LE CHEVAL D’ALEXANDRE

I

À une faible distance de Pella, capitale de la Macédoine, s’était réunie, dans une vaste plaine, autour de Philippe, toute la cour de ce puissant roi. On eût dit qu’il s’agissait d’une solennité.

Bientôt l’on vit paraître le Thessalien Philonicus de Pharsale, conduisant par la bride un cheval d’une merveilleuse beauté. Il s’avança jusqu’aux pieds du strade où le roi de Macédoine était assis, ayant à ses côtés, son fils Alexandre, alors âgé de moins de seize ans.

« Prince, lui dit le Thessalien en mettant un genou en terre, de tous les coursiers que nourrit, dans ses haras, la Thessalie, nul n’est plus beau que celui-ci ; et comme je ne connais point dans le monde de prince plus illustre que Philippe, j’ai pensé qu’il te revenait de droit. Je te l’offre donc moyennant la somme de seize talents. »

Il eût été difficile, en effet, de rencontrer un plus noble animal que celui dont parlait le Thessalien. Il était là, redressant fièrement la tête, frappant du pied la terre, et chassant l’air de ses naseaux brilants. Une tête de bœuf, qu’il avait parfaitement marquée sur l’épaule, lui avait fait donner le nom de Bucéphale.

« J’accepte le marché, répondit Philippe, si ce cheval répond à l’éloge que tu en fais. Qu’on en fasse donc l’essai. »

À ces mots, plusieurs écuyers s’approchent, et l’un d’eux se dispose à le monter. Mais aussitot le noble coursier bondit, se dresse sur ses deux pieds de derrière, se cabre, et, s’élancant, renverse tous ceux qui veulent tenter de lui imposer un frein. Il fallut bien renoncer à cette entreprise, les plus hardis déclarant que cet animal était indomptable, et de tout point incapable de pouvoir jamais servir, tant il était farouche et sauvage. Déja Philippe avait donné l’ordre de le remettre au Thessalien, lorsque Alexandre s’écria :

« Ô dieux ! quel excellent coursier ils rebutent, parce qu’ils manquent tout à la fois d’adresse et de hardiesse ! »

D’abord Philippe fit semblant de ne pas avoir entendu les paroles d’Alexandre ; mais celui-ci les ayant répétées à plusieurs reprises, son père l’en réprimanda.

« Tu blâmes, lui dit-il, des gens qui ont plus d’âge et plus d’expérience que toi ; aurais-tu, par hasard, la prétention d’être plus habile ? T’imagines-tu savoir mieux mettre un cheval à la raison qu’ils ne le font ?

— À tout le moins, répondit Alexandre, je manierais celui-ci mieux qu’ils ne l’ont fait.

— Et si, pas plus qu’eux, tu n’en peux venir à bout, répliqua Philippe, quelle amende t’engages-tu à payer pour prix de ta témérité ?

— La valeur du cheval, repartit Alexandre. »

Cette réponse fit rire tous les spectateurs, qui, traitant de présomptueuse audace la courageuse confiance du futur conquérant des Indes, ne doutaient nullement de l’issue de la gageure.

Cependant Alexandre se dirigea vers le coursier, qui, en le voyant s’approcher, se mit à hennir d’une manière éclatante, en faisant voler le sable autour de lui. Le jeune prince ne s’en étonna point ; mais, saisissant la bride d’une main ferme, il lui tourna la tête vers le soleil ; car il avait remarqué qu’une des principales causes de l’agitation extraordinaire du cheval était la frayeur que lui causait son ombre, qui tombait devant lui et répétait chacun de ses mouvements ; puis, le caressant de la voix et de la main tant qu’il le vit bouillonnant de courroux, il laissa à la fin tomber tout doucement son manteau à terre, et, prenant adroitement son temps, il s’élança avec légéreté sur le dos du farouche coursier. Bucéphale commence aussitôt à ruer et à secouer la tête ; mais Alexandre roidit la bride : le cheval résiste au frein, s’emporte, et fait de vains efforts pour s’échapper. Lorsqu’il eut ainsi jeté tout son feu, Alexandre, lui lâchant la bride et l’aiguillonnant encore de l’éperon, le laissa courir tout à son aise. Bien plus, quand il fut fatigué et voulut s’arrêter, il le contraignit d’aller plus loin encore, et ne cessa de le pousser qu’il ne l’eût mis hors d’haleine.

D’abord, Philippe regarda faire son fils avec une inquiétude silencieuse ; mais lorsqu’il le vit retourner adroitement le cheval au bout de la carrière, et le ramener complètement adouci, des larmes de joie coulèrent de ses yeux, et tous les courtisans firent retentir les airs de leurs acclamations. Lorsque Alexandre, joyeux et fier de sa victoire, fut descendu de cheval, son père, courant à lui, le pressa dans ses bras en s’écriant

« Ô mon fils, il te faut chercher un royaume qui soit digne de toi ; car la Macédoine ne saurait te contenir. »

Depuis ce temps, Bucéphale, lorsqu’il n’avait ni selle ni housse, se laissait, dit-on, aisément manier par l’écuyer qui en prenait soin ; mais lorsqu’il était couvert de ses harnais, il ne souffrait point qu’un autre qu’Alexandre le montât, et il courbait alors les genoux pour le recevoir.

II

Ces paroles de Philippe : « Ô mon fils, il te faut chercher un royaume qui soit digne de toi ; car la Macédoine ne saurait te contenir, » avaient été des paroles prophétiques. Devenu roi par suite de la mort de son père, assassiné par Pausanias (l’an 336 avant Jésus-Christ), il résolut de conquérir l’Asie, et se mit en marche à la tête de trente mille hommes d’infanterie, et de cinq mille chevaux. Il passa l’Hellespont l’an 334, et quelque temps après le Granique, où il courut risque de perdre la vie. Il ne la dut qu’à la vigueur de son cheval Bucéphale, qui parvint à rompre le fil de l’eau et à le transporter sur l’autre rive du fleuve, et au dévouement de l’un de ses capitaines, nommé Clytus, qui détourna un coup de hache que lui portait un des principaux chefs de l’armée persane, Spithridates. À compter de ce moment, la marche d’Alexandre à travers l’Asie ne fut plus qu’une série de triomphes. Maître absolu de l’empire des Perses après la mort de Darius, égorgé par les traitres Bessus et Narbazane, il se rendit dans le pays des Hyrcaniens. Ce fut la qu’éclata tout l’attachement qu’il portait à son cheval de bataille. Un jour que ses écuyers conduisaient Bucéphale dans la campagne, une troupe de barbares, tombant sur eux à l’improviste, se rendirent maîtres de ce superbe coursier et l’emmenèrent. À cette nouvelle, la colère d’Alexandre s’allume ; il punira les ravisseurs. Aussitôt il expédie un héraut près des chefs du pays, pour leur déclarer que si son cheval ne lui est à l’instant rendu, il fera tout passer au fil de l’épée, jusques aux femmes et aux petits enfants. Effrayés de cette menace, les barbares se hâtent de lui renvoyer Bucéphale, et, pour l’apaiser plus encore, remettent entre ses mains leurs villes et leurs places de guerre. À la vue de son coursier sain et sauf, la colère d’Alexandre tombe ; il le flatte de la voix et de la main, et, pour témoigner aux barbares toute la satisfaction qu’il éprouve, il leur fait grâce pleine et entière, et les renvoie chargés de présents.

Du reste, le noble animal était digne de l’affection si vive que lui portait le conquérant macédonien.

Déjà, au siège de Thèbes, avant l’expédition d’Asie, il n’avait point, quoique blessé, voulu souffrir qu’Alexandre montât un autre cheval que lui. Depuis qu’Alexandre était sorti de la Macédoine, il avait participé à toutes ses victoires, et l’avait fait sortir d’une infinité de dangers. Sa mort mit le sceau aux services qu’il lui rendit ; elle arriva lors de la célèbre bataille livrée contre Porus. Alexandre poursuivait son ennemi à travers les dards et les javelots que lançaient de toutes parts contre lui les Indiens. Percé de coups, son superbe coursier, sentant défaillir ses forces, se coucha doucement sous lui, comme s’il eût eu peur de blesser un si vaillant maître, et il expira. Alexandre, dit Plutarque, éprouva un regret aussi grand que s’il avait perdu l’un de ses familiers les plus intimes. Il lui fit rendre les honneurs funèbres, et, à l’endroit même où son corps avait été déposé, sur les bords du fleuve Hydaspe, il fit élever une ville qu’en son honneur il appela Bucéphalie.