LES ÂNES DE L’EXPÉDITION D’ÉGYPTE

Lorsque la fameuse expédition d’Égypte eut été résolue, l’escadre française, commandée par l’amiral Brueix, sortit de Toulon le 30 floréal an v (19 mai 1798), emportant sous le ciel brûlant d’Afrique l’élite des grandes capacités et des grands courages, que le génie de la liberté avait révélés à la France républicaine. On remarquait parmi les savants : Monge, Haüy, Berthollet, Fourrier, etc. ; parmi les guerriers : Berthier, Kléber, Desaix, Davoust, Murat, Lannes, Leclerc, Rampon, Dumas ; et, à leur tête, Napoléon ! Le 3 fructidor an vi, le général en chef décréta la formation d’un institut sur le modèle de celui de Paris. La savante colonie avait pour mission de faire la description géodésique et monumentale de cette merveilleuse contrée. Nous n’avons pas à nous occuper de ses magnifiques travaux ; hâtons-nous plutôt d’arriver à notre sujet, c’est-à-dire aux ânes, ce qui n’est pas tout à fait la même chose que les savants.

Laissons raconter l’aventure à un témoin oculaire :

« Voilà qu’un beau jour, on nous flanqua sur le dos pour quatre jours de vivres, avec une ration de poivre à mameluks dans nos gibernes, et en route… nous filions pour la haute Égypte, ni plus ni moins. Il faisait un damné de soleil, qu’on aurait bien demandé deux heures de purgatoire comme rafraichissement. Avec ça que notre colonne formait la plus singulière caravane ! Des femmes, des ânes, des savants, tout l’institut du Caire, chargé de ses lunettes et de ses compas, tout cela béant, braillant, bouillonnant, que ça faisait comme… la marche des Hébreux dans le désert.

» C’était, disait-on, les ruines de Thèbes que ces Messieurs… (je parle des savants) allaient visiter. La division Friant, dont nous faisions partie, était chargée de protéger le convoi. Dans le commencement tout allait assez bien. Ânes, savants et militaires, nous trottions depuis deux ou trois grands jours, sans seulement avoir aperçu la figure ou l’ombre d’un mameluk. Mais patience !…

» Nous venions, par une belle matinée. d’Égypte, c’est-à-dire par un soleil à cuire un bœuf, de quitter le bivouac de la veille. Le général Friant chevauchait côte à côte avec notre demi-brigade, qui formait la tête de la colonne. Il fredonnait, selon l’habitude qu’il avait prise, lorsqu’il était content, cette vieille chanson militaire :

Les hussards
Sont des pillards ;
Les voltigeurs
Sont des voleurs.
Ils connaiss’ la pratique, etc.

» Il en était au quatrième couplet, quand tout à coup, pif, paf, pan, pan, allah ! allah ! voilà que huit à dix mille mameluks débouchent d’un défilé tout exprès pour nous tomber sur le corps. À vrai dire, l’alerte était chaude, personne ne s’y attendait ; mais ce qui surtout nous mettait dans un drôle d’embarras, c’étaient nos femmes, nos ânes, nos savants, qui criaient, couraient, gesticulaient chacun à leur façon, si bien qu’on ne savait auquel entendre.

» Pourtant je dois, à la honte des savants et des femmes, avouer que ce furent encore les autres qui gardèrent le mieux leur sang-froid ; eux, du moins, ne se jetaient pas, à tort et à travers, dans nos rangs, au risque de nous faire massacrer.

» Heureusement le général Friant ne perdit pas la tête. Sans hésiter, avant que les mameluks fussent encore arrivés jusqu’à nous, il se dressa sur ses étriers, et du plus fort qu’il put, il cria :

« La division se formera en carré, les ânes et les savants au milieu. »

» Nous étions là quelques milliers de gaillards, tous volontiers rieurs et goguenards. Bien que la position fût critique, pas un seul ne put y tenir ; ce fut un éclat de rire général, homérique. Mais le commandement n’en fut pas pour cela moins rigoureusement exécuté. Trois fois les mameluks revinrent à la charge, et trois fois leur impétuosité vint se briser sur nos baïonnettes. À la fin, voyant qu’ils ne pouvaient, malgré des efforts surhumains, réussir à nous entamer, leur intrépidité se tourna en rage. Ils ne reculaient plus, ils mouraient à la place où ils avaient donné ; il y en eut qui, devenus frénétiques, retournaient contre nous leurs chevaux, et, les faisant cabrer de toute leur hauteur, se renversaient avec eux sur nos rangs. Il ne se trouvait pas un de ces gens-là qui ne donnât de bon cœur sa vie pour se donner, à lui, le plaisir de nous tuer. Plusieurs de nos camarades succombèrent ; pour ce qui est de nos savants et de nos ânes, nous en perdîmes deux… l’un portant l’autre. »