LES


ANGLAIS ET L’INDE





III.


LE COMMERCE, LES FINANCES ET LES TRAVAUX PUBLICS[1].


Culture de l’indigo, l’opium, le coton. — Scènes de mœurs. — Les merchants-princes. — Impôts, revenus. — L’agriculteur hindou. — Dettes du gouvernement de la compagnie. — Liste civile des familles anglaises dans l’Inde. — Le canal du Gange. — Routes et chemins de fer. — Rapports du gouvernement avec les religions natives. — Les pèlerins de Jaggernauth.





I.

Toutes les nations de l’univers prennent une part active dans le commerce de l’Inde. L’Europe, les États-Unis, la Chine, les îles de Maurice, de la Réunion, les Antilles, viennent lui demander ses produits précieux et variés, et l’excédant de sa population, que des flottes de splendides navires servent à transporter au-delà des mers. Le commerce de l’Inde est un des élémens principaux de la richesse du monde. On voit à combien de titres ce sujet multiple et difficile appelle notre attention : peut-être cependant, avant de l’aborder en détail, ne sera-t-il pas hors de propos d’établir en termes généraux les conditions économiques dans lesquelles sont placées ces immenses populations dont les labeurs servent à remplir les docks de Londres, de Bordeaux, de New-York et de Canton.

La population et la richesse sont inégalement réparties dans les quatre grandes divisions de l’empire indien ; l’on peut toutefois admettre sans controverse que la vallée du Gange, comprise dans les présidences du Bengale et des provinces nord-ouest, est, au triple point de vue de la population, de la fertilité du sol, de la facilité des communications, le plus beau fleuron de la couronne de l’Angleterre dans l’est. Ainsi des renseignemens statistiques officiels constatent que la population du delta du Gange s’élève à plus de 60 millions d’individus, égalant ainsi presque celle de tout le reste de l’empire indien, quoique le territoire qu’elle occupe soit à peine le tiers du territoire total. Cette population d’ailleurs est distribuée en proportions variables. Le district de Hoogly, qui renferme la ville de Calcutta, compte 562 habitans par mille carré, proportion un peu inférieure à celle du district de Burdwan, qui s’élève à 568. En remontant le cours du fleuve vers le 25e degré de latitude, aux limites de la sous-présidence des provinces-nord-ouest, la population diminue et ne dépasse plus environ 230 individus par mille carré, chiffre qu’on retrouve jusqu’au pied de la chaîne de l’Himalaya, si bien que l’on peut fixer pour moyenne approximative de la population dans la vallée du Gange 260 habitans par mille carré.

La moyenne de population, quoique moins élevée, n’est pas moins irrégulière dans les domaines de l’Angleterre qui s’étendent vers la ligne. Dans la présidence de Madras, par exemple, les documens statistiques officiels évaluent la population à 225 individus par mille carré pour la riche province de Tanjore, tandis qu’ils ne portent qu’à 60 celle des districts montagneux des environs du lac Chita. En somme, la moyenne approximative de la population pour la présidence de Madras peut être évaluée à 105 habitans par mille carré, moyenne qui est aussi environ celle de la présidence de Bombay.

Il suffit de comparer ces chiffres à ceux qui représentent la population moyenne de la France et de l’Angleterre pour arriver à cette conclusion, que la population est beaucoup plus clairsemée dans l’Inde que dans les états qui marchent en tête de la civilisation européenne. Si l’on examine les autres élémens de la fortune publique dans l’Inde, les forces physiques et l’énergie morale, l’esprit d’invention, le capital acquis, les systèmes de communication qui relient les grands centres entre eux, on n’aura pas besoin de se livrer à de longs commentaires pour expliquer les étroites limites dans lesquelles sont demeurées jusqu’à ce jour la production et la consommation de ces contrées, si bien douées par la nature.

Il n’est pas nécessaire d’avoir visité l’Inde anglaise pour avoir une idée du nombre fabuleux de serviteurs qui composent l’établissement européen le plus modeste. Cette prodigalité extravagante des forces humaines se rencontre partout dans l’Inde, qu’il s’agisse de vie domestique, d’agriculture ou d’industrie. Parlerons-nous en première ligne du travail le plus simple et le plus brutal, celui du portefaix? L’on estime qu’il faut trois coolies pour faire l’ouvrage d’un portefaix européen. Pour remplacer un matelot anglais, un capitaine de navire ne prendra jamais moins de quatre lascars. Cette infériorité du travail natif comparé au travail européen devient bien plus sensible encore lorsque l’intelligence de l’ouvrier doit être tout aussi bien mise en jeu que ses forces physiques. On se rendra compte de l’inégalité intellectuelle qui existe entre les ouvriers européens et les ouvriers natifs de certaines professions par la différence des salaires qu’ils reçoivent à Calcutta. Nous prendrons pour exemple les menuisiers, les charpentiers, les ébénistes. A Calcutta, un ouvrier natif exerçant un de ces trois métiers gagne de 3 liv. st. 10 sh. à 6 liv. sterl. par an; le salaire d’un ouvrier chinois s’élève à 48 liv. st., et celui de l’Européen à environ 100 liv. st. Il ne faudrait pas sans doute prétendre tirer de ces chiffres des conclusions d’une rigueur absolue. Dans le salaire de l’Européen, il doit lui être non-seulement tenu compte de son habileté et de son énergie supérieures, mais encore des inconvéniens du climat, des ennuis de l’exil. Ce qui reste néanmoins hors de doute, et cela nous suffit, c’est que les forces productives de l’homme de l’Inde ne sauraient être comparées aux forces productives de l’homme de l’Europe. Dans toutes les données économiques qui servent à évaluer la richesse et la production d’un pays, on peut voir d’ailleurs le même contraste se reproduire. S’agit-il du revenu de la terre, l’impôt foncier, qui le représente dans l’Inde, est d’environ 14 millions sterl., tandis qu’en Angleterre, avec une population six fois inférieure, on peut l’évaluer à 40 millions sterl. Enfin, en commençant par établir que les taxes de l’Inde ont atteint à peu près leur maximum, que l’Indien paie au trésor public tout ce qu’il est raisonnablement en état de payer, on trouve que le total du budget des recettes de l’empire de l’Inde, 26 millions sterl., réparti sur plus de cent vingt millions de sujets, donne une moyenne par tête de moins de 5 shillings, tandis que chaque individu en Angleterre paie annuellement à l’état 36 shillings. Il serait hors de propos de pousser plus loin cette argumentation. Vouloir coordonner les données du problème en proportions mathématiques conduirait sans contredit à des erreurs grossières, et il suffira de résumer ces aperçus en disant que le domaine de l’Inde, avec son immense population, ses territoires si bien doués par la nature, son commerce gigantesque et cependant encore au berceau, l’Inde anglaise, que tout Européen se représente comme un monde de merveilles aux richesses Inépuisables, la terre classique du golden tree (l’arbre aux roupies) en un mot, est un pays inférieur en richesse et en production aux pays les plus pauvres et les plus stériles de l’Europe. En peut-il être autrement? Que l’on examine par exemple les conditions de travail du principal producteur agricole, le ryot. Une paire de bœufs, une charrue, quelques outils grossiers composent tout son matériel d’exploitation, que l’on peut évaluer au plus haut en moyenne à 150 francs. Ainsi des pertes minimes, la mort d’un bœuf, le bris d’un instrument aratoire, suffisent pour le plonger, vu l’intérêt usuraire de l’argent en ces contrées, dans un abîme de dettes d’où il ne peut jamais sortir. Ces circonstances accidentelles ne sont pas au reste nécessaires pour que le ryot soit remis pieds et poings liés entre les mains du préteur d’argent. Le besoin de subvenir aux frais extraordinaires de la récolte ou des semailles, d’acquitter l’impôt, l’obligent le plus souvent à obtenir des avances du zemindar (grand propriétaire), ou à emprunter des capitalistes natifs à des taux toujours exorbitans. Aussi presque tous les ryots sont-ils endettés depuis plusieurs générations, sans parvenir, malgré leurs efforts et leur économie, à liquider un néfaste héritage légué par le malheur, l’imprévoyance ou l’inconduite. L’absence de capital, l’intérêt usuraire de l’argent, sont les plaies vives de l’Inde. La rapacité du préteur y atteint les plus effrayantes proportions. Que l’on en juge : c’est jour de bazar; voici un potdar, changeur de monnaie et usurier de profession, qui suit à pied sur la route un âne, un bœuf, un cheval porteur d’un gros sac tout rempli de ces coquillages, cowries, qui forment le dernier échelon du système monétaire de l’Inde. Arrivé au bazar, il improvise un comptoir sous un arbre, au milieu de la rue, et là vend à la foule ses modestes espèces au prix moyen de 5,760 cowries pour une roupie d’argent. Le soir, les achats sont terminés; vendeurs et chalands veulent obtenir des espèces d’un transport plus facile, et tous reviennent trouver le banquier au petit pied qui reprend ses cowries, mais au prix de 5,920 cowries pour une roupie, et réalise ainsi un bénéfice de 3 pour 100 en quelques heures. Ce ne sont pas là d’ailleurs les seuls profits du potdar, qui confie ses capitaux aux ryots, aux domestiques, aux nécessiteux de tout genre, à des intérêts qui varient de 2 1/2 pour 100 par mois à 50 pour 100 par an, et même au-delà.

Ces usuriers de village ne sont au reste que les infiniment petits de la famille des hommes d’argent de l’Inde. Il existe dans tous les grands centres du domaine de la compagnie, à Calcutta, à Bombay, à Madras, à Bénarès, des banquiers dont la fortune et les transactions commerciales ne le cèdent point en importance à la fortune et aux transactions des sommités financières de l’Europe. Tel individu, humble de mise et de démarche, tout prêt à baiser avec respect la poussière des pieds du plus petit magistrat européen, a un coffre-fort aussi bien garni que celui de M. de Rothschild, et peut émettre des traites de plusieurs millions sur les villes les plus éloignées de l’Inde. Seulement le banquier indigène ne reçoit pas de dépôts : ses transactions se bornent à échanger les monnaies, à escompter les effets, et à tirer ou accepter des lettres de change nommées hoondees, écrites dans une langue particulière. De là des difficultés insurmontables pour le placement des capitaux dans l’Inde. Et si l’on fait la part de tout ce qu’il y a d’incertain et de douteux dans les titres de propriété foncière même les mieux établis, des délais et des incertitudes que toute affaire litigieuse entraîne avec elle dans ce pays de la chicane, des faux documens et des faux témoignages, l’on ne doit pas s’étonner de l’immobilité des capitaux natifs. En dehors des grands centres, où l’on peut facilement aborder les valeurs du gouvernement, les capitaux, au lieu d’être employés utilement au développement de la richesse publique, s’accumulent incessamment en bracelets aux pieds et aux bras des femmes et des enfans, ou disparaissent plus inutilement encore dans les entrailles de la terre sous forme de trésor. De toute antiquité, ce mode barbare de disposer des économies et des labeurs du passé sans utilité pour le présent et pour l’avenir est passé dans les mœurs des souverains indiens et de leurs sujets. Longue serait la liste des trésors royaux que les baïonnettes anglaises ont déterrés sous les ruines des forteresses natives, de Seringapatnam à Burtpore. Quant aux trésors des particuliers, l’on comprend facilement qu’il soit impossible de donner des documens sérieux à ce sujet : ce n’est qu’avec la vie que l’avare livre le secret de son coffre-fort; mais tout donne lieu de croire que, même aujourd’hui, cette manie puérile est très répandue dans toutes les classes de la société indigène, et on s’explique facilement qu’elle ait résisté victorieusement aux efforts civilisateurs de la domination anglaise. L’absence de placemens sûrs, les lenteurs et les irrégularités de la justice ne sont pas les seules causes qui la perpétuent : il faut aussi tenir quelque compte des ravages que les dacoïts, ces bandits particuliers à l’Inde[2], exercent encore dans le pays. Qu’un homme ait acquis une réputation de richesse, ou vive avec les dehors de l’opulence, son trésor et sa vie sont incessamment menacés par les brigands. Aussi le favorisé de la fortune prend-il à tâche de dissimuler ses dons, et cumule en secret jusqu’au jour où, moitié superstition, moitié crainte des voleurs, il dépense sans utilité dans une fête religieuse le fruit de plusieurs années de travaux.

Les vices et les lacunes du système des voies de communication sont un autre obstacle qui, avec l’absence du capital et le taux usuraire de l’argent, concourt à entraver le développement des richesses agricoles de l’Inde. L’autorité étrangère a, comme nous avons déjà eu l’occasion de le dire bien des fois, présidé plus de soixante ans aux destinées de ce pays sans qu’une seule route y ait été ouverte. Depuis vingt ans, le gouvernement de la compagnie s’est imposé de lourds sacrifices pour remédier à ce honteux état de choses, mais sa tâche est loin d’être accomplie, et des centres importans de population, des districts producteurs d’une grande richesse, sont encore complètement dépourvus de routes et de canaux. Aujourd’hui, en dehors du Great trunk Road, tout le mouvement des marchandises dans le Bengale s’opère à travers des sentiers à peine frayés, ou sur des rivières dangereuses, navigables seulement à certaines saisons de l’année. Le haut prix du transport ferme ainsi aux produits d’une faible valeur intrinsèque les grands centres de transactions commerciales. Inutile d’ajouter que des voies de communication faciles et promptes, — des chemins de fer par exemple, — feront naître à chaque pas des ressources inattendues sur ce sol privilégié.

Les conditions économiques qui pèsent sur le travail des populations hindoues étant bien connues, il convient maintenant d’arriver aux résultats de ce travail, aux divers produits qui attirent le commerce européen dans l’Inde. En première ligne se présente l’indigo du Bengale, qui règne aujourd’hui sans rival sur les marchés de l’Europe et de l’Amérique.

L’indigo a de tout temps joué un grand rôle dans l’histoire commerciale de ces contrées : même avant la découverte du passage par le cap de Bonne-Espérance, la plante indigotière, qui croît naturellement sur le sol de l’Inde, alimentait de cette belle teinture le marché européen par la voie d’Alep. Les Hollandais introduisirent les premiers l’indigo par mer en Europe, et le succès de leurs expéditions appela sur ce produit indien l’attention des aventuriers de toutes les autres nations. Vers la fin du XVIIe siècle, la compagnie anglaise des Indes importait en moyenne annuelle 50,000 livres d’indigo. Cependant une rude concurrence à l’indigo de l’Inde se préparait dans les établissemens que l’Angleterre, la Hollande et surtout la France venaient de fonder dans les îles du Nouveau-Monde. Sous la triple influence de l’énergie, de la science et des capitaux européens, l’industrie de l’indigo, transportée sur le sol favorable des Antilles, donna des produits tellement supérieurs aux produits de l’Inde, que ces derniers disparurent presque complètement du marché européen. La belle colonie de Saint-Domingue, alors dans toute sa prospérité, conquit le monopole de l’industrie nouvelle, et des documens dignes de foi attestent que l’Angleterre, vers la fin du dernier siècle, prenait annuellement à l’établissement français pour un demi-million sterling d’indigo, somme qui, par une singulière analogie, représente à peu de chose près les achats en indigo faits aujourd’hui, année moyenne, par le commerce français sur la place de Calcutta.

Cet état de choses éveilla l’attention des directeurs de l’honorable compagnie, et, bien pénétrés des ressources que leur nouveau domaine présentait à la culture de l’indigo, dès 1779 ils cherchèrent, par des avances et des contrats avantageux, à y introduire les procédés perfectionnés de manipulation qui avaient assuré la fortune de la culture de l’indigo dans les Antilles. Les premiers essais ne furent pas heureux, et il fallut plus de vingt ans d’efforts et de sacrifices pour que l’indigo du Bengale conquît sur le marché européen la première place, qu’il a conservée depuis. En 1795, la production du Bengale s’élevait à 24,000 maunds d’indigo, en 1815 à 89,722 maunds[3]. Elle atteignit son maximum de 156,500 maunds pour la campagne de 1825-26. Depuis lors, la production est restée à peu près stationnaire, et l’on peut en moyenne annuelle lui fixer les limites de 100 à 120,000 maunds. Il n’est pas difficile d’expliquer cet état de statu quo : la consommation de l’indigo est loin d’être illimitée, et présente en effet ce singulier phénomène, que l’industrie européenne sait restreindre ses besoins en proportion des prix, et substitue, dans la préparation des étoffes communes, des teintures minérales à la teinture végétale, lorsque cette dernière augmente trop de valeur.

Les prix de l’indigo, depuis la régénération de cette industrie dans le Bengale, ont été soumis à de grandes variations. En 1795, au début, en moyenne de 120 roupies le maund, en 1815, de 130 roupies, ils atteignent leur maximum dans les années de grande production, de 1825 à 1826 : ils s’élèvent alors à 300 et 350 roupies, hauts prix factices qui amenèrent de nombreux désastres parmi les spéculateurs. Aujourd’hui le marché du Bengale, mieux connu et exploité d’ailleurs avec plus de prudence par le commerce européen, n’est plus agité par ces fluctuations ruineuses, et les prix, toujours variables suivant les saisons et les qualités, ne sortent pas des limites de 140 à 190 roupies. Les calculs de planteurs expérimentés, en prenant une moyenne de cinq années, donnent, sur des terrains favorables, les seuls qui puissent être cultivés avec avantage, le prix moyen de revient de 120 roupies le maund. Il y aurait donc pour le planteur un bénéfice certain d’environ 40 pour 100 : magnifique résultat qui semble faire de l’industrie de l’indigo une industrie unique au monde! Il est loin d’en être ainsi, et l’on peut dire que de toutes les cultures l’indigo est la plus chanceuse, la plus fertile en mécomptes de toute sorte. La récolte, qualité et quantité, dépend exclusivement du caprice des élémens : quelques heures d’un vivifiant soleil, une pluie opportune, des inondations, des coups de vent, suffisent pour couronner ou pour détruire les plus légitimes espérances. Ainsi la production de plantations limitrophes offre souvent les plus singuliers contrastes. Ici tout a souri au planteur : son fin violet, acheté pour l’industrie française, atteindra le prix le plus élevé à l’encan de la saison, tandis que l’indigo lourd et cuivré de son voisin, en petite quantité d’ailleurs, propre seulement pour les marchés du Golfe-Arabique, couvrira à peine les frais de l’exploitation. Le hasard des élémens a prononcé entre eux. Mille influences étrangères, que la prudence humaine ne peut contrôler, ont d’ailleurs une action directe sur le prix de l’indigo : en première ligne, les affaires politiques de l’Europe et les révolutions dont depuis tant d’années le vieux monde se donne le luxe périodique. Une disette de grains en France ou en Angleterre suffit même pour amener une baisse dans les prix de la teinture. Enfin, pour présenter un résumé complet des écueils qui bordent de toutes parts cette industrie aux apparences si favorables, il faut dire quelques mots des conditions économiques dans lesquelles se trouvent la majorité des fabriques. Presque tous les Européens qui abordent l’industrie de l’indigo ne possèdent aucuns capitaux à leurs débuts. La majorité des factoreries marche à l’aide d’avances faites par des maisons de Calcutta partners de l’entreprise. Ces dernières fournissent les capitaux, souvent considérables : pour certaines factoreries, il ne s’agit pas moins d’un lac de roupies, moyennant un intérêt de 12 pour 100, plus une certaine commission sur les avances et le produit de la récolte, si bien que, parmi les frais de la factorerie à déduire des bénéfices, il faut compter une prime d’environ 20 pour 100 sur les avances nécessaires à l’exploitation.

Il faut encore, parmi les chances contraires de l’industrie de l’indigo, faire entrer les brusques mouvemens de hausse et de baisse qui se produisent dans la valeur des factoreries. La loi qui défend aux Européens de posséder dans l’Inde des propriétés foncières, et le partage des terres fait par lord Cornwallis à la fin du dernier siècle, ont beaucoup contribué à entretenir cet état de fluctuation. En achetant à beaux deniers comptans une factorerie, l’Européen n’achète en effet, outre les bâtimens de logement ou de service, que la bonne volonté des ryots environnans, accoutumés depuis nombre d’années à semer l’indigo sur des terrains plus ou moins favorables. Dans cette position pleine d’incertitude, en présence d’un zemindar jaloux du nouveau venu étranger et habitué d’ailleurs à soutenir par la violence ses droits et ses prétentions, au milieu d’une population de ryots pleine de mauvaise foi, habile à toutes les ruses de la chicane, sans rivale heureusement au monde dans l’art du faux et du parjure; avec des questions sans cesse renaissantes de limites mal définies, les changemens bizarres amenés par l’inondation de chaque année dans la configuration des terrains; en l’absence de toute autorité supérieure administrative ou légale, doit-on s’étonner que l’industrie de l’indigo, à ses débuts dans le Bengale, soit pleine d’incidens étranges et romanesques qui semblent empruntés aux histoires du moyen âge ou des boucaniers? Véritable seigneur féodal, à la cotte de mailles et au casque près, le planteur des premiers jours s’entoure d’une bande de coupe-jarrets qu’il mène en personne, ou qu’il envoie, sous la conduite de quelque âme damnée, guerroyer contre ses voisins ou ses vassaux. Ensemencemens et récoltes faits par la violence, factoreries envahies et ruinées, rencontres sanglantes entre parties adverses, longue serait la liste des méfaits que la culture de l’indigo provoqua en ces contrées lointaines. Ces guerres intestines prirent de telles proportions, que le conseil de l’Inde pensa sérieusement à promulguer une loi draconienne, en vertu de laquelle quiconque aurait profité d’une expédition à main armée serait puni d’une amende et de six mois de prison. Une anecdote de l’authenticité la mieux établie donnera une idée assez exacte de ce singulier état de choses.

Un planteur d’indigo s’était installé dans un district éloigné, où son exploitation avait donné des résultats si favorables, qu’un autre planteur, attiré par le succès du premier occupant, vint élever dans le voisinage les bâtimens d’une usine rivale. Le premier planteur, gêné par cette concurrence, fit d’abord prier civilement son voisin de déguerpir; puis, comme celui-ci ne tenait aucun compte de ces avertissemens préliminaires, il essaya de le ruiner en faisant porter contre lui d’innombrables plaintes au magistrat. Ces machinations étant demeurées sans résultats, le premier planteur résolut tout simplement de ruiner de fond en comble la factorerie nouvelle. La police eut connaissance du complot, mais des présens ou des menaces prévinrent son intervention, et par une nuit sombre une bande de trois cents hommes munis de pelles, pioches et paniers s’avança vers l’établissement condamné. Le propriétaire et ses domestiques furent saisis et garrottés, puis on commença avec activité l’œuvre de destruction. La troupe des assaillans était divisée en trois corps : le premier rassemblait les objets combustibles et y mettait le feu; le deuxième, à la lumière de l’incendie, démolissait les bâtimens; le troisième enfin portait les matériaux dans un profond canal qui passait à quelque distance de l’établissement. Au jour, les bandits se retirèrent avec leurs prisonniers, qu’ils conduisirent chez le premier planteur, qui devait les garder en dépôt jusqu’à ce que le bruit de l’expédition fût apaisé. Cependant, à la faveur des ténèbres, un domestique de la victime avait pu s’échapper et était allé porter tous les détails du crime à la connaissance du magistrat du district. Ce dernier donna immédiatement l’ordre au darogah de se rendre sur les lieux et de s’y livrer à une enquête sérieuse; mais l’officier subalterne, soudoyé par l’instigateur du crime, revint annoncer à son chef qu’il n’y avait pas un mot de vrai dans le récit du domestique, que le second planteur vivait chez son voisin comme hôte et ami, et non pas comme prisonnier. Peu satisfait du rapport de son agent, le magistrat somma les deux planteurs de comparaître au chef-lieu du district. Là, en présence de l’autorité supérieure, le deuxième planteur fit le récit des violences dont il avait été victime, tandis que son adversaire affirma qu’il n’y avait dans cette déposition qu’un conte fait à plaisir, que jamais on n’avait vu de bâtimens dans l’endroit désigné, et tous deux appuyèrent leurs dires d’un nombre de témoins si imposant, que le magistrat résolut de ne rendre son arrêt qu’après avoir lui-même visité les lieux. L’on était alors à la saison des pluies, le mauvais état des routes empêchait le magistrat d’entreprendre immédiatement son voyage; le premier planteur profita de ce temps de répit, et de retour à son habitation, se mit à l’œuvre avec activité. Les vestiges des bâtimens démolis dans la nuit du crime furent enlevés jusqu’au dernier, le terrain fut artistement recouvert de gazon, et grâce à l’activité d’une végétation tropicale, la place de la factorerie était devenue une jongle impénétrable lorsque le magistrat vint faire son enquête. Aussi reprit-il la route de la station pleinement convaincu qu’il n’y avait que calomnie et mensonge dans le crime dont on avait accusé le premier planteur.

Quoique les choses se soient bien modifiées pendant ces dernières années, la vie du planteur est loin d’être aujourd’hui une vie de calme et de far niente. La culture de l’indigo n’est point populaire parmi les ryots, et ce n’est que par des avances d’argent que l’on peut les engager à s’y livrer. Voici quelles sont à peu près les relations entre le planteur et le ryot. Celui-ci reçoit vers septembre, à l’époque des semailles, 2 roupies par biggah de terre qu’il s’engage à cultiver en indigo, et le planteur rentre dans ses débours à la récolte, en prenant l’indigo au taux de 4 bottes pour une roupie. Un biggah de terre produisant année commune 10 bottes, si l’on évalue la rente du terrain à 12 anas, le prix des semences nécessaires à 10, il reste comme bénéfice au ryot, par biggah de terre cultivé en indigo, environ 12 anas. De là mille chicanes auxquelles, une fois les avances reçues, le ryot se livre pour éluder les termes de son contrat, et contre lesquelles le système judiciaire si imparfait de ces contrées ne protège point le planteur. De plus, sa position le fait prendre pour arbitre de toute querelle parmi ses tenanciers, et ces travaux de juge de paix de circonstance ne sont ni les moins ardus, ni les moins utiles de la vie laborieuse du planteur. En fouillant avec soin les annales du district de Mofussil pendant ces dernières années, on arriverait sans doute à ramasser un petit nombre de faits horribles on bizarres, à l’aide desquels il serait très facile de construire une sorte d’Uncle’s Tom Cabin indien qui ferait couler les larmes des femmes sensibles des cinq parties du monde. Fondé sur l’exception, ce conte fait à plaisir ne calomnierait pas moins les planteurs du Bengale que le récit américain n’a calomnié, à quelques égards, les planteurs de la Louisiane, car le voyageur qui a parcouru les plantations du Mofussil doit attester, pour rendre hommage à la vérité, que s’il a souvent trouvé près de la maison du planteur un hôpital et une école, ses regards ont toujours cherché en vain les oubliettes et la salle de tortures.

L’indigo arrive des plantations à Calcutta de novembre aux premiers jours de mars. Pendant ces cinq mois, plusieurs ventes publiques ont lieu chaque semaine aux deux marts[4] de la ville. L’aspect de ces ventes publiques ne manque pas d’originalité. Sous de vastes hangars, les caisses rangées avec ordre exposent aux yeux des chalands des milliers de petits pains bleus d’un aspect uniforme pour le vulgaire, mais où l’œil du connaisseur distingue bien vite les belles marques du Jessore des produits vulgaires du Tirhoot. Un public bigarré d’Anglais, de Français, d’Allemands, d’Américains, d’Arabes, de Chinois, anxieux comme des pontes autour d’une table de trente et quarante, suit, le crayon à la main, la parole de l’encanteur (commissaire préposé à l’encan). Les ventes publiques d’indigo de Calcutta sont sans doute de toutes les ventes publiques du monde celles où il se fait le plus d’affaires dans le plus court espace de temps, et il arrive souvent dans la saison qu’en une séance de deux heures, l’encanteur ait adjugé pour 2 et 300,000 livres sterling de marchandises.

La fabrication de l’indigo dans l’Inde est, on le voit, tout entière entre les mains des Européens, et quoique les natifs travaillent à beaucoup meilleur marché, leurs efforts pour soutenir la concurrence européenne dans cette branche d’industrie n’ont point été couronnés jusqu’ici de succès. En effet, l’indigo natif, toujours de qualité inférieure et emballé avec peu de soin, se vend à 20 pour 100 au-dessous environ des indigos moyens des factoreries européennes.

Lorsque, vers la fin du dernier siècle, la compagnie des Indes entreprit de régénérer dans ses domaines l’industrie de l’indigo, les ressources de l’industrie jumelle des sucres n’échappèrent point à l’attention de la cour des directeurs, et ils tentèrent, par des primes et des contrats avantageux, de favoriser l’introduction des procédés perfectionnés de culture et de manipulation qui avaient porté à un haut degré la prospérité de l’industrie des sucres dans les Antilles. Ces tentatives avortèrent sans exception, et après dix ans d’efforts le gouvernement de la compagnie, refusant de continuer plus longtemps un système ruineux de subsides, retira tout patronage à l’industrie sucrière. Cette industrie demeura partagée, comme avant la conquête, entre le ryot, qui cultive quelques centaines de pieds carrés de terrain en cannes à sucre, et le fabricant indigène, dont l’établissement mesquin peut au plus travailler dans toute l’année la même quantité de sirop qu’une usine moyenne pourvue des procédés nouveaux raffinerait en deux jours. Depuis lors, l’industrie sucrière dans les domaines de la compagnie a été à plusieurs reprises, mais toujours sans succès, abordée par les spéculateurs européens. A l’époque de l’abolition de l’esclavage, lorsque le parlement, faisant droit à de justes réclamations, supprima le droit différentiel de 8 shillings par cent livres dont le sucre des Indes-Orientales avait été jusque-là surchargé, il sembla qu’une ère nouvelle allait s’ouvrir pour la culture de la canne dans l’Inde. Des expériences faites sur la canne d’Otahiti, récemment introduite, avaient donné de merveilleux résultats; l’abondance et le bon marché de la main-d’œuvre en ces contrées, le bas prix des terrains, la puissance des nouveaux procédés de fabrication, semblaient donner des gages certains de succès. Aussi les capitaux anglais, sans égards pour les leçons de l’expérience, se jetèrent avec emportement dans l’industrie sucrière. Des plantations de cannes furent faites dans les plus vastes proportions; l’on monta des usines où furent réunis les procédés les plus ingénieux de la science moderne; en un mot, rien ne fut épargné pour assurer la fortune des jeunes établissemens, et cependant la ruine fut prompte et radicale. Soit exagération du résultat d’expériences faites sur une petite échelle, soit mauvaise administration, luxe inutile des états-majors européens, hasard des coups de vent, ou ravages des fourmis blanches, plantations et usines tombèrent l’une après l’autre en déconfiture, et l’on peut donner une idée des désastres qui suivirent ces tentatives hasardeuses en disant que dans le seul district du Tirhoot un capital de plus d’un million sterling fut irrévocablement enfoui dans ces spéculations. Une expérience chèrement achetée semble démontrer aujourd’hui que dans l’Inde les grands établissemens sucriers ne peuvent supporter la concurrence des ryots et des raffineurs natifs. Dans une culture aussi compliquée et qui demande autant de vigilance que celle de la canne, l’on s’explique en effet aisément les immenses avantages du propriétaire qui cultive son champ de quelques centaines de pieds sur le planteur dont la surveillance doit embrasser de vastes espaces. De plus, le ryot n’a pas de main-d’œuvre à payer : dans la saison du travail, famille et voisins lui prêtent un concours qu’il leur rendra plus tard eu temps opportun. Quant aux procédés de fabrication, quelque arriérés qu’ils soient encore, ils sont cependant on ne peut mieux adaptés au faible capital dont dispose le fabricant natif. Le raffinage toutefois est la seule partie de l’industrie sucrière que les Européens aient pu exploiter avec un certain succès en ces contrées. Encore faut-il remarquer que la majorité des usines qui donnent aujourd’hui de beaux résultats appartient à des industriels acquéreurs de seconde main et à bas prix, après la ruine des premiers propriétaires.

Le sucre de canne n’est pas le seul qui paraisse sur le marché indien, et il rencontre aujourd’hui la concurrence déjà redoutable du sucre de palmier, appelé peut-être un jour à tenir le premier rang dans les exportations du Bengale. Le phenix sylvestris, dont le jus est si riche en matière saccharine, croît dans les districts de Jessore, Furedpore, Baraset, etc., voisins de Calcutta, dans un espace d’environ 130 milles de l’est à l’ouest et de 80 milles du nord au sud. Des hommes compétens s’accordent à reconnaître que l’industrie du sucre de palmier est dans le Bengale beaucoup plus favorisée par les circonstances que celle du sucre de canne. La récolte du jus est en effet à l’abri des caprices des saisons et des ravages des insectes : les frais d’entretien des arbres sont de beaucoup inférieurs à ceux de l’entretien de la canne, le jus de palmier se manipule aussi aisément que le jus de la canne; en un mot, le sucre qu’il produit, qui ne le cède en rien au sucre de canne, coûte un tiers de moins que ce dernier. L’on s’explique toutefois facilement que la spéculation européenne ne se soit pas portée vers cette industrie nouvelle. C’est au bout de sept ans seulement que le palmier arrive au maximum de production, et sur cette terre que l’Européen n’habite qu’en oiseau de passage, ce long délai suffit pour éloigner les capitaux anglais d’entreprises réservées peut-être au plus bel avenir. Les plantations de palmiers à sucre sont toutes entre les mains de petits cultivateurs qui exploitent de 80 à 300 têtes d’arbres. Le produit de ces plantations figure déjà d’une manière intéressante sur le marché indien, et forme environ le cinquième des sucres exportés du port de Calcutta.

Quoique le capital européen n’ait trouvé que ruine et déception lorsqu’il a entrepris de régénérer l’industrie sucrière en ces contrées, il faut reconnaître que cette branche de la production de l’Inde a pris ces dernières années un grand développement[5]. Nous devons ajouter, pour donner une juste mesure de l’élan imprimé à l’industrie sucrière de l’Inde, que, depuis l’acte passé en 1845 en faveur du sucre des colonies étrangères, l’on n’exporte plus de Calcutta à destination de la métropole que des sucres des bonnes qualités de Bénarès, ou des produits raffinés des usines européennes. En un mot, le prix moyen du maund, de 7 roupies 9 anas en 1830-1831, peut être évalué aujourd’hui de 9 roupies 8 anas à 10 roupies.

Au moment où le pouvoir de l’honorable compagnie prenait pied sur la terre de l’Inde, la belle découverte d’Arkwright promettait à l’industrie de la fabrication des cotons en Angleterre les hautes destinées qu’elle a réalisées depuis. La consommation des fabriques du royaume-uni augmentait dans de vastes proportions de jour en jour ; on s’explique donc facilement qu’à ses débuts comme gouvernement, la cour des directeurs ait pris à tâche d’encourager et de perfectionner la culture du coton dans ses domaines d’outre-mer. L’arbuste cotonifère croît à l’état sauvage sur le vaste continent qui s’étend du cap Comorin au pied de l’Himalaya, mais les variétés nombreuses qu’il présente sont toutes différentes des arbrisseaux indigènes du sol de l’Amérique. Le coton indien, plus court de fibre que le coton américain, est moins propre au travail des fabriques ; aussi n’atteint-il jamais dans les entrepôts européens le prix de son rival, mieux doué. Outre cette infériorité, inhérente au coton asiatique, d’autres circonstances concourent à le déprécier sur le marché de la métropole. Les meilleurs cotons de l’Inde ne sont pas cultivés pour l’exportation ; les cultivateurs natifs, dépourvus de capital, endurcis d’ailleurs dans la routine de leurs travaux, ne peuvent ni ne veulent employer, pour nettoyer leurs cocons, les machines perfectionnées en usage dans les plantations des États-Unis. Enfin les voies de communication sont si imparfaites dans l’Inde, que le coton n’arrive au port d’embarquement qu’après avoir passé des mois entiers sur des rivières navigables seulement à certains mois de l’année, ou sur des sentiers à peine frayés, après avoir considérablement souffert de l’intempérie des saisons et des lenteurs du voyage.

Les cotons les plus estimés de l’Inde, connus sous le nom de dezy, croissent dans le Bengale, aux environs de Dacca, et servent à fabriquer ces admirables mousselines qui, pour la légèreté et la finesse du tissu, sont sans rivales au monde. Le Bengale d’ailleurs ne produit pas le coton nécessaire à sa consommation intérieure, et des documens dignes de foi attestent que la valeur des importations annuelles faites des districts producteurs dans le Bengale s’est élevée jusqu’à un crore de roupies (1 million sterling). Il est vrai de dire que ces chiffres se rapportent à des époques éloignées, où les cotons fabriqués de l’Inde paraissaient avec avantage sur le marché européen. La consommation de la fabrication indigène dans le Bengale, quoique loin de ce chiffre, est encore considérable aujourd’hui, et l’on peut de plus affirmer que tous les cotons qui s’exportent de Calcutta ont été cultivés dans les districts de l’Inde centrale qui s’étendent entre les deux rivières Jumna et Nerbuddah. Ces districts produisent aussi en partie les cotons qui paraissent sur le marché de Bombay, approvisionné en outre par les cotons de la province de Guzerat, connus dans le commerce sous le nom de brooch et de surat, ces derniers représentant les deux tiers de l’exportation totale du port de Bombay. Le coton est aussi cultivé dans la présidence de Madras, mais il y est presque exclusivement employé pour la consommation intérieure.

Les premières mesures prises par l’honorable compagnie pour améliorer la culture du coton dans l’Inde remontent à plus de soixante ans. C’est en 1788 que des semences de cotons étrangers furent distribuées pour la première fois aux cultivateurs natifs. Depuis lors, le patronage du gouvernement a revêtu les formes les plus variées : contrats avantageux avec les planteurs, plantations-écoles, introduction de machines de nettoyage perfectionnées. En 1839, des planteurs américains furent amenés dans l’Inde par les soins du gouvernement, et les travaux de ces hommes spéciaux démontrèrent que les terrains propres à la culture du coton ne sont pas limités aux districts de Brooch et de Surate, mais s’étendent dans la province de Candeish et la partie sud du pays des Mahrattes. Ils établirent aussi que les procédés de culture des natifs ne diffèrent pas essentiellement des procédés de culture américains, et qu’enfin l’infériorité des cotons issus de semences importées ne doit être attribuée qu’au peu de soin avec lequel le coton est nettoyé, réuni en balles, et surtout aux épreuves du voyage de la plantation au port d’embarquement. Si, s’appuyant sur ces données, dont des hommes compétens à tous égards attestent l’exactitude, l’on tient compte du bon marché de la main d’œuvre en ces contrées[6], l’on peut dire que le coton ne tient pas dans le commerce extérieur de l’Inde la place qui lui appartient.

Il faut faire remarquer toutefois que, par suite de l’infériorité du sol, l’arbuste cotonifère produit beaucoup moins dans l’Inde anglaise, qu’aux États-Unis. Ainsi un acre de terre qui à la Louisiane produit 200 livres de coton, et plus, n’en produit que 100 dans les districts les plus favorisés de la présidence de Bombay. En outre l’état imparfait des voies de communication impose au spéculateur qui amène le coton de l’Inde centrale sur le marché de Bombay les plus lourds sacrifices. Ainsi il arrive souvent que les frais de transport du lieu de production au port d’embarquement dépassent le prix de revient de l’article. Malgré ces désavantages, les chiffres suivans attestent que la culture du coton a bénéficié, comme tous les autres produits de l’Inde, de l’abolition du monopole commercial de la compagnie. Dans les années 1825-26 et suivantes, les documens officiels portent en moyenne à 100 millions de livres la quantité des cotons exportée annuellement du domaine anglo-indien. On peut aujourd’hui estimer à 170 millions de livres la quantité de cotons exportée en moyenne annuelle de l’Inde. Des calculs assez fondés démontrent, il est vrai, que dans les conditions où se trouve présentement l’industrie cotonnière, cette quantité ne peut sensiblement augmenter. En effet, le produit moyen d’un acre de coton dans l’Inde n’est que de 100 livres, et le sol ne peut, sans s’épuiser promptement, supporter cette plante plus d’une fois en trois ans. Il suit de là qu’on doit estimer à 5 millions d’acres, ou 8,000 milles carrés, l’étendue des terrains cultivés en coton, chiffre considérable, qui représente, et au-delà, celui des territoires favorables à la culture du coton dans la province de Guzerat. Pour que la production cotonnière de l’Inde puisse sortir de ces limites, il faut que des voies faciles de communication relient au port de Bombay les districts situés dans le domaine du nizzam de Hyderabad, où la plante textile arrive à toute sa perfection. Aujourd’hui les produits des champs de coton du Bérar, — champs qui pourraient produire trois ou quatre fois la quantité des cotons nécessaires à la consommation du monde, — manquent de débouchés. Quoique au principal marché d’Oomrawuttee, éloigné à peine de Bombay de 400 milles, l’on puisse se procurer, à un prix variable de 1 penny 1/2 à 1 penny 7/9, des cotons qui ne le cèdent en rien aux plus beaux produits de l’Amérique, ce marché, telle est la difficulté des transports, n’est pas exploité par les spéculateurs européens[7].

Le monopole de l’opium dans l’Inde, malgré les attaques dont il a été l’objet dans la presse et dans le parlement, a conservé, sans changemens notables, sa forme des premiers jours. Notons en passant à propos de ces attaques (et c’est là un trait distinctif de ce patriotisme à outrance qui caractérise la race anglo-saxonne) que, si l’on a toujours flétri le monopole de l’opium au nom de la liberté individuelle, jamais journaux ou orateurs n’ont mis en doute ce droit de conquête et de naissance de par lequel le commerce britannique empoisonne les Chinois malgré les prohibitions des autorités du Céleste-Empire. Quoi que l’on puisse penser de la moralité du commerce de l’opium, il faut reconnaître que le monopole du gouvernement revêt dans l’Inde des formes assez douces. La contrée propre dans le Bengale à la culture du pavot se développe, sur les deux rives du Gange, en un quadrilatère de 200 milles de long sur 600 milles de large, compris entre les quatre villes de Gorruckpore, Hazareebaugh, Dinagepore et Agra. Cette contrée est divisée en deux agences dont les chefs-lieux sont situés à Patna et à Gazeepour. La culture du pavot n’est point imposée aux ryots ; ils s’engagent à cultiver en opium une certaine quantité de terrain, et à en livrer les produits aux agens du gouvernement à un prix rémunérateur déterminé, sur lequel ils prélèvent des avances à l’époque des semailles et à celle de la récolte. Dans l’année 1849-50, l’agence de Bénarès, dont le chef-heu est à Gazeepour, comptait en culture de pavots 107,823 biggahs de terre, de 27,725 pieds carrés par biggah. L’on donnera une idée des travaux multiples des agens attachés au service de l’opium en disant qu’à cette époque le nombre des contrats s’élevait à 21,529, et qu’on pouvait évaluer à plus de cent mille le nombre des ryots voués dans ce district à la culture du papaver somniferum album, si l’on nous permet de donner le nom en nm sinon en ns de la plante somnifère cultivée dans le Bengale. Le monopole de l’opium est soumis à peu près aux mêmes règles dans la présidence de Bombay. Dans cette dernière toutefois, il a fallu prendre des mesures pour ruiner ou limiter tout au moins la concurrence de l’opium récolté dans la province de Malwa. L’opium de Malwa, pays gouverné par des princes indépendans, a pendant de longues années, malgré les difficultés du transport, disputé le marché de la Chine à l’opium de l’Inde. Après de longues hésitations, en 1827, le gouvernement de la compagnie se décida à accorder à ce produit de l’Inde centrale le transit à travers ses domaines moyennant un droit de 125 roupies par caisse. On prit pour base de ce droit les frais approximatifs de transport que l’opium de Malwa devait acquitter avant d’arriver du lieu de production, par la voie de Kurrachee, aux établissemens portugais de Diu et de Demaun, où il était embarqué pour la Chine. La conquête du Scinde, en faisant passer sous la loi anglaise la ville de Kurrachee et les territoires environnans, a fermé la route par laquelle l’opium de Malwa pouvait s’écouler le plus facilement, et augmenté les frais de transport dans de telles proportions, que le gouvernement de la compagnie a pu porter le droit de transit à 300 roupies par caisse en 1847, et à 400 roupies en 1848, chiffre qu’il conserve encore[8].

Une vente d’opium aux enchères publiques est faite à Calcutta tous les mois, par ordre du gouvernement, dans les salles de l’Exchange, sorte de bazar situé sur la place spacieuse de Tank Square, et le coup d’œil de la salle de vente est une des choses les plus curieuses que la capitale du Bengale offre au visiteur. Le natif y domine dans toute sa gloire : ce ne sont que traits cuivrés, flots de mousseline, turbans rouges, bleus, abricots, roses, aussi capricieux de forme que de couleur. A peine si l’habit noir de l’encanteur, du magistrat qui préside à la vente, de quelques rares négocians européens, témoigne que les jours d’Akbar et de Shah-Jehan sont passés, et que l’empire de l’Inde subit aujourd’hui le joug de la race anglo-saxonne. Il y a là des Chinois, des hommes de l’Arabie et de la Perse, des marchands de Damas, des Crésus de Boukhara, des princes de la finance de Samarcande. Et quel tumulte, quels cris! L’agitation du parquet de la bourse de Paris dans un jour de grandes nouvelles ne saurait se comparer aux émotions bruyantes, aux éclats tumultueux qui saluent chaque coup de marteau frappé par l’encanteur. C’est qu’en effet il ne s’agit pas seulement du lot qui vient d’être adjugé, mais de spéculations entreprises sur la plus vaste échelle, de combinaisons dont les ruses feraient honneur aux coulissiers les plus roués de Londres ou de Paris, En voici un exemple. Il s’engage entre les spéculateurs sur l’opium à Calcutta, — de même qu’en Europe entre les spéculateurs sur les valeurs publiques, — des marchés à terme qui se liquident en fin de mois par une différence dont le prix moyen de l’opium au jour de la vente publique détermine les limites. En 1846, un spéculateur s’était engagé à livrer une quantité considérable d’opium à un prix assez bas; des nouvelles favorables de Chine arrivèrent sur ces entrefaites, et quelques jours avant la vente il ne put se dissimuler qu’il aurait à subir des pertes considérables. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, il imagina, pour sortir de ce mauvais pas, de mettre à profit le règlement de la vente en vertu duquel les enchères étaient limitées à 5 roupies, et l’adjudication close au coucher du soleil. Par son ordre, des courtiers poussèrent la première caisse d’opium de 5 en 5 roupies de manière à prolonger la vente jusqu’aux limites du temps réglementaire sans qu’une seule adjudication pût être faite. La première caisse mise en vente atteignit ainsi, au milieu de la stupéfaction universelle, la somme fabuleuse de 147,000 roupies. Le temps prescrit pour la clôture étant arrivé, et les enchérisseurs ne s’arrêtant pas dans leurs offres extravagantes, le magistrat qui présidait dut déclarer la vente remise au jour suivant sans qu’il eût été vendu une seule caisse d’opium. Le spéculateur échappa donc, par cette ruse hardie, aux désastres de son marché, car il ne fut pas possible de fixer un prix moyen de vente. Pour prévenir toutefois le renouvellement d’une pareille fourberie, le gouvernement indien s’empressa de compléter le règlement par une disposition qui prescrit d’adjuger l’opium au coucher du soleil au dernier enchérisseur.

Si l’on doit regretter l’état d’abandon où sont restés dans l’Inde, pendant cinquante ans, les grands travaux d’utilité publique, nous croyons avoir montré que dans les progrès des grandes cultures, l’indigo, le sucre, une large part doit être faite à l’initiative du gouvernement de la compagnie. Parmi les produits qui ont le plus bénéficié de cette initiative, il faut compter la soie brute (rawsilk). Vers la fin du dernier siècle, le grossier travail des soies filées du Bengale, toutes de cette qualité connue aujourd’hui dans le commerce sous le nom de country wound et éminemment impropre au travail des manufactures, avait fait disparaître ce produit de la liste des exportations de l’Inde. Ce fut en 1775, après plusieurs tentatives infructueuses, que la cour des directeurs fit partir pour son domaine asiatique des Italiens expérimentés dans l’industrie de la soie, qui furent chargés de monter des filatures avec tous les appareils perfectionnés en usage dans les fabriques européennes. Depuis cette époque jusqu’aux réformes introduites en 1834 dans la charte de l’Inde, les filatures du gouvernement produisirent, année moyenne, les quatre cinquièmes des soies exportées de l’Inde. La présidence du Bengale est la seule partie du domaine de la compagnie où l’on pratique la culture de la soie sur une grande échelle. Les districts producteurs sont compris entre le 21e et le 25e degré de latitude nord. Le ver et le mûrier qui le nourrit sont tous deux d’une espèce particulière à l’Inde, et il faut voir là peut-être la cause de l’infériorité des soies de l’Inde comparées aux soies de la Chine et de l’Italie. Ces dernières en effet sont indistinctement produites par le bombyx mori, qui se nourrit sur le mûrier blanc, dont diffèrent le ver et le mûrier de l’Inde. Après le renouvellement de la charte de 1834, en exécution des modifications introduites dans la constitution de la compagnie, les filatures du gouvernement furent mises aux enchères, et cette industrie abandonnée aux efforts des particuliers. Les résultats n’ont pas tenu tout ce que les réformateurs faisaient espérer. Ainsi les documens officiels élèvent à 1 million de livres la quantité de soie exportée de Calcutta en moyenne annuelle, de 1827 à 1830. Ce chiffre est resté à peu près stationnaire, et, après être monté à 1,710,347 en 1851-1852, il est descendu à 1,238,458 en 1854-1855.

Nous ne pouvons terminer ces détails sur les divers produits de la terre indienne qui entrent dans le commerce européen sans dire quelques mots des riz, article d’exportation qui a pris un grand développement, autant par suite des récoltes insuffisantes de l’Europe pendant ces dernières années que par suite des grands et glorieux événemens dont l’Orient a été le théâtre. Trois espèces de riz sont cultivées dans le Bengale et les provinces nord-ouest, les riz blancs, les riz balam et mooghy. Ces derniers servent à approvisionner les îles de Maurice et de la Réunion, les détroits et la Chine; les riz blancs s’exportent presque exclusivement pour l’Europe. Ces derniers sont cultivés dans les districts de Midnapour, Berhampour, Hoogly, voisins de Calcutta; les semailles sont faites en juin, et les riz nouveaux paraissent sur le marché de Calcutta vers le milieu de décembre. Le riz balam, cultivé presque dans les mêmes districts que le riz blanc, est toujours en quantité considérable sur le marché de Calcutta. Il n’en est pas ainsi du riz mooghy, qui se tire des hauts pays, et qui ne peut quitter le lieu de production que quand la saison des pluies a rendu les rivières navigables[9].

Nous n’abuserons pas davantage de la patience du lecteur en prolongeant outre mesure la liste des productions de l’Inde qui sont entrées depuis quelques années seulement dans la consommation européenne, et y tiennent déjà un rôle important : ainsi les jutes, sans emploi dans l’industrie il y a à peine dix ans, et qui figurent aux exportations de Calcutta pour 904,002 maunds; les salpêtres, les graines oléagineuses, etc. Terminons en donnant quelques détails sur un article qui, pour être de chair et d’os, n’en est pas moins fort intéressant : nous voulons parler de l’émigration des coolies. Du jour où l’acte d’émancipation des noirs eut été voté par le parlement anglais, les hommes un peu prévoyans pensèrent à compenser le désastreux effet de cette mesure en introduisant dans les colonies des travailleurs libres pour suppléer à la main-d’œuvre jusque-là fournie par l’esclavage, qui, suivant toute apparence, allait disparaître. L’ile Maurice, éloignée d’un mois de navigation au plus, dans la saison favorable, des populations surabondantes et pauvres de l’Inde anglaise, semblait réunir les conditions les plus satisfaisantes pour que l’immigration des coolies y fût tentée avec toute chance de succès. Il fallut plusieurs années toutefois pour qu’un système régulier d’immigration fût organisé dans les présidences du Bengale et de Madras. On s’explique facilement ce retard en faisant la part de l’ombrageuse susceptibilité avec laquelle la cour des directeurs a toujours accueilli de parti pris toutes mesures qui favorisaient l’ambition du ministère des colonies, si impatient de prendre pied dans le domaine de l’administration indienne. Ces défiances étaient au reste parfaitement justifiées par l’esprit de réforme à tout prix, l’enthousiasme politico-religieux qui dominait dans les bureaux du ministère des colonies, où la carte à payer de l’émancipation n’était point encore arrivée. Le gouvernement de la compagnie avait alors les plus justes motifs pour craindre qu’un personnage officiel placé sous les ordres de l’administration métropolitaine ne devint dans le domaine indien un agent de désordre et de révolution; qu’abrités par son patronage, les envoyés d’Exeter-Hall ne vinssent démoraliser, sous prétexte d’éducation politique et de conversion religieuse, les populations simples et timides des trois présidences. L’administration indienne, pour justifier le mauvais vouloir dont elle se montrait animée, donnait de plus à entendre que l’on pourrait à juste titre flétrir l’immigration du nom de traite indienne, si l’on ne prenait pas des mesures pour assurer le retour des travailleurs dans leurs foyers à une époque fixe. Il était à craindre aussi qu’au contact de ce bizarre mélange de civilisation et de barbarie, les nègres émancipés, les émigrans, ne perdissent la douceur, la résignation, le respect de l’autorité, traits distinctifs de leur caractère, et ne revinssent dans leurs jongles natives pour y introduire les faux-cols et les bottes vernies, y prêcher les droits de l’homme et le culte de Mamma-Jumbo. Pendant les retards que provoquèrent les résistances de la cour des directeurs, la mesure de l’émancipation avait porté ses fruits, et la ruine totale des colonies devenait imminente, si l’immigration n’était pas organisée sans délai sur une vaste échelle. Le 25 juin 1842 parut un ordre de la reine en son conseil, qui prescrivait au conseil suprême de l’Inde de prendre les mesures nécessaires pour autoriser et régulariser l’immigration, mesures qui furent définitivement promulguées par une ordonnance du conseil de l’Inde en date du 2 septembre de la même année. Les autorités de la compagnie prirent soin de définir dans les plus étroites limites les pouvoirs de l’officier chargé de surveiller à Calcutta les détails de l’immigration. Ce chef de service est nommé par le gouverneur de Maurice, et reçoit du budget de cette colonie un salaire fixe indépendant du nombre des émigrans expédiés dans l’année. Ses fonctions sont exclusivement celles d’un officier recruteur. Il s’assure du bon état de santé et de la validité du travailleur qui s’offre pour l’immigration; il lui donne des renseignemens sur le résultat probable de ses labeurs; il veille surtout à ce que l’émigrant ne soit lié par aucun engagement à l’époque de son débarquement. Tout contrat passé par le travailleur avant d’avoir séjourné quarante-huit heures dans la colonie est nul de fait. En un mot, l’agent de l’immigration exerce la plus stricte surveillance pour que le coolie ne soit lié qu’envers le gouvernement par un contrat dont les termes peuvent se définir ainsi : un passage gratuit d’aller et de retour, avec quelques objets d’habillement et de literie, est assuré au coolie qui s’engage à travailler cinq ans dans la colonie de Maurice. Il faut ajouter que, si une fois rendu à destination, le coolie trouve plus avantageux de se livrer à quelque petite industrie que de s’engager au service d’un planteur, il peut suivre son penchant à la condition d’acquitter une taxe légère et mensuelle pour rembourser le trésor colonial de ses frais de voyage. L’un des devoirs les plus importans du chef de l’immigration, c’est de tenir la main à ce que les capitaines de navire qui doivent embarquer des coolies se conforment aux règlemens pleins d’humanité et de sollicitude qui définissent le nombre des passagers, leur ration, etc., de la façon la plus minutieuse[10]. D’une part, en effet, le gouvernement anglais, qui mettait la traite des noirs au ban des nations, ne pouvait entourer de trop de restrictions et de surveillance un commerce que des esprits frondeurs pouvaient sans trop d’exagération appeler la traite des Indiens; de l’autre, il était de la dernière importance, pour assurer le succès de l’immigration, que l’on respectât d’une manière absolue les préjugés religieux et sociaux des natifs. À ce prix seul, l’on pouvait espérer que la main-d’œuvre indienne tenterait les chances d’une expatriation temporaire. On ne saurait nier que l’immigration n’ait offert un débouché avantageux aux pauvres et nombreuses populations de l’Inde. Ainsi l’on peut estimer à 35 pour 100 le nombre des coolies qui de Maurice retournent à la terre natale après l’expiration de leur engagement, et les hommes d’ordre et d’économie rapportent souvent avec eux de 70 à 80 livres sterling.

Il est temps de dire quelques mots des importations faites par le commerce européen sur les diverses places de l’Inde. Parmi les produits multiples dont l’industrie perfectionnée de l’Europe approvisionne le marché des possessions anglaises de l’Inde, il faut citer en première ligne celui qui y joue le rôle le plus important: les cotons et filés. Que la fabrication européenne, secondée par les merveilleuses découvertes de la science, ait pu non-seulement chasser des marchés étrangers les produits d’une industrie classique sur le sol de l’Inde, et dont le monopole lui était acquis depuis des siècles, mais encore prendre la part du lion dans la consommation du pays même, c’est là sans contredit une grande conquête de l’industrie du XIXe siècle, sur laquelle le fait même nous autorise à nous étendre quelque peu. En 1814, la première année où la spéculation privée exerça son action sur le commerce de l’Inde, l’importation des cotons travaillés était presque nominale sur la place de Calcutta, et se réduisait à 817,000 yards de tissus et 8 livres de filés, d’une valeur à peine d’un lac de roupies, tandis que l’exportation des cotons de fabrication indienne s’élevait à plus de 120 lacs. Sous l’impulsion énergique des fabricans anglais, cette branche d’importation prit bientôt un rapide essor, et pour le seul port de Calcutta, la valeur des importations en cotons et filés, en 1830-31, s’élevait déjà à 6,024,346 roupies. Aujourd’hui cet article, qui figurait à peine il y a quarante ans dans les transactions de la métropole et des domaines de la compagnie, y tient la première place, et la valeur moyenne des importations annuelles au port de Calcutta pendant les cinq dernières années atteint le chiffre magnifique de 25,473,300 roupies. La place de Bombay offre aussi un débouché considérable aux fabriques de Liverpool et de Manchester, et pendant l’année 1853-54 la valeur des cotons d’origine anglaise importés sur ce dernier marché s’élevait à 20,225,250 roupies. En tenant compte des importations au port de Madras, qui s’élèvent annuellement à plus d’un demi-million sterling, des marchés de Rangoon et d’Akyab, à peine connus hier et déjà intéressans, l’on peut évaluer à plus de 125 millions de francs le tribut que les possessions de la compagnie des Indes paient à la seule industrie des cotons et filés de la métropole.

La circulation et la consommation des métaux précieux dans l’univers sont des questions auxquelles les découvertes des gisemens d’or de la Californie et de l’Australie ont donné un trop grand intérêt d’opportunité pour que nous n’effleurions pas, au point de vue de l’Inde anglaise, un problème dont les économistes n’ont pu encore poser les conditions bien définies. Les métaux précieux ont de tout temps joué un rôle considérable dans le commerce de l’Inde, et, chose digne d’être notée, de tous les articles d’importation et de consommation, c’est peut-être celui qui a subi les réductions les plus sensibles. La moyenne en effet des importations annuelles en métaux précieux, déduction faite des exportations, s’élevait à Calcutta, pour les dix années 1813 à 1824, à 2 millions 1/2 sterling, tandis que celle des cinq dernières années est seulement de 13,071,486 roupies, moins d’un million 1/2 sterling. Que l’on explique cette diminution en disant qu’il y a trente ans les souverains indépendans de l’Inde étaient armés d’un pouvoir qu’ils n’ont plus aujourd’hui, et dont ils se servaient pour accumuler de fabuleux trésors, ou bien encore en faisant la part du développement que les importations de marchandises d’origine étrangère, anglaise surtout, ont pris sur les divers marchés de l’Inde : le fait de la diminution des importations en métaux précieux, inscrit sur les statistiques officielles, s’est révélé par une crise monétaire qui, pendant ces deux dernières années, a affligé les chefs-lieux commerciaux des trois présidences. Sans doute des mesures financières inhabiles et inopportunes, sinon déshonnêtes, ont jeté la défaveur sur les valeurs publiques de l’Inde, les besoins des nouveaux marchés du Pégu et d’Akyab ont absorbé une quantité importante de numéraire, enfin les bases étroites des institutions de crédit du domaine indien peuvent avoir une part dans la crise à peine terminée aujourd’hui; mais d’un autre côté jamais les produits indiens n’ont été aussi en faveur en Europe, jamais la spéculation ne s’est portée avec tant d’empressement sur les riz, les salpêtres, sur des articles en dehors jusqu’ici des transactions européennes. Si donc à l’une des faces du tableau on trouve une réunion de circonstances presque combinées à souhait pour donner aux marchés de Calcutta et de Bombay une prospérité inouie, le revers présente une pénurie d’argent telle que l’on n’en retrouve pas de pareille dans les momens les plus critiques de l’histoire financière de l’Inde. Cet état de choses n’ajoute-t-il pas un argument puissant à ceux que des économistes distingués font valoir contre le projet de la démonétisation de l’or en France? C’est ce que nous prendrons la liberté d’examiner en peu de mots. Si en effet l’Angleterre et la France ont pu faire face à trois années de disette, aux plus grands arméniens des temps modernes, grâce aux produits des mines de San-Francisco et de Melbourne, l’Inde, où ces produits n’arrivent pas, a vu les circonstances les plus favorables au développement de la richesse du pays provoquer une crise monétaire d’une violence sans exemple, et les hommes compétens ne voient d’autre remède pour prévenir le retour d’un pareil état de choses que l’introduction des espèces d’or dans le système monétaire du pays.

L’argent remplit seul la fonction monétaire dans les domaines de la compagnie, car les billets de banque ne sont reçus que sous un escompte désavantageux en dehors des grands centres. Le système monétaire a pour base la roupie d’une valeur de 2 shillings. Des coupures d’argent de moitié, un quart, un huitième, du billon de cuivre, enfin de petits coquillages, cowries, dont il entre plus de cinq mille dans la roupie, résument les instrumens qui servent d’intermédiaires aux transactions commerciales, du cap Comorin aux chaînes de l’Himalaya. Il existait autrefois des pièces d’or, nommées goldmohurs, d’une valeur de 16 roupies; mais cette monnaie a été frappée, il y a quelques années, d’une mesure de démonétisation dont il ne faut pas d’ailleurs exagérer les conséquences, car le goldmohur était d’une valeur trop élevée pour avoir jamais une circulation étendue parmi des populations aussi pauvres que celles de l’Inde. Si donc on ne peut sans exagération attribuer les difficultés présentes à la mesure de démonétisation de l’or dans les domaines de la compagnie, c’est avec une grande apparence de raison toutefois que des hommes compétens recommandent l’introduction de l’or, sous des coupures appropriées aux besoins des populations, comme le remède le plus propre à prévenir le retour de la crise monétaire qui a récemment affligé les trois présidences. On a vu que la consommation annuelle moyenne de métaux précieux dans le Bengale pour les cinq dernières années était de 13,965,217 roupies. Cette moyenne pour la présidence de Bombay, dans les cinq années 1849-50 à 1853-54, est de 13,989,139 roupies. Le port de Madras reçoit annuellement un demi-million sterling de lingots d’or et d’argent. L’on peut donc dire que le marché des possessions anglaises de l’Inde consomme annuellement plus de 3 millions sterling en métaux précieux. Si, ce chiffre posé, l’on fait la part du prodigieux essor que les chemins de fer en cours d’exécution donneront au commerce de ces contrées, admirablement douées par la nature, et dont les produits sont aujourd’hui sans débouchés; si de plus, tenant compte de cette attraction mystérieuse que l’or bien plus que l’argent exerce sur l’espèce humaine, l’on imagine une monnaie d’or circulant parmi les 140 millions d’individus qui composent la population de l’Inde, et cela en coupures telles que le précieux métal puisse arriver jusqu’aux mains des plus pauvres, quelles limites pourra-t-on assigner à la consommation de l’or dans le seul domaine asiatique de l’honorable compagnie? En présence de ces faits, ne peut-on pas dire avec une grande apparence de vérité que la merveilleuse production de l’Australie et de la Californie trouvera parmi les populations multiples de l’Inde anglaise, pour de longues années encore, un débouché dont les économistes européens doivent tenir un grand compte avant de recommander la mesure suprême de la démonétisation de l’or?

Notre incompétence en ces matières difficiles nous est trop connue pour pousser plus loin cette argumentation, et, laissant cette tâche à de plus habiles, nous allons essayer d’apprécier, à l’aide des tableaux officiels, les exportations, les importations, le mouvement maritime des ports de Calcutta et de Bombay. La valeur moyenne annuelle des importations de ces cinq dernières années dans les deux capitales commerciales de l’Inde dépasse 163 millions de roupies, et celle des exportations, 201 millions. Quant au mouvement maritime de long cours, entrée et sortie réunies, il atteint le chiffre de 2,500 navires, jaugeant environ 1,400,000 tonneaux. Ce sont là sans doute des chiffres magnifiques et une belle justification des mesures parlementaires qui ont brisé le monopole commercial de l’honorable compagnie des Indes. L’on n’apprécierait toutefois qu’imparfaitement les résultats de la grande réforme économique qui a inauguré en Europe l’ère de la liberté du commerce, si comme point de comparaison, à côté du résultat des dernières années, l’on ne mettait les chiffres correspondans dans les années qui ont précédé la destruction du monopole. Dans la période 1830 à 1834, le mouvement maritime du port de Calcutta s’était élevé en chiffres ronds à 240,000 tonneaux; les importations atteignaient une valeur de 26 millions de roupies, et les exportations une valeur de 38 millions. La valeur des transactions entre le port de Bombay et la seule métropole, de moins de 4 millions de roupies en 1814-15, suit une période progressive continue; elle est représentée en 1853-54 par une valeur de plus de 57 millions de roupies! En présence de ces résultats, l’on peut affirmer en toute assurance que l’importance des belles conquêtes dont le génie de Clive et de Warren Hastings a doté l’Angleterre ne s’est révélée que le jour où des réformes habiles ont ouvert un champ libre à la spéculation privée dans les domaines de l’honorable compagnie. Cette dernière corporation, au reste, a largement bénéficié des réformes commencées en 1814 et terminées victorieusement en 1834. En effet, tant que le territoire des trois présidences fut enveloppé dans les restrictions du monopole, la compagnie n’emprunta qu’à des taux élevés. Avant 1810, le gouvernement de l’Inde ne put jamais effectuer d’emprunt au-dessous de 8 pour 100. Depuis les premières mesures qui en 1814 battirent en brèche la charte primitive, des emprunts publics furent placés à 6, 5, et même 4 pour 100. Il est donc permis de dire que si l’abolition du monopole n’avait pas fait affluer dans l’Inde les capitaux privés et porté le commerce du pays à un degré de prospérité inconnu jusque-là, la cour des directeurs n’aurait pu faire face aux dépenses énormes des guerres qu’elle a dû soutenir pendant ces quarante dernières années. Le gouvernement n’ayant plus d’ailleurs à se préoccuper d’intérêts commerciaux, la sollicitude de ses agens a pu s’étendre sur des intérêts dont ils s’étaient fort peu préoccupés jusqu’alors, tels que les ouvrages d’irrigation, de première importance en ces contrées brûlantes, et surtout les voies de communication, si négligées pendant les cinquante premières années de l’occupation anglaise, qu’en 1825 on ne possédait pas 20 milles continus de route carrossable dans tout le Bengale.

Ce n’est pas toutefois sans de rudes épreuves que l’on est parvenu à donner ce glorieux essor aux transactions entre l’Inde et la métropole. Avant d’arriver à ces résultats, les chefs-lieux commerciaux des trois présidences ont eu bien des crises à traverser. Sous l’influence de la législation primitive, des restrictions apportées à la résidence des Européens et des sujets anglais eux-mêmes dans les domaines de la compagnie, on vit se former des associations financières auxquelles le gouvernement concéda une sorte de sous-monopole du commerce du pays, et qui arrivèrent bientôt à un degré de prospérité qui leur valut le nom collectif de merchants-princes. Pendant près de cinquante ans, une sorte de patronage bienveillant s’établit entre le gouvernement et les directeurs de ces entreprises colossales. En premier lieu, ils devinrent les agens de tous les officiers civils et militaires du service indien, qui eurent recours à leur entremise soit pour placer leurs économies, soit, plus souvent encore, pour trouver les fonds nécessaires au luxe de leur existence. Bientôt les immenses, bénéfices recueillis par les premiers partners de ces associations, dont plusieurs se retirèrent, après une courte gestion, avec 200, 500,000 livres sterling et même 1 million, engagèrent des employés de la compagnie à courir les chances d’une fortune rapide dans la spéculation privée plutôt que de se contenter de la médiocrité des salaires publics. Des militaires, des magistrats, des médecins, abandonnèrent des positions acquises dans le service indien pour s’associer aux grandes maisons commerciales, et par là les relations d’affaires du premier jour entre les merchants-princes et les officiers de la compagnie devinrent bientôt des relations de camaraderie et d’amitié. Néanmoins ce fut là aussi un des écueils où vinrent échouer ces colossales entreprises. Si des hommes intelligens avaient suffi, quoique dépourvus de toute éducation commerciale, pour diriger les spéculations indiennes au temps du monopole, ils ne suffirent plus lorsqu’il fallut lutter contre la concurrence de négocians rompus à toutes les ressources, à tous les détails minutieux du commerce. En vain l’on voulut faire face à l’orage, en vain l’on voulut contrebalancer la perte des profits du monopole en élargissant le. cercle des affaires, en s’élançant dans toutes les spéculations possibles et imaginables : cet aveuglement désespéré ne fit que hâter la catastrophe. La grande maison Palmer fut obligée de déposer son bilan en 1830, et son exemple fut bientôt suivi par les autres merchants-princes. En moins de trois ans, les royautés financières qui avaient conduit pendant cinquante ans les transactions entre l’Inde et l’Europe avaient succombé, laissant derrière elles un passif de plus de 15 millions sterling.

Ce terrible désastre n’est pas le seul à signaler. Quinze ans après la crise de 1830, la banqueroute de la maison Cockerell, les malversations de l’Union-Bank, ajoutèrent des pages aussi tristes que scandaleuses à l’histoire financière de l’Inde, et réduisirent à la misère et au désespoir des milliers de familles. Si donc des résultats magnifiques justifient aujourd’hui les réformes qui ont ouvert à la spéculation privée le champ fertile de l’Inde, il faut reconnaître que la transition a été fertile en tempêtes où ont péri bien des intérêts respectables. L’on peut dire même que l’abolition du monopole est loin d’avoir été favorable aux individus qui se résignent à l’expatriation dans l’espoir d’une fortune rapide, et qu’aujourd’hui l’Européen enrichi aux Grandes-Indes, cet excellent nabab pain-d’épice, si cher aux romans des premières années du siècle, est passé, comme les oncles d’Amérique, à l’état de variété regrettable et perdue de l’espèce humaine, et n’existe plus que dans les souvenirs de quelques vieillards ou dans l’imagination des poètes. Les temps sont bien changés depuis le jour où il suffisait de venir secouer pendant quelques années le fameux golden tree pour s’en retourner ensuite avec une fortune princière en Europe. Tant malmené a-t-il été ce pauvre arbre aux roupies, que tout en est disparu, même les racines! Telle est sur les places de l’Inde la concurrence dans les professions libérales, telles sont les dépenses énormes que tout établissement européen entraîne avec lui, que, médecin, avocat, planteur ou négociant, bien heureux et bien habile est celui qui, débutant sans ressources personnelles étendues, parvient, au bout de vingt ans de travaux, à conquérir une modeste indépendance.

Il ne faut pas toutefois trop assombrir ce tableau et méconnaître l’importance des ressources que les domaines de l’Inde présentent, en dehors des services publics, aux classes moyennes de la Grande-Bretagne. Si, dans les possessions de l’honorable compagnie, il est difficile aujourd’hui de faire fortune, l’on y gagne sans trop de peine une existence comfortable. C’est à plusieurs milliers qu’il faudrait évaluer le nombre d’Anglais qui, labourant le champ industriel de l’Inde, y trouvent une récolte de trois repas par jour, vaste maison, équipage, nombreuse domesticité, toutes nécessités premières de la vie en ces contrées lointaines, que, comme le plus riche, le plus pauvre n’hésite pas à se procurer, au risque d’avoir plus d’une fois en sa vie recours au bénéfice de l’insolvent act. Qui a vu de près cette bizarre communauté anglo-indienne, où, du haut au bas de l’échelle sociale, tout membre parvient, Dieu sait comment, mais parvient enfin to live like a gentleman; qui a vu de près la communauté anglo-indienne, disons-nous, classera les professions industrielles et commerciales de l’Inde parmi les débouchés les plus importans que l’Angleterre, en mère prévoyante, ait su ouvrir à ses hommes d’éducation et d’énergie dépourvus de fortune comme de patronage, et réduits à ne devoir qu’à leurs travaux leur pain de chaque jour. Du cap Comorin aux chaînes de l’Himalaya, une noble arène s’ouvre à l’esprit d’entreprises. Là peuvent se dépenser, au profit de la grandeur et de la puissance de la métropole, quelquefois même avec des succès réels, des talens aventureux, d’ambitieux appétits, qui, dans des pays que la Providence n’a pas doués d’une soupape de sûreté pareille à l’Inde, se consument en stériles agitations, ou en révolutions plus stériles encore. Malheureusement, nous l’avons dit, peu d’élus à peau blanche parviennent à saisir au passage l’inconstante déesse, car la concurrence des hommes du pays devient de jour en jour plus redoutable pour l’Européen, et l’on peut avancer, sans exagération aucune, que la part du lion dans les bénéfices du commerce de l’Inde s’accumule de plus en plus dans la communauté native.

La chose est facile à comprendre : vivant presque sans besoins, rompu dès l’enfance aux pratiques étranges de ces races bizarres, maître de toutes les finesses de ces langues orientales que l’enfant du Nord bégaie à peine, étranger d’ailleurs à tout sentiment d’honneur et de dignité personnelle, ne reculant devant aucune source de profit, quelque impure qu’elle puisse être, le natif réunit des avantages, quelques-uns peu désirables sans doute, mais qui, dans la lutte commerciale, doivent en fin de compte triompher de l’énergie et des connaissances supérieures de son concurrent européen. A plusieurs reprises déjà nous avons eu occasion de parler de cette muraille plus que chinoise qui protège la vie intime de la communauté native. Dans votre propre ménage, en vain cherchez-vous la lumière; des années entières d’une enquête persévérante ne finiront jamais par vous faire découvrir les prix des articles de première nécessité sur le marché, le nom réel et la demeure du doyen de votre domesticité. Ces ténèbres, qui enveloppent tous les détails du ménage, donnent une idée de tout ce qu’il y a de frauduleux, d’impénétrable, dans les transactions des bazars des diverses places de l’Inde. Nous ne parlerons pas du mensonge, du vol, de la mauvaise foi, également à l’ordre du jour, mais de ruses de commerce, sinon de guerre, d’un ordre plus élevé : signes cabalistiques, argot de convention, informations secrètes d’une rapidité presque électrique puisées aux meilleures sources. Quelques mots imprudens prononcés à portée des oreilles d’un idiot qui n’a jamais, pendant des années, obéi à un seul commandement fait en langue européenne, suffisent pour ruiner une spéculation commerciale. On raconte qu’un riche natif, mort il y a un an à Calcutta, et qui a laissé une fortune de plus d’un million 1/2 sterling, avait à sa solde les domestiques des principales maisons européennes de Calcutta, qui lui rapportaient fidèlement chaque jour tout ce qui se passait autour d’eux : système d’espionnage qui n’a pas peu contribué au succès de ses entreprises. Comment s’étonner qu’à l’aide de pareils moyens la communauté commerciale native de l’Inde ait vu s’amonceler entre ses mains toutes les richesses du pays? A Calcutta, à Bombay, à Bénarès, c’est par douzaines que l’on pourrait nommer des banquiers et marchands indigènes dont la fortune acquise et le crédit figureraient honorablement même auprès des royautés financières de Londres et de Paris. Quoique ce résultat ne soit peut-être pas exactement celui que l’on avait rêvé aux premiers jours de la conquête, l’observateur qui veut apprécier équitablement l’histoire de la domination anglaise en ces contrées lointaines doit en tenir un grand compte. Le conquérant européen n’a pas sans doute réalisé au bénéfice de ses sujets asiatiques les réformes que les hommes du progrès ne cessent de réclamer: le suffrage universel, l’admission des citoyens à tous les emplois, le vote des impôts, toutes les panacées du formulaire progressif républicain ; mais depuis plus de soixante ans la propriété privée a été chose sacrée dans l’Inde anglaise; des millionnaires ont étalé leurs richesses au soleil et n’ont pas senti leurs têtes trembler sur leurs épaules. C’est là un fait inoui dans l’histoire de ces contrées, le plus beau panégyrique que l’on nous semble pouvoir tracer de l’administration de l’honorable compagnie.


II.

Pour apprécier d’un point de vue impartial les jugemens si divers qui ont été portés sur l’histoire financière de l’Inde anglaise, il est nécessaire de tenir compte des deux influences contraires qui ont présidé aux destinées de la conquête : les actionnaires de la compagnie, représentés par la cour des directeurs, et le Board of control, fondé de pouvoirs du parlement et de la couronne. Après quatre-vingts ans d’épreuves, l’antagonisme de ces pouvoirs rivaux a sans doute donné pour splendide résultat la conquête du plus grand empire de la terre; mais le succès ne doit pas plus être exclusivement attribué à la sagesse des hommes d’état qu’à l’heureux mécanisme des institutions anglo-indiennes, et il faut faire encore la part de ce noble sentiment de patriotisme si puissant chez la race anglo-saxonne, sans oublier le bienveillant hasard qui a si merveilleusement servi la fortune de l’Angleterre dans l’est. En effet, si un faiseur de constitutions, rendu au loisir par le bon sens des peuples de l’Europe, voulait occuper son oisiveté en crayonnant l’esquisse de quelque chose d’éclopé, de boiteux, de mort-né, d’une constitution portant en son sein tous les élémens de dissolution possibles et probables, et destinée à procurer à l’heureuse nation qui l’adopterait le bénéfice d’une fin prématurée au milieu des agonies d’interminables révolutions, le Siéyès en retrait d’emploi, après avoir accordé toute l’attention qu’elle mérite à ce chef-d’œuvre de candeur républicaine dont les Lycurgues de 1848 avaient doté la France, n’hésiterait pas cependant à porter le choix de ses préférences sur les institutions politiques qui, en l’an de grâce où nous sommes, régissent encore l’Inde anglaise. Là, pas d’unité de pouvoirs, partout la rivalité, nous pourrions dire la lutte. Que voyons-nous au haut et au bas de l’échelle gouvernementale? L’armée divisée en deux camps rivaux, l’armée de la reine et l’armée de la compagnie, les officiers de cette dernière presque systématiquement exclus des hautes positions militaires, des commandemens supérieurs, mais occupant en compensation et sans partage, dans les états-majors, le commissariat, la diplomatie, des fonctions grassement rétribuées qui doublent et au-delà leur paie régimentale; — près de l’armée native, le service civil magnifiquement rétribué, avec des privilèges de rang exorbitans, tels qu’un jeune homme presque au sortir du collège prend le pas sur un officier qui, après de longs services, a atteint, à la loi commune de l’ancienneté, le rang de capitaine; — au-dessous du service spécial, une armée de fonctionnaires mal payés, peu considérés, et qu’une loi exclusive enferme dans un cercle de positions hiérarchiques plus que médiocres; — aux chefs-lieux des présidences, le pouvoir indépendant de toute autorité locale, des juges des cours suprêmes nommés par la reine; — enfin, dans la métropole, les pouvoirs rivaux de la cour des directeurs et du Board of control: l’un, fidèle représentant d’une assemblée d’actionnaires, qui, comme tel, ne voit guère plus loin que le solde de balance des recettes et des dépenses, et fait passer bien avant les intérêts de la politique les intérêts du prochain dividende; l’autre, avec des instincts d’autant plus guerriers qu’il n’a jamais eu à payer la carte des conquêtes, se laissant aller quelquefois, dans des momens de vertige, à des entreprises insensées, la guerre de Caboul par exemple, nous devrions peut-être ajouter la guerre qui commence aujourd’hui contre la Perse!

Et cependant, admirable résultat du bon sens pratique, du véritable patriotisme de la nation anglaise, de ces rouages divergens, de ces élémens de discorde et de dissolution est sorti un des plus grands faits des temps modernes : une série de victoires et de conquêtes telle que, pour retrouver la pareille, il faut aller chercher à l’apogée de leur gloire dans la vie des Alexandre, des César et des Napoléon. L’histoire financière de la compagnie des Indes n’est sans doute pas aussi brillante que son histoire militaire : un déficit dans les finances publiques est souvent la conséquence des plus belles campagnes de son armée; mais qui peut aujourd’hui, en présence des faits acquis, soutenir avec quelque apparence de raison que les résultats n’ont pas répondu aux sacrifices? Quelques guerres funestes et inutiles, telles que la guerre contre les Birmans en 1825-26, la guerre de l’Afghanistan en 1839, l’annexion du Scinde à des jours plus récens, ont sans doute grevé d’une dette considérable le trésor de l’Inde. Néanmoins à ce revers de la médaille on peut opposer victorieusement le tableau d’entreprises militaires suivies d’un riche accroissement de revenu. Depuis les premières années du siècle, si à des jours d’épreuves un déficit inquiétant s’est présenté entre les recettes et les dépenses du gouvernement de l’Inde, le revenu public n’a pas cessé de suivre en dernier ressort une progression ascendante bien marquée. Sous lord Cornwallis, en 1791-92, de 8 millions sterling, il atteint en 1804-05, sous l’impulsion vigoureuse du marquis de Wellesley, le chiffre de 14 millions sterling. Porté en 1813-l4 à 17 millions, il s’élève à 21 millions en 1831-32; enfin il peut être estimé aujourd’hui à 26 millions, donnant après quinze ans de déficit pour la première fois, sous l’administration prudente et heureuse du marquis de Dalhousie, une année financière où les recettes dépassent les dépenses de plusieurs centaines de mille livres sterling. Quelques fautes qu’on ait commises, quelque insensées qu’aient été certaines entreprises, la situation de l’Angleterre dans l’est, telle qu’elle est aujourd’hui, a dépassé les projets les plus ambitieux, les plus folles espérances. Dans tout le continent indien, le conquérant étranger ne voit pas non-seulement de rival, mais même d’ennemi digne de ses craintes ou de ses colères; le budget, en état d’équilibre, se trouve grevé seulement d’une dette inférieure à trois années de revenu. Enfin, quant à l’avenir, que ne doit-on pas espérer de ces vastes et fertiles territoires, avec leur innombrable population, sous l’impulsion d’un gouvernement fort et éclairé qui dispose d’un budget d’environ 26 millions sterling, dont nous avons maintenant à indiquer les élémens?

Le domaine d’outre-mer de l’honorable compagnie des Indes, le plus immense assemblage de royaumes réunis sous une seule loi que le monde moderne ait jamais vu, occupe dans sa plus grande étendue un espace de 18,000 milles de long sur 13,000 milles de large, peuplé de plus de 140 millions d’individus, parlant quatorze langages différens, y compris les habitans des territoires nouvellement acquis, Punjab, Pegu, etc. Il se partage en quatre grandes divisions, savoir : la présidence du Bengale, dont le territoire, de 165,443 milles carrés, renferme une population de 40 millions d’individus; la sous-présidence des provinces nord-ouest, avec un territoire de 71,985 milles carrés et 23,200,000 habitans; la présidence de Madras, dont le territoire comprend 145,000 milles carrés, et la population 22 millions d’âmes; enfin la présidence de Bombay, 120,065 milles carrés et 11,109,067 habitans.

La race humaine répandue sur la surface de l’Inde ne le cède en diversité qu’à la nature, qui a réuni sur ce vaste continent ses pages les plus variées et les plus sublimes, les neiges éternelles de l’Himalaya, les déserts du Scinde, les riantes campagnes du Bengale, le plateau salubre des Neilgerrhies. La race martiale des Sicks et des Rajpoots, le timide Bengali, l’intelligent Parsi, l’industrieux Arménien, les tribus, à l’état primitif, des Khonds et des Todawurs offrent à l’œil de l’observateur les contrastes les plus frappans. Le sol fertile de l’Inde abonde en produits d’une richesse sans égale : le riz. l’indigo, le coton, les graines oléagineuses poussent presque sans labeur sur ce sol privilégié, et pour certains produits travaillés, les châles du Cachemire, les mousselines de Dacca, l’industrie indienne est arrivée à une perfection que l’industrie européenne, avec sa science et ses puissans moyens, n’égale pas. L’intérieur des domaines de la compagnie renferme les villes d’ancienne origine de Dacca, Lucknow, Bénarès, Agra, Dehli, Lahore, qui prennent rang parmi les cités les plus peuplées du monde. Enfin, aux bords de la mer, aux lieux qui sont les points de contact entre l’Inde et l’Europe, se sont élevées comme par enchantement les capitales de Bombay, Madras et Calcutta, dont la fondation remonte à peine à un siècle, et qui, sous l’influence vivifiante des transactions commerciales, ont déjà acquis des proportions colossales et comptent, la première 230,000 âmes, la seconde 700,000, et la troisième 800,000.

La taxe foncière donne plus de la moitié du revenu de l’Inde, et en effet, même dans les divisions territoriales où il y a le plus de villes, dans les provinces nord-ouest par exemple, la population agricole est en grande majorité. Ainsi le recensement fait dans cette sous-présidence en 1848 donnait pour cette dernière le chiffre de 14,724,233 individus, tandis que la population réunie des villes s’élevait seulement à 8,475,435 âmes, proportion qui, dans toute autre partie de l’empire anglo-indien, serait encore plus favorable à la population des champs. La taxe foncière a toujours été dans l’Inde, même sous les rois indigènes, beaucoup plus pesante que dans les autres contrées asiatiques, la Turquie et la Perse par exemple, où l’impôt varie du dixième au cinquième du revenu de la terre. La loi hindoue fixe l’impôt territorial au sixième du revenu brut du sol, sans y comprendre la part affectée à l’établissement religieux, part qui, au temps de la toute-puissance des brahmes, devait être considérable, ainsi que diverses charges municipales. Quelque lourdes cependant que fussent ces dispositions de la loi écrite, les exactions pratiquées par tous les agens de l’autorité étaient bien plus lourdes encore. Aujourd’hui, dans le domaine indien de l’Angleterre, la taxe territoriale varie du huitième au quart du revenu brut.

Le mécanisme de l’impôt n’est point uniforme, et varie selon les diverses parties de l’empire. En effet, lorsque la compagnie des Indes, comme fondée de pouvoirs de la couronne, obtint, par droit de conquête et de cession, d’être substituée aux chefs natifs, elle disposa des territoires acquis, non pas conformément aux prescriptions d’une loi stable, mais suivant les circonstances et les besoins du moment. On peut classer en trois catégories, auxquelles les autres se rattachent, les divers systèmes de taxation qui ont été suivis : le système des zemindars ou grands propriétaires, appliqué dans le Bengale proprement dit; celui des ryots, appliqué dans la présidence de Madras; enfin le système des provinces nord-ouest, qui participe des deux précédens.

Il faut remonter à la fin du dernier siècle pour arriver à l’origine du système des zemindars ou grands propriétaires. Le pays venait à peine d’échapper aux ravages de la guerre étrangère et des convulsions intérieures; les titres de propriété les plus authentiques n’avaient plus guère qu’une valeur nominale; le danger qui menaçait la société indigène menaçait doublement le trésor public, atteint dans sa branche la plus considérable de revenu, et le gouvernement anglais dut se résoudre à porter un remède énergique au mal. Pour atteindre ce but, en 1793, sous l’inspiration de lord Cornwallis, le sol entier du Bengale fut divisé, à tort ou à raison, entre certains propriétaires ou zemindars, et l’impôt foncier des divers lots fixé à perpétuité, quelque augmentation de revenu que le concessionnaire pût tirer de ses terres. Ce dernier obtint d’ailleurs les droits de propriété les plus complets, il put sous-louer ses terres en grands et en petits lots, disposer de ses domaines par testament ou par contrat. En un mot, le gouvernement ne se réserva que le privilège de garder sur la terre l’hypothèque de l’impôt, et par suite de la saisir en cas d’inexécution des termes de la concession. C’est en effet ce qui se pratique encore aujourd’hui. Lorsqu’au dernier jour de grâce un zemindar n’a pas versé le montant de ses taxes dans les caisses publiques, le domaine est saisi par le collecteur du district et mis en vente aux enchères, sans autre forme de procès, le mois suivant. Cette véritable loi agraire, au jour où elle fut appliquée, apporta sans doute un remède temporaire à un état ruineux; mais l’expérience a depuis révélé bien des vices inhérens à ce système, et qui avaient échappé aux hommes d’état qui l’organisèrent. Au temps de lord Cornwallis, le gouvernement anglais ne possédait que de vagues notions sur le magnifique domaine tout récemment passé sous son sceptre; les officiers civils de la compagnie connaissaient à peine les mœurs, le langage, les coutumes et les instincts de leurs administrés. Il résulta de cette ignorance que la division des terres fut faite exclusivement sous l’influence d’officiers natifs corrompus, qui non-seulement repoussèrent en bien des cas les droits des légitimes propriétaires, mais encore, séduits par des présens, fixèrent à un taux beaucoup au-dessous de sa valeur réelle l’impôt de certains domaines. De plus, à l’époque du partage une grande partie du pays était couverte de jongles qui depuis ont disparu sous la culture sans que le trésor public en ait aucunement bénéficié. Enfin l’intérêt de la chose publique a, en bien des cas, forcé le gouvernement de relever les zemindars de charges de police, d’entretien de routes, d’ouvrages d’irrigation, qui faisaient partie intégrante du contrat primitif. Il suit de là que le revenu foncier tel qu’il fut fixé aux jours de lord Cornwallis, tel qu’il existe encore aujourd’hui dans le Bengale, est de beaucoup inférieur à ce qu’il devrait être, et malheureusement pour ses finances le gouvernement du Bengale ne saurait porter remède à cette situation vicieuse sans forfaire aux termes d’un engagement solennel.

Dans le système des ryots, qui fut appliqué en grand aux premières années du siècle dans la présidence de Madras, sous l’influence dirigeante de sir Thomas Munro, le gouvernement, propriétaire immédiat du sol, est en contact, sans agence intermédiaire, avec les cultivateurs, auxquels il cède la terre en baux annuels et variables sur rendement. Le gouvernement et le cultivateur conservent tous deux leur indépendance, celui-ci pouvant à son gré augmenter ou abaisser les fermages, celui-là rejeter ou accepter les conditions qui lui sont faites.

Enfin le système des provinces nord-ouest, combinaison mitigée des deux autres, moins irrévocable que le premier, moins mobile que le second, met le gouvernement en présence de diverses classes de fermiers, grands propriétaires, petits cultivateurs, communautés de village, parties contractantes de baux à longue échéance, de vingt-cinq et même trente ans.

Quelques chiffres empruntés aux documens officiels publiés sur le district de Cawnpore, l’un des plus fertiles et des mieux cultivés du domaine de la compagnie, donneront une idée approximative des profits que la communauté agricole de l’Inde retire de ses labeurs. Des travaux statistiques récens établissent que ce district compte 16,542 propriétaires, qui cultivent en moyenne une contenance de 78 acres. En supposant toutes ces terres en culture et en évaluant à 12 roupies le rendement de chaque acre, l’on obtient un total de 936 roupies, dont il faut défalquer l’impôt, ou le quart du produit brut, soit 234 roupies. Il reste donc net au propriétaire, pour faire face aux frais de l’exploitation et de l’entretien de sa famille, une somme de 702 roupies (environ 1,755 francs). Ce sont là les riches, les heureux de cette terre, et si l’on arrive à examiner les conditions d’existence des petits cultivateurs, ou trouve qu’il en est dans le district 61,000 qui cultivent en moyenne 6 acres de terre, et 35,000 qui cultivent 4 acres seulement. Appliquons donc à ces deux classes les chiffres précédens, et nous trouverons pour résultat que la première, impôt payé, ne peut disposer annuellement, pour suffire aux frais agricoles et aux dépenses de la famille du ryot, que de 54 roupies (135 francs), la seconde, de 36 roupies (90 francs). Est-il rationnel et juste de prendre texte de ces chiffres pour s’apitoyer outre mesure sur le sort du cultivateur natif, et pour dénoncer à l’indignation publique, comme l’esprit de parti l’a fait tant de fois, le système de rapacité et d’oppression en vigueur dans les domaines de l’honorable compagnie ? Nous ne le croyons pas. Comme on a déjà eu occasion de le faire remarquer, l’impôt foncier, tel qu’il existe aujourd’hui, est moins lourd que celui qui pesait sur la propriété aux jours des gouvernemens indigènes, alors que le ryot avait à satisfaire l’avarice des plus infimes suppôts du pouvoir. De plus, avant de formuler un verdict, le juge impartial doit faire la part des habitudes de simplicité et de parcimonie que le climat, la tradition religieuse, sa constitution physique même, ont faites à l’Indien. Une cabane de bambou, des nattes, quelques vases de cuivre, parfois un coffre à serrure, pour vêtement une pièce d’étoffe de coton, chaque jour un plat de riz et quelques bananes, le tout arrosé d’eau claire : pour l’Indien, la vie n’a pas d’autres nécessités, l’on peut presque dire d’autre luxe! Et le faible pécule qu’il retire de ses labeurs lui permet d’y satisfaire tout aussi amplement qu’un salaire plus considérable, mais acheté par des travaux bien autrement pénibles, permet à l’ouvrier européen de pourvoir aux besoins de son existence sous un climat rigoureux, avec son robuste appétit, entouré, comme il l’est de toutes parts, du spectacle du bien-être et de l’opulence. Si donc l’on examine avec impartialité sous toutes ses faces le problème de l’existence ouvrière dans les deux hémisphères, on sera assez fondé à conclure que le ryot a peu à envier le sort du petit cultivateur ou de l’ouvrier européen, qu’en un mot les conditions de son existence sont meilleures aujourd’hui qu’elles ne l’ont jamais été. Non pas qu’il faille s’appuyer de cette argumentation pour opposer une fin de non-recevoir à toute idée d’amélioration, de progrès; mais ce n’est pas en dégrevant le sol que l’on pourra arriver à créer une position plus favorable à la communauté agricole de l’Inde. Il s’agit, pour atteindre ce but, de percer des routes, de creuser des canaux, de relier par des voies de communication faciles les centres de commerce avec des pays sans débouchés jusqu’à ce jour. Là est la grande tâche que le gouvernement anglais doit accomplir pour se rendre digne de la haute mission civilisatrice que lui a confiée la Providence dans ces lointaines et barbares contrées.

L’impôt sur le sel, qui, après l’impôt foncier, forme la branche la plus considérable du revenu de l’Inde, donna lieu, dans les jours qui suivirent la conquête, à d’innombrables abus. Ce fut seulement en 1780 que Warren Hastings mit fin à un état de choses ruineux pour le trésor public, en déterminant les conditions de l’impôt du sel, conditions dans lesquelles il est à peu près demeuré depuis. Les pays producteurs furent partagés en cinq grandes divisions, administrées chacune par un agent spécial chargé de faire exécuter les règlemens nouveaux, dont l’ingénieux mécanisme assurait au trésor public tous les bénéfices d’un monopole sans obliger ses agens à recourir à des mesures minutieuses de surveillance fiscale, toujours gênantes et le plus souvent odieuses aux populations. La fabrication du sel ne fut pas interdite aux particuliers, mais tout le sel fabriqué par eux dut être livré à l’agent du gouvernement à un prix rémunérateur fixé d’avance, et variant, suivant la qualité, de 7 à 12 anas le maund (82 livres anglaises). Le sel ainsi obtenu et le sel fabriqué dans les salines du gouvernement sont mis en vente chaque année en lots de cinquante tonneaux, dont le prix est fixé de manière à défrayer toutes les dépenses d’acquisition, de fabrication, de transport, de magasinage, et de plus à acquitter un droit fixe de 2 roupies 12 anas par maund. Le gouvernement de l’Inde n’eut qu’à s’applaudir des résultats de ce système, et le revenu du sel, qui en 1781-82 s’élevait seulement à 321,912 livres sterling, atteignit en moyenne, pendant les années 1809-10, 1810-11, 1811-12, la somme de 1,360,180 livres sterling. En parlant de l’impôt du sel, on ne peut omettre de dire quelques mots des nouveaux élémens que la destruction du monopole commercial de la compagnie a fait entrer dans cette branche intéressante du revenu de l’Inde. Jusqu’au quatrième renouvellement de la charte de l’Inde, les restrictions dans lesquelles le commerce du pays était placé empêchaient le sel étranger de paraître sur les marchés de l’est, qui se trouvaient exclusivement approvisionnés de cette denrée de première nécessité par la fabrication indigène, fabrication à la fois difficile et dispendieuse. En 1834, la nouvelle législation permit au sel étranger d’entrer dans la consommation indienne moyennant un droit calculé de manière à laisser au gouvernement le même profit que si le sel importé eût été fabriqué sur ses domaines. L’expérience a prouvé tout ce qu’il y avait de rationnel et d’opportun dans cette modification des anciens tarifs. En 1851, il a été introduit dans l’Inde 62,500 tonneaux de sel étranger, et sans que le revenu public éprouvât le plus minime déficit, le commerce anglais a trouvé un fret pour l’aller de 135 navires jaugeant en moyenne 500 tonneaux.

Les droits de douane, qui fournissent une part importante des revenus publics, peuvent se résumer ainsi : un droit de 5 pour 100 ad valorem sur les marchandises importées de production anglaise et de 10 pour 100 sur les produits étrangers, un droit de 2 roupies par douzaine sur les vins et spiritueux, le droit sur le sel dont on vient de parler, et enfin certains droits minimes et variables imposés aux produits du sol à l’exportation.

Il faut noter encore, parmi les ressources financières du budget de l’honorable compagnie, le monopole de l’opium et l’akbarry, ou droit sur les liqueurs fermentées, que le gouvernement perçoit par l’entremise de fermiers qui acquièrent en adjudication publique le privilège de la vente des spiritueux dans certains districts, enfin certains droits locaux variables suivant les provinces, mais tous de peu d’importance.

Les divers impôts dont nous avons essayé d’expliquer le mécanisme assurent au gouvernement de l’honorable compagnie un revenu total de 26,000,000 de livres sterl. Défalquant de cette somme un million et demi de livres sterling applicable aux frais de fabrication et d’achat du sel et de l’opium, l’on obtient pour revenu net de l’Inde une somme d’environ 24 millions et demi de livres sterling, ou 620,000,000 de fr.[11]. C’est avec cette somme que l’Inde doit faire face aux dépenses de l’administration des finances, de la justice, des douanes, de la marine, de l’armée, de la dette publique, des travaux publics, de l’éducation, des subsides aux princes natifs, de l’établissement civil et militaire d’Europe[12].

Pendant l’année 1854-1855, le projet de budget soumis au parlement présente un résultat moins favorable : diminution de revenu et augmentation des dépenses, qui laissent un déficit considérable. Il est à remarquer que ce résultat est dû surtout à la grande baisse du revenu de l’opium. On ne peut nier d’ailleurs que des sommes importantes ne soient employées à des travaux de routes et de canalisation qui doivent multiplier les richesses du pays.

La dette dont le gouvernement de l’Inde sert annuellement les intérêts se divise en deux catégories distinctes. La première représente le fonds social de la compagnie, d’une valeur de 6,000,000 liv. sterl., qui servit à jeter les premiers fondemens de la puissance anglaise en ces contrées lointaines. Lorsque en 1833 le monopole du commerce fut retiré à la compagnie, le parlement anglais, en compensation, décida qu’un intérêt s’élevant à 10 et demi pour 100 du capital primitif serait payé aux propriétaires d’actions jusqu’en 1874, et qu’à cette époque ces actions seraient remboursées contre une somme double de leur valeur nominale, soit 12,000,000 de livres sterling. Ces intérêts figurent au budget de l’Inde pour une dépense fixe et annuelle de 650,000 livres sterling.

Quant à la dette publique de l’Inde, l’histoire en est aisée à retracer. Au milieu des difficultés d’un premier établissement, entouré d’ennemis, avec une administration ignorante des ressources et des besoins du pays, le gouvernement colonial, obligé de faire face à des guerres pleines de dangers, dut sans cesse demander des secours d’argent à la métropole. La cour des directeurs pourvut à ces dépenses par des emprunts successifs qui en 1786 atteignaient un total de 8,000,000 de liv. sterl. Cette dette demeura stationnaire pendant une période de dix ans; mais sous l’administration du marquis de Wellesley il fallut solder les dépenses de guerres contre le sultan Tippoo et les Marhattes, et le chiffre de la dette publique, successivement accrue, atteignit en 1805 25,626,631 livres sterl. Pendant un espace de quinze ans, un état d’équilibre s’était établi entre les recettes et les dépenses du gouvernement de l’Inde, quand en 1825 la guerre contre les Birmans vint de nouveau vider les coffres du trésor public et augmenter la dette de près de 10,000,000 de liv. sterl. L’administration pacifique et réformatrice de lord William Bentinck porta les finances indiennes à un haut degré de prospérité, que ne purent maintenir ses successeurs, engagés dans une série continue de travaux militaires de la plus haute importance. Les guerres de l’Afghanistan, de la Chine, puis les deux guerres du Punjab, creusèrent un déficit constant dans le trésor de la compagnie, et les emprunts successifs auxquels on eut recours pour les combler amenèrent en 1849 la dette publique de l’Inde au chiffre de 47,151,018 livres sterl. Depuis lors, un nouvel emprunt de 2 millions sterling, ouvert en mars 1855, a porté le total de la dette publique de l’Inde à 50 millions sterling. Cette opération financière a soulevé les critiques les plus sévères, soit dans la presse anglaise, soit dans le parlement. Ne doit-on pas, en effet, s’étonner que le même gouvernement qui en 1853 laissait ou faisait imprimer dans son journal semi-officiel, the Friend of India, qu’un surplus de revenu s’accumulait incessamment dans ses coffres, et s’appuyait de cette apparente prospérité pour justifier une conversion des rentes, soit réduit, deux ans plus tard, à l’expédient d’ouvrir un emprunt à des conditions onéreuses (5 pour 100 d’intérêt et quinze ans de garantie), et cela non pas, comme on l’a dit, pour faire face à des dépenses imprévues de travaux publics, mais bien pour remplir le vide de son trésor? Discuter plus au long ces transactions, ce serait sortir des limites de cette étude, et nous terminerons ces détails en regrettant que le gouvernement de la compagnie ait fait tort à son crédit par une double opération financière entachée d’imprudence, d’inhabileté, sinon de mauvaise foi.

En parlant de l’administration et de l’armée de l’honorable compagnie, nous avons eu occasion de dire quelques mots de l’admirable débouché que le service anglo-indien offre à la jeunesse anglaise. Il ne sera peut-être pas hors de propos d’entrer dans quelques nouveaux détails à ce sujet, et de donner approximativement la part de lion que les classes moyennes de l’Angleterre s’attribuent dans le budget de l’Inde. Avant d’aller plus loin, et pour bien expliquer le but et la portée de ces recherches, nous croyons devoir émettre quelques observations générales d’une véracité incontestable. Il est un sentiment commun qui perce dans toutes les appréciations que nos voisins d’outre-mer, même les plus intelligens, portent sur les autres nations de l’Europe : c’est celui de l’étonnement mêlé de pitié que leur inspire la multiplicité des fonctions publiques dans les états continentaux. Pour ne parler que de la France, qui, discutant des hommes et des choses de notre pays avec un voyageur anglais, ne l’a pas vu dès l’exorde emprunter le langage d’un puritanisme austère pour flétrir le luxe des états-majors de notre administration, la monomanie des places qui fait rage dans tous les rangs de la société, plaie vive dont il fait d’ailleurs remonter l’origine à la loi du partage égal des héritages, qui, divisant toutes les fortunes, oblige les familles, même les plus opulentes, à avoir recours, pour se soutenir, au revenu des fonctions publiques? Après s’être étendu sur ce thème consacré, le touriste anglais n’aura pas manqué d’opposer à l’administration française, avec une innocente fierté patriotique, le spectacle de l’Angleterre, où quelques lords de comté et un petit nombre de magistrats sans salaire composent tous les rouages simplifiés de la machine administrative du pays. Avant toutefois de passer condamnation, d’admettre que les fonctionnaires publics qui vivent des sueurs du peuple, pour emprunter à la démocratie une de ses métaphores favorites, avant d’admettre, disons-nous, que les fonctionnaires publics, les placemen, ne forment qu’un élément différentiel de la société britannique, nous prendrons la liberté de rechercher approximativement le nombre de familles anglaises qui tirent tous leurs moyens d’existence des revenus publics de l’Inde. A Dieu ne plaise qu’avocat à idées étroites, nous venions déclamer ici contre les gros traitemens des officiers civils et militaires de l’honorable compagnie! Nous avons vu de près la monotonie, les labeurs, les tristesses de leur vie d’exil, et dorées comme elles le sont, leurs chaînes nous semblent peu dignes d’envie. Nous dirons plus : sans avoir une très grande expérience de l’Inde, nous connaissons assez le pays pour affirmer sans hésitation que si le rhéteur peut trouver un sujet à phrases ronflantes dans le fait de l’exploitation de plus de cent millions d’Hindous par une poignée d’Européens, l’homme pratique doit reconnaître que l’Inde possède aujourd’hui le gouvernement le plus honnête, le plus éclairé, le plus juste, le meilleur en un mot qu’elle ait jamais eu. Aussi, au double titre d’admirateur des grandes choses, d’ami sincère d’un progrès libéral et intelligent, si quelque danger menaçait aujourd’hui l’édifice de la domination anglaise dans l’Inde, si quelque Spartacus cuivré levait l’étendard de la révolte aux acclamations des populations natives, nos sympathies et nos vœux seraient acquis tout entiers au civilisé contre le barbare, à la peau blanche contre la peau noire. Ces réserves faites, examinons si nos voisins d’outre-mer, en parlant en termes sévères du mal de la fonctionomanie qui dévore la société française, n’oublient pas un peu trop l’éternelle vérité de la parabole évangélique.

Les états-majors civils et militaires de la présidence du Bengale et de la sous-présidence des provinces nord-ouest, en y comprenant les territoires de Lahore, du Punjab et d’Aracan, se composent de 484 employés du service civil proprement dit, 920 officiers de l’armée de la reine, 2,892 officiers de l’armée du Bengale. Pour la présidence de Madras, on compte 183 employés civils, 260 officiers de l’armée de la reine, 2,503 officiers de l’armée de Madras. Enfin, dans la présidence de Bombay les fonctionnaires anglais sont au nombre de 125 officiers civils, 308 officiers de l’armée de la reine et 1,270 officiers de l’armée de Bombay : soit 792 employés appartenant au service civil, l,488 officiers de l’armée de la reine, 6,605 officiers de la compagnie, formant un total de 8,945 sujets anglais qui trouvent dans les emplois civils et militaires de l’Inde une existence libérale et une carrière honorable.

Il est généralement admis (et nous ne croyons pas le chiffre exagéré) que la moyenne des traitemens du service civil indien est de 1,780 livres sterling, et la moyenne des traitemens militaires de 480 livres sterling. Le total des émolumens perçus par les officiers civils et militaires des trois présidences s’élève donc d’une part à 1,409,703 livres sterling, et de l’autre à 3,917,640 livres sterling, soit 5,327,400 livres sterling, plus de 130 millions de francs en chiffres ronds! Cette somme, quelque élevée qu’elle soit, est loin de représenter la liste civile que le domaine de l’Inde paie à la nation anglaise, car elle ne comprend pas les appointemens si considérables des gouverneurs des trois présidences, des juges des cours suprêmes, des commandans en chef. De plus, une statistique exacte devrait tenir compte des salaires de corps nombreux et bien payés qui ne figurent pas dans ce total : ainsi les chapelains de la compagnie, la marine indienne, les pilotes du Gange, le service civil européen auxiliaire, etc. Il faudrait en dernier lieu faire entrer en ligne de compte les sommes perçues par les officiers retraités civils ou militaires, les veuves, les orphelins, qui touchent des pensions sur le budget de l’Inde. Aussi croyons-nous rester au-dessous de la vérité en fixant à 12,000 le nombre de familles ou de sujets anglais qui vivent du revenu de l’Inde, et à 10 millions de livres sterling la somme qu’ils se partagent annuellement. Un état-major de plus de 12,000 fonctionnaires! une dotation de plus de 250 millions de francs ! Après de pareils chiffres, ne peut-on pas dire avec toute apparence de vérité que la proportion des placemen dans la nation anglaise est tout aussi considérable qu’elle peut l’être dans la nation la plus infectée de fonctionomanie, et que la seule différence véritable qui existe au point de vue des fonctions publiques entre l’organisation sociale de la Grande-Bretagne et la nôtre par exemple, c’est que les emplois du gouvernement, très largement rétribués chez l’une, l’ont été très mesquinement chez l’autre, jusqu’au jour où une main puissante y a relevé le principe de l’autorité à l’agonie? Qui veut donc dresser un bilan exact des élémens de prospérité et de force de la nation anglaise doit tenir un grand compte de ce budget de l’Inde, qui fournit à plus de 12,000 Anglais une existence honorable. On peut même, sans exagérer l’influence conservatrice de ce magnifique subside que l’Asie paie à l’Angleterre, avancer que, faute des revenus de l’Inde, la constitution britannique n’eut pas sans doute résisté victorieusement à la double épreuve de 1793 et de 1848. C’est là une grande dette de reconnaissance que l’Angleterre a contractée envers l’Inde, et qu’elle doit acquitter en pourvoyant d’une main libérale, avec un zèle intelligent, à l’amélioration du sort des populations natives.

Jusqu’à ces dernières années toutefois, si quelque événement imprévu et terrible avait mis fin à la domination anglaise dans l’Inde, elle eût laissé derrière elle bien peu d’empreintes sur le sol, et le voyageur des siècles futurs, qui eût rencontré à chaque pas les splendides ruines qui témoigneront longtemps encore de la puissance des empereurs mogols, eût à peine trouvé dans quelque fort démantelé un fusil à piston ou un canon Paixhans, souvenir de ces Européens auxquels le dieu des batailles avait octroyé l’empire de l’Inde. A vrai dire, des guerres continues, un déficit constant dans le trésor, justifiaient jusqu’à un certain point cette apathie. Nous constaterons avec empressement que l’expérience a ouvert les yeux au gouvernement de l’Inde sur ses véritables intérêts, et qu’il s’applique aujourd’hui avec un zèle louable non pas à l’érection de monumens stériles, comme les splendides palais et mausolées du nord de l’Inde, mais à des travaux d’irrigation, de routes, de chemins de fer, qui doivent préparer à ce pays un avenir de prospérité dont nul ne saurait fixer les limites.

Les travaux d’irrigation, par leur importance financière, par le bien-être qu’ils répandront autour d’eux, tiennent la première place dans cette série d’entreprises utiles qui signaleront glorieusement, quoi qu’il arrive, le passage de la race européenne dans l’Inde. En effet, dans cette partie du domaine indien qui s’étend au pied de l’Himalaya entre le 70e et le 78e degré de longitude, le 24e et le 34e degré de latitude, le sol sablonneux est dénué de moyens d’irrigation naturelle; chaque année, la récolte est mise en question, et avec elle le sort de milliers d’individus. Aussi ne faut-il pas fouiller bien en arrière dans les annales de ces contrées pour arriver à des années de désastreuse mémoire, telles que les années 1837-38, ou des populations entières disparurent sous les atteintes du fléau de la famine. Il serait aisé cependant de soustraire à ces redoutables extrémités la partie du sous-gouvernement des provinces nord-ouest dont il est ici question, et qui s’étend entre le Gange et la rivière Jumna. Les neiges de l’Himalaya offrent à des canaux irrigateurs des réservoirs inépuisables, dont les merveilleuses ressources n’avaient point échappé à la sagacité des empereurs de Dehli. Aux noms de Feroze-Shah et de Shah-Jehan se rattachent des travaux de canalisation qui ont perpétué leurs souvenirs parmi les populations reconnaissantes. Le canal de Feroze, ouvert dans le XVe siècle sur la rive ouest de la rivière Jumna, sous le règne de l’empereur qui lui donna son nom, féconda, jusqu’au milieu du siècle dernier, les campagnes de Hissar et de Hurrianah. Le canal de Dehli, qui prend sa source sur la rive gauche de la même rivière, creusé sous la direction du célèbre Ali-Murdan-Khan, architecte de Shah-Jehan, apporta son flot vivifiant de 1626 à 1753 aux terres desséchées qui s’étendent des montagnes Sirwalie aux environs de Dehli. Malheureusement, à la fin du XVIIIe siècle, les travaux d’utilité publique qui avaient fertilisé le sol pendant de longues années disparurent dans la tempête où fut englouti le trône des empereurs mogols, et le sort des populations de ces vastes contrées fut de nouveau remis au hasard des pluies.

Ce fut en 1815 seulement, sur les instances énergiques et bienveillantes du marquis de Hastings, que la cour des directeurs entreprit de remettre en état de service les ouvrages de canalisation achevés sous les empereurs mogols, et dont les ruines inutiles jonchaient tristement le sol. Les premiers efforts se portèrent sur l’ancien canal de Feroze (western Jumna canal), qui, prenant sa source au pied de l’Himalaya, vient, après un parcours de 450 milles, arroser les campagnes de Dehli. L’eau reparut en 1821, après plus de quatre-vingts ans d’absence, dans cette artère fertilisante, et le gouvernement de l’Inde n’a eu qu’à s’applaudir depuis, même au point de vue financier, du résultat de cette entreprise. Quelque encourageans que fussent ces débuts, il fallut dix ans pour que le canal est de la Jumna fut mis en état de service, et dix années de plus encore pour que les plans d’un ingénieur éminent révélassent tout le parti que l’irrigation artificielle pourrait tirer des eaux du Gange, sans emploi jusqu’alors. Les désastres de la campagne de Caboul et les guerres du Punjab qui suivirent vinrent toutefois détourner l’attention du gouvernement de cette grande œuvre, entamée seulement en 1848, année où, sur les instances de lord Hardinge, la cour des directeurs vota un subside d’un million sterling pour les dépenses du canal du Gange. Ce magnifique ouvrage, presque achevé aujourd’hui, tiendra place parmi les travaux d’irrigation les plus considérables de l’univers, et l’art de l’ingénieur y aura rencontré des difficultés dont la science moderne, avec ses merveilleuses ressources, a seule pu triompher. Presque à l’origine du canal, pour conduire les eaux à travers le lit de la rivière Solani, il a fallu bâtir un aqueduc aux proportions romaines, qui se compose de quinze arches ayant chacune 50 pieds d’ouverture, et laissant ainsi un espace de 750 pieds à l’écoulement des eaux. Les dépenses de cette gigantesque construction se sont élevées à 30 lacs de roupies. D’Hurdwar, son point d’origine, à sa jonction au lit du Gange à Cawnpore, en y comprenant les branches collatérales, le canal du Gange s’étend sur un parcours de 890 milles. L’on estime à 1 crore 1/2 de roupies (1 million sterl. 1/2) la dépense totale de ces magnifiques travaux qui préserveront à jamais des terribles extrémités de la famine une population de plus de huit millions d’individus. Quant aux résultats du canal au point de vue du trésor public, les hommes spéciaux établissent que ses recettes annuelles, primes d’irrigation (le pied cube d’eau rapportant 120 roupies), droits de navigation et autres, doivent s’élever à 14 lacs 1/2. En admettant une dépense annuelle de 4 lacs 1/2 pour les frais d’entretien, de personnel, de réparations, il resterait pour produit net 10 lacs 1/2 de roupies.

Si nous sommes entré dans quelques détails sur le canal du Gange, c’est que bien peu de travaux d’utilité publique ont été entrepris pendant les soixante premières années de la domination anglaise dans l’Inde. Sans revenir comme à plaisir sur ce dernier sujet, ne doit-on pas témoigner une profonde surprise en voyant que c’est en 1830 (année où fut commencé le Great trunk Road, qui doit relier Calcutta à Dehli, Lahore et Peshawer) que furent entrepris les premiers travaux sérieux destinés à faciliter les communications dans le domaine indien. Que le gouvernement de la compagnie, en état de guerre permanent avec ses voisins, n’eût pas eu le temps de tirer parti de toutes les ressources du pays, la chose est facile à comprendre ; mais qu’il eût négligé d’ouvrir des voies de communication qui lui permissent au moins de mouvoir aisément ses forces militaires d’un bout à l’autre du territoire conquis, c’est là une incurie gouvernementale, un oubli de ses propres intérêts, qui légitiment et au-delà les changemens radicaux dont la charte de la compagnie a subi l’atteinte depuis le commencement du siècle. Le Great trunk Road, commencé, comme il a été dit, en 1836, est achevé aujourd’hui sur un parcours de 950 milles, et conduit le voyageur, par une voie macadamisée dans son entier, de Calcutta à Kurnaul. Le parcours complet de cette grande artère de l’Inde atteindra 1,450 milles, et, en estimant à 1,000 livres sterl. Le prix moyen des travaux par mille, la ligne entière, lors de l’achèvement, représentera un capital de 1 million sterl. et demi. Une route qui doit mettre en communication directe Calcutta et Bombay est aussi en cours d’exécution et terminée jusqu’à Ahmednuggur, sur un parcours de 150 milles. Enfin une route, macadamisée en partie, réunit Bombay à Agra, et les dépenses totales se sont élevées à 243,670 livres sterling pour un développement de 734 milles, soit une dépense moyenne au mille de 330 livres sterling. Cependant l’importance des voies de communication ordinaires, quelque grande qu’elle soit, disparaît devant celle des chemins de fer en cours d’exécution dans les trois présidences, et dont il faut dire quelques mots.

Depuis plus de dix ans, la question des chemins de fer de l’Inde est soumise à la discussion publique et a soulevé une polémique brûlante entre des partisans passionnés et des adversaires systématiques. Les spéculateurs atteints de la fièvre des rail-ways ne pouvaient en effet rencontrer des adversaires plus antipathiques d’instincts et d’habitudes que ces vieux serviteurs brahminisés de la compagnie, qui exercent un contrôle presque tout-puissant sur les affaires intérieures de ses domaines. La question des chemins de fer mettait en présence l’esprit d’innovation et d’entreprise, le génie du go a head, et l’esprit de tradition et de haine aux changemens dans son expression la mieux définie et la plus complète. La lutte devait être acharnée et le fut en effet. Si les uns enfantèrent des projets chimériques de chemins de fer que Wishnou et Brahma, au temps de leur toute-puissance, eussent seuls pu réaliser, les autres firent valoir avec une violence obstinée, en manière d’argumens péremptoires, les inondations périodiques des bas pays, les pluies torrentielles de la mousson de nord-est, la prompte détérioration des bois, l’ardeur du soleil et des vents chauds, l’exubérance de la végétation souterraine sous un climat tropical, tous argumens contraires qu’une enquête sérieuse d’hommes compétens devait réduire à néant, tout aussi bien que le bon sens public avait fait justice des projets insensés. En effet, il suffisait de mettre à profit les ressources de l’art dans un tracé savant pour garantir les ouvrages de la voie ferrée contre les inondations périodiques, mais partielles seulement, qui affligent le Bas-Bengale. Le bois de teak, si commun dans ces contrées, résiste victorieusement à la double épreuve de l’humidité et des insectes. Quant aux objections tirées de l’exubérance de la végétation souterraine, de l’élévation de la température, etc., les chemins de fer en activité dans les États-Unis du sud, à Cuba et à la Jamaïque prouvent assez que ce ne sont pas là des obstacles invincibles dont l’art moderne et des soins minutieux ne puissent triompher. Ces objections résolues victorieusement par des hommes compétens, l’on pouvait regarder la cause des chemins de fer de l’Inde comme définitivement gagnée. Une fois en effet qu’il fut démontré que le sol et le climat n’opposaient aucun obstacle naturel et insurmontable à la construction et à l’entretien des rail-ways, les partisans de ces entreprises pouvaient faire valoir, avec une grande apparence de vérité, que les avantages que le pays tirerait de ces entreprises ne le céderaient en rien aux succès merveilleux obtenus dans les autres contrées où des chemins de fer ont été ouverts. Au double point de vue de l’administration intérieure et de la sûreté publique, les chemins de fer promettent dans l’Inde des résultats bien plus importans que ceux qu’ils ont donnés dans toute autre partie du globe. Dans l’Inde en effet, où l’administration est si clairsemée, qu’un magistrat ou un collecteur administre des contrées grandes comme de petits royaumes, c’est à bras d’hommes seulement, à travers mille fatigues et mille retards, que l’officier européen peut se transporter sur le théâtre d’une émeute, ou venir visiter la caisse d’un comptable infidèle. En mettant l’agent supérieur à même de se transporter presque sans délai d’un bout à l’autre de son district, les chemins de fer feront plus que doubler les moyens d’action et de surveillance du gouvernement. Bien mieux, ils doivent augmenter dans une forte proportion la puissance de l’établissement militaire de la compagnie. Aujourd’hui c’est seulement à certaines saisons de l’année, et avec une grande lenteur, que l’on peut mettre en mouvement des troupes dans le domaine indien. Il faut trois mois par exemple à un régiment pour se rendre de Calcutta à Dehli. A l’aide du rail-way, ce mouvement de troupes, avec des dépenses infiniment moindres, ne prendra plus que quelques jours. Ce sont là des avantages politiques qui défient l’examen le plus minutieux et le plus partial. Reste à savoir si le revenu des chemins de fer en couvrira largement les dépenses, si l’argent des capitalistes trouvera dans ces entreprises un placement avantageux.

Or il est certain que le mouvement des voyageurs européens de l’Inde sera dès le début acquis aux chemins de fer; mais les Européens ne forment qu’une fraction minime de la population du domaine indien, et qui connaît l’obstination des natifs à suivre les usages établis, leur haine invincible de toute innovation, leur ignorance absolue de la valeur du temps, peut, non sans apparence de raison, émettre l’opinion qu’il sera long et difficile de les amener à comprendre l’utilité des chemins de fer. Cependant on peut espérer que certaines classes de la société native habituées au contact des Européens sacrifieront bientôt leurs préjugés à leurs intérêts mieux compris : ainsi les marchands en si grand nombre qui entretiennent des relations d’affaires dans les villes de l’intérieur, de Calcutta à Caboul. On ne peut faire aussi bon marché des préjugés des voyageurs religieux qui viennent, par centaines de mille chaque année, visiter les villes sacrées de Bénarès, Pooree, Gya. On ne préjugera pas toutefois trop favorablement de l’intelligence de ces pèlerins en disant qu’ils finiront sans doute par comprendre qu’outre la rapidité et le comfort du voyage, on n’a pas dans un wagon à redouter la rencontre des thugs, des empoisonneurs, de tous ces malfaiteurs en un mot qui infestent les grandes routes de l’Inde. Il est à remarquer d’ailleurs que, partout où des sections ont été ouvertes, les natifs y sont accourus avec enthousiasme. Ainsi au mois d’août 1854, lorsque la circulation venait de s’établir sur la ligne de Calcutta à Hoogly, on voyait les Hindous se presser au débarcadère par centaines et monter à l’envi dans les wagons, non pas toutefois sans adresser à la locomotive fumante un salut timide et respectueux, comme s’ils eussent voulu gagner les bonnes grâces de quelque démon puissant et familier. Notons aussi cet avertissement plein de couleur locale affiché sur les murs de la gare d’Howrah : « Les personnes qui désirent prendre des places de premières ou de secondes doivent avoir une tenue décente ; » tenue décente, — une chemise !

Si, pour apprécier le mouvement probable des voyageurs sur les chemins de fer de l’Inde, l’on est obligé d’entrer dans un champ d’hypothèses assez étendu, l’on peut parler avec plus de certitude des marchandises dont les voies ferrées, à peine ouvertes, auront à faire le transport. En 1854, le commerce du continent indien, qui est venu se concentrer dans les deux entrepôts de Bombay et de Calcutta, a dépassé la somme de 50 millions sterling. C’est là sans doute un chiffre considérable ; on peut toutefois affirmer, sans crainte d’être démenti par l’événement, que le commerce de l’Inde est loin d’avoir acquis tout le développement qu’il atteindra infailliblement lorsque des moyens de transport sûrs et faciles auront été assurés aux marchandises. Comme on l’a déjà fait observer, le système des voies de communication de l’Inde est demeuré jusqu’à ces derniers temps à l’état de nature ; aujourd’hui même, tout le mouvement commercial en dehors de l’artère du Great trunk Road s’opère à travers des sentiers à peine battus ou sur des rivières dangereuses, navigables seulement à certaines saisons de l’année. De là des frais énormes de transport et des lenteurs qui entravent d’une manière si déplorable les transactions commerciales, que l’on doit compter en première ligne parmi les sources de recettes des chemins de fer indiens le transport des marchandises. Ainsi, dans le Bas-Bengale, presqu’aux portes de Calcutta, les charbons des environs de Burdwan, les indigos du Tirhoot, les opiums de Bénarès et de Patna, fourniront dès le début aux rail-ways des élémens de revenu dont personne ne saurait contester l’importance. Nous en avons dit assez pour montrer quel concours actif et puissant les voies de communication nouvelles doivent prêter à la production du pays et à l’action du gouvernement. Aussi, après une polémique de plusieurs années, la cour des directeurs, cédant enfin à ses intérêts mieux compris, se résolut à intervenir activement dans la question des chemins de fer indiens en garantissant aux capitalistes un intérêt déterminé, et en s’engageant à livrer sans frais le terrain aux compagnies concessionnaires. Cette intervention du pouvoir suprême est sans doute contraire au génie et aux habitudes de la race anglaise, mais dans l’Inde de puissans motifs obligeaient le gouvernement à accorder un patronage actif aux nouvelles entreprises. Auprès du capitaliste de Londres, la communauté indienne est loin de jouir d’une réputation de probité immaculée, et ce n’est qu’avec une excessive circonspection qu’il hasarde ses fonds dans une contrée éloignée dont l’histoire financière est remplie à chaque page de déplorables catastrophes. De plus, si des calculs statistiques établissent que les chemins de fer de l’Inde doivent largement couvrir leurs dépenses, il en est d’autres, non moins statistiques, qui établissent que ces entreprises ne pourront jamais être que de déplorables placemens d’argent. Ces difficultés, dont la cour des directeurs ne pouvait se dissimuler la portée, l’ont amenée à garantir aux capitaux divers taux d’intérêt, proportionnés à la fois aux sommes dépensées et aux avantages publics qui doivent résulter de l’établissement des lignes de fer. Outre ces garanties conservatrices des intérêts des actionnaires, il est un autre mode de concours que le gouvernement de l’Inde a adopté en s’engageant à leur fournir le terrain de parcours sans frais. L’état de la propriété dans l’Inde, qui rend ce mode de subvention facile au gouvernement, eût occasionné aux compagnies de grandes dépenses et d’interminables délais. L’on estime à 200 livres sterling par mille le prix moyen du terrain que le gouvernement doit délivrer à la compagnie concessionnaire du chemin de fer des provinces nord-ouest[13]; c’est une subvention totale de 200,000 livres sterling, outre la garantie d’intérêt. Une dernière question économique se rattache au budget de l’Inde et a vivement préoccupé les esprits en Angleterre il y a quelques années : nous voulons parler des relations de patronage établies entre le gouvernement de la compagnie et les religions natives. Aux premiers jours de la conquête, le gouvernement de l’honorable compagnie, étonné, presque effrayé de l’immensité de ses succès, chercha par tous les moyens à capter la confiance de ses nouveaux sujets. Comprenant avec une rare sagacité combien les folles superstitions des croyances natives avaient gardé d’influence parmi les populations de l’Inde, les hommes d’état anglais qui présidèrent les premiers aux destinées de la conquête s’imposèrent la loi de ne léser en rien les préjugés religieux de leurs nouveaux sujets. Cette tolérance, sage sans doute au début, prit bientôt les proportions d’un patronage ouvert et bienveillant. Aux jours de solennités religieuses, des escortes de soldats accompagnèrent les processions des idoles; le canon fut tiré en leur honneur; le nom de Sri Ganesha, déesse de la sagesse, fut inscrit en manière de dédicace en tête des almanachs publics; les sermens dans les cours de justice furent prêtés sur le Coran ou au nom des idoles hindoues. Enfin, dans les administrations du gouvernement, on toléra ouvertement ces adorations puériles qu’à certains jours consacrés l’Hindou adresse aux instrumens de son métier. Il y eut la fête du papier, celle de l’encre et de l’encrier, des plumes et du tabouret. Ces habitudes de tolérance protectrice une fois érigées en axiomes de salut public par les hommes d’état du service indien, le gouvernement se trouva bientôt amené à intervenir directement dans les affaires intérieures des établissemens religieux du pays.

Sous les gouvernemens antérieurs à la conquête anglaise, les diverses corporations religieuses possédaient des terres destinées par leurs fondateurs à défrayer les dépenses des divers membres de la communauté et les frais du culte. Or il arriva que, les revenus des terres ayant été dilapidés par une mauvaise administration, des corporations ne purent acquitter l’impôt foncier, et que le gouvernement, tant dans l’intérêt du trésor public que pour prévenir le retour de semblables abus, s’empara de l’administration des terres, s’engageant en compensation à payer un certain subside annuel à la communauté religieuse mise en curatelle. Ou bien encore, comme les gouvernemens natifs étaient dans l’habitude aux époques de solennités religieuses de faire des avances à certains établissemens privilégiés, avances dont ils se remboursaient par la perception de taxes locales, le gouvernement anglais fut sollicité de suivre les traditions de ses prédécesseurs.

Pour faire comprendre par un exemple assez original comment s’exerçait cette intervention de l’autorité séculière, il suffira de donner ici quelques détails sur les relations qui s’établirent entre l’autorité anglaise et les brahmes attachés au célèbre temple de Jaggernauth à Pooree. Ces brahmes ayant sollicité des avances du gouvernement de la compagnie, ce dernier ne crut pouvoir mieux faire que de suivre les exemples de ses prédécesseurs, d’accorder les sommes demandées, et d’en opérer le remboursement au moyen d’une taxe prélevée de temps immémorial sur les pèlerins qui venaient visiter le temple. La machine fiscale fut montée d’ailleurs avec tout le luxe de détails et de précautions qui caractérise un gouvernement économe des deniers publics. Une barrière fut élevée autour de la cité, et l’on ne put en franchir l’enceinte qu’en achetant argent comptant, du magistrat chargé de ce service, une passe dont nous traduisons mot à mot le curieux modèle: « A..., habitant du district de ..., est autorisé à faire les cérémonies d’usage, sous la conduite de ..., pendant ... jours, savoir, du ... au… Libre accès lui sera donné au temple de Jaggernauth, et à l’expiration de la période, la présente passe sera renvoyée au gouvernement. » Quoique cette taxe fût modique, le nombre des pèlerins qui visitent chaque année le temple de Pooree s’élevant à plus de cent mille, elle ne laissa pas de fournir un assez joli revenu, dont le gouvernement anglais au reste ne bénéficia qu’avec tout le respect pour la propriété qui le caractérise. De mesquines économies ne furent point faites dans les dépenses de la maison de l’idole, qui demeura montée sur un pied de représentation fort convenable. Comme par le passé, l’affreux morceau de statuaire enfoui immobile dans une niche continua à compter ses serviteurs à la douzaine : faiseur de lit et allumeur de lampe, gardien de nuit et domestique pour le réveiller, serviteur chargé de lui indiquer l’heure et serviteur pour lui offrir le bétel, cuisiniers et marmitons comme de raison, porteur d’éventail et porteur d’ombrelles. Jaggernauth eut même son corps de ballet, des bayadères que les brahmes du temple, par une pieuse attention, avaient soin, dit-on, de choisir aussi jolies que consommées dans l’art de la chorégraphie indienne, tous en un mot, domestiques et bayadères, fonctionnaires du gouvernement anglais, et émargeant très régulièrement comme tels au budget de la compagnie.

Un pareil état de choses ne pouvait manquer d’exciter l’indignation des sectes puritaines, si puissantes en Angleterre. Dès 1833, le patronage, qu’il semblait de bonne politique au gouvernement de la compagnie d’accorder aux rites idolâtres de ses sujets natifs, fut dénoncé avec véhémence à l’opinion publique. La cour des directeurs résista stoïquement à ces attaques jusqu’en 1838, mais à cette époque elle fut obligée de se rendre devant l’agitation et les colères des sociétés religieuses. Des ordres émanés de son sein prescrivirent de ne plus rendre les honneurs militaires aux idoles, de supprimer les taxes des pèlerins aux divers lieux consacrés par la tradition hindoue, de cesser d’écrire les noms des dieux de l’olympe de Brahma en tête des documens publics, et enfin de ne plus exiger les sermens sur le Coran ou les idoles que l’on faisait prêter aux témoins dans les cours de justice. L’expérience a justifié toutes ces réformes, sauf la dernière, qui a détruit la faible barrière que les superstitions religieuses opposaient au parjure, cette plaie vive de l’Inde, et provoque encore aujourd’hui les réclamations de tous les hommes éclairés de la magistrature anglo-indienne.


MAJOR FRIDOLIN.

  1. Voyez les livraisons du 15 novembre et du 15 décembre 1856.
  2. Voyez sur les dacoïts la livraison du 15 décembre 1856.
  3. Le maund vaut 40 seers ou 82 livres anglaises, environ 37 kilog.
  4. On désigne ainsi les établissemens consacrés aux ventes d’indigo.
  5. En 1830-31, le port de Calcutta exportait en sucres une quantité totale de 267,173 maunds; en 1854-55, il en a exporté 1,212,077 maunds. L’exportation pour l’Angleterre était en 1830-31 de 217,371 maunds; en 1854-55 de 708,360 maunds.
  6. Ce bon marché est tel, que le coton sur la plantation peut être produit au prix moyen de 1 penny et 1/2 la livre, tandis que le prix de revient aux États-Unis varie de 2 pence 1/4 à 3 pence.
  7. Les chemins de fer en cours d’exécution dans l’Inde centrale doivent porter remède à cet état de choses, et peut-être n’exagérera-t-on pas l’influence qu’ils sont appelés à exercer sur la culture du coton en ces contrées en disant qu’ils affranchiront sans doute un jour la fabrication anglaise du tribut qu’elle paie à l’étranger pour cette matière de première nécessité. Pour avoir une idée approximative des hautes destinées qu’on peut prédire au coton indien, il suffit de rappeler que des calculs faits sur une moyenne de treize ans en 1846 fixent à 79 pour 100 la proportion des cotons d’origine américaine qui entrent dans la consommation de l’Angleterre, proportion qui n’est que de 12 3/4 pour 100 pour les cotons de l’Inde.
  8. Ce tarif laisse au trésor public un bénéfice de 5 roupies 8 anas par livre sur l’opium de Malwa. Le bénéfice est plus élevé pour l’opium du Bengale. Le prix moyen de revient de l’opium est de 3 roupies 8 anas par seer, soit 280 roupies pour une caisse de 80 seers ou 164 livres, qui, aux enchères publiques de Calcutta, réalise toujours plus de 900 roupies, laissant ainsi un bénéfice d’au moins 7 shill. 6 pence par livre. Les chiffres suivans, extraits des documens officiels, donneront une idée exacte du grand rôle que le monopole de l’opium joue dans les finances de l’Inde.
    REVENU NET DE L’OPIUM.
    Années Bengale Bombay Total
    1845 46 22,079.262 r. 5,956,243 r. 28,033,505 r.
    1846-47 22,793,387 6,068,628 28,862,015
    1847-48 12,915.296 3,712,549 16,627,845
    1848-49 19.582,562 8,875,065 28,457,627
    1849-50 28,007,968 7,294,835 35,302,803


    Les chiffres des dernières années présentent des résultats moins favorables : soit que le succès des rebelles ou l’état de désordre où se trouve plongé le Céleste-Empire ait porté atteinte à la consommation de la drogue, le projet de budget de 1854-55 estime dans cette branche de revenu un déficit de 448,540 liv. st. comparé aux recettes de 1852-53, représentées par 2,687,818 liv. st.

  9. Le tableau suivant, emprunté aux documens officiels, donnera une idée de l’extension prise par le commerce des riz sur le marché du Bengale. ¬¬¬
    Années Quantité Valeur
    1850-51 3,141,022 maunds. 8,549,845 roupies.
    1851-52 3,091,562 3,538,136
    1852-53 3,243,440 3,719,043
    1853-54 4,380,903 5,183,840
    1854-55 5,273,968 5,674,556
  10. Le prix du passage de Calcutta à Maurice varie de 25 à 40 roupies; il est de 140 roupies environ pour Demerari et la Trinité. De mai 1850 à mai 1851, 23 navires chargés de 5,952 coolies sont partis pour Maurice; 1 navire avec 173 coolies, pour la Trinité; 2 navires avec 525 coolies, pour Demerari. Trois ans après, en 1854-55, 29 navires partaient de l’Inde pour Maurice avec 8,059 coolies; 8, avec 2,268 coolies, pour Demerari; 1, avec 286 coolies, pour la Trinité. Des statistiques antérieures portent à 49,000 le nombre des émigrans qui ont quitté le seul port de Calcutta pour les colonies anglaises, des premiers jours de l’immigration jusqu’en 1850. Pendant ces douze dernières années, une population de près de 100,000 Indiens du Bengale a tenté les chances de l’expatriation. L’immigration se fait aussi de Madras sur une échelle beaucoup moindre, et atteint à peine le tiers de celle du Bengale. Il est à remarquer toutefois que les quatre cinquièmes au moins de ces travailleurs sont allés porter à Maurice leur naïve industrie, et sous l’influence de cette main-d’œuvre vivifiante, l’on ne doit pas s’étonner que la production sucrière de l’ile ait de beaucoup dépassé ce qu’elle était aux jours les plus florissans de l’esclavage. Les résultats de l’immigration du Bengale, tous favorables en ce qui concerne la colonie de Maurice, le sont beaucoup moins pour Demerari et les Antilles. Les hauts frais et la longueur du voyage, les rigueurs du climat aux latitudes du Cap, enfin le peu de coolies revenus après l’expiration de leur engagement, 5 pour 100 au plus, sont des motifs qui expliquent que le courant de l’immigration se dirige exclusivement vers Maurice, et que les colonies de l’Amérique ne participent que faiblement au bénéfice du travail indien.
  11. Voici le contingent qu’apportent les diverses tranches du revenu public à la somme totale. L’impôt foncier produit pour le Bengale 35.625,000 roupies, pour les provinces nord-ouest 49,750,000 roupies, pour Madras 35,289,200 roupies, pour Bombay 22,165,480, en tout 142,829 680 roupies. — Les douanes produisent pour le Bengale 10,273,500 roup., pour les provinces nord-ouest 5,222,000 roup., pour Madras 1,136,460 roupies, pour Bombay 3,113,600, en tout 19,745,560 roupies. — Le produit de l’impôt du sel (compris les provinces nord-ouest, qui tirent du Bengale le sel nécessaire à leur consommation) est pour le Bengale de 10,289,300 roup., pour Madras de 4,676,120 roup., pour Bombay de 2,279,560 roup. Le total serait de 17,244,980 roupies sans les frais d’achat et de fabrication, qui, montant à 4,831,544 roupies, le réduisent à 12,413,831 r. — Le monopole de l’opium rapporte, pour le Bengale, 29,971,1 84 r., pour Bombay 7,270,600 r., total, 37,241,784 r., d’où il faut déduire les frais variables d’achat et de fabrication, qui s’élèvent environ au tiers du produit brut, laissant ainsi un bénéfice net de plus de 25 millions de roupies. — L’impôt sur les boissons (sayer akbarry) donne un revenu de 3,152,100 roup. pour le Bengale, de 2,950,000 roup. pour les provinces nord-ouest, de 3,344,430 r. pour Madras, de 1,023,310 r. pour Bombay, total, 10,469,840 roup. — Les impôts divers, timbre, poste, marine, subsides des princes indigènes, tabacs, monnaie de Calcutta, donnent le chiffre total de 15,710,983 roupies. — Les territoires récemment acquis (non régulation provinces) offrent un revenu de 13,000,000 roup., de 2,800,000 roup. pour le Scinde, de 1,300,000 roup. pour Arracan et Tenasserim, de 2,000,000 roup. pour le Pégu, ensemble 19,100,000 roupies. — Ces chiffres, il est bon de le remarquer, expriment plutôt la moyenne de plusieurs années que les revenus d’une année spéciale.
  12. Voici comment se décomposent ces dépenses: administration financière, 20,013,066r.; — justice, 19,582,604 roup.; — douane, 2,027,739 roup.; — marine, 5,632,853 roup.; — armée, 100,695,604 roup.; — intérêts de la dette publique, 33,484,603 roup.; — travaux publics, éducation, subsides aux princes natifs, 44,852,088 roup.; — établissement civil et militaire d’Europe, 20,000,000 roup.; — total, 246,388,557 roupies. Afin de compléter ces détails sur les finances de l’Inde, nous croyons devoir reproduire ici le tableau officiel des revenus et dépenses pendant seize années, de 1835-36 à 1850-51. Nous nous bornerons à citer les chiffres du revenu net, bien que le document officiel donne pour quelques années les chiffres du revenu brut. ¬¬¬
    Années Revenu net Dépenses Déficit Surplus
    1835-36 16,391,000 l. st. 14,924,152 l.st. 1,466,848 l. st.
    1836-37 16,215,000 14,966,776 1,248,224
    1837-38 16,070,000 15,289,682 780,318
    1838-39 16,320,000 16,701,000 381,000 l. st.
    1839-40 15,512,000 17,650,000 2,138,000
    1840-41 16,141,000 17,895,000 1,754,000
    1841-42 16,834,000 18,605,000 1,771,000
    1842-43 17,485,000 18,831,000 1,346,000
    1843-44 18,284,000 19,724,000 1,440,000
    1844-45 18,271,000 18,854,000 583,000
    1845-46 18,998,000 20,493,376 1,495,376
    1846-47 19,896,000 20,867,202 971,202
    1847-48 18,748,000 20,659,791 1,911,791
    1848-49 19,442,000 20,915,115 1,473,115
    1849-50 21,686,172 21,621,326 64,846
    1850-51 20,250,530 19,834,664 415,866
    1851-52 20,404,230 19,872,965 531,265
    1852-53 20,947,425 20,523,168 424,257
  13. La ligne des provinces nord-ouest, celle qui doit relier le chef-lieu politique et commercial de l’Inde aux grands centres de Dehli et Agra, doit tenir la première place, au point de vue commercial comme au point de vue stratégique, parmi les ligues projetées dans l’Inde. La configuration de la contrée n’oppose d’ailleurs que de faibles obstacles à la construction de cette voie ferrée, qui doit relier Calcutta à Dehli par Burdwan, Mirzapour, Allahabad et Agra. De Calcutta à Burdwan, la plus forte montée est de 1 sur 336 dans une longueur d’un quart de mille, et la plus forte descente de 1 sur 379 pour à peu près la même distance. De Burdwan à la rivière Barruckur, le terrain n’offre aucune difficulté sérieuse; mais après avoir traversé la vallée de cette rivière, l’on arrive à la plus forte montée de toute la ligne, dont le maximum ne dépasse pas 1 sur 100, et cela seulement dans une distance d’un tiers de mille. Cette montée est suivie d’une descente de semblables proportions, inclinaison et longueur. Des inclinaisons de 1 sur 155 et 1 sur 186 conduisent de là au sommet de la passe Dunwa, le point culminant de la ligne, où la descente s’ouvre par deux plans inclinés de 1 sur 61 et un plan incliné de 1 sur 62, tous trois de moins d’un mille et demi de long, et séparés entre eux par des zones horizontales d’environ un huitième de mille chacune. Le terrain est ensuite dépourvu d’obstacles jusqu’à Chunar, et de Chuuar à Mirzapour. De Mirzapour à Allahabad, la première partie du tracé offre un niveau presque parfait, et dans la seconde l’inclinaison la plus élevée est de 1 sur 337. De Allahabad à Cawnpore, le terrain s’élève graduellement, l’inclinaison maximum pour les montées étant de 1 sur 2,064, et pour les descentes de 1 sur 1,508. Enfin, de Cawnpore à Agra et Dehli, le chemin de fer ne réclamera presque aucuns travaux de terrassement. D’après cet aperçu topographique, emprunté presque littéralement aux documens officiels, on semblerait autorisé à conclure que dans aucune partie du monde une ligne de même étendue (1,000 milles environ) n’a rencontré de moindres difficultés de terrain. Malheureusement les obstacles sérieux, ceux qui réclament toute l’habileté de la science moderne, ce sont les torrens et les rivières que la voie ferrée rencontre à chaque instant sur son passage. Ainsi elle doit traverser le Gange deux fois, les rivières Ijelenghee, Bhagerrutti, Soane. Le pont qui sera jeté sur ce dernier obstacle, par ses dimensions colossales et par les difficultés vaincues, prendra rang parmi les plus grandes créations de l’art moderne. Il s’agit de franchir un lit de torrent de deux milles et demi de large sur un fonds de sable mouvant dont on n’a pu jusqu’ici sonder la profondeur. Les devis dressés aux premiers jours élevaient à 15,000 livres sterling le prix moyen par mille de la ligne des provinces nord-ouest. Il semblerait, en prenant pour base de calculs les travaux déjà exécutés, que cette moyenne pourrait être réduite de 9 à 10,000 livres sterl. Les taux d’intérêt garantis aux compagnies par les dernières décisions de l’autorité supérieure sont les suivans : dans la présidence du Bengale, 5 pour 100 pour le premier million sterling, 4 1/2 pour les autres; dans la présidence de Madras, 4 1/2 pour 100, et dans celle de Bombay, 5 pour 100.