Briard (Poulet-Malassis) (p. 3-19).

CROYEZ-VOUS À LA MAGIE ?




PREMIER FRAGMENT




Il a fallu quelques jours pour combiner la mystification que madame Durut méditait de faire au baronet, son pensionnaire, cet homme singulier qui vit dans l’hospice en adoration devant une momie. Durut s’est assurée que la Zéphirine qui a planté là cette dupe (pour être à son tour dupée et délaissée) est la même sur laquelle elle avait des soupçons.

Tandis que d’un côté Durut mettait adroitement les fers au feu pour savoir si l’aventurière serait bien aise de retrouver son Anglais, d’un autre côté la petite comtesse de Mottenfeu (ne fût-ce que pour finir par rire aux dépens d’un sot), a conçu le projet de se lier avec lui et de l’étonner par des choses extraordinaires, en attendant qu’il s’agisse peut-être d’opérer ce que cet homme ne pourrait manquer de prendre pour un prodige. On a insensiblement excité la curiosité de sir Henry en faveur de sa voisine ; on a fait sur celle-ci des contes à dormir debout ; il a souhaité de voir cette femme merveilleuse.

Tout s’est passé, la première fois, entre eux fort décemment ; la seconde fois, ç’a été entre ces voisins quelque chose de plus vif, mais sans l’ombre de galanterie, parce que le préoccupé baronet avait l’air d’être à mille lieues de tout cela. C’est leur troisième entrevue que va développer l’entretien suivant.

Dans le jardin du côté des pensionnaires.


LA COMTESSE DE MOTTENFEU, SIR HENRY.

Sir Henry[1] (se promenant). — Je ne cesserai de vous le répéter, madame la comtesse, votre voisinage, l’honneur d’avoir fait connaissance avec vous, étaient, dans ma position désespérée, tout ce qui pouvait m’arriver de plus heureux.

La Comtesse. — Que voulez-vous dire avec votre position désespérée ? Vous êtes encore jeune, passablement tourné, assez aimable, et vous vous croyez au désespoir ?

Sir Henry (soupirant). — Ah ! ma chère voisine ! quand on a perdu…

La Comtesse (interrompant). — Eh bien ! on retrouvera ce qu’on a perdu, ou bien l’on prend quelque chose ailleurs.

Sir Henry (avec douleur). — Retrouver ! (Il soupire.) Quand la mort…

La Comtesse (d’un ton imposant). — Paix ! Je sais toute votre aventure, j’ai consulté mes livres…

Sir Henry. — Que voulez-vous dire ?

La Comtesse (avec gravité, en l’observant). — Êtes-vous homme à garder un important secret ?

Sir Henry. — En douter, ce serait me faire injure.

La Comtesse (enchérissant encore). — Songez que si je vous le confie et qu’il vous arrive de le trahir, vous vous perdez d’abord,… mais qu’ensuite vous me faites à moi-même beaucoup de mal.

Sir Henry. — Eh bien ! n’y eût-il que cette considération sacrée pour un galant homme…

La Comtesse. — Écoutez-moi. (De l’air le plus mystérieux.) Il est impossible que vous n’ayez entendu parler du fameux comte de Saint-Germain ?

Sir Henry. — Du ministre ?

La Comtesse. — Eh non ! a-t-il été fameux ? Depuis lui, combien de ministres fameux, si pour l’être il ne fallait qu’avoir fait des sottises[2] ! Je vous parle du vraiment illustre, de l’adepte !

Sir Henry. — J’ai bien ouï parler de ce personnage, mais j’avoue ne l’avoir jamais jugé que comme un adroit charlatan…

La Comtesse (avec sévérité). — Monsieur ! songez devant qui vous parlez de cet homme célèbre.

Sir Henry. — Aurait-il l’honneur de vous intéresser ?

La Comtesse. — Il était mon arrière-petit-fils[3].

Sir Henry (stupéfait). — Votre arrière-petit-fils, madame ! un homme qui, lorsqu’il mourut, il y a déjà longtemps, était, dit-on, septuagénaire ?

La Comtesse (avec pitié). — Lorsqu’il mourut ! Qui vous a dit qu’il était mort ?

Sir Henry (déconcerté). — Ma foi, madame, qu’il soit mort ou qu’il vive, cela ne peut être entre nous un sujet de contestation ; mais croire qu’il a été, qu’il soit votre arrière-petit-fils…

La Comtesse (d’un ton tranchant). — Il l’est, monsieur. C’est le premier-né de la septième fille d’un certain Salomon Coreb, qu’avait mis au monde, à l’âge de cent dix-neuf ans, la cadette de vingt-huit enfants de mon sexe, sans compter les mâles, dont je suis accouchée en Palestine, pendant le siècle qui a précédé celui de la naissance de Jésus-Christ.

Sir Henry (l’arrêtant). — Madame, j’ai l’honneur de vous faire ma révérence ; je me rappelle dans ce moment que j’ai oublié de faire une réponse très-pressée qui pourrait encore partir par le courrier d’aujourd’hui.

La Comtesse (froidement). — Eh bien ! allez, monsieur… (Le baronet a fait quelques pas pour s’éloigner.) Songez bien à ce que vous faites : vous pourriez vous en repentir un jour.

Sir Henry (revenant). — Çà ! madame la comtesse, je pourrais très-bien rester, et je n’ai rien d’aussi pressé que de continuer de vous faire ici ma cour ; mais pourquoi vous moquez-vous si grossièrement de moi ?

La Comtesse. — Me moquer, monsieur !

Sir Henry. — Sans doute.

La Comtesse. — Je vous faisais, au contraire, infiniment d’honneur en vous supposant digne d’être instruit de choses… qu’on ne confie pas ordinairement à de profanes mortels…

Sir Henry. — Mais cet âge incroyable que vous vous donnez…

La Comtesse (avec pitié). — Incroyable ! Parce que, grâce à… ce que je sais, j’ai vécu quelques instants de plus qu’un autre.

Sir Henry (se récriant). — Quelques instants, madame ! vous aviez fait vingt-huit et je ne sais combien d’enfants plus de cent ans avant la naissance de Jésus-Christ !

La Comtesse. — Assurément. Et qui vous dit encore que ç’ait été le premier siècle de ma vie ?

Sir Henry. — À votre aise, madame ; soyez, si vous voulez, du temps du déluge !

La Comtesse (avec feu). — Eh ! monsieur, votre déluge n’est que d’hier !

Sir Henry ne sait alors s’il doit demeurer ou s’en aller. Mais il reste, voyant à dix pas Célestine qui survient.


LA COMTESSE, SIR HENRY, CÉLESTINE.

Célestine (qui a entendu le dernier mot de la comtesse). — Comment donc ! Est-ce que l’on se querelle ici ?

Sir Henry. — Madame trouve plaisant de se divertir à mes dépens : j’entreprends de lui faire entendre que…

La Comtesse (avec chaleur). — Que vous n’avez pas le sens commun ; que vous êtes matière, à faire compassion.

Sir Henry (avec aigreur). — Il ne manque plus que de vous fâcher…

Célestine. — Oh ! ma foi, les voisins, arrangez-vous ! À bon compte, je venais vous dire, madame la comtesse, qu’à la lettre que vous voulûtes bien faire partir hier au soir pour l’Amérique ma sœur vient de recevoir réponse tout à l’heure. Notre parent est au Cap, et s’y porte à merveille. Dans ce moment on y est un peu plus tranquille. Je ne sais ce qu’il a l’honneur d’être, votre émissaire, mais il va grand train : il a rapporté (je ne sais comment) une énorme balle d’oranges des plus belles de ce pays-là. Voyez-en un échantillon. (Elle présente alors une magnifique orange à la comtesse.)

La Comtesse (la recevant). — C’est fort bien. (À portée de son logement, elle y rentre, en jetant un regard terrible sur le baronet).


SIR HENRY, CÉLESTINE.

Célestine. — Vous voilà mal ensemble, et j’en suis désespérée, car je comptais infiniment pour vous sur cette femme-là.

Sir Henry. — C’est une archi-folle.

Célestine (avec mystère). — Chut !… si elle vous entendait, vous seriez un homme perdu. (Bien bas.) C’est une magicienne… et peut-être le diable en personne.

Sir Henry. — Et vous aussi, mademoiselle Célestine, vous voudriez me berner ?

Célestine (le tirant à part). — Éloignons-nous. Sachez, mon cher, qu’hier elle veillait chez ma sœur… Nous vînmes à parler des horreurs qui se sont passées dans les colonies. Durut dit en l’air : “ Je voudrais bien savoir si notre pauvre cousin de Languillière n’a pas péri dans cette bagarre. — Cela vous tient-il fort au cœur ? a reparti la comtesse ; écrivez deux mots à ce parent, je me charge du reste… Écrivez donc ! „ Nous avons d’abord cru qu’elle voulait rire. Point du tout, c’était son grand sérieux. Agathe écrit vingt lignes ; elle n’a pas plutôt cacheté que voilà… comme un vent qui pousse la croisée ; je ne sais quel tourbillon rase la table et enlève le papier ; nous le voyons en même temps s’échapper bien vite, en tournoyant, par la fenêtre. Nous avons failli mourir de peur.

Sir Henry. — C’est un tour de gibecière…

Célestine (interrompant). — Bien trouvé !… et la réponse donc, l’écriture du cousin que nous connaissons bien peut-être ? Mais il n’y a pas de jour que cette petite fée ne nous donne quelque trait de sa toute-puissance magique. On assure, en un mot, que son talent va jusqu’à ressusciter les morts ?

Sir Henry (frappé). — Ressusciter les morts ?

Célestine. — Oui, avec une certaine eau qu’elle a…

Sir Henry. — Serait-il possible !

Célestine. — Nous voyons du moins des gens qui le croient. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’avant-hier elle en fit prendre une seule goutte… une seule ! sur un morceau de sucre, au vieux Guenillard, le doyen des anciens servants de l’hospice, et qui est à la pension déjà depuis vingt-cinq ans…

Sir Henry. — Eh bien ?

Célestine. — Le pauvre diable avouait que depuis plus longtemps il ne se souvenait pas d’avoir bandé (sauf le respect que je vous dois)…

Sir Henry (vivement). — Eh bien ? eh bien ?

Célestine. — Eh bien ! monsieur, tout de suite il a fait trois fois cette affaire au Pot-de-Chambre[4]. Elle a juré que c’était des bonnes, et… comme du feu, ce que le vieux drille lui a si largement décoché… Pour moi, je ne vois de là qu’un pas à ressusciter les morts. Encore ne dit-on pas que, lorsque Lazare ressuscita, il se soit mis à bander tout de suite, ce que vous ne nierez pas être le plus beau signe de vie qu’il eût pu donner. Une seule goutte pourtant !

Sir Henry. — Je m’y perds. Si un Anglais pouvait se résoudre à croire quelque chose qu’il ne comprend pas…

Célestine. — Voyez donc le beau raisonnement ! comme si un Anglais avait plus de bon sens que nous ! Mais parlons d’autre chose. Je venais savoir si rien vous manque dans votre logement ?

Sir Henry (rêveur). — Rien du tout.

Célestine. — Êtes-vous bien servi ? la chère, le vin, tout cela est-il de votre goût ?

Sir Henry. — Je suis on ne peut mieux.

Célestine. — Laquelle des petites voulez-vous aujourd’hui ?

Sir Henry. — Cela m’est parfaitement égal.

Célestine. — Mais enfin ; une mine peut intéresser davantage, une main avoir plus de moelleux, être plus douce…

Sir Henry. — Figurez-vous bien, belle Célestine, que je n’ai pas encore fait attention un seul instant à tout cela. Les jolies poupées viendraient ici pendant un an, sans que je connusse leur visage. On entre, on fait son petit service ; moi, l’âme et les yeux sur l’idole chérie…

Célestine. — Vous êtes un étrange monsieur, vraiment ! Oh bien ! c’est moi, ne vous en déplaise, qui prétends vous arranger aujourd’hui… Nous verrons un peu si… Marchons !

Elle entraîne plutôt qu’elle ne conduit le baronet dans son appartement, qui est un joli rez-de-chaussée de plusieurs petites pièces. Ils entrent.


Dans le salon. Le premier objet qui se présente quand on y met le pied, c’est la châsse de la prétendue momie[5]. À sa vue, sir Henry exhale un gros soupir.

Célestine (avec gaieté). — Salut à l’amie ! (À sir Henry.) Il faut avouer que ce devait être une séduisante friponne.

Sir Henry (soupirant). — Oh ! c’était une divinité !

Il prend un siége en face de Célestine, qui se place du côté droit, lui passe la main gauche derrière la nuque, et de la droite met à l’air l’instrument du sacrifice, dont elle veut diriger le procédé. Tout cela se passe sans que le baronet paraisse s’en apercevoir. Son regard stupide dévore à travers le cristal l’ouvrage de Curtius.

Célestine. — Voilà donc… tout ce dont il tournait pour la belle !… (Avec un léger dédain.) Hum ! ce n’aura pas été de regret pour si peu de chose qu’elle se sera laissée mourir…

Sir Henry (soupirant). — Ah ! Zéphirine !

Célestine (vivement). — Eh ! foutre ! faites-lui donc du moins l’honneur de bander ! (Un moment de silence.) Passe encore… Au bout du compte, ce n’est pas du bran… (Elle va toujours son train.) Cela entrerait tout de go dans la plus sevrée de nos morveuses… (Elle manipule, et par degrés obtient quelque chose de plus avantageux.)

Sir Henry (éprouvant un commencement d’émotion). — Ah ! ah ! Zéphirine ! (Il ajoute en anglais des bouts de phrases que Célestine n’entend point ; elle n’est flattée ni de ce baragouin, ni d’être comptée absolument pour rien.)

Célestine (impatientée). — C’est un peu fort.

Alors elle quitte brusquement sa place, et zeste ! elle enfourche sir Henry, dont elle n’a pas lâché le presque ferme boute-joie. L’Anglais goûte peu cette liberté qui lui dérobe une partie de son cher point de vue. Il le cherche de droite, de gauche : la contrariante Célestine se donne le même soin pour le lui masquer. À travers cette chicane, elle se frotte vivement, du bout de ce qu’elle tient, les lèvres de ce qu’on devine ; de l’autre main elle se cramponne à la chaise, de peur que le baronet ne puisse échapper. Comme il est au plus haut degré d’érection à lui permis, elle s’embroche et se met tout aussitôt à trotter grand train à l’anglaise sur son homme. Puis tournant la tête vers la châsse…

Célestine (dit gaiement). — À ta santé, charmante !

Sir Henry (en crise). — Ah !… ah !… ha !… ha !… Zéphi !… (Un soufflet lui coupe la parole)

Célestine (allant son train). — Plaît-il ?… Apprenez, monsieur, en France à être galant, et pendant le service des vivants oubliez les morts… Ah ! foutre !… Il ne me baisera seulement pas… Ah !… ha !… (Se déplaçant quand elle a fait.) Oh ! le maussade !

Sir Henry demeure quelques instants dans un état mixte de volupté, de colère, de confusion et de regret. Il n’ose, au moment même, jeter les yeux sur la momie, se croyant coupable envers elle d’une insigne offense. Célestine est passée dans la pièce dont le salon est précédé, elle a ses raisons pour ne pas s’éloigner davantage d’abord. Enfin debout, courant se prosterner devant la châsse et s’en allant de la manière la plus ridicule…

Sir Henry (s’écrie). — Ô toi ! dont l’âme voltige sans doute autour de moi, comme sans cesse je t’entoure de la mienne, tu sais, céleste Zéphirine, si je pensais à t’outrager !… Pardonne ! me pardonneras-tu ?

À travers un triste soupir échappé comme de la boîte, on entend : Oui. À cette espèce de prodige, le baronet devient à peu près fou d’étonnement et de peur… — De peur ? — Eh oui ! sans doute. En vain est-on raisonneur ; amant éperdu, l’être qu’on croit inanimé ne donne pas signe de vie sans ébranler vigoureusement le plus intrépide esprit fort. L’Anglais, dans le conflit de deux émotions si vives, si diamétralement opposées, se trouverait peut-être mal, sans les sels que Célestine accourue lui fait respirer… Elle feint elle-même d’être fort alarmée, quoiqu’elle sache fort bien que c’est un tour dont tout ce qui s’est passé n’était que la préparation, et qui en amènera d’autres. Pour enchérir, elle prétend non-seulement avoir entendu le terrible oui, mais encore avoir très-bien vu, quand elle est rentrée, que la momie lui faisait une mine foudroyante.


  1. Sir Henry : trente-trois ans, grand, mince, efflanqué, maigre, brun, mélancolique ; assez de noblesse dans les traits et le maintien ; physionomie qui a pris le caractère de la tristesse ; moyens physiques très-médiocres ; quelque imagination et de l’opiniâtreté ; léger accent anglais, quoique parlant très-bien notre langue.
  2. La petite comtesse était aussi brouillée avec le renom de l’illustre réformateur parce que, pour la plus grande gloire du royaume, il avait fait, en supprimant la maison du roi, le malheur d’une cinquantaine d’individus que cette dame avait alors sur sa liste favorite. Mais un grand homme n’y regarde pas de si près, quand il est sûr de faire le bien.
  3. Elle n’avait pensé d’abord qu’à se dire élève ; mais, sujette à des idées bizarres, elle a trouvé tout d’un coup plus amusant de se forger d’autres rapports. Et c’est bien voir que ce qui n’est absurde qu’à moitié ne réussit pas, à beaucoup près, aussi bien que ce qui l’est au superlatif.
  4. On se rappelle que c’est une ancienne servante de l’hospice.
  5. Voyez page 163, numéro précédent.