Les Antilles françaises/02

Les Antilles françaises
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 49 (p. 728-748).
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LES
ANTILLES FRANCAISES
ET
LA LIBERTE COMMERCIALE

Les résultats de la grande expérience du travail libre aux Antilles sont aujourd’hui connus[1]. L’avènement de la propriété moyenne, le développement de la petite culture y sont désormais assurés. Ce n’est point assez cependant que d’avoir donné au travail colonial une impulsion féconde ; il faut qu’à l’accroissement de la production réponde un accroissement de débouchés, et ici se présente un sujet d’études non moins intéressant que le premier. Ici encore nous pouvons contrôler par des souvenirs et des observations personnels les résultats déjà obtenus et les espérances qu’on est en droit de concevoir.

La grande guerre du libre échange semble terminée en Europe. Le terrain que gagnent chaque jour les nouvelles doctrines dans le domaine de la pratique en est la preuve. Il s’en faut de beaucoup néanmoins que le combat ait cessé partout, et de même que parfois, aux extrémités d’un champ de bataille, un engagement partiel continue quelque temps après la charge qui a décidé la victoire au centre, de même l’armée protectioniste n’est pas si bien en déroute qu’on n’en voie de loin en loin quelque bataillon isolé s’acculer dans une dernière tentative de résistance avant de lâcher pied définitivement. Ce qui se passe dans les Antilles françaises depuis quelques années ressemble beaucoup à une de ces escarmouches. Après avoir vécu deux siècles sous le régime de la prohibition la plus sévère, et éloignés, qui plus est, du grand courant des idées européennes, nos colons naturellement n’accueillirent d’abord qu’avec réserve les réformes proposées, et la lumière se fit chez eux plus tard qu’en France. Cependant, lorsqu’ils en vinrent à réclamer le bénéfice de ces réformes, ils rencontrèrent une opposition obstinée chez les principaux organes du commerce métropolitain, qui renonçait difficilement aux avantages d’une exploitation séculaire, et qui croyait voir un gage de succès dans l’éloignement du théâtre où se produisaient les réclamations. C’est cette situation de la société des Antilles en présence du commerce français qu’il est opportun d’étudier, en la comparant surtout avec le régime antérieur. On en dégagera ainsi des enseignemens qui montrent l’avenir de nos îles sous un jour plus rassurant que ne le voient les créoles eux-mêmes. Il est vrai qu’ils sont payés pour être pessimistes.

Il est peu de personnes qui ne sachent ce qu’on entendait par le fameux pacte colonial dont les prescriptions ont si longtemps été la loi suprême de nos possessions d’outre-mer, et qui avait posé l’interdiction absolue du commerce étranger comme la clef de voûte de tout le système. Il érigeait en principe, et cela de la façon la plus solennelle, ainsi qu’on le voit clairement dans les instructions données par le roi Louis XV au comte d’Ennery, envoyé en 1765 comme gouverneur à la Martinique, « que les colonies sont établies pour l’utilité de leurs métropoles, et qu’elles en doivent consommer les produits. » Du principe posé découlaient les trois conséquences suivantes : la première, que les colonies, bien loin d’être assimilables aux provinces de France, en diffèrent autant que le moyen diffère de la fin, et qu’elles ne sont absolument que des établissemens de commerce ; la seconde, et ceci est moins sujet à contestation, qu’une colonie est d’autant plus avantageuse que ses produits diffèrent davantage de ceux de la métropole. La troisième et dernière conséquence de cette belle théorie est, on le devine aisément, la prohibition la plus absolue de tout commerce étranger par cette triomphante raison, que « si dans le royaume le commerce n’est encouragé qu’en faveur de la culture, dans les colonies au contraire la culture n’est encouragée et établie qu’en faveur du commerce. » L’exploitation, on le voit, était fort peu déguisée malgré l’apparat scientifique des formules ; mais ces doctrines étaient alors celles de toutes les nations maritimes, et nos colons ne s’en seraient pas plaints sans l’infidélité avec laquelle la métropole tenait ses engagemens à leur égard. L’histoire des Antilles françaises au XVIIe siècle n’est pleine que de ces récriminations, des désordres et des séditions qu’elles entraînaient, et cela depuis la première association des seigneurs de la compagnie des îles d’Amérique, formée en 1626, avec le cardinal de Richelieu pour chef et 45,000 livres de fonds social. Sans les soixante ou quatre-vingts vaisseaux hollandais qui venaient chaque année ravitailler nos colonies naissantes, on y serait littéralement mort de faim. Aussi la compagnie déposait-elle son bilan en 1650, en vendant en bloc pour 60,000 livres la Martinique, Sainte-Lucie, la Grenade et les Grenadins ! Quelques années plus tard, la Martinique seule était revendue 120,000 livres ; il y avait progrès. Ce ne fut qu’en 1664 que la main vigoureuse de Colbert se fit sentir dans ces parages éloignés par l’établissement d’une nouvelle compagnie et de prohibitions effectives, car jusque-là, faute de répression, le commerce des îles, restreint en droit, était presque libre de fait. Celui qu’y faisaient les Hollandais s’élevait à la somme, considérable pour l’époque, de 3 millions par an.

Le pacte colonial ne fut véritablement appliqué dans nos Antilles qu’en 1664 d’abord, et jusqu’en 1674, par l’intermédiaire d’une compagnie, puis sous l’autorité directe du roi. Dans ces dernières conditions du moins, le monopole s’étendait à tout le commerce national, et comme avec le temps ce système se coordonnait de plus en plus dans ses diverses parties, comme les idées admises et pratiquées par toutes les nations le rendaient presque logique, les colonies lui durent une splendeur qu’elles n’ont pas retrouvée. Leur plus brillante période fut la première moitié de ce XVIIIe siècle dont l’historien philosophe Daunou disait « qu’un homme né en France vers 1705, ayant échappé par l’enfance aux malheurs des dernières années de Louis XIV, et mort vers 1785, après avoir vécu ses quatre-vingts ans, pourrait se vanter d’avoir été aussi heureux que le comporte l’histoire de l’humanité. » Une habitation de cent vingt nègres valait alors 1 million de francs, et d’après Raynal, le produit net d’un arpent de terre en de bonnes conditions y était de 300 livres. Les galères, il est vrai, menaçaient tout capitaine de navire convaincu d’avoir apporté aux îles des marchandises étrangères (on voit que, dans le pacte colonial, le système prohibitif ne ménageait pas les moyens) ; mais la Martinique recevait annuellement 200 bâtimens de France, 30 du Canada, 10 ou 12 de la Marguerite et de la Trinité, plus 14 ou 15 négriers. Il en fut ainsi jusqu’à ce que la guerre de 1778 vînt rompre le cours de ces prospérités, que ne rétablirent ni la révolution ni l’empire. Toutefois, comme le phénix qui renaît de ses cendres, le pacte colonial réapparaissait tout entier à chaque désastre, et les idées gouvernementales se modifiaient même si peu à cet égard, que la restauration ne trouva rien de mieux que de le consacrer à nouveau par son ordonnance du 5 février 1826 : on y renvoyait, pour les points omis, aux dispositions de 1784 ! Les choses allèrent ainsi, sans trop de réclamations, jusque vers 1840, car les termes du contrat étaient assez fidèlement observés de part et d’autre, et si le planteur créole ne pouvait envoyer son sucre qu’en France, et sous pavillon français, du moins l’y envoyait-il sur un marché où des droits protecteurs lui garantissaient le monopole.

Cependant l’ennemi grandissait à l’intérieur : c’était cette racine pivotante, la betterave, si dédaigneusement traitée au début, et qui en 1842 en était arrivée à alimenter le quart des besoins de la métropole. Sachant se montrer robuste et féconde quand il s’agissait de flatter l’amour-propre national, et sachant encore mieux se faire chétive et misérable quand on lui réclamait l’impôt, la nouvelle industrie avait si habilement intéressé le pays à sa cause, dans la guerre qu’elle faisait à la canne, qu’en 1852 ses produits, plus que doublés, entraient pour la moitié dans notre consommation. Le sucre colonial n’était plus protégé contre la betterave que par un droit différentiel de 6 francs par 100 kilogrammes. Certes, en regard de la situation faite aux colonies, l’appui que l’état prêtait à cette concurrence était une violation flagrante du pacte réciproque, et c’était une singulière façon d’appliquer l’ancien axiome, qu’une colonie est d’autant plus avantageuse que ses produits diffèrent davantage de ceux de la métropole. Toutefois le gouvernement était soutenu par l’opinion, reine despotique, qui recule rarement devant une injustice quand ses passions sont mises en jeu, et nos pauvres îles furent ici ses victimes innocentes. Les idées de libre échange gagnaient-elles du terrain grâce au crédit que leur donnait le succès de la réforme douanière dont sir Robert Peel venait de doter l’Angleterre, on ne songeait à les appliquer en France qu’au profit exclusif de la mère-patrie. De même, quand la révolution de 1848 provoqua irrésistiblement l’émancipation des noirs, ce furent encore nos îles qui payèrent les frais de la guerre. Un peu plus tard, le législateur allège les taxes qui pèsent sur les sucres étrangers, afin d’ouvrir à notre marine de commerce un plus large essor, et ces mêmes îles se voient privées par là des navires qui doivent enlever leurs récoltes. Bref, dans cet éternel chaos où s’agitaient pêle-mêle les ports de mer et les colonies, la canne et la betterave, le commerce et la navigation, la raffinerie, les primes et les drawbacks, un intérêt se trouvait invariablement sacrifié, celui des colonies, et cela sans nulle compensation. Il en fut ainsi jusqu’à l’année 1861, où le gouvernement fit enfin droit à leurs justes plaintes.

Nos armateurs avaient assez rapidement compris les avantages de leur situation ; ils applaudissaient volontiers par exemple à l’introduction des sucres étrangers, qui leur ouvrait le riche marché de La Havane. Qu’alors, au milieu de la récolte, nos Antilles n’eussent qu’une demi-douzaine de navires à charger au lieu de trente ou quarante, ainsi qu’on put le voir sur la rade de Saint-Pierre Martinique en 1861, les armateurs en prenaient peu de souci ; mais, si le malheureux créole, s’avisait d’invoquer le bénéfice de la réciprocité, s’il demandait à charger sous pavillon étranger ce sucre que nos capitaines dédaignaient comme une proie assurée, les chambres de commerce en France se montraient unanimes pour revendiquer les privilèges qui sauvegardaient la marine nationale. Un semblable abus était trop criant pour durer bien longtemps, et la loi du 3 juillet 1861, qui était une des conséquences naturelles du traité de commerce conclu avec l’Angleterre en 1860, y mit enfin un terme. Les dispositions en furent à peu près aussi libérales qu’on pouvait l’attendre, et si la nouvelle loi ne donnait pas à nos colonies une liberté égale à celle des colonies anglaises, au moins les assimilait-elle, sauf très peu d’exceptions, au régime commercial de la mère-patrie : le point essentiel était l’autorisation d’importer et d’exporter librement tous produits sous tous pavillons, moyennant surtaxe. Succédant au pacte colonial, le nouveau régime, c’était l’âge d’or. Aussi, dans le premier moment, accorda-t-on peu d’attention à cette surtaxe, très sensible pourtant (24 francs par tonneau pour les Antilles), que la loi maintenait sur les navires étrangers. Il est bon cependant d’y regarder de près, car la question a une importance plus générale qu’il ne semble ; tout se tient en ces matières, et pour le montrer il suffira d’un exemple.

Au mois d’août 1860, un procès se jugeait à Saint-Pierre Martinique, qui mettait en grand émoi tout le commerce de la ville. Il s’agissait d’une association de négocians prévenus d’avoir vendu de la morue gâtée. L’affaire avait de quoi piquer la curiosité d’un étranger. Si l’on conçoit en effet que l’autorité prenne sous sa sauvegarde le bon aloi de certaines denrées dont la falsification peut aisément se déguiser, on comprend beaucoup moins que cette tutelle s’étende à des alimens dont la putréfaction ne peut laisser de doute à personne. J’arrivai à l’audience au milieu du plaidoyer d’un des défenseurs. Il développait une théorie de liberté commerciale qui eût assurément paru fort timide à Manchester, mais qui n’en était pas moins trop avancée pour les Antilles, car, au moment où il terminait sa péroraison par ces mots : « acheter bon marché et vendre cher, c’est le commerce tout entier, » le président l’interrompit net pour lui déclarer que le tribunal ne pouvait admettre de tels principes. « Mais, répondit le pauvre avocat, je ne défends pas le droit d’affamer les populations ; je dis seulement qu’un principe ne peut être contesté, à savoir que le commerce a pour mobile et pour but d’acheter bon marché et de vendre cher. C’est son existence même. — Je vous répète, reprit avec solennité le président, que le tribunal ne peut accepter de pareils principes. » L’incident ne fut pas autrement vidé, les négocians furent condamnés, et je sortis en songeant que, dans la plupart des pays, le boucher qui chercherait à vendre de la viande gâtée serait tout naturellement puni par l’abandon des consommateurs, sans que la justice eût à s’en mêler ; mais les choses ne se passent pas ainsi aux colonies. La morue à la vérité n’y est pas moins de première nécessité que la viande dans nos contrées ; c’est l’indispensable aliment des campagnes, et cependant il était notoire que depuis quelque temps la qualité des arrivages de Terre-Neuve devenait de plus en plus mauvaise. En voici l’explication.

De tout temps, on le sait, l’industrie des pêches maritimes a éveillé à un haut degré la sollicitude de notre gouvernement., qui voyait là une importante école de matelots, et, de toutes les branches de la pêche maritime, la plus avantagée était sans contredit celle de la morue. Aux primes venaient s’ajouter, non pas de simples droits différentiels, mais de belles et bonnes prohibitions qui lui inféodaient à tout jamais certains marchés, parmi lesquels ceux de nos îles à sucre tenaient le premier rang, La prime n’était d’ailleurs acquise que pour ces destinations réservées. Les choses fonctionnant ainsi, on doit reconnaître qu’il y avait entre ces primes et ces prohibitions une sorte d’enchaînement, grâce auquel nos colons étaient à peu près sûrs de ne pas voir leurs travailleurs mourir de faim[2] ; mais un jour vint où, dans l’espoir de donner plus d’extension à cette pépinière maritime dont nous apprécierons plus loin la juste valeur, on voulut ouvrir de nouveaux débouchés à nos pêcheurs, et l’on prima indistinctement toutes les morues exportées de Terre-Neuve, quelle qu’en fût la destination. Quel fut le résultat de cette mesure ? La plus légère connaissance des lois qui président au mouvement du commerce eût suffi à le faire prévoir. Nos armateurs, voyant aux portes de leurs pêcheries un marché de premier ordre, celui des États-Unis, marché que la prime leur permettait d’aborder dans les conditions les plus avantageuses, nos armateurs, dis-je, trouvèrent tout naturel de trier leur poisson et d’en envoyer le meilleur choix à New-York ou à Boston, assurés qu’ils étaient par leur monopole de placer le second choix ou le rebut aux Antilles. En d’autres termes, nous payions une prime pour faire manger à nos colons de la morue chère et mauvaise, en même temps que pour en servir à bon marché d’excellente aux Américains, tant il est vrai qu’en économie politique les erreurs s’enchaînent en quelque sorte fatalement dès qu’on sort du droit chemin.

C’était en 1851 que les ports de mer avaient remporté sur les colonies cette victoire mémorable, car le pacte colonial avait ce caractère essentiel qu’il constituait le planteur et l’armateur en état d’hostilité permanente ! Nouvelle victoire en 1860 : la loi des primes est prorogée pour dix ans, et le rapporteur annonce pompeusement à la chambre que les exportations de morue aux États-Unis se sont élevées en 1859 à près de 4 millions de kilogrammes. Il apprécie toutefois la situation difficile dans laquelle se trouvent nos colonies, situation dont le remède évident était d’ouvrir ces îles à la morue étrangère ; mais, et nous empruntons ici les termes mêmes du rapport, la commission n’a pu « voir sans inquiétude les produits des pêches françaises et le pavillon français livrés sans aucune protection à la concurrence anglaise ou américaine. » Le droit différentiel fut donc abaissé, mais maintenu ; le triomphe du privilège était complet. Il faut rendre cette justice à nos législateurs qu’en donnant à ces doctrines une nouvelle consécration si peu en harmonie avec les idées du jour, ils étaient guidés moins par l’intérêt d’une industrie particulière que par des motifs d’un intérêt national et public. Ce qu’ils avaient en vue, c’était notre puissance navale, et ce qu’ils voulaient avant tout, c’était favoriser une école de marins dans laquelle l’état pût trouver de plus abondantes ressources pour l’armement de ses flottes de guerre. Si l’argument n’est pas neuf, en revanche il n’a jamais manqué son effet : il faut donc le réduire à sa juste valeur.

Les primes accordées à la pêche de la morue se composent d’abord d’une somme de 20 francs par quintal exporté, puis d’une autre somme de 50 francs par homme employé. Cette seconde prime est acquise à l’armateur, non-seulement pour tout marin régulièrement porté en France sur les contrôles de l’inscription maritime, mais aussi pour une deuxième catégorie d’engagés, dits inscrits provisoires, qui forment, à proprement parler, la précieuse pépinière de matelots sur laquelle il est d’usage d’insister si complaisamment. Le métier de la mer étant de ceux que l’on n’embrasse plus après un certain âge, ces inscrits provisoires doivent avoir moins de vingt-deux ans, et ne sont inscrits définitivement qu’après trois campagnes. Ils servent à compléter les équipages des bâtimens de pêche, auxquels la loi impose à dessein un effectif exagéré, vingt hommes pour les navires au-dessous de 100 tonneaux, trente hommes pour ceux de 100 à 150 tonneaux, et cinquante hommes au-delà. Telle est la théorie de l’institution ; voyons la pratique, étudiée sur les lieux et d’après nature.

De même qu’au départ de France l’équipage d’un navire de pêche se compose dans une proportion indéterminée des inscrits définitifs et des inscrits provisoires dont nous venons de parler, de même sur les lieux le travail se dédouble. Les inscrits définitifs, c’est-à-dire les véritables matelots, restent à bord, et vont tendre leurs lignes sur les bancs, où, en cape loin de terre pendant des semaines et des mois, de toutes les existences, ils affrontent la plus rude et la plus dangereuse qui soit réservée à l’homme de mer. Les inscrits provisoires au contraire débarquent dès l’arrivée et sont exclusivement employés à terre pendant toute la saison. Faire sécher le poisson, l’étaler le matin au soleil sur des grèves de galets aplanies et dessinées comme les parterres d’un jardin français, le retourner à midi, le remettre en tas le soir, le presser au cabestan au fond des boucauts où il sera expédié au-delà des mers, telle est la tâche des inscrits provisoires ou des graviers, comme on les appelle par allusion aux grèves où ils étalent le poisson. Aussi leur apprentissage maritime est-il nul. Raccolés parmi les plus pauvres et les plus abrutis des mendians de Bretagne, de Gascogne et de Normandie, ils s’engagent à raison d’une somme qui varie de 50 à 100 fr. pour une saison que certains armateurs font durer jusqu’à neuf mois. Dimanches et fêtes, tout leur temps est vendu pour cette solde chétive, qui leur laisse à peine de quoi changer de loin en loin les haillons dont ils sont vêtus.

Certes, à voir les logemens qu’on leur donne, ces couchettes superposées où ils sont entassés en proie à la vermine, ces paillasses infectes dont les maigres gibbosités sont à demi cachées par une couverture en lambeaux, à voir en un mot dans sa cruelle réalité toute cette misérable existence, on comprend du premier coup d’œil que la faim seule, malesuada fames, a pu faire accepter à ces malheureux une aussi sordide exploitation. Rarement ils reviennent une seconde année, presque jamais une troisième, et à coup sûr la marine, dans ce premier essai, s’est offerte à eux sous un jour trop peu séduisant pour les engager à y persévérer, en se transformant d’inscrits provisoires en inscrits définitifs. Quiconque a vécu, si peu que ce soit, au milieu de cette population ne saurait conserver aucun doute à cet égard. On ne combat d’ailleurs ici que le, principe des primes, et l’on a voulu montrer à quelles bizarres conséquences en pouvait conduire l’application. Quant à l’importance de la mesure en elle-même, il faut bien reconnaître qu’elle ne grève le budget que d’une somme minime, 3 ou 4 millions ; on n’en peut dire autant de toutes les combinaisons du système protecteur. Nul ne trouvera mauvais qu’un gouvernement s’impose certains sacrifices pour augmenter le nombre de ses marins : il y a là une question d’honneur national dans laquelle l’économiste doit s’effacer au besoin derrière l’homme d’état ; mais le premier reprend ses droits dès qu’il s’agit de déterminer dans quelles conditions ces sacrifices peuvent être faits le plus avantageusement. — Je sers le plus grand des intérêts publics, j’affermis la puissance militaire du pays, et je vous donne quinze mille matelots pour trois pauvres millions ! — s’écrie l’armateur. Éclairé par les faits, le bon sens répond qu’il n’en est rien, qu’il n’en peut rien être, et que ces trois millions sont tout simplement partagés entre vingt-cinq ou trente maisons de Dieppe, Granville et Saint-Malo, que si du reste le point de vue militaire doit dominer aussi essentiellement la question maritime, il serait plus rationnel d’employer la subvention dont il s’agit pour améliorer directement la situation pécuniaire des marins au service de l’état. Cependant il faut voir la chose de plus haut. S’il est vrai que la population maritime de la France soit loin de s’accroître, comme on doit le désirer et comme on est en droit de l’attendre ; s’il est vrai que, sur un sol où ne s’est affaibli en rien le prestige de l’honneur militaire, les gens de mer seuls envisagent avec une répugnance non déguisée les quelques années que le pays réclame de chacun d’eux, n’en cherchons pas la cause ailleurs que dans le régime inique qui les rejette hors du droit commun, n’en accusons que cette inscription maritime que l’on pourrait définir en deux mots : le moyen d’avoir des matelots sans les payer. C’est là qu’est le mal. Déjà l’on a tenté d’en amoindrir les effets ; espérons qu’il sera donné à notre génération de le voir disparaître.

On eut pourtant en 1856 la singulière idée d’acclimater aux Antilles cette inscription maritime, dont les registres en 1861 comprenaient 2,514 hommes à la Martinique et 3,596 à la Guadeloupe ; mais il faut se garder de prendre ces chiffres au sérieux, car le nombre des marins réels des deux îles est tout à fait insignifiant. Avoir par hasard mis le pied dans une pirogue ou halé de loin en loin quelques filets à terre est un motif suffisant pour que le nègre soit inscrit ; mais il y a cette différence entre lui et le matelot des côtes de France qu’il s’accommode à merveille de sa position. Les charges en effet en sont nulles, le service naval ne réclamant que très peu de gens de couleur, embarqués exclusivement sur les bâtimens de la division des Antilles, car il est interdit de les faire sortir de cette station. En même temps ils jouissent de toutes les immunités que confère le titre d’inscrit : que l’un d’eux par exemple soit pris en vagabondage, délit dont ils sont à chaque instant coupables, au lieu d’être mis à la geôle et contraint à travailler dans les ateliers disciplinaires pour acquitter son amende, il sera tout simplement renvoyé au commissaire de l’inscription maritime. Je n’attaque en rien l’emploi des noirs à bord : sous ce ciel brûlant, ils rendent des services que l’on ne peut attendre que d’eux ; mais n’eût-on pu facilement trouver un meilleur moyen de les employer que d’implanter dans nos colonies une institution si vivement et si justement combattue aujourd’hui en France ?

La loi de 1861 a eu pour objet de faire droit aux justes griefs de nos colonies. Toutefois, avant de rechercher quelle influence elle semble appelée à exercer sur leur avenir, il est un point de leur existence passée qu’il faut éclairer, parce que, bien que d’ordinaire on ne parle de ces colonies que collectivement, il existe pourtant entre elles des différences dont l’action se fera sentir dans les transformations qui se préparent. C’est en remontant à notre révolution de 1789 que l’on trouve l’origine de ces différences. La Guadeloupe n’avait été jusque-là en quelque sorte que la très humble servante de la Martinique ; sauf de rares intermittences, les relations directes lui étaient interdites avec la métropole, et cette tutelle peu justifiée avait eu pour effet naturel de laisser dans l’ombre une île au profit de l’autre. Les guerres maritimes qui s’ouvrirent en 1792 intervertirent les rôles. Tombée au pouvoir de la Grande-Bretagne en 1794, redevenue française à la paix d’Amiens, puis prise de nouveau par les Anglais en 1809, la Martinique ne cessa pas un jour d’être régulièrement gouvernée, et le contre-coup des crises qui déchiraient l’Europe ne s’y fit sentir qu’au début par quelques troubles insignifians. Il en fut autrement à la Guadeloupe, où les luttes sanglantes qui signalèrent la période révolutionnaire ont laissé dans la population noire des souvenirs dont la trace se retrouve encore aujourd’hui. Cet épisode de nos grandes guerres a été trop oublié par l’histoire pour que l’on ne s’y arrête pas un instant, ne fût-ce qu’à cause de l’étrange physionomie de l’homme qui sut y prendre un rôle prédominant.

La Guadeloupe avait capitulé le 20 avril 1794. Les autres îles du Vent avaient successivement subi la même destinée, et le comité de salut public, voulant tenter un effort sur le succès duquel lui-même probablement comptait peu, expédia pour les reconquérir une petite division composée de deux frégates et de quelques transports avec onze cents hommes de troupes. Des deux commissaires investis de pleins pouvoirs par le comité, l’un, fils d’un boulanger de Marseille, avait attiré l’attention par son ardeur fanatique dans les fonctions d’accusateur public près du tribunal révolutionnaire de Brest : on l’appelait Victor Hugues. Nommé, comme tant d’autres, uniquement en raison de sa fervente adhésion aux idées nouvelles, aussi étranger à la guerre qu’à l’administration, rien dans son passé n’annonçait l’homme qui allait se révéler en lui ; mais il donna sa mesure dès le début. L’escadrille, par une coïncidence fortuite, avait quitté Rochefort trois jours après la reddition de la Guadeloupe, et se dirigeait vers cette île, qu’elle croyait encore française. Elle ne fut désabusée qu’à l’atterrissage. À notre poignée d’hommes, les Anglais, maîtres de la mer, opposaient une armée de quatre mille soldats, amplement pourvue et soutenue par une flotte de trente-deux navires, dont quatorze vaisseaux et frégates. Chez nous, l’attaque avait peu de partisans parmi les chefs et les hommes du métier ; seul, Hugues n’hésita point. Sans entrer dans le détail de cette lutte extraordinaire, il suffira de rappeler qu’il ne s’agissait pas d’un de ces coups de main heureux comme l’histoire en a souvent enregistré, et dont le succès, disait Napoléon, dépend d’une oie ou d’un chien. Ici ce fut une bataille de sept mois, sans que Hugues faiblît un seul jour. Huit mille hommes nous furent successivement opposés ; huit cent soixante seulement s’embarquèrent dans la nuit du 10 au 11 décembre 1794, en nous abandonnant dans le fort Saint-Charles, leur dernier boulevard, soixante-seize canons et des approvisionnemens considérables. Hugues était couché lorsque la nouvelle lui en parvint. Entendant parler de sa chambre, il crie de son accent provençal le plus pur à son aide-de-camp : Caffin, qu’est-ce donc ? — L’évacuation du fort. — Ah ! ah ! c’est bien ; Caffin, appelle la musique, et fais jouer : Ça ira, les aristocrates à la lanterne ! — La musique s’assemble, et trouble le silence de la nuit avec le triste refrain aimé de Victor Hugues[3].

La Guadeloupe une fois en son pouvoir, Hugues l’organisa à sa façon. Ce furent d’abord des épurations révolutionnaires dignes de Carrier et de Collot d’Herbois : l’on vit par exemple huit cent soixante-cinq émigrés (car on avait donné à ces malheureux proscrits le même nom qu’en France) fusillés en une seule fournée sur le morne Savon. Bientôt néanmoins le représentant du comité de salut public se contenta de quelques guillotines dressées en permanence, et il avisa aux moyens de tirer de sa conquête le meilleur parti possible. La plupart des habitations de la colonie avaient naturellement été confisquées au profit de la république : il fallait les remettre en valeur, et pour cela ramener au travail les noirs émancipés par le décret de la convention du 4 février 1794. Hugues, que l’arbitraire embarrassait peu, y pourvut par un arrêté, et l’accompagna d’un ordre de travail dont les termes méritent d’être conservés. Il y était dit « qu’à cinq heures et demie du matin la cloche réunirait les citoyens et citoyennes en un lieu indiqué, qu’à cinq heures trois quarts le chef entonnerait un des couplets de l’hymne républicain, terminé par le cri de vive la république ! qu’il ferait l’appel, et que les citoyens se rendraient ensuite au travail, toujours en chantant, et avec cette gaîté simple et vive qui doit animer le bon enfant de la patrie, qu’à huit heures le déjeuner serait pris sur le terrain à l’exemple des sans-culottes cultivateurs de France, etc. » Le commerce fut de même provisoirement centralisé au moyen de la création d’agences nationales ; toute justice autre que celle des tribunaux révolutionnaires fut suspendue, et de la sorte l’ensemble des pouvoirs, sans aucune exception, se trouva réuni dans la main du redoutable proconsul. On sourit aujourd’hui en lisant, son ordre de travail ; mais certes nul de ses administrés n’eût alors songé à se rendre coupable d’une pareille irrévérence, car la terreur dont son nom les frappait était telle qu’il n’y avait trouble ou tentative de désordre que sa simple présence ne suffit à dissiper. « Il arrivait alors, dit M. Lacour, seul, sans se presser, un cigare à la bouche, les mains derrière le dos, et lorsque l’attroupement ne s’éparpillait point assez vite à son gré, c’était à grands coups de bâton qu’il dispersait les mutins. »

Ce règne despotique dura quatre ans, mais ce fut pour la Guadeloupe une phase véritablement exceptionnelle, si l’on se reporte aux désastres maritimes qui partout ailleurs avaient laissé au Jack britannique l’empire incontesté de la mer. Pendant tout ce temps, cette île fut un foyer de corsaires qui répandaient l’effroi dans la mer des Antilles, et versaient l’or à flots dans la colonie. Des expéditions en sortaient qui enlevaient à l’ennemi Sainte-Lucie, Saint-Eustache, Saint-Martin ; d’autres arboraient victorieusement les trois couleurs à la Martinique, à Saint-Vincent, à la Grenade, à la Dominique, et rentraient impunies au port. L’impression des exploits de Hugues était telle que, malgré la supériorité de leurs forces, les Anglais n’osaient l’attaquer, et grâce à lui, pendant toute la guerre, la Guadeloupe eut l’honneur d’être le seul point d’outremer sur lequel notre pavillon ne cessa point de flotter. Le dictateur dut pourtant abdiquer en 1798, pour aller rendre compte en France des rapines et des concussions qu’on lui reprochait à trop juste titre[4], et le pouvoir créé par son énergique et indomptable volonté déclina promptement entre les mains de ses faibles successeurs. Au dehors, la Guadeloupe cessa d’être une puissance, et au dedans l’anarchie, que la main de fer du proconsul avait seule contenue, ne tarda point à reparaître. La maladresse d’un gouverneur la fit dégénérer en une insurrection qui laissa pendant plus de six mois la colonie livrée à elle-même. Pour la reconquérir, il ne fallut pas moins que la paix d’Amiens et quelques-unes des vieilles bandes de l’armée du Rhin, commandées par Richepanse, le héros de Hohenlinden. Ce fut la contre-partie de l’expédition de Saint-Domingue, et des deux côtés il faut reconnaître à la révolte des nègres le caractère d’une défense légitime, car l’esclavage était la part que leur réservait le premier consul dans son travail de réorganisation universelle. L’histoire a conservé le souvenir des chefs noirs de Saint-Domingue : à la Guadeloupe, celui qui résista le dernier s’appelait Delgrès. Son nom mérite aussi d’être sauvé de l’oubli, et sa physionomie attache et intéresse tout à la fois dans cette cause, où la justice était malheureusement déshonorée par le brigandage. Sans illusions sur l’issue d’une lutte qu’il avait acceptée, mais non provoquée, il sut s’y distinguer par un courage chevaleresque ; on le voyait par exemple s’asseoir dans une embrasure de canon, un violon à la main, et y braver les boulets ennemis en jouant de son instrument pour animer ses soldats. Forcé dans ses derniers retranchemens, il échappa au supplice par un suicide héroïque. Delgrès ne comptait pas réussir d’ailleurs ; mais il espérait amener la France à la réflexion, à un compromis peut-être, en lui montrant fort et puissant le parti qu’elle voulait de nouveau réduire à la servitude. La réaction qui suivit fut atroce. Toute justice régulière avait disparu, la voix de la passion était seule écoutée ; les nègres furent chassés et traqués comme des bêtes fauves, et non-seulement la potence fonctionna sans relâche, mais on poussa la fureur jusqu’à vouloir renouveler les tortures les plus révoltantes du temps de l’esclavage, la roue, le bûcher, et jusqu’à la cage[5]. Cette période de l’histoire de la Guadeloupe est assez obscure, et il faut cependant y remonter, si l’on veut saisir la cause première d’une différence marquée entre les populations de couleur de cette île et de la Martinique. On sait déjà que cette dernière, par suite de l’occupation étrangère, n’avait subi aucune interruption dans le régime social auquel étaient auparavant soumises les colonies à esclaves. Sous Hugues, au contraire, les nègres avaient été enrégimentés, ils avaient armé des corsaires, et pris une part glorieuse à toutes les expéditions dirigées contre les établissemens anglais ; ils avaient ensuite énergiquement résisté au joug que l’on voulait de nouveau leur imposer. Lorsque, cinquante ans après, la révolution de 1848 leur rendit cette liberté pour laquelle leurs pères avaient combattu, le souvenir du passé n’avait pas encore eu le temps de s’effacer de leurs traditions. Aussi la transition d’un état à l’autre fut-elle plus scabreuse à la Guadeloupe qu’à la Martinique, et encore aujourd’hui, malgré une plus grande superficie de terres cultivables, malgré une fertilité au moins égale, la Pointe-à-Pitre continue à exporter chaque année environ 5 millions de kilogrammes de sucre de moins que Saint-Pierre. Bien qu’il ressorte de là que la production, c’est-à-dire le travail, n’a pas également repris dans les deux îles, on se tromperait en concluant de ce fait à l’infériorité de la Guadeloupe. Tout au contraire l’avenir lui appartiendrait plutôt qu’à sa rivale, si l’on ne considérait que son amour du progrès et ses tendances ouvertement libérales. C’est chez elle que se sont élevées les premières usines centrales ; c’est elle qui a fait les premières tentatives pour substituer, comme base de recettes, l’impôt indirect à la capitation[6], tandis que, malgré qu’il en ait, et peut-être à cause des différences que nous venons de signaler dans l’histoire des deux colonies, le planteur de la Martinique semble ne pouvoir s’affranchir d’un retour constant vers le passé. Il a réussi, par un habile réseau de décrets, à fixer dans une certaine mesure le nègre à la glèbe, alors qu’à la Guadeloupe on se bornait à la répression pure et simple du vagabondage, et comme en même temps son budget se traduisait en excédant, pendant que la Guadeloupe se débattait sous le poids d’une dette écrasante, beaucoup d’esprits ne voulurent voir que ce résultat, sans se préoccuper assez de la valeur des moyens qui l’avaient amené.

C’est qu’effectivement la question financière est vitale pour ces petites îles, où les dépenses balancent les recettes dans les étroites limites d’un budget de 3 à 4 millions. Tout arriéré peut alors rapidement devenir sérieux, et parfois il arrive que la métropole saisit mal à propos ces momens de gêne pour redoubler d’exigence. La loi du 3 juillet 1861 rendra ces complications beaucoup plus rares et même tout à fait impossibles par la suite, en même temps qu’elle ne saurait manquer de ramener l’abondance dans les caisses coloniales par l’essor qu’elle imprimera au commerce. Peu de personnes se font une idée nette de l’immense développement que devra prendre la production du sucre quand l’usage en deviendra vraiment général au lieu d’être restreint, comme il l’est aujourd’hui, aux classes aisées de la société. Une statistique faite avec soin il y a dix ans, c’est-à-dire lorsque les barrières prohibitives commençaient à peine à s’entr’ouvrir chez les peuples les plus avancés, cette statistique portait l’ensemble des sucres de toute provenance fabriqués dans le monde entier à 2,342,722 tonnes de 1,000 kilogrammes, dont la moitié environ était consommée par l’Europe, les États-Unis et quelques pays voisins. La betterave n’entrait guère dans ce formidable total que pour 165,000 tonnes. Eh bien ! il est permis de prévoir sans nulle exagération le jour où ce chiffre sera augmenté au moins de moitié ; lorsque l’on songe que la consommation moyenne par tête, qui n’est en France que de 4 à 5 kilogrammes, est cinq fois plus forte à La Havane par exemple, et qu’elle a plus que doublé en douze ans chez les Anglais par le simple abaissement des droits d’introduction. Il est vrai que nos îles lilliputiennes, ne doivent prétendre qu’à une bien modeste part de ce grand développement ; mais tout est relatif : qu’elles songent seulement à la vaste étendue de savanes et de terres en friche qu’elles pourront mettre en culture à mesure que le travail renaîtra[7], et qu’elles reprennent courage en se rappelant qu’il a suffi de vingt-cinq ans aux Antilles espagnoles pour quintupler leur production dans des conditions moins libérales que n’en établit aujourd’hui la nouvelle loi.

Ce n’est pas tout. L’effet naturel du pacte colonial et du monopole qui en résultait avait été de surexciter au-delà de toute mesure l’industrie sucrière et de lui faire absorber tout ce que nos planteurs pouvaient réunir de capital et de travail. Il est probable qu’il en sera autrement désormais, et que, par suite du développement varié qu’il est dans la nature de la liberté de produire, l’on verra reparaître les cultures auxiliaires, ces belles caféières par exemple, semblables à des jardins ombreux, et ces quinconces de cacaos, alignés comme les massifs d’un parc de Le Nôtre. Je pourrais citer près de la Basse-Terre une caféière de 20 hectares qui, avec vingt-cinq travailleurs, donne un revenu annuel de 20,000 francs net. La. Guadeloupe n’a-t-elle pas d’ailleurs produit autrefois jusqu’à 600,000 quintaux de café par an ? Que dire encore de ces cacaotières où l’hectare peut rapporter 1,000 écus, et dont le père Labat, l’oracle de nos vieux colons, disait qu’elles se pouvaient comparer à une riche mine d’or, tandis qu’une sucrerie n’était qu’une mine de fer ? Il n’en faut pas douter, ces diverses cultures redeviendront importantes et prospères à mesure que le sucre, accompagnement obligé de leurs produits, entrera de plus en plus dans l’alimentation des masses, auxquelles il était jadis à peine accessible. Toutes ces industries sont connexes, et si l’Angleterre, en réduisant des trois quarts le droit sur le café, en a presque décuplé la consommation, il n’est que raisonnable de compter sur un résultat analogue en France.

On sait quelle étrange situation la mise en pratique obstinée du pacte colonial avait créée à nos Antilles à la veille de la loi de 1861, et quelle était l’urgente nécessité de cette mesure réparatrice. On les a vues, après avoir été amenées à ne produire que du sucre, ne plus pouvoir se défaire de ce sucre, grâce à la protection réclamée par le pavillon national, puis manquer, toujours pour le même motif, des denrées les plus nécessaires, et supporter en un mot toutes les charges d’un contrat dont une injustice flagrante leur déniait les bénéfices. Quelles perspectives de prospérité l’avenir ouvre-t-il à ces îles maintenant que la liberté leur est enfin rendue ? Quelle direction prendra ce commerce, ainsi livré à lui-même après avoir été si longtemps emprisonné entre les barrières artificielles de la protection ? La réponse ne saurait être douteuse : c’est vers les États-Unis que le voisinage et les facilités de la navigation établiront nécessairement le principal courant d’affaires de nos deux îles. Aussi n’est-il pas inutile de rappeler ici quelle a été dans la mer des Antilles l’attitude habituelle des Américains, et quelle sera encore leur règle de conduite le jour où, la fin de la guerre civile leur ayant rendu leur pleine liberté d’action, ils pourront reprendre les véritables traditions de leur politique étrangère.

Ces traditions, ces doctrines, c’est à Cuba qu’il faut aller les étudier sur le vif, sinon telles que Lopez voulait les appliquer brutalement, au moins dans l’expression officielle que leur donnait en 1858 le message du président Buchanan. — Il faut que cette île soit à nous, y posait-il en principe ; cela doit être, cela sera. À la vérité nous nous devons à nous-mêmes de répudier toute annexion violente, et de désavouer les annexions de flibustiers, quels qu’ils soient ; mais il en est autrement d’un marché loyalement proposé. Offrons donc à l’Espagne un bon prix de sa colonie ; si elle refuse, alors pour nous le moment sera venu d’aviser. — Je me borne à reproduire le sens général du message dans lequel, sans dire expressément qu’un refus eût été considéré comme un casus belli, on le donnait à entendre. Jusqu’où ces étranges notions de droit des gens eussent été poussées, si la guerre n’eût tout bouleversé, nul ne saurait le dire ; toutefois ce que l’on peut affirmer sans crainte, c’est que l’Américain ne voit là qu’une partie remise et non abandonnée. Conquête, achat ou annexion, il caresse sa convoitise depuis tant d’années, qu’elle a fini par devenir à ses yeux chose non-seulement avouable et licite, mais de plus assurée de réussir dans un délai plus ou moins long. Aussi chaque année part-il des États-Unis un nouvel essaim de voyageurs dont les impressions, religieusement publiées au retour, offrent un caractère des plus significatifs ; on dirait de ces flammes qui, ne pouvant atteindre un objet trop éloigné, le lèchent comme instinctivement de l’extrémité de leurs langues fourchues. L’un intitule son livre Gan-Eden en souvenir du jardin enchanté des Mille et une Nuits, où le calife Haroun-al-Raschid venait chercher l’oubli de ses peines. Un autre ira plus loin et prédira hardiment le jour où les îles de toutes nations qui couvrent ces mers s’inscriront au ciel étoile de l’Union, où la mer caraïbe comme le golfe du Mexique ne formeront qu’un lac yankee. L’un de ces enthousiastes assistait dans la cathédrale de La Havane à un Te Deum en l’honneur de la reine d’Espagne. « Tout à coup, s’écrie-t-il, je crus être témoin d’un de ces effets d’optique où les vues d’un panorama semblent se dissoudre en se succédant. Au lieu d’une troupe d’officiers empanachés, couverts d’or et de décorations, je vis un austère cortège de Yankees, maigres et faméliques (lean and hungry), en gilets de satin noir. Au lieu d’un capitaine-général aux plaques étincelant sous le grand cordon rouge m’apparut le gouverneur de l’état en simple habit noir. Ce n’était plus la puérile ostentation des pompes catholiques, mais bien une procession solennelle, allant écouter au théâtre Tacon (le principal théâtre de La Havane) un discours en l’honneur de l’indépendance américaine, a fourtt of july oration. »

Sans rechercher si les discours du 4 juillet[8] sont en réalité préférables aux sermons, nous nous bornerons à dire que de longues années se passeront probablement avant que les sympathies de la population de Cuba se prononcent en faveur des États-Unis. Le géant a trop tôt montré ses pieds d’argile. Tout au contraire, non-seulement Cuba, mais Porto-Rico, sont depuis longtemps dans une voie de progrès fort appréciée au dehors, et la meilleure preuve en a été la récente annexion volontaire de Santo-Domingo. L’Espagne n’a fait que recueillir là ce qu’elle avait semé, et j’ajouterai que c’est à tort que l’on attribue cette prospérité exclusivement au maintien de l’esclavage. Tout au plus le fait serait-il vrai de La Havane, où cependant les blancs et les noirs sont en nombre égal, 700,000 de part et d’autre (500,000 esclaves, beaucoup plus protégés par la loi que dans les États-Unis du sud, et 200,000 hommes libres de couleur), tandis que dans nos Antilles la proportion est de 1 à 10. Dans la magnifique île de Porto-Rico, sur 360,000 habitans, on compte 42,000 esclaves seulement et 191,000 blancs employés pour la plupart à la culture des terres ; le reste est mulâtre ou libre de couleur. C’est assez dire combien le travail servile y a peu d’importance relative. Il n’est que juste, en un mot, de reconnaître la sagesse de la politique coloniale si patiemment suivie par l’Espagne dans ses colonies des Antilles, et l’on ne saurait trop lui désirer un nouveau succès dans l’expérience qui va se tenter à Santo-Domingo. Il faut avoir vu cette antique métropole des Indes, telle qu’elle était encore livrée à elle-même en 1860, avec ses rues désertes bordées de palais en ruine, avec ses remparts effondrés, ses vastes cloîtres abandonnés, pour comprendre le triste usage qu’elle avait fait de son indépendance. Là où le vieux Colomb souffrit dans les fers, à peine rencontrait-on de loin en loin quelques rares descendans de la vaillante race qu’il avait guidée à la découverte du Nouveau-Monde ; tout était envahi par une impuissante population de mulâtres abâtardis, dont l’aspect héroï-comique contrastait d’une façon étrange avec les grands souvenirs des temps de la conquête[9]. Cependant l’empreinte très réelle que l’Espagne a laissée partout où elle a régné au-delà des mers n’est pas tellement effacée ici que ce pays ne puisse renaître, favorisé comme il l’est par le voisinage de Cuba et de Porto-Rico. Peut-être l’avenir se chargera-t-il de montrer que la France est plus intéressée qu’elle ne se le figure à la réussite de cette épreuve.

Chacun comprendra pourquoi nous insistons sur cette situation des Antilles espagnoles : c’est là qu’est le point vulnérable. Ce n’est un mystère pour personne que la tendance de l’Américain à prendre pied dans ce riche archipel, pour s’y étendre ensuite comme la goutte d’huile sur l’étoffe où on l’a déposée, et certes ce ne sera pas aux possessions de la France ou de l’Angleterre qu’il s’attaquera de prime saut. Les trois îles dont nous venons de parler sont tout à la fois plus opulentes, plus voisines, plus grandes et plus faciles à entamer, car ce que nous avons dit de Cuba, nous eussions pu le dire de Haïti, où les prétentions des États-Unis sur la baie de Samana se reproduisent en quelque sorte périodiquement. Notre rôle doit-il être de nous opposer à toute tentative d’envahissement de ce genre ? Oui, sans nul doute. Il ne s’agit pas ici en effet d’une Australie ou d’un Canada destinés à se séparer au jour de l’indépendance, comme le fruit mûr se détache de la branche nourricière, et le point de vue économique n’est pas le seul sous lequel il faille envisager une colonie dans ses relations avec la métropole. Rien n’est plus instructif à cet égard que la prévoyance infinie avec laquelle, depuis tant de générations, les hommes d’état de la Grande-Bretagne ont échelonné sur le globe les stations navales et militaires de la mère-patrie, et si, grâce à ses révolutions, la France est sous ce rapport bien en arrière de sa rivale, ce doit lui être un motif pour mieux apprécier la valeur des deux points qu’elle a gardés aux Antilles. Ne fussent-ils pour elle que de coûteuses possessions d’outre-mer, et nous avons essayé de prouver qu’il n’en était rien, il ne lui importerait pas moins de les conserver précieusement, afin de n’être pas prise au dépourvu le jour de la lutte. Ce n’est pas un simple port de ravitaillement que nous devrions avoir à Fort-de-France, mais bien, comme les Anglais à la Jamaïque, aux Bermudes, à Halifax, un véritable arsenal maritime auquel nous cesserions de marchander quelques fortifications à peine suffisantes. N’oublions pas, selon la juste remarque d’un créole de la Martinique, que de tous les traités par lesquels la France a mis fin à ses luttes sur l’Océan avec l’Angleterre, deux seulement lui ont été avantageux et honorables, celui de Breda et celui de Versailles, et qu’en 1667 comme en 1783 nos succès dans la mer des Antilles pesèrent glorieusement dans la balance.

Mais laissons ces considérations qui nous éloignent de notre sujet, et qui d’ailleurs n’ont besoin ni de développement, ni de preuves à l’appui. C’est moins un champ de bataille qu’un champ commercial que nous avons voulu montrer dans nos Antilles, et à ceux qui argueraient de l’exiguïté de leurs dimensions pour y mal augurer de l’avenir, nous répondrons par un exemple de la prospérité que développe la liberté commerciale. L’une des plus petites des Indes occidentales, et l’une des moins fertiles, est assurément l’îlot danois de Saint-Thomas. Cinq lieues sur trois, telle est sa mesure : Sancho lui-même eût demandé davantage pour son royaume de Barataria. Pourtant, depuis plus d’un siècle et demi, il a suffi de la liberté du commerce pour faire de ce rocher aride l’un des centres les plus importans de l’archipel. Dès 1701, un voyageur français, le père Labat, parlait avec enthousiasme « de ce lieu riche et toujours plein de toutes sortes de marchandises, de ce port ouvert à toutes les nations, et servant d’entrepôt au commerce que les Français, les Anglais, les Espagnols et les Hollandais n’osaient faire ouvertement dans leurs îles. » Le bon père y achetait pour 5 écus ce qui en valait 25 à la Martinique, et pour 15 ce qui en eût coûté 100 en France. Le gouvernement danois eut le bon esprit de consacrer officiellement cette liberté en 1764, et depuis lors les sottes entraves apportées au commerce des îles voisines n’ont cessé de donner à la prospérité de Saint-Thomas un essor dont il est impossible de ne pas être frappé dès le premier coup d’œil jeté sur la ville. Tout y est mouvement et animation, tout y respire la confiance et la richesse. Les débarcadères sont incessamment couverts d’une foule active et bariolée, occupée à charger ou à décharger les navires de toutes nations qui peuplent le port, car chacun vient y chercher fortune, Danois et Américains, Français et Anglais, Allemands et Espagnols. De plus c’est là qu’aboutissent les diverses lignes des packets britanniques de ces mers, c’est le centre du réseau, l’étape obligatoire de tous les voyageurs. Deux fois par mois, la rade se couvre en un jour ou deux des nombreux courriers secondaires qui se rattachent à l’artère principale : l’un arrive de Panama, avec les lointains pionniers du Pacifique, un autre de Carthagène et des ports de la côte ferme, un troisième des colonies espagnoles ; un dernier aura desservi les îles du Vent jusqu’à la Guyane. Tous attendent la venue du rapide vapeur qui franchit en onze jours l’Océan entre Southampton et Saint-Thomas. À peine est-il signalé, que d’un bout de la ligne à l’autre de noirs panaches de fumée annoncent que chacun se dispose à partir ; en quelques heures, de toute la flotte, le puissant steamer transatlantique reste seul au mouillage.

Ce vivant tableau maritime, que j’ai maintes fois contemplé d’un œil d’envie en me reportant aux apathiques allures des ports de nos Antilles, la Martinique nous l’offrira désormais, grâce aux lignes de paquebots récemment créées, et il est d’un heureux augure que cette création ait coïncidé avec la réforme économique et commerciale dont nos colonies viennent d’être dotées. Le nouvel état de choses fonctionne depuis trop peu de temps pour que l’on en puisse apprécier les résultats ; mais ce que l’on peut dire dès aujourd’hui, c’est que l’expérience de travail libre et de libre échange que nous allons tenter aura probablement plus de portée que n’en comporte le faible développement territorial de la Guadeloupe et de la Martinique, car c’est le nom de la France, et non-seulement celui de deux petites îles, qui sera mis en cause. Que l’on nous permette un inoffensif château en Espagne. Supposons que dans quelques années une administration sage et ferme, unie à une liberté tempérée, ait ramené dans nos colonies la richesse et le crédit, qu’une nombreuse population de travailleurs y soit venue chercher la facile existence qu’assure le climat des tropiques ; supposons, en un mot, qu’environnées du prestige qui s’attache à la métropole, ces possessions aient reconquis le rang auquel elles ont droit : je l’avoue, si alors la république haïtienne, instruite par cet exemple, revenait à nous de son libre mouvement, si, fatiguée de son impuissance et de ses misères actuelles, elle demandait à la mère-patrie à renouer des liens qui ne seraient désormais pour toutes deux qu’un gage d’avenir et de prospérité, nous pourrions à bon droit être plus fiers de ce succès que du gain d’une bataille. Nul palais au monde ne vaudrait ce château en Espagne.


ED. DU HAILLY.

  1. Voyez sur le Travail libre et l’Émigration aux Antilles la Revue du 15 décembre 1863.
  2. Il n’en arrivait pas moins trop souvent que nos armateurs étaient hors d’état de faire face à ces engagemens, et, dès que leurs navires manquaient, la disette s’ensuivait. Une ordonnance royale du 22 août 1833 attribuait en ce cas aux gouverneurs des colonies la faculté d’ouvrir temporairement leurs marchés à la morue étrangère ; mais le manque de communications rendait illusoire cette mesure, qui n’eût pu être efficace qu’à la condition d’être permanente. Si exceptionnelles que fussent d’ailleurs les applications que l’on en fit, chaque fois elles provoquèrent en France les plus violences explosions de colère dans les chambres de commerce, et l’on vit même, sous le règne de Louis-Philippe, un gouverneur révoqué pour ce motif.
  3. Voyez l’Histoire de la Guadeloupe, par M. le conseiller Lacour.
  4. La fin de la carrière de Victor Hugues ne répondit malheureusement point au début. Quelques années après sa rentrée en France, il réussit à se faire donner le gouvernement de la Guyane, et vendit en 1809, avec une facilité qui le fit accuser de connivence, cette colonie à cinq cents Portugais. En 1814, Hugues se fit remarquer par l’énormité de sa cocarde blanche. « Que voulez-vous ? répondait l’ancien jacobin. Les Bourbons sont nos souverains légitimes. » Il mourut aveugle à Cayenne en 1826.
  5. Ce supplice, emprunté jadis aux colons anglais, est, grâce au ciel, peu connu. On exposait une cage en fer de sept à huit pieds carrés, à claire voie, sur un échafaud ; on y renfermait le condamné, placé à cheval sur une lame tranchante, les pieds portant dans des étriers. Des liens disposés d’une certaine façon, en maintenant le corps et chacun des membres du patient, empêchaient qu’il ne pût tomber autrement qu’à cheval sur la lame. Pour en éviter les atteintes, le malheureux était obligé de tenir les jarrets constamment tendus. Bientôt la fatigue, la privation de sommeil et d’alimens, le forçaient à fléchir sur lui-même ; mais, selon son énergie et aussi selon la gravité de la blessure, il pouvait se relever pour tomber encore. Afin de rendre cette mort plus cruelle, on plaçait devant le condamné un pain et une bouteille d’eau, auxquels, nouveau Tantale, il ne pouvait toucher. Il fallait avoir véritablement le génie de la torture pour inventer de semblables raffinemens. Un autre genre de mort, plus affreux encore, est raconté par le père Labat : il consistait à passer en quelque sorte l’esclave au laminoir, entre les cylindres du moulin destiné à broyer les cannes !
  6. Nous citons le fait pour l’honneur du principe, car la capitation est un moyen efficace de ramener le nègre au travail, au moins à certaines périodes de l’année. Payer sa tête, selon son expression, est toujours pour lui le problème le plus difficile à concilier avec la fainéantise absolue.
  7. La Martinique, sur 100,000 hectares, en cultive 30,000 seulement, qui pourraient être portés à 40,000, et même au-delà ; mais la Guadeloupe, dont la superficie, y compris ses dépendances, s’élève à 165,000 hectares, n’en cultive que 24,000 !
  8. Anniversaire du jour (4 juillet 1776) où les treize colonies anglaises proclamèrent leur indépendance.
  9. Le commandant d’une frégate française en relâche à Santo-Domingo parcourait avec le consul une liste de visites qu’il se proposait de faire à terre. On arriva au nom de l’amiral de la marine dominicaine. « Il est bon que vous sachiez, dit le consul, que ce brave amiral tient à quelques pas du débarcadère un cabaret très fréquenté par les matelots, de sorte qu’en l’allant voir vous courez grand risque de le trouver occupé à servir à boire à vos canotiers. » Le fait n’était que trop vrai ; l’amiral, en bras de chemise, veillait derrière le comptoir aux intérêts de son commerce.