INCITATUS

I

Rome, en ce jour, ressemblait à l’Océan dans un de ses jours de fureur. De toutes parts retentissaient de vastes clameurs ; on eût dit le fracas des vents déchaînés par la tempète. Sur chaque place, à chaque carrefour, venaient se briser les flots d’une population frémissante. Qu’on ne s’en étonne pas : il s’agissait d’un triomphe.

Caligula s’était fait transporter, dans une litière conduite par huit esclaves, sur les bords de l’Océan, à Gessoriacum (Boulogne-sur-mer). Là, il avait fait disposer toutes les machines de guerre ; puis, ayant fait fouetter, pour preuve de sa souveraineté, les flots de cet Océan, qui baignait également les côtes de la Gaule et celles de la Bretagne, il avait ordonné aux soldats de ramasser des coquillages, et d’en remplir leurs casques et leurs seins. C’étaient, disait-il, les dépouilles de Océan, dont on devait orner le Capitole et le palais des Césars. Comme monument de sa victoire, il avait élevé une tour très haute, garnie de fanaux, servant à diriger les vaisseaux pendant la nuit. De plus, il avait recu dans son camp Adminius, fils de Cinobellinus, roi des Bretons, qui, chassé par son père, s’était réfugié auprès de lui, et, pour se le rendre favorable, lui avait fait présent d’un coursier magnifique. Alors, comme s’il avait subjugué toute l’île, il avait écrit à Rome des lettres pleines de termes fastueux, avec ordre de ne les remettre aux consuls que dans le temple de Mars, et le triomphe lui avait été décerné par le sénat assemblé.

Caligula voulait que ce triomphe fût le plus magnifique qu’on eût encore vu. En conséquence, et pour en augmenter la pompe, il choisit, outre les prisonniers et les transfuges que lui avaient envoyés ses lieutenants, les plus beaux hommes parmi les Gaulois et même quelques-uns de leurs princes ; il les força à peindre et laisser croître leurs cheveux, à apprendre la langue des Bretons, et à se donner des noms barbares. Ces hommes devaient jouer le rôle de captifs.

Or, le jour de ce triomphe, qui était en même temps celui de l’anniversaire de sa naissance, était arrivé. On avait jonché les rues de fleurs ; de place en place, on avait élevé des arcs de triomphe, au sommet desquels se tenaient les plus belles femmes qu’on avait pu trouver, sous les traits et le costume de la Renommée, et tenant à la main des couronnes qu’elles devaient laisser tomber sur le passage de l’empereur.

Tout à coup, au bruit, aux clameurs, succéda un profond et universel silence, puis un seul cri retentit : Voilà César ! Vive César, notre empereur et notre dieu !

Et le cortège commença à défiler.

D’abord ce fut la troupe des musiciens, jouant et chantant des hymnes où étaient célébrés les prétendus exploits du prince ; à leur suite venaient les bœufs destinés au sacrifice, ayant les cornes dorées et la tête ornée de tresses et de guirlandes ; puis c’étaient des chariots chargés des dépouilles de l’Océan, de vases, d’armures, d’or et d’argent monnayés, ainsi que de couronnes d’or envoyées par les provinces. Des soldats portaient les images des villes, des nations, des fleuves et des montagnes que Caligula était censé avoir rangés sous sa domination ; ensuite marchaient les captifs, chargés de chaînes et accompagnés de joueurs de flûte, au milieu desquels était un pantomime vêtu d’habits de femme, qui, par ses regards et ses gestes, insultait aux vaincus. Enfin parut le char du triomphateur. Debout, Caligula, revêtu d’une robe de pourpre brodée d’or, une couronne de laurier sur la tête, et tenant à la main gauche un sceptre d’ivoire surmonté d’un aigle d’or, avait le visage peint de vermillon, comme la statue de Jupiter aux jours de fête. Derrière lui, un esclave portait une couronne d’or éclatante de pierreries, et, chose qui jusqu’alors ne s’était jamais vue, à ses côtés était un magnifique coursier. Le cou orné d’un collier de perles d’un prix inestimable, couvert d’une housse de pourpre brochée d’or, le noble animal, relevant fièrement la tête sous les impériales caresses de son maître, rongeait, en frémissant, son frein d’or.

À ce spectacle, le peuple, qui aime toujours l’imprévu, fit retentir les airs de l’acclamation, mille fois répétée :

« Io triumphe ! Gloire à César, vainqueur des Allemands et des Bretons ! »

En ce moment, sur un signe de l’empereur, le cortège s’arrêta, et Caligula, élevant la voix, s’écria :

« Romains, ce magnifique coursier est un enfant de la Bretagne ; c’est ma conquête. Rien n’égale sa beauté que sa fierté ; plus rapide que les vents, dans sa course, il dévore l’espace ; je lui donne le titre de citoyen romain, il en est digne, et je le nomme Incitatus. Vive Incitatus ! »

Vive Incitatus ! répéta le peuple tout entier.

Le cortège se remit en marche et se dirigea vers le Capitole. Là, le triomphateur descendit de son char, et, toujours accompagné de son coursier, il alla déposer une couronne d’or sur les genoux de Jupiter, auquel il consacra une partie des dépouilles. Puis Caligula réunit dans un banquet les principaux d’entre les sénateurs et les chevaliers, et au dessert il proclama Incitatus pontife, de concert avec lui.

Cette dignité conférée à un cheval ne souleva aucun murmure. Pourquoi les Romains ne l’auraient-ils pas accepté pour pontife, eux qui avaient bien fait de Caligula un dieu !

Comme le peuple ramenait au palais le triomphateur, au son de la musique et a la clarté des flambeaux, il fit la rencontre d’un autre cortège : c’était le cadavre d’un chevalier romain qu’on traînait aux gémonies. Ce malheureux avait osé dire que César triomphait par procuration. Ce bon mot avait le tort d’être vrai ; il avait fait fortune et était parvenu jusqu’aux oreilles de l’empereur, qui sur le champ envoya dire à l’audacieux chevalier de se donner la mort. Il avait obéi et s’était percé de son épée. C’était son corps que l’on accablait d’outrages. Le peuple battit des mains ; la mort à côté d’un triomphe, n’étaient-ce pas en effet deux spectacles à la fois ?

II

Un vaste palais, où ruisselaient de toutes parts l’or et les pierres précieuses, s’était élevé comme par enchantement à côté de celui de l’empereur. Sous son portique de marbre, décoré de colonnes de jaspe et de porphyre, circulaient sans cesse une foule d’officiers, d’esclaves, d’affranchis, splendidement vêtus. Ce pompeux et magnifique édifice était la demeure d’Incitatus.

La salle qui lui servait d’écurie était toute en marbre blanc, et pavée de mosaiques artistement exécutées ; l’auge et le râtelier, d’ivoire, pouvaient passer pour des chefs-d’œuvre ; les plafonds et les murailles, semés de lames d’or et d’argent, étaient en outre décorés d’ornements d’ivoire ; çà et là se dressaient, sur leurs piédestaux dorés, des statues dont l’exécution avait été confiée aux plus habiles sculpteurs. Mais rien n’égalait la richesse et la splendeur du cénacle (salle à manger) ; ainsi l’avait ordonné Caligula, qui souvent venait s’asseoir à la table de son favori, auquel il servait lui-même de l’orge dorée, et présentait du vin dans une coupe d’or ou il avait bu le premier.

Malheur à qui eût osé se rendre chez l’empereur sans être allé d’abord déposer ses hommages aux pieds du pontife Incitatus ! C’eût été un crime de nouvelle espèce pour lequel Caligula eût inventé des supplices nouveaux ! Sénateurs, patriciens, chevaliers, à genoux devant lui ! Lorsque maintenant César fait un serment, ne jure-t-il pas par la vie et la fortune d’Incitatus ? Il aime à l’égal de Drusille, sa sœur, dont il a fait une déesse ; son repos lui est aussi cher que le sien. La veille des courses du Cirque, n’envoie-t-il pas des soldats pour faire faire silence dans les environs et empêcher que son sommeil ne soit troublé ?

Souvent Caligula réunissait à la table d’Incitatus les plus illustres personnages de l’empire. Dans ces sortes de circonstances, les invitations étaient faites au nom du singulier amphytrion. Nul n’avait garde d’y manquer, car décliner cet honneur c’eût été la mort. On voyait là, rangés sur des lits de pourpre, les descendants des Paul Émile, des Torquatus, des Cincinnatus, des Pompée, tous la joie peinte sur le front, mais la honte dans le cœur.

Un jour, les invitations avaient été plus nombreuses qu’à l’ordinaire : consuls, édiles, prêteurs, et les plus illustres d’entre les sénateurs et les chevaliers, prenaient part au festin.

À la place d’honneur était Incitatus, revêtu des insignes de sa dignité. À sa droite était Caligula ; derrière lui, et pour le servir, se tenait un officier des gardes, brave et intrépide soldat, mais qu’en toute circonstance l’empereur aimait à humilier : Cassius Chéréa. En face était assis le tribun Virginius.

Tout à coup Caligula pousse un bruyant éclat de rire ; les consuls lui demandent quel peut être le sujet d’un joie si vive :

« C’est que je pense, répond le tyran, que d’un seul signe je peux vous faire égorger tous. »

À ces horribles paroles, une pâleur étrange passa sur tous les fronts des convives ; mais ce ne fut qu’un léger nuage que chassa bientôt la voix de l’empereur, qui, saisissant sa coupe, s’écria :

« Allons, buvons tous à la santé d’Incitatus ! »

Toutes les coupes se levèrent au cri de Vive Incitatus ! à l’exception d’une seule, cependant : c’était celle de Virginius. Caligula s’en aperçut, et un éclair de fureur jaillit de ses yeux. Cependant il dissimula sa colère.

« Virginius, dit-il avec un singulier sourire, n’a pas bu, ce me semble, à la santé de celui qui l’a invité. »

Virginius rougit et pâlit tour à tour ; toutefois il prit sa coupe, et allait boire à la santé d’Incitatus.

« Voilà qui est bien, reprit l’empereur en l’arrêtant ; mais Incitatus veut témoigner aux yeux de tous combien il vous honore. Voilà sa coupe, il y va tremper ses lèvres, et vous boirez ensuite.

Et César prenant la coupe d’Incitatus, l’emplit de vin, puis, après l’avoir présentée au cheval, il la tendit à Virginius.

Celui-ci se tenait debout, immobile, ne disant pas un mot ; mais ses lèvres étaient blanches comme de la cire, et son front était pourpre. Tout à coup il saisit la coupe des mains de Caligula, et la lança avec force à la tête d’Incitatus. Le noble animal bondit de rage ; tous les spectateurs frémirent de terreur.

Quant à César, son aspect avait quelque chose de terrible ; toutefois il garda quelque temps un effrayant silence ; à la fin il le rompit :

« Misérable ! s’écria-t-il d’une voix étranglée par la colère, misérable ! tu vas…

— Mourir, interrompit froidement Virginius, je le sais ; mais non sans être vengé. »

À ces mots, il tire un poignard de dessous sa robe, et va pour s’élancer sur César ; mais au même instant il est saisi, garrotté par les gardes accourus aux cris de Caligula, et entraîné hors de la salle du festin.

Cet incident n’empêcha pas la fête de se prolonger fort avant dans la nuit ; César n’avait jamais été d’une gaieté plus charmante, et quand vint l’heure de se retirer, il fit distribuer à tous les convives des robes de pourpre, avec lesquelles il les engagea à se trouver le lendemain au Cirque, ou il voulait leur donner, disait-il, un spectacle dans lequel Incitatus figurerait.

Puis, Chéréa étant venu lui demander le mot d’ordre, il lui donna celui de Vindicta ! (Vengeance !)

III

Le jour suivant, tous les convives de la veille se rendirent au Cirque, comme le leur avait ordonné César. Quant à Caligula, assis sur son trône, il s’entretenait à voix basse avec l’ordonnateur des jeux. Tout à coup la barrière s’ouvre, et Incitatus paraît dans l’arène, sur laquelle on avait répandu de la poussière d’or. Tous les yeux étaient fixés sur le noble animal, qui bondissait d’impatience, quand on vit s’avancer un groupe d’esclaves armés de lanières de cuir garnies de pointes d’acier. Au milieu d’eux était Virginius. Le peuple, qui voyait bien que c’était une victime, se prit à applaudir avec frénésie, car tous les maux et les outrages infligés aux patriciens et aux nobles, qu’il regardait comme ses oppresseurs, étaient considérés par lui comme de justes représailles. Caligula sourit.

Cependant les esclaves, et Virginius avec eux, s’étaient arrêtés au pied du trône, attendant les ordres de l’empereur.

« Romains ! s’écria-t-il, cet homme que vous voyez devant vous, hier, dans un festin, a insulté son hôte, il m’a insulté moi-même, et cependant je lui pardonne. »

Un sourd murmure se fit entendre.

« Mais à une condition, ajouta le tyran : c’est que là, en face de vous tous, il se mettra à genoux devant l’hôte qu’il a offensé et lui demandera pardon. »

Tous les regards se fixerent sur Virginius, qui demeura immobile et silencieux. « Vous le voyez ! s’écria l’empereur, il refuse, il ne veut pas se prosterner devant Incitatus. » Un cri de surprise sortit de toutes les bouches ; mais ce mouvement d’indignation fut bientôt réprimé.

Alors Virginius, prenant la parole :

« Ainsi, vous l’entendez, dit-il, ce n’est pas assez d’exiger qu’on adore ses statues ; ce n’est pas assez qu’on l’ait proclamé un dieu, lui, ce monstre dont les fureurs et la folie ont dépassé celles de Tibère, il faut encore qu’on se prosterne devant son cheval ! Caligula, tu te trompes, si tu attends cette infamie d’un Virginius. César, celui qui va mourir te salue ; mais en même temps, je te voue aux dieux infernaux. »

À ces mots, il se baisse et ramasse de la poussière ; puis, la laissant tomber sur l’arène, il s’écrie :

« Caligula, fais commencer mon supplice, mais de mes cendres sortiront des vengeurs. »

Cette imprécation avait troublé César ; mais il ne tarda pas à chasser les sinistres pensées qu’avaient fait naître en lui les paroles de Virginius, rapprochées d’un songe qu’il avait eu la nuit même, et durant lequel il lui avait semblé qu’il se trouvait dans le ciel, près du trône de Jupiter, et que ce dieu l’avait précipité sur la terre.

Sur un signe, les esclaves emmenèrent Virginius au milieu de l’arène, où se tenait toujours Incitatus frémissant. Là, Virginius fut complètement dépouillé de ses vêtements. Les esclaves commencèrent alors à frapper ses épaules et ses reins nus ; bientôt le sang jaillit avec violence. Mais Virginius ne laissa pas échapper un cri, pas même un soupir ; seulement, il tenait constamment les yeux fixés sur Caligula, qui, ne pouvant soutenir cet inflexible regard, baissa les siens. Virginius s’en apercut, et, plein d’une noble fierté, il lui cria :

« Tu rougis, César, tu trembles ! tu le vois bien ; Virginius l’emporte sur toi. »

Caligula pâlit de rage ; cependant Virginius ne cessait pas de le fixer, et la colère de César montait, montait toujours… À la fin, comme fasciné, il se leve, tire son poignard, s’élance dans l’arène, et va d’un seul coup planter la lame dans le cœur de Virginius. Celui-ci tombe aussitôt et expire, et la foule frénétique bat des mains en criant :

« Vive César ! il a combattu, il a vaincu comme un dieu ! »

Ce jour-la même, 24 janvier an 40, comme Caligula revenait du Cirque, il s’arrêta sous une voûte de son palais, qu’il devait traverser pour examiner et encourager de jeunes danseurs qu’on avait fait venir d’Asie pour paraître sur le théâtre. Tandis qu’il s’entretenait avec eux, Chéréa s’approcha de lui, et le frappa d’un coup d’épée ; presque au même instant, un autre conjuré, Cornélius Sabinus, lui perça le cœur ; d’autres conjurés arrivérent bientôt, et lui portèrent trente coups encore, tant ils craignaient de le manquer. Plusieurs de ses meurtriers furent massacrés par sa garde allemande, qui accourut au premier bruit ; quelques-uns s’échappèrent, entre autres, Sabinus, qui s’enfuit, dit-on, à travers la campagne, monté sur Incitatus.