Les Antilles françaises/01

Les Antilles françaises
Revue des Deux Mondes2e période, tome 48 (p. 855-880).
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LES
ANTILLES FRANCAISES
EN 1863
SOUVENIRS ET TABLEAUX.

I.
LA VIE CREOLE. - LE TRAVAIL LIBRE ET L'EMIGRATION.

C’est un curieux et touchant spectacle que celui de la vie coloniale dans quelques-unes de ces possessions d’outre-mer conservées en trop petit nombre à la France, et traitées par elle bien souvent avec un injuste dédain. Il n’est pas nécessaire d’être un bien grand économiste pour deviner que, sans exagérer l’importance des îles sur lesquelles nous voudrions réunir ici quelques souvenirs, il faut en tenir plus de compte assurément qu’on ne le fait aujourd’hui, ne fut-ce qu’en raison de l’indestructible et profond attachement qui les unit à la métropole. Comme l’enfant que la mère sent tressaillir dans son sein, nos colonies des Antilles vivent de la vie de la mère-patrie, elles en sont le fidèle reflet : nulle part nos succès ne sont plus sincèrement acclamés, nos revers plus vivement sentis, et, loin de s’affaiblir avec le temps, le souvenir d’une commune origine semble y devenir d’année en année plus vivace. Ce n’est pas tout : indépendamment de considérations patriotiques qui touchent peu certains esprits, les Antilles françaises offrent un champ d’études d’un intérêt tout spécial. Ce riche archipel, où flottent les pavillons de toutes les nations maritimes d’Europe, offre aux divers systèmes de colonisation mis en œuvre de nos jours un théâtre sur lequel ils sont à même de se produire dans les conditions les plus propres à faciliter une comparaison équitable. À une époque où, grâce aux progrès de la science économique, toutes les doctrines coloniales sont en voie de métamorphose, cette comparaison ne saurait être inopportune, et le résultat, on va le voir, n’a rien de décourageant pour nous.


I

Aller aux îles !… c’était jadis l’expression consacrée, et Dieu sait le monde fantastique que nos candides aïeux se représentaient au terme du voyage. Le paisible marchand du vieux Paris, qui du fond de son arrière-boutique voyait les riches produits d’outre-mer couvrir ses rayons enfumés, ne songeait pas sans une terreur peut-être secrètement mêlée d’envie aux étranges récits qui circulaient sur ces pays lointains : c’était le péril incessamment bravé, les merveilles de climats inconnus, la fortune pour qui triomphait de ces épreuves ; c’était par-dessus tout la fastueuse existence au sein de laquelle le planteur créole apparaissait comme le héros d’un conte de fées. Alors le luxe des colonies était sans bornes ; pour elles, la métropole tissait ses étoffes les plus précieuses, ciselait ses bijoux les plus exquis, et dans la petite ville de Saint-Pierre-Martinique, surnommée le Paris des Antilles, l’opulence ne se mesurait qu’à la prodigalité. Cette brillante auréole a singulièrement pâli. La vapeur a si bien supprimé le prestige de l’éloignement, que cette terrible traversée, dont un testament était la préface obligatoire, n’est plus désormais qu’une promenade de douze jours en été, de quinze en hiver. On ne va plus guère chercher fortune aux îles, et quant à envier le sort des colons, c’est ce dont assurément nul ne s’avise. Pauvres îles ! elles ne sont pourtant aujourd’hui ni moins fécondes en promesses d’avenir, ni moins richement parées de leur éternelle verdure qu’aux plus beaux jours du siècle dernier. Elles sont encore prêtes à faire, quand nous le voudrons bien, la fortune de qui attachera son sort au leur ; c’est nous qui avons changé, non pas elles, et il y a plus que de l’injustice à les rendre responsables des mésaventures économiques dont nous nous sommes volontairement faits les victimes. Est-ce leur faute si, après les avoir enfermées deux siècles dans les serres chaudes de la protection, nous les avons brusquement transportées au grand air, en nous bornant à leur donner pour médecin soit une émigration coûteuse, soit un crédit foncier un peu trop illusoire, soit toute autre mesure aussi incomplète ? Puis, lorsqu’à chaque nouveau topique les doléances recommençaient, on en concluait qu’il est dans la nature créole de se plaindre, et l’on ne s’en inquiétait pas autrement. Aux yeux de combien de personnes d’ailleurs ces deux îlots ne sont-ils qu’un insignifiant royaume de Barataria, où l’on continue à fabriquer par habitude un sucre que la métropole achète presque par charité ? Pour moi, après trois années de vie coloniale, je vois en eux deux départemens appelés à compter parmi les plus riches territoires de France. Il ne s’agit pour cela que de retrouver dans des conditions normales de liberté industrielle le développement qu’ils ont dû jadis aux factices avantages d’un régime aboli.

Si blasé que soit le voyageur sur les magnificences de la nature tropicale, il lui est difficile de ne pas être frappé de la grandeur du spectacle qui s’offre à ses yeux en arrivant sur la rade de Saint-Pierre-Martinique. Les terres de la baie de Naples n’ont pas de lignes plus harmonieusement distribuées ; les montagnes qui dominent Rio-Janeiro ne sont ni étagées avec plus de hardiesse, ni diaprées d’une plus luxuriante végétation. L’azur de la mer y a l’inaltérable et calme transparence des grands fonds. La courbe du rivage s’infléchit doucement entre la pointe du Carbet et celle du Prêcheur, et derrière s’étend la ville, que signale au loin l’assemblage des rouges toitures de ses maisons. Adossé sur la droite à la gigantesque muraille de verdure que forme une ceinture non interrompue de mornes taillés à pic, l’étroit faisceau des rues ainsi emprisonnées suit d’abord le contour de la plage pour s’épanouir à l’extrême gauche en escaladant les hauteurs dites du Vieux-Fort. Au-dessus de ce premier plan s’ouvre la perspective de vastes plantations sur lesquelles la canne étend son manteau, dont le vert pâle et doux ne ressemble à aucun autre. Plus haut encore, dominant l’immensité de ce paysage, auquel l’horizon sans bornes de la mer peut seul servir de cadre, la Montagne-Pelée lève orgueilleusement vers le ciel sa cime triangulaire couronnée de nuages. Il est peu d’aussi beaux panoramas au monde, tant par l’aspect grandiose de cette nature que par l’impression de richesse dont elle pénètre le spectateur. À peine est-on à terre, à peine a-t-on mis le pied sur la place Bertin, où vient aboutir tout le mouvement de l’île, qu’un changement de décor imprévu rend le nouveau débarqué le jouet d’une singulière hallucination. Tout le monde connaît au Louvre la curieuse collection des ports de France peinte, au milieu du siècle dernier, par Joseph Vernet : il semble, à la vue de la place Bertin, que l’on soit transporté dans un de ces ports, et que ce même tableau ait déjà dû s’offrir à l’Européen abordant sur cette plage il y a cent ans. Au lieu des vastes clippers de 2 et 3,000 tonneaux qui signalent aujourd’hui les centres du commerce maritime, on voit alignés à une portée de pistolet du rivage vingt-cinq ou trente navires aux formes surannées, dont les plus grands n’atteignent pas 500 tonneaux. Pour eux, le temps n’a pas de valeur ; ils attendront là un mois, deux s’il le faut, une cargaison qui leur sera apportée boucaut par boucaut sur d’incommodes chalands à fonds plats. À terre, nulle installation pour faciliter les chargemens et déchargemens ; point de quais, point de jetées qui en tiennent lieu. Le travail se fait néanmoins au milieu du tumulte assourdissant dont les nègres ont le secret, car ce sont eux qui frappent d’abord le regard du voyageur, dont ils se disputent les bagages. « Presque tous portent sur le dos la marque des coups de fouet qu’ils ont reçus, disait un écrivain du XVIIe siècle, le père Labat[1] ; cela excite la compassion de ceux qui n’y sont pas accoutumés, mais on s’y fait bientôt. »

Sauf les coups de fouet disparus avec l’esclavage, la population aux Antilles a dû peu changer de physionomie depuis de longues années. On pourrait même, en généralisant cette observation, l’appliquer à bien des traits de la société créole, et peut-être arriverait-on ainsi à s’expliquer comment une transformation aussi radicale, aussi brusquement amenée que l’a été l’émancipation des noirs, n’a été accompagnée que de perturbations relativement insignifiantes. C’est là à la vérité un point de vue contre lequel protestent les créoles. On persiste, disent-ils, à nous juger en France d’après les vieilles notions du code noir, on nous représente comme systématiquement hostiles à l’état de choses inauguré en 1848, et il n’est aucune des déclamations de l’abbé Raynal qui ne trouve autant de crédit aujourd’hui qu’aux meilleurs jours de l’Histoire philosophique des deux Indes. Hélas ! pourrait-on leur répondre, c’est que, pour qu’il en fût autrement, pour qu’en quinze ans les mœurs de votre société eussent été modifiées par les nouvelles conditions qui lui ont été faites, il faudrait que sous les tropiques notre nature fût douée d’une perfection toute spéciale, et que l’inépuisable fonds de vanité départi à la sottise humaine n’y existât que pour mémoire. Quoi de plus commode que de régler ses classifications sur la couleur de la peau ? Et, le principe de ces distinctions une fois admis, peut-on espérer que cette inégalité sociale disparaîtra de si tôt devant l’égalité civile ? Peut-être aujourd’hui rencontrerait-on peu de créoles assez érudits pour rétablir à tous ses degrés l’ancienne hiérarchie du mélange des deux sangs[2] ; mais, pour n’avoir que trois marches, l’échelle n’en subsiste pas moins. Autant le mulâtre se croit supérieur au nègre, autant le blanc méprisera les deux autres, et je ne crains pas d’affirmer qu’il en sera longtemps encore ainsi. « Je suis pour les blancs, disait Napoléon Ier à son conseil d’état, parce que je suis blanc. Je n’ai que cette raison-là à donner, et c’est la bonne. » Je veux croire que les colons qui se disent exempts du préjugé de la couleur apportent dans leur erreur la meilleure foi du monde ; mais, si du témoignage des hommes nous passons à celui des femmes, nous trouverons plus de vérité, sinon plus de franchise. Pour les dames créoles, une négresse semble à peine un être du même sexe, et la distance ne sera pas moins observée par la fille de couleur, bien que sous la forme d’un dédain moins suprême d’une part, et d’une aversion plus crûment exprimée de l’autre. Moi raki femmes béké là (je hais ces femmes blanches), diront sans ambages les belles mulâtresses. On a cependant parfois l’occasion de voir d’étranges fraternités servir de cortège à ces antipathies.

Si les lignes de démarcation qui séparent ces trois classes ne semblent de nature à admettre aucun tempérament, si les blancs surtout sont retranchés derrière un infranchissable fossé, n’est-on pas fondé à se demander quel changement l’émancipation a pu apporter dans les mœurs créoles ? Je parle à un point de vue purement moral. Certes le nègre n’ignore pas ce qu’il a gagné, il sait que le pilori ne l’attend plus, et que le fouet du commandeur est brisé ; mais quant à se considérer comme l’égal du blanc, c’est ce qui jamais ne lui viendra en tête. Yeux béké qu’a brûlé nègre (le regard du blanc brûle le nègre) : on l’entend encore aujourd’hui, ce proverbe où l’on croit voir passer comme un reflet des farouches lueurs de l’esclavage, et c’est de la bouche des noirs qu’il sortira le plus innocemment du monde. On a beaucoup dit et répété que, pour le nègre, liberté était synonyme de fainéantise. C’est là une de ces banalités qui méritent à peine une réfutation. Le nègre obéit a la loi générale, qui n’est certes pas d’aimer le travail pour lui-même, mais bien de le subir comme une nécessité et de le limiter à la satisfaction des besoins. Si les dépenses qui en résultent pour lui sont à peu près réduites à leur plus simple expression, c’est qu’elles sont restées ce qu’elles étaient jadis, alors que les maîtres étaient loin d’avoir pour but de créer à leurs esclaves des besoins artificiels. Que l’on procède en sens inverse aujourd’hui, et l’on verra chaque jouissance ajoutée, chaque nouvelle condition de bien-être matériel se transformer en un certain nombre de journées de travail, car le nègre sait très bien mettre sa paresse de côté lorsque sa fantaisie est excitée, ou sa vanité mise en jeu. C’est ainsi qu’en 1848 aucun des nouveaux affranchis n’eut de repos qu’il ne se fût procuré l’habit noir dans lequel il voyait le symbole de sa liberté. Il existe à Saint-Pierre-Martinique un tailleur dont ce commerce fit la fortune : pendant que le mari vantait au nègre émerveillé l’élégance de sa toilette européenne, la femme lui glissait dans les poches, en guise de cadeau, une paire de gants de coton blanc longs d’un pied, et l’heureux acheteur ne manquait pas de recommander chaudement le magasin à ses amis. Après la passion de l’habit noir est venue celle des souliers vernis, puis on a voulu que des bas sortissent de ces souliers. Malheureusement ce surcroît de splendeur avait ses inconvéniens. Mettre des souliers le dimanche, passe encore : six jours restaient pour marcher nu-pieds ; mais loger des bas dans ces souliers, c’était greffer un supplice sur un autre. La difficulté fut tranchée en ne conservant des bas que la partie visible, c’est-à-dire les tiges, et le pied resta nu dans son enveloppe vernie.

Les nègres des campagnes ont, sur le coin de terre qu’ils cultivent ou sur les habitations des planteurs, une existence qui a été souvent décrite. Les nègres de la ville vivent différemment ; mais, pour les bien connaître, c’est à domicile qu’il faut étudier cette singulière classe de citoyens, dans les quartiers qui sont devenus leurs domaines, et les épreuves par lesquelles ils jugent à propos de faire passer leurs propriétaires rempliraient tout un long chapitre. La maison est d’abord louée en bloc par quelque vieille négresse, une Marie-Rose ou une Cydalise quelconque, laquelle commence par découper chaque chambre selon sa grandeur en plus ou moins de compartimens, deux, trois, quatre, plus même au besoin. Les cloisons, élevées seulement à hauteur d’homme, seront formées de débris de caisses ou de toiles d’emballage. Cela fait, la maison est promptement sous-louée. Le locataire qui emménage dans un compartiment y tend en un coin une ficelle à laquelle seront suspendus les souliers vernis et le précieux habit noir, placés de la sorte hors de portée des rats. Un cuir de bœuf servant de grabat complétera le mobilier, s’il s’agit d’un célibataire ; s’il s’agit d’un ménage, l’ameublement se compliquera d’une marmite en terre, d’une malle en bois invariablement peinte de fleurs éclatantes sur un fond bleu, et d’une demi-douzaine d’enfans qui barboteront dans le ruisseau, comme autant de petits canards. Lorsqu’une maison est envahie, de la sorte, les loyers font le plus souvent défaut ; mais se débarrasser de la tribu n’en est pas plus facile, car il serait fort inutile de se mettre en frais de papier timbré. J’ai connu un propriétaire affligé d’une semblable prise de possession, qui, après avoir longtemps patienté, après avoir épuisé toutes les tentatives de concession ou d’accommodement, voire les sommations légales, ne parvint à sortir d’embarras que par le procédé suivant. Il réunit une escouade d’ouvriers munis d’échelles et d’outils, et vint à leur tête enlever les portes et fenêtres de la maison ; il en démolit les cloisons intérieures, il fit même mine de s’attaquer à la toiture. Si le moyen était violent, le succès fut complet, et l’ennemi se vit mis en pleine déroute. Ce fut une véritable fuite d’Égypte, chacun se sauvait, emportant sous le bras sa fortune et son mobilier ; mais, ajoutait le narrateur, ce qui me surprit le plus fut le nombre de mes locataires. Je croyais avoir affaire à une vingtaine de récalcitrans ; il en défila plus du triple.

L’état civil des nègres n’est pas la partie la moins curieuse de leur histoire. L’esclavage ne comportait pas pour eux le luxe du nom patronymique ; cette lacune n’était comblée que pour l’affranchi, et à cet effet on procédait de temps à autre à des vérifications de titres de liberté, comme dans la métropole aux vérifications de titres de noblesse. La dernière qui fut faite à la Martinique remonte à 1807 ; les archives en ont été conservées au greffe du tribunal de Fort-de-France, et ce n’est pas sans étonnement que l’on y voit plusieurs noms aujourd’hui considérés dans la colonie. Toutefois les affranchissemens finirent par se multiplier tellement que l’on comptait avant 1848 plus de 30,000 libres de couleur dans l’île. Aussi beaucoup d’entre eux n’avaient-ils pas de nom patronymique, entre autres la classe nombreuse des libres dits de savane, c’est-à-dire des affranchis pour lesquels avaient été négligées les formalités officielles. Quant aux esclaves, force leur était de se contenter de simples noms de baptême, pour lesquels on puisait volontiers dans la mythologie. C’était l’époque des Flore et des Cupidon, des Jupiter, des Télèphe et des Cybèle, et peut-être n’est-il pas inutile d’ajouter que ni Flore ni Cupidon ne songeaient à regretter le nom de famille dont on les privait. Survint 1848, qui les dota de ce bienfait. Chacun put baptiser sa famille présente ou à venir, et dans les mairies furent ouverts des registres dits d’individualité, qui n’étaient primitivement qu’une sorte de liste électorale sur laquelle les nouveaux affranchis furent autorisés à se qualifier d’un nom patronymique. Le champ était vaste, mais le choix ne laissait pas que d’être embarrassant, car les noms déjà existans dans l’île avaient été fort sagement interdits, et l’imagination des nègres n’allait guère au-delà. Aussi la plupart d’entre eux s’en remirent-ils au bon goût des employés de la mairie. S’il arrivait que tel employé fût versé dans l’histoire romaine, il faisait revivre sur son registre la race des Brutus, des Titus, des Othon, des Numa Pompilius. Parfois ses préférences se traduisaient par un grand nom des temps modernes : était-il gourmet, il créait un Vatel ; danseur, un Vestris. Montaigne, Sully, Nelson et cent autres acquirent de la sorte une descendance noire. Quelques noms surgissaient directement de la fantaisie de ces parrains officiels ; d’autres, Tinom par exemple, étaient pris dans le patois créole et en rappelaient les étranges diminutifs[3]. Certains affranchis enfin se bornaient à conserver le nom de leurs mères, et se baptisaient bravement Rosine ou Émilia. Quoi qu’il en soit, tous du presque tous jouissent d’un nom patronymique depuis 1848. Malheureusement les facilités données par les registres d’individualité n’ont pas été maintenues, et, malgré plusieurs réclamations, les retardataires qui n’ont pas profité à temps de la mesure en sont réduits à passer aujourd’hui par les formalités coûteuses et compliquées de la loi métropolitaine : recours au garde des sceaux, insertion aux journaux, etc. On comprend qu’ils s’en soient peu souciés.

Ce progrès n’a pas été le seul en matière d’état civil. De l’aveu général, les nègres de nos colonies se marient beaucoup plus aujourd’hui que jadis, et si l’on compare les moyennes décennales qui ont précédé et suivi 1848, on verra que le nombre annuel des unions régulières est monté à la Martinique de 46 à 637, à la Guadeloupe de 101 à 907. « Quarante mille mariages, vingt mille enfans légitimes, trente mille enfans reconnus, voilà, nous dit M. Cochin[4], le beau présent offert en moins de dix ans à la société coloniale par l’émancipation ! » Assurément on ne saurait mieux dire, et ce sont là dés tendances auxquelles tout le monde applaudira. Toutefois il est juste d’ajouter qu’il reste encore terriblement de marge à l’amélioration. Si l’on est sorti du régime universel de concubinage et de promiscuité qui souillait le passé, il n’en est pas moins vrai que l’ensemble des naissances légitimes n’atteint pas dans nos Antilles à la moitié du chiffre des naissances naturelles.[5] Ainsi un relevé très soigneusement fait sur les registres de la mairie de Fort-de-Françe, du 24 mai 1848 au 31 décembre 1860, établit que, sur 5,202 naissances, 1,685 seulement sont légitimes, dont 448 pour la classe blanche, tandis que sur les 3,517 naissances illégitimes, 3,433 appartiennent à la classe de couleur. Il ne faut pas oublier que la ville de Fort-de-France, grâce à l’importance de l’élément administratif, possède une proportion de blancs plus forte que tout autre quartier de l’île. On voit que, si le nègre a réalisé quelques progrès en fait de moralité conjugale, il lui en reste encore plus à faire. Ne parvînt-on qu’à rectifier ses notions un peu embrouillées sur le mariage, qu’il y aurait déjà un mieux notable. À quel curé de nos Antilles n’est-il pas arrivé de voir un nègre lui rapporter sa bague d’alliance en le priant naïvement de le démarier ? Le pauvre prêtre a beau se mettre en frais d’éloquence vis-à-vis de l’époux mécontent ; ce dernier ne s’en va pas moins persuadé que la mauvaise volonté seule a empêché le curé de reprendre son anneau. Parfois même la chose va plus loin, Le maire d’une commune de la Guadeloupe, ceint de l’écharpe tricolore, et dans toute la majesté de sa gloire officielle, était occupé à faire des mariages. Un couple noir se présente, la cérémonie commence, et le magistrat avait déjà entamé la lecture édifiante du chapitre VI, titre V, du livre Ier sur les droits et devoirs respectifs des époux, lorsqu’un souvenir le frappe. Il s’interrompt et interpelle le futur conjoint : « Ne t’ai-je pas marié il y a six mois ? — Si, mouché. — Ta femme est morte ? — Non, mouché ; li à Marie-Galande. Femme-là pas bon ; moi quitté li. Talà meilleure (celle-ci est meilleure), » ajoutait-il, en désignant avec satisfaction l’objet de ses nouvelles amours. Le maire en fut quitte pour recommander à l’avenir plus de soin dans la publication des bans ; mais il est douteux que le nègre ait vu dans son refus de le marier autre chose qu’un acte d’hostilité personnelle.

Il est difficile de se montrer bien sévère pour une immoralité qui a aussi peu conscience de ses torts, surtout si l’on se reporte aux exemples que les blancs donnent aux nègres. La vie d’habitation quasi féodale sous l’esclavage ne se prêtait que trop à tous les désordres de ce genre. Là où régnait souverainement la volonté d’un seul, là où venait presque s’arrêter l’action même de la justice, il était impossible que tout caprice du maître ne fût pas accueilli comme une faveur, et c’est ce qui arrivait. L’habitant parlait de ses bâtards (c’était le terme consacré) comme de la chose la plus naturelle du monde. Sa femme les acceptait sans récriminations, les soignait même dans une certaine, mesure, et n’oubliait jamais, quand son mari mourait, de les habiller tous de deuil ainsi que leurs mères. Parfois cette descendance interlope atteignait des proportions patriarcales. J’ai connu un brave et digne habitant qui, parvenu à sa soixante-onzième année, comptait autant de bâtards que d’années. — Mon père m’a souvent répété, disait-il pour excuse, que le meilleur moyen d’avoir de bons domestiques était de les faire soi-même. — A Dieu ne plaise que l’on puisse nous soupçonner de représenter de parti-pris la société créole sous un jour désavantageux ! Elle est ce que les circonstances l’ont faite. Il lui eût été difficile de se transformer en quelques années, et l’on aurait tort d’ailleurs de la juger sur le trait isolé que nous venons de signaler.

C’est dans les campagnes, loin des villes, qu’il faut aller chercher la vie coloniale, si l’on veut en saisir la physionomie vraiment originale. Un monde à part s’y révèle dès les premiers pas. En France, les nombreux villages qui servent de centres agricoles rappellent à l’esprit et le temps de la féodalité et l’obligation de se réunir en groupes pour se défendre pendant des siècles de barbarie. Il en fut autrement dans nos îles. La crainte des luttes intérieures ne tarda pas à disparaître avec les Caraïbes aborigènes, et, chaque colon pouvant librement s’établir et s’organiser sur le terrain qui lui était concédé, les rares villages qui se créèrent se virent en quelque sorte annulés d’avance. Presque en même temps l’esclavage vint donner une forme définitive à cette existence à la fois agricole et manufacturière. Bien que sur toute l’étendue de l’habitation (c’est le nom que l’on donnait à ces domaines, dont le possesseur s’appelait habitant) l’autorité du maître fût plus absolue que ne l’était au moyen âge celle du baron sur ses vassaux, ce n’était pas la féodalité, si hiérarchique au sein de ses désordres, mais plutôt une sorte d’autocratie patriarcale, dont nos sociétés européennes n’offraient aucun exemple, et qui, tantôt prônée avec excès, tantôt calomniée outre mesure, ne manquait pourtant ni de mérite propre ni d’une certaine grandeur. Un groupe de chaumières ou de cases à nègres éparpillées pêle-mêle entre des touffes de bananiers ; sur un plateau voisin, la maison principale ; plus bas, la sucrerie et les ateliers qui en dépendent ; tout autour, de vastes champs d’un vert pâle dominés par de puissantes montagnes chargées de forêts, tel est le tableau matériel de cette existence, tel est le coup d’œil général de la campagne de nos Antilles. Pénétrons dans une de ces habitations où s’élabore la fortune coloniale. L’hospitalité y est traditionnelle, et les révolutions ne changeront rien sous ce rapport.

Pour l’Européen habitué à voir l’agriculture, sinon dédaignée, du moins généralement abandonnée à des mains rustiques, ce sera une première surprise que de rencontrer un propriétaire scrupuleusement civilisé et d’une distinction, d’une urbanité de manières dont se préoccupent peu nos fermiers de la Beauce ou de la Brie. C’est que l’habitant est tout à la fois agriculteur, industriel et manufacturier. Outre les qualités naturelles qui lui sont nécessaires pour diriger un personnel nombreux, sa fabrication sucrière exige un ensemble assez étendu de connaissances acquises, où souvent la théorie vient se mêler à la pratique. On s’est longtemps représenté en France le planteur de nos colonies comme un type de mollesse et d’indolence, comme un maître égoïste s’enrichissant sans remords du travail d’autrui. Que le despotisme autorisé par l’esclavage ait eu ses abus, c’est ce que nul ne niera, car l’omnipotence est le pire écueil de notre nature. Il est probable pourtant que ces abus ont été exagérés, et que l’on y a souvent pris l’exception pour la règle ; l’intérêt bien entendu du maître en est la meilleure preuve. Quant au reproche de mollesse et d’oisiveté, de tout temps il a dû être peu fondé, et sous ce rapport la vie de l’habitant devait être au siècle dernier fort semblable à ce que nous la voyons de nos jours. Se lever avec le soleil, le devancer même souvent, ne rentrer qu’après avoir fait le tour de la propriété pour suivre le développement de chaque plantation de cannes, passer de longues heures à la sucrerie, au moulin ou devant les chaudières, surveiller des travaux d’entretien, des réparations sans cesse renaissantes, ne négliger en un mot aucun des cent détails d’une exploitation toujours complexe alors même que l’échelle en est restreinte, tel est le programme d’une journée qui n’est assurément pas celle d’un oisif. Et cette surveillance incessante est de première nécessité, on ne s’en aperçoit que trop en comparant l’habitation sur laquelle plane l’œil du maître avec celle où trônera négligemment un régisseur insouciant. En revanche, s’il est vrai de dire que rien n’attache comme la terre, nulle part ce dicton n’est plus vrai que pour ces habitations qui résument l’histoire d’une famille, les splendeurs du passé, les affections du présent, les espérances de l’avenir. On peut les quitter, on les quitte même trop souvent, mais il est rare que l’on n’y revienne pas. On voit des créoles heureux de retrouver la vie d’habitant après avoir dépensé dans les salons de Paris les dix meilleures années de leur jeunesse. D’autres, avec une fortune plus que suffisante, remettent d’année en année leur départ définitif pour la France, et finissent par ne plus partir du tout, ou à peine ont-ils touché l’Europe qu’ils regrettent déjà la colonie. D’autres enfin vont jusqu’à abandonner leurs intérêts dans la métropole pour venir aux îles remettre en valeur quelque propriété patrimoniale. L’émancipation de 1848 fut pour toutes ces existences une crise solennelle : à quel prix nos colonies en sortirent, on va le voir. Leur avenir dépendra des leçons que leur aura données cette période de transition.


II

Lorsqu’après avoir suivi une des longues rues qui traversent Fort-de-France dans sa grande dimension, le promeneur s’avance de quelques pas jusqu’à la Pointe-Simon, il se trouve brusquement transporté au centre d’un ravissant paysage tropical. À sa gauche s’étend la rade des Flamands, unie, calme et transparente, bornée au premier plan par les lignes sévères du fort Saint-Louis, et à l’horizon par les campagnes des Trois-Ilets, qui ont vu naître une impératrice. À sa droite, entre deux rideaux de palmiers et de bambous, coule-tranquillement une étroite rivière bordée de jardins, de verdure et de cases à nègres ; dans le fond du tableau se dresse l’âpre et sombre barrière des mornes. C’est la rivière Madame, qui vient là se jeter dans la baie entre deux bâtimens d’aspects fort dissemblables, dont l’un est une des plus belles usines à sucre de la colonie, tandis que le second, tristement enceint d’un mur, n’offre d’autre caractère que celui d’une prison. C’en est une en effet, ou peu s’en faut, et le maussade préau qu’enclôt ce mur ne mériterait pas d’attirer notre attention, s’il ne semblait investi du don magique en vertu duquel le tapis des contes arabes transportait son possesseur d’une extrémité du globe à l’autre. Aujourd’hui le visiteur pourra s’y croire au sein d’une tribu africaine du fond du golfe de Guinée. Autour des foyers en plein vent sont accroupis des nègres aux formes massives, aux chevelures laineuses et crépues ; les femmes ont à peine de quoi voiler leur nudité, mais leurs bras et leur col sont ornés de verroteries ; les enfans se roulent dans le sable à l’état de nature. Vienne le soir, et l’incertaine lueur des foyers éclairera des danses guidées par l’assourdissant et monotone tam-tam, des danses dont on ne songe plus à rire quand on y voit pour l’exilé le souvenir et comme le culte de la patrie absente.

Revenez à quelque temps de là visiter cette cour ; la peuplade noire aura fait place à des centaines d’enfans de Confucius, aux yeux bridés et narquois, accompagnés de femmes aux pieds mutilés, mais fières des grands peignes dorés et des longues épingles d’argent qui ornent les interminables tresses de leur chevelure. Le préau cette fois est devenu un faubourg de Canton. Quelque autre jour, le sifflet du machiniste vous transportera sur les bords du Gange. Vous ne verrez autour de vous qu’Indiens, reconnaissables non moins à l’éclat profond des yeux et aux reflets bronzés de la peau qu’à la servilité caractéristique de l’attitude. Bien que ces malheureux ne représentent de l’extrême Orient que le côté sordide et misérable, on n’en est pas moins étonné de la pureté des lignes qui se révèlent sous ces formes chétives et grêles. À voir ces pauvres Indiennes s’envelopper dans un pagne troué avec des plis dignes parfois de la draperie antique, on sent je ne sais quel instinct du beau qui persiste sous ces haillons. Ce préau, où se succèdent des populations d’origines si diverses, sert en effet de dépôt provisoire aux convois d’émigrans à leur arrivée dans l’île, et ils y attendent que la répartition des travailleurs soit terminée entre les habitations de l’intérieur. La jolie rivière Madame sépare la prison de l’usine, comme si l’on avait voulu réunir dans le même cadre les splendeurs et les misères de la colonie, sa gloire industrielle à côté de sa plaie ouvrière.

Que l’on ne s’exagère pas l’importance du mot qui vient de m’échapper : il ne saurait y avoir de plaie ouvrière bien vive en un pays où le paupérisme est inconnu, et où l’on pourrait même dire que dans une certaine mesure les relations du capital et du travail n’ont été compliquées que par l’absence de toute misère matérielle. Aussi, en parlant de cette émigration dans laquelle nos colons se sont peut-être un peu trop hâtés de voir leur salut, n’est-ce pas tant le principe lui-même que nous discuterons que l’application qui en a été faite. Livré à ses propres ressources, en 1848, par une émancipation que rien ne permettait de prévoir, le planteur dut naturellement songer au remède dont l’emploi avait réussi aux colonies anglaises de la Guyane et de la Trinité. Seulement il eut le tort de voir une solution définitive dans une mesure dont le caractère ne pouvait être qu’essentiellement transitoire. Pour lui, le coulie remplaçait le nègre, tout était là, et l’émigration n’était que la transformation la plus immédiate de l’ancien système ; c’était, s’il est permis de s’exprimer ainsi, la traite du XIXe siècle. On publia dès lors que le point capital était d’amener la population indigène à reprendre la houe abandonnée en 1848, ou du moins on ne vit plus là qu’une question secondaire ; on négligea de chercher la voie du travail libre, et chacun se cramponna avec la convulsive énergie du noyé au nouvel état de choses, qui n’était, à vrai dire, qu’un retour peu déguisé vers le passé. On admettra difficilement au premier abord qu’il puisse être avantageux au colon des Antilles d’aller chercher à Pondichéry le simple manœuvre qui fouillera sa terre, pour lui faire de nouveau franchir à ses frais, cinq ans après, les quatre mille lieues qui le séparent de sa patrie. Il semble qu’économiquement une semblable mesure porte en elle-même sa condamnation, sans nier aussi qu’elle ne puisse réussir dans des circonstances très exceptionnelles ; mais en principe chacun conviendra que le seul mode d’émigration ayant sa raison d’être est celui qui consiste à rétablir l’équilibre des populations sans que le contrat implique aucune idée de retour. Il est naturel qu’en ce cas l’émigrant paie son voyage avec la seule chose qu’il possède, son labeur. Si l’on déroge ainsi au principe du travail libre, au moins y a-t-il en somme avantage définitif pour la communauté, et d’ailleurs, une fois cette dette acquittée, le nouveau venu rentre dans la loi commune, tandis que sa position aujourd’hui diffère peu d’un esclavage mitigé. Quel souci prendra-t-il d’une tâche dont la stérilité lui est notoire, et d’autre part est-on fondé à espérer que le maître aura à son égard même l’intérêt égoïste qu’il portait jadis à l’esclave devenu sa propriété ? Dans toute maladie, le planteur ne verra qu’une perte pécuniaire, et si le traitement se prolonge, il en viendra naturellement à envisager la mort comme une solution plus désirable que l’entretien d’une santé ruinée[6]. En un mot, je ne crois pas que la question si débattue du travail sous les tropiques soit résolue par l’émigration, telle qu’elle existe aujourd’hui. Sous ces latitudes comme sous les nôtres, le travail libre, désormais seul productif et viable, deviendra la loi générale dans un délai peut-être plus rapproché qu’on ne se le figure, il faut l’espérer du moins ; mais ceux qui croient encore aux utopies de nos réformateurs et à ce rêve caché sous le beau titre d’organisation du travail, ceux-là, dis-je, n’ont pour s’édifier qu’à étudier, soit dans l’Ordre économique, soit dans l’ordre moral, les résultats de l’informe essai d’organisation de travail émigrant tenté aux Antilles.

Les deux décrets autorisant l’émigration aux colonies et la régularisant datent des premiers mois de 1852. Ce ne fut qu’en 1853 cependant qu’ils reçurent un commencement d’application ; encore l’introduction fort insignifiante de cette année se réduisit-elle à 327 Indiens pour la Martinique et à 300 Madériens pour la Guadeloupe. Le recrutement de ces derniers avait eu lieu à titre d’essai : il n’eut pas de suite, bien que, sauf la trop courte durée d’un engagement limité à trois ans, les conditions pécuniaires en fussent avantageuses ; mais toutes les idées étaient alors tournées vers les coulies de l’Inde, qui jusqu’en 1856 alimentèrent seuls l’émigration aux deux îles. Hommes, femmes et enfans, il en arriva pendant ces trois ans 5,000, qui furent répartis entre la Martinique et la Guadeloupe. L’opinion devenait de plus en plus favorable à l’emploi de ces travailleurs étrangers, auxquels, à partir de 1857, vinrent se joindre des noirs importés de la côte d’Afrique, si bien qu’au 1er janvier 1861 la Guadeloupe avait reçu 14,347 émigrans, dont 6,363 Africains, et la Martinique 14,496, dont 5,621 Africains. Mentionnons également pour mémoire une introduction de Chinois (428 à la Guadeloupe, 979 à la Martinique), qui, sans être abandonnée en principe, semble néanmoins trop onéreuse pour donner de longtemps des résultats numériques comparables aux deux autres sources d’immigration.

Voilà donc une première période de huit ans, suffisante à la rigueur pour apprécier les mouvemens en divers sens de cette population sur le nouveau théâtre de ses travaux. Or à la Martinique, où cette statistique a été tenue avec plus de soin qu’à la Guadeloupe, nous voyons que dans ce laps de temps le total des décédés a été de 2,883, dont 1,672 Indiens. Ce serait une perte de 18,3 pour 100, laquelle, en tenant compte de la durée de séjour de chaque convoi, donnerait une moyenne de décès annuelle de 6,16 pour 100 pour l’ensemble des émigrans, de 10,5 pour 100 pour les Africains, de 5,1 pour 100 pour les Indiens, et de 5,8 pour 100 pour les Chinois. On peut prendre pour double terme de comparaison la même moyenne annuelle, qui est de 3 pour 100 pour la population générale de l’île, et de 10 à 12 pour 100 pour les troupes de la garnison. Il est impossible de ne pas être frappé au premier abord de la grande différence qui ressort de ces chiffres entre les deux principaux élémens de l’émigration. Malheureusement les résultats observés à la Guadeloupe ne confirment que trop cet excès de mortalité chez les Africains : en quatre ans et demi, il s’y sont vus réduits de 6,363 à 4,642, ce qui, toujours en tenant compte des différences de séjour, donnerait un déchet annuel de 13,5 pour 100. Il est probable en somme que dans les deux colonies la moyenne annuelle des décès africains est de 10 pour 100, c’est-à-dire double de celle des décès indiens, et le fait est important à noter. C’est avec intention que je n’ai pas parlé des naissances dans ce mouvement de population à cause de la position anormale où se trouvent les émigrans à cet égard et de la disproportion des sexes. Toutefois peut-être n’est-il pas inutile de dire que cette source d’accroissement a été, en moyenne annuelle, pour les Indiens de 1,14 pour 100, et pour les Africains de 0,30 pour 100.

Il est plus difficile de déterminer rigoureusement les conditions financières dans lesquelles fonctionne l’émigration. Non-seulement en effet les convois d’émigrans sont soumis à des prix qui varient avec les marchés des diverses compagnies adjudicataires de ces transports, mais il est un autre élément essentiel de cette appréciation qu’il est impossible de déterminer d’avance : je veux parler de la quantité de travail moyennement obtenue. Sans suivre les fluctuations des prix d’achat ou primes à payer aux compagnies, nous dirons que dans ces dernières années un Indien coûtait environ 400 francs de première mise pour cinq ans, un Africain 500 francs pour dix ans[7], un Chinois 650 francs pour cinq ans, et 800 francs pour huit ans. La caisse coloniale se substituait à l’engagiste pour la majeure partie de ce paiement, et elle se remboursait de ses avances par annuités. La solde stipulée était pour un Indien et un Africain de 12 francs par mois, pour un Chinois de 20 francs. Il ne restait à l’habitant qu’à loger, à vêtir ses engagés, dépense relativement insignifiante, et à les nourrir conformément à certains règlemens. C’est ici qu’intervient dans l’évaluation du travail émigrant le nombre de journées fournies mensuellement, et rien n’est plus variable que cet élément. Jamais d’abord il n’atteint le chiffre de 26 fixé par les contrats d’engagement, il s’élève rarement au-dessus de 20, et il descend fréquemment jusqu’à 10. D’après un relevé consciencieux de M. Monnerot, commissaire d’émigration à la Martinique, on voit que sur 196,000 journées de travail pour les Indiens, 17,000 pour les Africains et 10,000 pour les Chinois, la moyenne mensuelle a été de 15,6 journées pour les premiers, de 14,1 pour les seconds, et de 11,4 pour les troisièmes. Ce relevé, établi d’après les comptes de douze habitations prises dans des conditions différentes, permet de déterminer des prix de revient s’écartant peu de la vérité pour les trois journées de travail. La plus chère sera celle du Chinois à 3 fr. 19 c., puis viendront celle de l’Indien à 2 fr. 14 c, et celle de l’Africain à 1 fr. 88 c.

Ces chiffres n’ont rien d’exorbitant. Aussi n’est-il point douteux que, mieux comprise et mieux pratiquée, l’émigration ne soit pour nos colonies le remède le plus efficace ; nous ne blâmons dans l’application qui en a été faite qu’une tendance rétrograde dont le règne sera probablement passager. À mesure que le courant s’établira entre les Antilles et les divers foyers d’émigrans, on verra quelques familles de ces derniers se fixer définitivement sur un sol qui leur est en somme plus hospitalier que le leur. Peu à peu, ce noyau grossissant, toute existence oisive au sein d’une population ainsi accrue deviendra impossible, et le nègre se verra ainsi forcément, mais naturellement, ramené au travail. En d’autres termes, la véritable plaie des Antilles, tant françaises qu’étrangères, est le manque d’habitans, et cela est si vrai que la seule de ces îles où la liberté des nègres n’ait changé ni la production sucrière, ni les conditions du travail, a été la petite colonie anglaise de la Barbade, dont la population a presque atteint une densité européenne (240 personnes par kilomètre carré). Partout ailleurs les Anglais, qui nous avaient précédés dans la voie de l’émancipation, ont vu comme nous, et même plus que nous, les noirs déserter les habitations pour vivre de vagabondage ; la Guyane et la Trinité se sont seules relevées parce qu’elles sont entrées les premières dans la voie de l’émigration. Un trait de mœurs curieux fut de voir l’opposition soulevée en Angleterre par cette mesure chez le puissant parti des abolitionistes. Son principal argument était l’injustice et l’inhumanité qu’il y avait à susciter une concurrence au travail nègre. En vain le parti adverse cherchait-il à faire comprendre à ces négrophiles trop enthousiastes qu’ils dépassaient le but, que le sort des noirs serait encore matériellement préférable à celui de bien des ouvriers en Angleterre, que l’intérêt des planteurs d’ailleurs méritait aussi d’entrer en ligne de compte : les meetings ne s’en succédaient qu’avec plus d’acharnement à Exeter-Hall, et l’on vit le parlement lui-même saisi par M. Buxton, au nom des abolitionistes, d’une motion ne tendant à rien moins qu’à suspendre toute introduction d’émigrans. Ce n’était pas assez que le nègre fût libre dans la pleine acception du mot, on voulait de plus qu’il fût libre de ne rien faire. Cette ridicule opposition ne s’est point manifestée chez nous, mais il s’en faut néanmoins que le dernier mot soit dit sur une émigration où l’on s’est borné à substituer purement et simplement le coulie à l’esclave.

Que dire de la position religieuse des émigrans de nos colonies ? Nous avons là des sectateurs de Confucius, des enfans de Bouddha, des affiliés du vaudoux ; nous avons aussi en Chine, dans l’Inde et en Afrique, on le sait, des missionnaires parfois trop ardens à la conversion des infidèles. Eh bien ! aux Antilles, non-seulement le clergé ne cherche en aucune façon à catéchiser des prosélytes qui s’offrent aussi naturellement à lui, mais il semble, qui plus est, éviter de soulever cette question, et le silence est si complet à cet égard que l’on est tout étonné de voir le contrat d’engagement des Indiens leur accorder, à la fin de l’année, quatre jours de congé pour célébrer la fête du Pongol. Pourquoi ce mépris inusité d’un levier dont la puissance ne saurait être mise en doute ? D’où vient cette attitude si peu en harmonie avec les traditions de l’église en pareille matière ? Je l’ignore. Les Africains pourtant seraient, dans la forme sinon dans le fond, une conquête aussi facile qu’au temps de l’esclavage, ne fût-ce qu’en raison de la haute idée du rôle de chrétien que leur donnent les nègres créoles par la méprisante appellation de sans baptême. J’ai vu sur une habitation la femme du propriétaire, essayant de faire revivre un antique usage colonial, réunir soir et matin ses émigrans pour une prière à laquelle venaient se joindre quelques élémens d’instruction religieuse. Les progrès étaient lents, et les plus savans au bout de trois mois n’avaient guère dépassé le signe de la croix, si bien que la pauvre dame finit par appeler à son aide le curé de la paroisse ; ce dernier refusa net, quoiqu’il connût mieux que personne l’empire sans bornes du prêtre sur le nègre catholique[8]. Peut-être les Indiens se laisseraient-ils convertir moins aisément. Il est certain que, sur quelques habitations, il en est qui conservent leurs rites, qui adoptent pour autel un arbre aux branches duquel seront suspendus en guise d’ex-voto des fleurs, des chiffons, des fruits ; dans les grandes circonstances, une victime sera même immolée. Je me souviens d’un mariage célébré de la sorte : les réjouissances furent complètes, la procession se fit en grande pompe, on cassa force noix de cocos, et le mouton fut tué avec toute la pompe désirable. La mariée était jolie, élégance de formes, pureté d’attaches, grâce dans les lignes, tous les caractères de beauté de sa race étaient réunis en elle. Elle n’en avait pas moins cherché à les rehausser par un arsenal complet de colliers, de verroteries, de bracelets et d’anneaux soudés et rivés à ses bras et à ses jambes, ainsi que par de petites plaques métalliques que fixaient sur le nez des boulons et des écrous lilliputiens. J’ajoute à regret que la nouvelle épouse avait la corde au col, et qu’elle ne s’en inquiétait guère. L’Indien qui remplissait les fonctions de prêtre en tenait le bout à la main, et le remit solennellement au mari. La prise de possession était consommée.

La diversité de tendances de nos deux colonies se manifeste par la manière dont y sont appréciées les différentes classes d’émigrans. À la Martinique, où les anciennes idées et les principes aristocratiques cherchent constamment à reprendre le dessus, on préfère l’émigration africaine comme offrant l’avantage de se mêler facilement aux noirs indigènes, de ne jamais songer à un rapatriement qui serait pour elle l’esclavage, et d’augmenter ainsi indéfiniment la population du pays. À cela la Guadeloupe, qui semble préférer l’élément coulie, répond qu’il y a peut-être un danger à accroître ainsi indéfiniment le nombre des noirs là où. la population blanche est à peu près stationnaire depuis un siècle. Avec la fainéantise qui caractérise le nègre abandonné à lui-même, on pourrait, dit-elle, en introduire dans chacune de nos colonies vingt-cinq ou trente mille qui y trouveraient une nourriture large et facile sans ajouter un boucaut à la production sucrière. — À ce point de vue, la qualité doit l’emporter sur la quantité, et le coulie, bien que physiquement inférieur au nègre, devrait lui être préféré, précisément parce que de longues années s’écouleront avant que ces deux élémens ne se mélangent. C’est la vieille maxime : divide ut imperes ! Le planteur de la Guadeloupe est d’ailleurs plus humain à l’égard de ses travailleurs que- ne l’est en général celui de la Martinique, et il est incontestable qu’il a obtenu de l’émigration indienne des résultats remarquables. On peut citer entre autres une importante habitation de 150 coulies dans les environs de la Pointe-à-Pître, où le propriétaire seul est blanc ; régisseur, économes, commandeurs, tous sont Indiens, et quand le maître s’absente, c’est entre leurs mains qu’il laisse ses intérêts sans jamais avoir eu à s’en repentir. Bien que de semblables faits parlent d’eux-mêmes, je ne crois pas qu’il y ait lieu d’en conclure à une supériorité marquée d’une émigration sur l’autre ; chacune d’elles a certaines qualités qui lui sont propres, et tous, Indiens, Africains et Chinois, tous doivent être également les bienvenus dans nos îles, tous y peuvent trouver un bien-être relatif qu’ils n’ont jamais connu chez eux. Aussi, dans l’intérêt des deux parties, ne devons-nous rien négliger pour les y retenir, et c’est ce qui rend particulièrement regrettable la suppression récente de l’émigration africaine.

Il est assez curieux que l’émancipation ait amené le recrutement des travailleurs dans nos colonies à redevenir à peu de chose près ce qu’il était avant l’établissement définitif de l’esclavage. Qu’est-ce en effet que l’émigrant, sinon une modification de ces engagés blancs du XVIIe siècle, qui payaient leur passage au prix de trois années de liberté, et dont les souffrances rappellent les plus affreux épisodes de la traite ? « Plus de trente qui étaient agonisans, dit le père Dutertre[9] en racontant le débarquement d’un de ces convois d’engagés à Saint-Christophe, furent laissés sur le bord de la mer, n’ayant pas la force de se traîner dans quelque case, et, personne ne s’étant mis en peine de les aller quérir le soir, ils furent mangés par les crabes, qui étaient pour lors descendus des montagnes en si prodigieuse quantité qu’il y en avait des monceaux aussi hauts que des cases par-dessus ces pauvres misérables. Huit jours après, il n’y eut personne qui ne fût saisi d’horreur en voyant leurs os sur le sable tellement nets que les crabes n’y avaient pas laissé un seul morceau de chair. » Il est inutile de dire qu’en rapprochant le sort de l’émigrant de celui de l’engagé, nous ne souhaitons point au premier le retour de semblables misères. Toutefois, et au risque de nous faire anathématiser par les philanthropes abolitionistes de la métropole, il est un vœu que nous ne pouvons nous empêcher de formuler comme résumant toutes les conclusions à tirer sur l’avenir du travail colonial : c’est que la population noire de ces îles apprenne à connaître la misère qu’entraîne ailleurs la fainéantise. À Dieu ne plaise que nous appelions la plaie du paupérisme sur aucun pays, si imperceptible qu’il soit sur la carte du monde ! mais on sera dans le vrai en disant que, l’esclavage mis hors de cause, les Antilles ne pourront renaître à leur ancienne prospérité avant le jour où, même sous ce climat privilégié, la possibilité de la misère rendra le travail obligatoire. Ajoutons, pour échapper à tout soupçon d’insensibilité, que, ce vœu fût-il jamais exaucé, les conditions matérielles de l’existence n’en seront pas moins encore bien plus douces pour le nègre créole que pour le travailleur européen.

Il n’est point douteux qu’avec le temps l’émigration n’amène le résultat désiré, et il resté maintenant à montrer quelle transformation industrielle fera subir à nos colonies cette substitution d’un travail véritablement libre à l’imparfaite ébauche d’organisation tentée depuis quelques années ; mais auparavant, puisque le mot de misère a été prononcé, j’en veux citer le seul exemple réel que j’aie rencontré aux Antilles. Il est à la fois caractéristique et touchant. À l’écart du groupe des Saintes, situé au sud de la Guadeloupe, est un rocher sauvage de toutes parts battu par la lame de l’Océan, sans que l’on y puisse prendre pied ailleurs que sur quelques mètres de plage sablonneuse abrités derrière un récif. On le nomme le Gros-Ilet. De date immémoriale et même, dit-on, depuis les premières années de la découverte, il n’a été habité que par deux familles normandes, les Foix et les Bride, dont les descendans peu nombreux se sont de plus en plus attachés à ce coin de terre isolé. Longtemps ils s’y maintinrent dans une aisance relative : la pêche, le jardinage et quelques bestiaux suffisaient à leurs besoins, et une petite culture de cotonniers était même pour eux la source d’un léger revenu, lorsqu’un jour arriva où cette modeste prospérité atteignit son terme. Peu à peu les morts surpassèrent les naissances, le nombre des ménages diminua, on vit l’une après l’autre se fermer les cabanes abandonnées, et la misère vint frapper à la porte de celles qui étaient encore occupées. Lors de notre visite, la maladie venait d’enlever coup sur coup les trois hommes les plus valides de la communauté. Nous fûmes reçus par les femmes, qui se trouvaient seules au village avec les enfans, Rien ne semblait créole en elles : chez toutes, le type normand s’était conservé singulièrement pur, et non-seulement le type, mais les formes du langage, les noms des enfans, tout en un mot. Bien que notre curiosité parût les étonner, elles s’y prêtaient de bonne grâce, et les aïeules, en remontant au plus haut de leurs souvenirs, revenaient complaisamment sur les beaux jours de leur enfance, « alors, disaient-elles, que leurs parens avaient des esclaves ! » Hélas ! cette splendeur avait fait place à une misère qui se révélait trop visiblement dans les regards de convoitise jetés sur quelques provisions, légumes secs, biscuit et viande salée, apportées du bord à leur intention. Le monde extérieur existait d’ailleurs si peu pour ces pauvres gens, qu’ils nous demandèrent dans quel mois de l’année l’on se trouvait. Quant à quitter l’île, nul n’y songeait ; ils en seront les derniers habitans, comme leurs pères en ont été les premiers. Les enfans iront chercher fortune ailleurs.


III

C’était une belle industrie que celle de la canne à sucre telle que nos colonies l’ont pratiquée pendant plus de deux siècles. N’exigeant aucun secours du dehors, se suffisant à elle-même en toutes circonstances, elle a enrichi assez de colons pour être regrettée, et il y a plus que de l’injustice à transformer son oraison funèbre en acte d’accusation, comme on l’entend souvent faire aujourd’hui que les progrès de la science et de nouvelles conditions de travail sont à la veille d’introduire dans ces îles une véritable révolution manufacturière. Nous ne décrirons pas cette industrie. Rappelons seulement qu’elle se composait de deux parties distinctes, la culture de la canne et la fabrication du sucre, que chaque propriétaire, chaque habitant faisait face à cette double tâche, cultivant, récoltant et fabriquant lui-même, et que l’on avait atteint ainsi à une perfection relative, en général beaucoup trop dédaigneusement jugée en Europe[10]. La récolte durait quatre mois environ ; c’était ce que l’on appelait la roulaison. Alors, dès l’aube, les ateliers de nègres envahissaient les champs de cannes et abattaient à coups de coutelas les épaisses touffes de roseaux, pendant que d’autres travailleurs en formaient des faisceaux qu’apportaient au moulin des cabrouets pesamment traînés par leur attelage de bœufs. Le moulin, domaine des négresses chargées de l’alimenter, était comme le centre de ce mouvement qui rappelait la gaîté et l’animation de nos vendanges, et un feu roulant de plaisanteries s’y échangeait sans cesse entre les allans et les venans. C’était de là que le jus extrait de la canne se rendait, sous le nom de vesou, dans la série des chaudières de cuite et d’évaporation chauffées au moyen de la bagasse (cannes laminées et desséchées), et le travail souvent se prolongeait bien avant dans la nuit. Brûler bagasse, c’était le dernier mot de l’ambition créole, c’était pour le colon l’inscription au livre d’or de l’aristocratie terrienne. Ne parvînt-il, au moyen de deux méchans cylindres mus par une mule, qu’à extraire une fraction de vesou cuit à l’aventure dans quelque chaudière de pacotille, n’eût-il produit à la fin de sa roulaison que vingt ou trente boucauts d’un sucre équivoque, l’habitant n’en portait pas moins haut la tête : il avait brûlé bagasse !

Tel était le passé. Ce qui y frappe d’abord, c’est l’absence de toute division du travail. Il semble voir nos fermiers joindre aux soins de la récolte la surveillance du moulin qui transformera leurs blés en farine, et j’emploie à dessein cette comparaison, parce qu’elle va nous indiquer en deux mots le but vers lequel tendent les usines centrales, qui sont pour nos colonies et le progrès le plus désirable et la grande préoccupation du moment. Séparer la culture de la fabrication afin de supprimer un outillage qui absorbe le plus clair du revenu, remplacer dix sucreries, dont les dix moulins insuffisans n’extraient pas en moyenne 50 pour 100 du jus de la canne, par un établissement unique dont le matériel perfectionné donnerait 75 pour 100 de jus, rendre ainsi à la culture les bras qui lui manquent, tout le secret est là. La Guadeloupe entra la première dans cette voie nouvelle, grâce à la nature particulière de son sol, qui, dans toute la partie de l’île appelée Grande-Terre, se prêtait exceptionnellement au transport des cannes. Dès 1853, quatre usines centrales y fonctionnaient, Bellevue, Zevallos, Marly et la Grande-Anse, et ne tardèrent pas à donner des dividendes faits pour convertir les retardataires les plus incrédules. À Marly par exemple, en 1858, le rapport des bénéfices au prix des cannes n’allait pas à moins de 87 pour 100 ! Admettons, si l’on veut, une certaine exagération dans ce chiffre, puisé pourtant à bonne source et sur les lieux ; on n’en sera pas moins étonné, si l’on songe qu’à La Havane, où l’ensemble des capitaux employés à l’industrie sucrière est évalué à près d’un milliard[11], le produit annuel de cette industrie ne dépasse guère 150 millions de francs. Ce n’est qu’un intérêt de 15 pour 100. Et n’oublions pas, en citant ces chiffres, que les 1,500 sucreries de Cuba donnent dix fois autant que les 500 sucreries de la Martinique, que, grâce à l’or américain, les nouveaux procédés de fabrication s’y sont tellement répandus que l’île reçoit chaque année pour près de 3 millions de francs de machines destinées à des usines dont le développement laisse bien loin en arrière tout ce que nous rêvons pour nos Antilles. L’habitation Alava, par exemple, à Cardenas, produit par an 20,000 cajas, ou caisses, de 200 kilogrammes sur 200 hectares, cultivés par 600 esclaves. L’habitation Flor-de-Cuba, avec 729 esclaves, récolte 18,000 cajas sur 124 hectares seulement. On en pourrait nommer cent autres. Cuba, en un mot, représentera dernière expression du travail servile, et l’on y trouve, en raison de la fécondité du sol et du voisinage des États-Unis, une réunion d’élémens de succès que l’on chercherait vainement ailleurs. On voit néanmoins que la moyenne des gains n’y a rien de formidable ; ce n’est pas cette concurrence qui doit effrayer le travail libre.

La Martinique se laissa distancer dans cette course au progrès ; mais la cause n’en fut pas tant au manque d’initiative qu’à l’absence de routes et aux difficultés dont la disposition montagneuse des lieux entourait les charrois[12]. Cependant l’usine de la Pointe-Simon, qui s’éleva la première sur les bords de la magnifique rade de Fort-de-France, fabriquait dès 1859 plus de 2,000 barriques de sucre (de 500 kilogrammes) par an, et elle réussissait si bien au gré de ses propriétaires que leur plus vif désir était de pouvoir fonder des établissemens analogues sur d’autres points de la colonie. Il est à craindre malheureusement que de longues années ne se passent encore avant que le progrès réalisé par les usines centrales soit devenu la loi générale de nos Antilles. Le principal obstacle gît dans la difficulté des transports et des communications à l’intérieur ; mais, à défaut de ces grands centres d’une production de 2 à 3,000 barriques, la séparation de la culture et de la fabrication sera également réalisée dans les localités moins accessibles par la création d’usines secondaires ne produisant pas au-delà d’un millier de barriques. Ce serait le coup de grâce pour toutes ces petites habitations de 100 barriques et au-dessous, baptisées sans façon par nos colons du sobriquet de sucrottes ; mais ce coup de grâce serait en même temps leur salut et celui de tous les petits producteurs, qui cherchent en vain aujourd’hui à faire face avec des capitaux insuffisans aux frais multipliés de leur double tâche. Sans entrer d’ailleurs dans le détail un peu aride des nouveaux procédés industriels mis en œuvre par les usines centrales, nous nous bornerons à jeter un rapide coup d’œil sur l’un des plus récens de ces splendides établissemens. L’histoire de cette usine résume en quelque sorte celle de nos colonies dans le passé et dans l’avenir.

L’étendue de plaine la plus considérable que renferme la Martinique fait partie de la commune du Lamentin. On y arrive en suivant une petite rivière qui débouché dans le fond de la baie de Fort-de- France après avoir serpenté quelque temps sous un dôme de palétuviers ; ce n’est qu’au sortir des terres d’alluvion conquises sur la mer par l’entrelacement de leurs racines que se montrent le bourg du Lamentin et les riches cultures qui l’entourent. J’y fis ma première visite en 1859. Il n’était bruit alors dans la colonie que des projets gigantesques d’un nouvel arrivé d’Europe, dont l’intention hautement annoncée était non-seulement de remettre en valeur ce quartier formé d’anciennes propriétés de famille longtemps abandonnées, mais aussi d’y créer de toutes pièces une usine centrale modèle. Resté jeune en possession d’une fortune énorme. M. de… n’avait pu résister au besoin d’activité qui formait le fond de sa nature, et, quittant femme et enfans, il avait volontairement échangé son opulente existence parisienne pour la vie rude et périlleuse du pionnier sous le ciel des tropiques. Les hommes et les choses, le sol et le climat, l’inertie et la routine, il avait tout à combattre : rien ne l’effraya, et, risquant tout à la fois sa santé et sa fortune, il se mit résolument à la tête de ses travailleurs. Ce fut au milieu d’eux que nous le rencontrâmes, et qu’il nous développa les plans de tout genre qu’il avait conçus. « Ces arbres séculaires, ensevelis sous des lianes dont l’inextricable végétation rappelait les forêts vierges du Nouveau-Monde, devaient tomber sous la hache. Ces savanes qui s’étendaient à perte de vue deviendraient avant deux ans de fertiles terres à cannes. Là où tournait l’antique moulin à eau s’élèverait une usine à vapeur produisant 2,500 barriques de sucre par an. La puissance hydraulique, ainsi économisée alimenterait un réservoir dont les eaux seraient utilisées pour l’arrosage au moyen d’un ensemble de tuyaux de conduite rayonnant dans les champs environnans. Ces champs seraient recouverts d’un réseau de chemins de fer, les uns fixes, les autres volans, destinés à amener à l’usine les cannes récoltées avant trois ans sur les deux tiers des 700 hectares qu’il avait réunis en un seul morceau. » J’avais pour compagnon un créole de la vieille roche qui écoutait ces enthousiastes projets d’avenir avec le sourire de la plus railleuse incrédulité. Ce fut bien pis quand M. de… nous conduisit à une poterie mécanique établie par lui sur les bords de la mer, quand il nous par la d’une caféière future sur un autre point de la colonie, etc. Telle était en effet à cette époque l’impression la plus généralement répandue dans l’Ile sur l’entreprise de M. de… ; mais l’or fait bien des miracles, quand l’énergie, l’intelligence et l’activité en règlent l’emploi. Les arrivées successives de convois d’émigrans permirent de porter rapidement à 500 le nombre des travailleurs. Dès 1862, les plantations avaient succédé aux défrichemens, les. divers appareils de l’usine étaient mis à terre et montés, et la campagne de 1863 se traduisit par une production de 2,500 barriques. Aujourd’hui la forêt vierge a disparu, les principales artères du réseau ferré sont terminées, les embranchemens se construisent, et l’on compte, à partir de 1864, ne pas tomber au-dessous d’un chiffre de 3,000 barriques. Ma première visite au Lamentin m’avait conduit chez un des voisins de campagne de M. de…, resté partisan intraitable des anciennes méthodes coloniales et retirant d’ailleurs de sa sucrerie un revenu très comfortable. Inutile de dire de quels brocards variés il assaillait en 1859 les châteaux en Espagne que l’on voulait faire sortir des boues du Lamentin ; mais d’année en année les plaisanteries se ralentirent, et aujourd’hui il s’est vu tout naturellement amené à fermer sa sucrerie pour envoyer ses cannes à l’usine comme on envoie le blé au moulin.

C’est là l’inévitable avenir qui attend les propriétaires de sucreries situées dans le voisinage des usines. La spéculation que nous venons de raconter ne s’est compliquée d’un aussi vaste ensemble de cultures qu’en raison de la position de M. de…, propriétaire de terrains considérables que lui seul pouvait remettre en valeur. En d’autres termes, l’introduction des usines centrales dans nos îles à sucre semble surtout un progrès, en ce qu’elle y entraînera forcément dans un temps donné l’avènement de la petite propriété. On conçoit que la culture fût jadis impossible sur une échelle restreinte, alors qu’elle se doublait des lourdes dépenses de la fabrication, et d’ailleurs c’eût été de toute façon une voie dangereuse au temps de l’esclavage. Non-seulement il doit en être autrement désormais, mais c’est dans la petite culture, si je ne me trompe, que gisent l’avenir et le salut de nos colonies. Elle seule, en inspirant aux nègres le sentiment de la propriété, en leur créant de nouvelles notions de bien-être, pourra les faire sortir de leur apathie et les ramener régulièrement au travail ; elle seule pourra fixer dans la colonie, à l’expiration de leur engagement, les émigrans que nous y avons coûteusement introduits ; elle seule mettra un terme à l’uniformité de tâches mercenaires et improductives qui répugnent aux travailleurs ; elle seule enfin pourra accroître la population agricole et par suite la production sucrière de nos îles. Ce sont là, pour ces colonies, des questions brûlantes, et on ne pourra guère les résoudre qu’en triomphant du souverain mépris avec lequel l’habitant accueille les vœux que l’on se hasarde à former pour l’établissement de la petite culture. Il dépend du gouvernement métropolitain de combattre de tels préjugés en faisant disparaître de notre législation coloniale certaines mesures conservées par tradition, telles par exemple que l’inégalité des droits de transmission, beaucoup trop favorables à la grande propriété. Depuis plusieurs années, la Martinique donne une récolte peu variable d’environ 70,000 barriques ; la Guadeloupe oscille de même autour de 60,000 barriques. Pour atteindre le chiffre de 100,000 barriques, tant rêvé par les deux îles et si souvent annoncé par elles, pour le dépasser même, que faudrait-il maintenant que les usines existent ? Dans chaque colonie, un accroissement de culture répondant à une augmentation de 15,000 travailleurs. Pour la grande propriété, c’est un problème que des millions peuvent seuls résoudre ; pour la petite, c’est le secret de quelques années.


ED. DU HAILLY.

  1. Le père Labat, dominicain, a publié une relation fort étendue de son séjour aux Antilles, de 1693 à 1704. Il n’est guère connu en France que de quelques curieux ; mais dans nos îles, après cent cinquante ans, son nom est encore dans toutes les bouches, même les plus illettrées. Pour les vieux colons, son livre est le code éternel de la fabrication sucrière ; d’autres y verront un véritable nobiliaire qui ferait du spirituel voyageur une sorte de d’Hozier créole ; pour le peuple enfin et surtout pour les nègres, Je révérend père est passé à l’état de légende. Ce qui est certain, c’est que l’ouvrage du père Labat est encore le meilleur que nous possédions sur nos colonies des Antilles.
  2. Cette classification était représentée, bien qu’assez arbitrairement, de la manière suivante :
    parties de sang blanc de sang noir
    Le blanc avait 128 0
    Le poban 120 8
    Le quarteron 112 16
    Le métis 96 32
    Le mulâtre 64 64
    Le câpre 32 96
    Le griffe 16 112
    Le nègre 0 128
  3. En patois créole, tinom signifie petit homme.
  4. De l’Abolition de l’Esclavage, par M. Cochin ; Paris 1861.
  5. Pour la Martinique, cette proportion se présente à peu près dans les termes suivans :
    Naissances de couleur légitimes 23
    Dito illégitimes 68
    Naissances blanches légitimes 8
    Dito illégitimes 1
    Total 100
  6. Une société nombreuse était réunie sur la terrasse d’une habitation. À quelques pas gisait à terre un malheureux Indien dont la maigreur et l’exténuation dépassaient toutes les bornes : ses pieds et ses mains étaient hideusement défigurés par des plaies ; à peine couvert de quelques haillons, il semblait insensible aux rayons d’un soleil dévorant et ne se remuait que pour boire de temps à autre une gorgée d’eau dans une calebasse placée à côté de lui. Depuis un an qu’il était dans l’Ile, il n’avait pas fourni une journée de travail ; aussi était-ce non-seulement en toute naïveté, mais avec l’approbation de l’auditoire, que le maître souhaitait sa mort. Ce thème devint même l’occasion de quelques plaisanteries ; puis, quand le pauvre diable se leva pour regagner sa case en trébuchant sur ses pieds ulcérés, ce fut le signal d’un éclat de rire général auquel (j’hésite à le dire) se mêlèrent jusqu’aux femmes. Par quelle aberration du sens moral ces hommes, que je savais instruits et éclairés, faisaient-ils ainsi litière au respect que l’on doit à la dignité humaine ? Comment expliquer ce rire qui me révoltait chez des femmes qu’ailleurs j’avais vues charitables et bonnes ?
  7. Le prix réel de l’Africain n’est que de 300 francs ; mais le marché d’introduction passé avec la maison Régis, de Marseille, accordait une prime supplémentaire de 200 fr. en cas de rachat de captifs, et ce cas est naturellement d’une application constante sur presque tous les points de la côte d’Afrique. Nous ne parlons d’ailleurs que du passé, car l’émigration africaine aux Antilles est suspendue depuis le 1er juillet 1862.
  8. A la confession qui précède les grandes fêtes, l’affluence est telle que le confesseur se voit obligé de renvoyer bon gré, mal gré, son pénitent absous au bout de cinq minutes d’audience. À Fort-de-France, en 1860, on dut suspendre à trois heures du matin, faute d’hosties, la communion qui se donne après la messe de minuit.
  9. Le père Dutertre était, comme le père Labat, un des frères prêcheurs envoyés aux colonies en qualité de missionnaires, et la relation de son voyage embrasse toute l’histoire des premiers temps de nos Antilles jusqu’à la paix de Bréda, en 1667.
  10. Pendant la grande lutte de la canne et de la betterave, vers 1840 et dans les années suivantes, plusieurs chimistes distingués s’étant occupés en France du rendement comparatif des deux végétaux, une polémique intéressante s’engagea à ce sujet entre M. Péligot et M. Guignod, simple habitant de la Martinique, qui n’avait assurément aucune prétention au titre de savant. L’avantage n’en resta pas moins à ce dernier. Je rappelle le fait parce que si nos sucriers créoles n’ont pas besoin d’être réhabilités aux yeux de qui les connaît, j’ai pu m’assurer par moi-même qu’ils sont appréciés en France fort au-dessous de leur valeur comme hommes de métier.
  11. francs
    Terrains ( environ 14,000 hectares) 300,000,000
    90,000 nègres esclaves valides 337,000,000
    30,000 nègres esclaves, vieillards et enfans 45,000,000
    Constructions 150,000,000
    Machines 75,000,000
    Total 907,000,000
  12. On raconte qu’un amiral anglais, voulant donner au roi George II une idée de la configuration de la Martinique, prit une feuille de papier qu’il chiffonna brusquement, et la rejetant tout informe sur la table : « Sire, dit-il, voilà la Martinique ! »