement son ancien patron, salua Douce, rougissante, d’un beau compliment, donna congé à son écuyer jusqu’au lendemain, à la vive satisfaction de ce dernier, et continua sa route à la suite de l’archevêque.

Raymond Béranger reçut en grand honneur les envoyés du roi, il leur présenta sa fille aussi sage que belle, élevée dans la crainte de Dieu et les bonnes mœurs.

Il les logea dans son palais, s’entretint avec eux et en particulier avec le sire de Dampierre qui l’étonna par sa connaissance du pays.

Il lui en témoigna sa surprise, et lui demanda s’il y était jamais venu ?

— Mieux que cela, sire comte ; j’y ai passé quinze ans de ma vie.

— Je ne vous ai jamais vu à ma Cour.

— Moi je vous ai vu souvent à notre boutique, et vous portez encore un poignard damasquiné de ma façon.

— Comment cela ?

— J’étais alors apprenti armurier chez un bourgeois de votre bonne ville, maître Lansac.

— En effet ! j’ai ouï parler de cette histoire, mais j’ignorais que vous en fussiez le héros.

Le lendemain, au point du jour, Guy se rendit au cimetière où reposait la fidèle servante qu’il avait si longtemps nommée sa mère.

Gaultier l’y avait précédé ; mais il n’était pas seul… Douce, appuyée à son bras, attachait à l’humble croix de bois la couronne de roses de la Reine de Maye. En reconnaissant son maître, le digne écuyer vint à lui tout joyeux.

— Avec votre agrément, monseigneur, je vous présente ma femme, dit-il ; ma chère Douce, qui m’a patiemment attendu, refusant d’écouter ce vilain drôle d’Hugonet qui lui affirmait que j’étais bel et bien trépassé. J’avais bonne envie de lui caresser les épaules, pour lui prouver que je suis bien vivant ; mais je suis si heureux que je ne peux haïr personne.

— Je consens bien volontiers à ton mariage, mon Gaultier, et je me charge du douaire de ta femme. Mais que devient la prédiction de Madj ?

— Elle se réalise, mon maître : la couronne de la reine de Maye vaut bien celle du roi de Victoire.

— Alors nous emmènerons deux reines en France, car je présume que tu ne te fixes pas en Provence.

— Moi, vous quitter ! Par tous les Saints ! Douce sait si je l’aime, mais entre vous je n’hésiterais pas !

— Très galant ! Cela ne vous indigne pas, ma mie ?

— J’aime encore plus Gaultier pour son attachement à votre personne, monseigneur.

— Douce sait que rien ne peut nous séparer, appuya Gaultier, ni dans la vie, ni dans la mort…, seulement ça, le plus tard possible.

 

Son vœu devait se réaliser : Guy de Dampierre mourut dans un âge avancé après avoir vécu sous cinq rois, de Philippe-Auguste à Philippe IV.

Cette longue existence fut-elle heureuse ?

En lui promettant la grandeur, Madja avait réservé le bonheur à son jovial compagnon, et la couronne de feuillage du roi de Victoire avait moins d’épines que la couronne d’or du comte de Flandre.

La fin surtout du règne de Guy, devenu comte de Flandre, fut féconde en malheurs.

Une première fois prisonnier du roi de France qui ne s’appelait plus saint Louis, mais Philippe IV, il fut retenu pendant six mois dans cette tour du Louvre où jadis avait été enfermé son oncle Ferrand.

Plus tard encore, trahi par la fortune, vaincu à Furne et à Cassel, abandonné de ses alliés, le vieillard accablé par l’âge et l’adversité, se résigna, malgré les conseils de son fidèle écuyer Gaultier, à implorer la générosité de son suzerain.

Hélas ! depuis le temps où ils cheminaient allègrement sur la route de Provence, ni l’un ni l’autre n’avaient changé.

Les ans et les soucis avaient ridé le front du comte et blanchi ses cheveux ; mais, sous le manteau du vieux gentilhomme comme sous la veste de l’apprenti, Guy de Dampierre était toujours le noble et chevaleresque Guy, aussi incapable de soupçonner le mal que de le faire. Il se remit à la merci de son suzerain qui répondit à cette confiance en le retenant de nouveau prisonnier.

Mais les Flandres s’étant soulevées en faveur de leur seigneur, le roi chargea son prisonnier d’aller négocier la paix à condition de revenir si elle ne se faisait pas.

Le vieillard, toujours accompagné de son fidèle écuyer, parcourut une dernière fois son cher pays de Flandre, aux fertiles campagnes et aux riches cités.

Accueilli partout avec enthousiasme, il félicita ses braves sujets, bénit ses enfants et, nouveau Régulus, retourna dans sa prison.

Il expira à Compïègne, le 7 mars 1304, et Gaultier ne connût même pas le chagrin de pleurer son maître.

Tous deux trépassèrent le même jour dans une prison royale, et leurs deux âmes si bien, appareillées, montèrent ensemble aux pieds de l’Éternel.