Les Animaux historiques/11
PARTICULARITÉS HISTORIQUES
Le savant Ammonius, qui enseignait dans Alexandrie, possédait un âne doué d’une intelligence vraiment merveilleuse. Il assistait à toutes les leçons du docte professeur, et était, dans sa classe, l’exemple de tous les écoliers, ses confrères ; il avait un tel penchant pour la poésie, qu’il préférait ne point toucher à la nourriture qu’on mettait devant lui, plutôt que d’interrompre son attention à la lecture d’un poème. Les vers étaient-ils beaux ? il donnait immédiatement d’énergiques marques d’approbation ; mais étaient-ils mauvais ? il secouait les oreilles avec impatience.
L’impératrice Poppée, femme de Néron, menait ordinairement à sa suite, lorsqu’elle était en voyage, cinq cents ânesses nourrices, et se baignait dans leur lait pour se rendre la peau plus fine et plus blanche.
Béatrix, femme de l’empereur Frédéric Barberousse, eut à supporter mille outrages indignes, à Milan. Les mutins, ayant pris cette princesse, la mirent sur une ânesse, le visage tourné du côté de la queue, qu’ils lui donnèrent en main au lieu de bride, et la promenèrent en cet état par toute la ville. Une action aussi insolente ne demeura pas impunie : l’empereur prit la ville en 1162, la fit raser, et ceux qui furent pris ne purent sauver leur vie qu’à la condition de tirer, avec leurs dents, une figue du derrière de l’ânesse sur laquelle ils avaient promené l’impératrice.
Louis XI, impatienté des fausses prédictions des savants de sa cour, fit venir un âne, et lui conféra plaisamment le titre de son astrologue ordinaire.
On cite plusieurs exemples d’ânes amateurs de la musique. Nous nous contenterons de rapporter le fait suivant, d’après le Mercure de France, année 1769.
Un jeune âne ne manquait jamais d’assister aux concerts qu’on donnait fréquemment au château d’Ouarville, dans le pays chartrain. Au premier prélude des instruments, il venait se poster près d’une fenêtre de la pièce où se tenait l’assemblée, et prêtait plus ou moins d’attention selon que la musique se trouvait plus ou moins de son goût. La dame du château avait une voix charmante ; sitôt qu’elle se faisait entendre, le bourriquet enchanté dressait ses longues oreilles et savourait ses accents avec délices.
Un jour que l’on chantait un duo, qui, sans doute l’électrisa, le grison musicophile, transporté, hors de lui-même, quitta son poste accoutumé, entra sans façon dans le salon des concertants, et se mit à braire de toutes ses forces pour exprimer son admiration, ou pour faire sa partie à sa manière.
Le célèbre auteur de Figaro, Beaumarchais dut peut-être à son humanité envers un âne de n’avoir point été massacré. Voici l’anecdote :
Un jour Beaumarchais vit devant sa porte un pauvre grison chargé de légumes, que vendait une jeune fille de campagne ; l’animal n’avait que les os sur la peau, tant il faisait maigre chère. Beaumarchais en a pitié ; il envoie un de ses domestique acheter à la villageoise quelques légumes, fait approcher l’âne de la grille, et lui donne lui-même une botte de foin. C’était dans le commencement des temps révolutionnaires ; quelques moments après, un de ses voisins le prévient qu’on se propose de faire des visites domiciliaires, qu’il est désigné comme suspect ; qu’il ait donc à se tenir sur ses gardes. Beaumarchais se cache dans une armoire. La visite se fait. Un homme seulement entr’ouvre sa cachette, c’est un ami qui lui glisse tout bas ces mots : « On doit revenir cette nuit, sachez ne pas les attendre. » Beaumarchais suit son conseil ; il s’esquive par son jardin, et parvient, grâce à l’obscurité, à sortir de Paris par une barrière mal gardée. Le voilà errant dans la campagne par une pluie abondante, sans savoir où trouver un gîte. Il frappe inutilement à plusieurs portes ; enfin, il aperçoit une lumière dans une vieille masure ; il appelle et demande l’hospitalité.
« Ah ! bien oui, dit un homme qui se présente à la fenêtre ; à l’heure qu’il est ! cherchez vos dupes ailleurs. »
Beaumarchais insiste, prie, promet de payer son hôte.
« Passez votre chemin…, » lui dit-on.
Il allait se retirer, lorsqu’il entend une jeune voix s’écrier :
« Ah ! mon père, ouvrez vite ; c’est le bon Monsieur qui a donné du foin à notre âne. »
Aussitôt la porte s’ouvre ; il est reçu, choyé, confie ses inquiétudes à ces cœurs reconnaissants, et s’en sert avec succès pour trouver le lendemain un asile plus commode et plus sûr. Il ne quitta pas ses hôtes sans aller à l’écurie visiter le pauvre baudet qui lui avait valu cet accueil amical.