LES


ANGLAIS ET L'INDE





I.
LES ECOLES ET LES PRISONS.[1]





I

Le problème de l’éducation publique est un des plus importans et des plus ardus qu’un gouvernement soit appelé à résoudre ; mais dans l’Inde il se complique encore de difficultés particulières qui naissent des préjugés de caste et de religion. Pour faire comprendre quels obstacles la propagation des lumières du christianisme et de la civilisation rencontre sur ce sol ingrat et rebelle, il suffira de rappeler les tentatives de propagande chrétienne faites longtemps avant que l’honorable compagnie des Indes eût acquis une influence pré dominante en ces contrées lointaines.

Saint François-Xavier, le premier missionnaire catholique et Européen qui se consacra à l’œuvre de la conversion des Hindous, parut dans la presqu’île de Madras vers le milieu du XVIe siècle. Ses prédications restèrent sans succès, et au bout de neuf années de travaux stériles, il se décida à quitter l’Inde pour n’y plus revenir. L’œuvre interrompue fut reprise au XVIIe siècle par Robert de Nobilibus, jésuite et gentilhomme français, le véritable fondateur de la célèbre mission de Madura. Politique profond, comme tous ceux de son ordre, adoptant sans scrupule tous les moyens qui mènent à bonne fin, Robert de Nobilibus comprit que les préjugés religieux étaient les seuls sentimens vivaces des hommes de l’Inde, et il résolut de s’en faire une arme de propagande en se présentant aux yeux des populations comme un brahme réformateur chargé de la mission sacrée de rendre à la religion sa pureté primitive. Nuls travaux, nulles privations ne lui coûtèrent pour soutenir cette imposture, maintenue jusqu’à la dernière extrémité par ses successeurs. Couverts d’un vêtement couleur orange et d’une peau de tigre, un bâton à sept nœuds à la main, s’abstenant scrupuleusement de nourriture animale et de boissons fermentées, les jésuites de Madura adoptèrent ouvertement toutes les pratiques de la religion des brahmes, et conservèrent le secret de leur foi et de leur origine comme un secret de vie ou de mort d’où dépendait la fortune de la mission. Il serait bien hasardeux de croire sur parole les gens qui pratiquent la fraude religieuse sur une pareille échelle ; mais à la vue des ruines gigantesques de l’établissement de Madura, on peut, sans admettre tous les récits merveilleux des jésuites de l’Inde, regarder du moins comme incontestable l’importance des résultats qu’ils avaient en peu d’années su obtenir.

Les concessions honteuses faites aux préjugés religieux des natifs par les jésuites de l’Inde avaient été presque dès leur origine révélées à Rome, et, au commencement du XVIIIe siècle, le pape Clément XI envoya le cardinal de Tournon, patriarche d’Antioche, avec des pouvoirs ab latere, pour mettre un terme à de pareils scandales. Le délégué du saint-siège, après une enquête scrupuleuse, dénonça et condamna les pratiques des missionnaires jésuites ; il leur défendit, sous peine d’excommunication, de se conformer aux coutumes adoptées par les brahmes. Les jésuites indiens n’acceptèrent pas cette condamnation sans résistance ; des pères furent envoyés à Rome pour en appeler de la décision du cardinal de Tournon, mais leurs réclamations ne furent pas écoutées, et le saint père maintint le décret du cardinal de Tournon dans toute sa rigueur. Cet échec n’intimida point, il est vrai, les missionnaires de Madura, et les négociateurs, sans reculer devant une nouvelle imposture, annoncèrent, à leur retour dans l’Inde, qu’ils avaient obtenu du sacré collège l’autorisation de continuer des pratiques extérieures nécessaires à la conversion des infidèles. Les remontrances, les bulles du saint-siège restèrent sans effet : les pères de la mission indienne continuèrent à se présenter aux populations comme des brahmes de l’ordre le plus élevé, et, comme tels, à se conformer à toutes les pratiques nécessaires pour soutenir cette imposture. Le coup qui ruina l’œuvre de la compagnie de Jésus dans l’Inde ne devait point émaner du pouvoir spirituel de Rome ; la fortune de la mission de Madura succomba dans la lutte qui anéantit l’influence française dans l’Inde. Craignant que les jésuites français ne servissent d’actifs auxiliaires à la cause de leur pays, les autorités anglaises dénoncèrent l’imposture aux populations, qui, éclairées sur le véritable caractère des brahmes de Madura, revinrent immédiatement à leurs superstitions primitives. La réaction fut si complète, que le révérend père Dubois, dont le voyage remonte à la fin du XVIIIe siècle, affirme, dans un des plus remarquables ouvrages qui aient paru sur l’Inde, n’avoir pas rencontré en vingt-cinq ans un seul chrétien véritable. L’édifice élevé avec tant de ruse, de patience, même d’abnégation et de courage, disparut comme par enchantement, du jour où le mensonge qui lui servait de base eut été dévoilé. Les jésuites abandonnèrent en 1765 la mission de Madura, qui fut confiée désormais aux soins des missions étrangères de Paris.

Les travaux des jésuites de Madura ouvrent et ferment la liste des tentatives vraiment considérables faites par l’église catholique pour amener la conversion des natifs de l’Inde. Après eux, les événemens politiques livrent exclusivement ce vaste champ de propagande religieuse aux mains des missions évangéliques. Ce fut en 1705 que le premier missionnaire protestant, le docteur Ziegenbolg, partit pour la présidence de Madras, sous les auspices de Frédéric IV, roi du Danemark, dont les établissemens sur la côte de Coromandel avaient alors une importance considérable. Dans le Bengale, les travaux des sociétés bibliques ne remontent pas au-delà de la seconde moitié du XVIIIe siècle et du docteur Kiernander, qui fut envoyé à Calcutta en 1756 par la société formée en Angleterre pour la propagation des doc trines chrétiennes. L’instant était critique, et, tout entier aux travaux politiques qui donnèrent un empire à l’Angleterre, lord Clive ne s’occupa qu’en passant de la question accessoire de la conversion et de l’éducation des Hindous. Cependant son patronage demeura acquis aux travaux du docteur Kiernander, et ses libéralités pourvurent aux dépenses de premier établissement d’une école où le docteur enseigna aux Hindous de toute croyance les principes du christianisme et les élémens d’une éducation européenne.

Avant la mort du docteur Kiernander, la conquête des provinces du Bengale, Behar et Orissa, était un fait accompli ; la compagnie Anglaise des Indes avait gagné au jeu des négociations et des batailles un empire de plus de trente millions d’habitans. La question de l’éducation des masses indiennes restait néanmoins toujours aussi ardue. Ce fut Warren Hastings qui l’étudia le premier avec une attention sérieuse. L’on peut remarquer à priori que la solution imaginée par cet homme d’état éminent repose sur les données du caractère natif que la société de Jésus avait autrefois prises pour bases de sa fortune indienne. Comme la célèbre corporation, le profond politique comprit que les préjugés religieux étaient les seuls sentimens puissans chez ces hommes primitifs et crédules. Aussi, sous son influence, l’on s’abstint scrupuleusement de porter la moindre atteinte aux superstitions des natifs, et l’on continua dans toutes ses traditions le système des empereurs de Dehli.

Warren Hastings formula ses vues sur la question de l’éducation publique dans l’Inde, en accordant en 1781 le patronage de la compagnie au collège mahométan ou Madrissa de Calcutta, auquel il alloua une subvention annuelle de 3,000 liv. sterl. L’enseignement du Madrissa embrassa le persan, l’arabe, les mathématiques, l’astronomie, la médecine ; mais ces dernières études furent restreintes dans les étroites limites de la science orientale, et telles en un mot qu’elles l’eussent été, si le collège, au lieu de s’appuyer sur le patronage d’un gouvernement européen, eût reçu des subsides d’Akbar ou d’Aurungzebe. Une fois engagé dans cette voie contraire aux innovations, le gouvernement de la compagnie y persista résolument, et, pour témoigner de son impartialité religieuse, admit sur la liste de ses pensionnaires le collège sanscrit de Bénarès, dont la subvention primitive fut portée bientôt de 14,000 à 20,000 roupies. Le but principal de cet établissement était de maintenir intactes les traditions littéraires et religieuses des Hindous. Le professorat n’y était exercé que par des brahmes de la plus haute caste, et l’on y conduisait la discipline et les études conformément aux prescriptions du Dharma shatra, au chapitre de l’éducation. Bon nombre de très honnêtes gens ne connaissant pas plus le chapitre sur l’éducation du Dharma shatra que le Géronte du Médecin malgré lui ne connaissait le chapitre d’Hippocrate sur les chapeaux, nous jouerons quelque peu ici le rôle de geai paré des plumes du paon, en donnant un aperçu de la discipline de collège, telle que la comprend le Dharma shatra, et telle qu’elle se pratiquait Il y a quelques années à peine dans un établissement patenté du gouvernement anglais. Au commencement et, à la fin de chaque cours, l’élève est tenu de serrer respectueusement les mains de son maître et de venir toucher son pied droit de son pied droit, son pied gauche de son pied gauche. Il lui est surtout recommandé, au début et à la clôture des leçons, de prononcer la magique syllabe om, car, sans cette précaution, la science glisserait sur son cerveau comme l’huile sur le marbre : c’est le Dharma shatra qui l’assure du moins. L’élève ne doit, sous aucun prétexte, répondre aux ordres de son tuteur, lui parler étant assis ou couché, la bouche pleine ou la face détournée de lui ; tout ceci ne s’écarte guère des règles de la civilité puérile et honnête. Voici maintenant qui a plus de couleur locale : le pupille ne doit jamais censurer, même justement, les ordres de son tuteur, tourner en dérision sa tournure ou son langage, être envieux de sa science, car de pareilles fautes l’exposeraient à revenir sur la terre pour soixante mille ans, sous les espèces d’un âne, d’un reptile ou d’un gros ver. Nous ne pousserons pas plus loin ces citations, bien persuadé, comme nous le sommes, que le régime disciplinaire du Dharma shatra ne renferme aucun germe d’amélioration susceptible d’être introduit dans les collèges de Sainte-Barbe ou d’Éton.

Le patronage accordé par le gouvernement de la compagnie à l’éducation, exclusivement orientale était sans doute d’une politique sage et prévoyante. Aux premiers jours de la conquête, il était in dispensable de ménager les seuls sentimens violens des natifs, de témoigner par des actes que la poignée d’Européens à laquelle une fortune inouïe avait remis le sort de ces vastes contrées n’entendait pas substituer sa religion aux religions établies. L’avenir de la domination anglaise ne pouvait être assuré qu’à ce prix. Toutefois ce système soulevait une objection fondamentale : il propageait à plaisir des sciences et des religions également fausses, il se bornait en un mot à continuer, en le faisant toutefois moins bien, ce qu’avaient fait les empereurs de Dehli, et ce vice radical du système, les passions politiques et religieuses ne manquèrent pas de l’exploiter, comme un sujet redoutable d’accusation, dans toutes les luttes qui s’engagèrent contre l’ascendant de la compagnie des Indes.

Il existe en Angleterre une influence occulte, fatale en plus d’une circonstance à la fortune publique, mais toujours d’un grand poids dans les destinées du pays : c’est l’influence de ce parti moitié religieux, moitié politique, qui, de son quartier-général d’Exeter-Hall, inonde l’univers de ses missionnaires et de ses bibles polyglottes et au rabais. Habiles à exploiter les passions populaires, les saints devaient dès l’origine se poser en adversaires de la politique de l’honorable compagnie des Indes. Au renouvellement de la charte de la compagnie, en 1793, le représentant le plus considérable et le plus ardent des sociétés bibliques, M. Wilberforce, formula leurs exigences dans la question complexe de l’éducation publique et de la propagande chrétienne, en proposant au parlement d’obliger le gouvernement de la compagnie à entretenir des missionnaires chargés de répandre dans ses domaines les vérités chrétiennes. Le parlement n’accepta pas ces mesures trop hâtives, et le bill de M. Wilberforce fut rejeté à une immense majorité. Cet échec ne découragea pas les missions évangéliques, et leurs efforts pour prendre pied sur la terre promise de l’Inde furent couronnés d’un certain succès sous l’administration du marquis de Wellesley. Ce fut ce grand homme d’état qui le premier autorisa la distribution des traductions bibliques dans les domaines de la compagnie en disant « qu’un chrétien ne pouvait pas faire moins, et qu’un gouverneur anglais ne pouvait pas faire plus, » paroles marquées au triple sceau de la sagacité politique, du patriotisme et d’un véritable esprit religieux.

Ces concessions faites aux sociétés évangéliques ne furent néanmoins que temporaires, et furent bientôt suivies de mesures prohibitives d’une rigueur inutile qui justifiaient presque les accusations violentes dont le parti des saints poursuivait la politique timorée du gouvernement de la compagnie. À propos d’un pamphlet écrit en langue persane et imprimé dans l’établissement danois de Serampour, où les erreurs de la religion mahométane étaient exposées et flétries, le conseil suprême de l’Inde crut devoir proclamer la patrie en danger, et défendre sous les peines les plus sévères les publications ou les prédications religieuses ayant pour but de démontrer la fausseté des croyances natives. Comme pour donner plus d’éclat à ces mesures prohibitives, de nouveaux encouragemens furent accordés aux établissemens destinés à propager les sciences orientales et l’idolâtrie. Aux institutions admises déjà à jouir des bienfaits du gouvernement, l’on ajouta les deux collèges mahométans de Bhaugulpore et de Juanpore. Ce furent là les derniers pas faits dans un système rétrograde que l’intérêt de la chose publique ne justifiait plus. Le temps, des guerres heureuses, la sagesse d’hommes d’état éminens, avaient affermi l’édifice de la domination anglaise dans l’Inde. Une expérience de plus de cinquante années de tolérance avait appris aux populations qu’elles n’avaient point à craindre qu’un système violent de propagande religieuse fût soutenu par les conquérans étrangers. L’appui exclusivement réservé aux sciences et aux religions natives n’était donc plus qu’un anachronisme, une concession faite à des chimères et à la routine. Aussi, au renouvellement de la charte en 1813, le parlement, sous la pression de l’agitation religieuse qui embrasa toutes les provinces du royaume-uni, supprima dans la nouvelle constitution de la compagnie tous les empêchemens qui avaient été accumulés jusque-là pour empêcher la propagation de la foi chrétienne et des sciences modernes dans l’Inde.

La charte de 1813 n’imposait plus aucune restriction aux prédications des missionnaires et à l’établissement d’institutions d’éducation européenne dans les domaines de la cour des directeurs, mais ces derniers, avec la mauvaise humeur naturelle à des plaideurs qui ont perdu leur procès, ne prirent d’abord, on le comprend facilement, aucune mesure pour assurer le succès de réformes qu’ils avaient combattues à outrance. La question de l’éducation des natifs avait triomphé des obstacles que lui opposait une politique de routine timorée ; elle avait encore à vaincre, et ce n’était pas là une victoire aisée à remporter, les préjugés des orientalistes et des savans dont l’influence avait dominé jusque-là dans les plans d’éducation publique adoptés par le gouvernement anglo-indien. Les préjugés des hommes spéciaux avaient si bien dominé dans la question de l’éducation des natifs, que le bengali, l’indoustani, l’urdu, contre l’enseignement desquels on ne pouvait faire valoir l’argument péremptoire des préjugés religieux des natifs, étaient restés en dehors des institutions publiques patronées par le gouvernement anglais. Tous les encouragemens, tous les sacrifices étaient réservés aux établissemens qui répandaient l’arabe, le persan, surtout le sanscrit, langue morte qui joue à peu près dans la société indienne le rôle du grec ancien dans la société européenne. L’entêtement des hommes de science trouvait d’ailleurs un auxiliaire dans cet amour de la routine, cette impuissance d’initiative qui a souvent caractérisé la politique de l’honorable cour des directeurs. Aussi ce fut à des efforts privés que l’on dut dans l’Inde les premières tentatives faites pour diriger l’éducation publique dans une voie rationnelle et progressive. En 1816, plusieurs Européens éminens et quelques natifs éclairés se formèrent en comité à Calcutta et réunirent par souscription une somme de 60,000 roupies, avec laquelle il fut pourvu aux de penses de premier établissement d’un collège hindou, fondé pour enseigner aux natifs la langue anglaise et les sciences modernes. Un succès décisif ne couronna pas cette première expérience ; après six ans d’existence, l’établissement ne comptait pas plus de soixante élèves. Des dissensions qui éclatèrent alors dans le sein du comité allaient conduire cette entreprise à une ruine certaine, quand le gouvernement se décida à intervenir en sa faveur : il fut résolu que l’on réunirait dans les mêmes bâtimens le collège hindou et un collège sanscrit dont la création avait été autorisée par la cour des directeurs.

Les améliorations ne se réalisent pas en un jour dans l’Inde, et les deux écoles réunies ne purent être ouvertes au public qu’en 1827. Les progrès du collège hindou furent rapides et remarquables ; au bout d’un an, il comptait 400 élèves recrutés parmi les familles les plus riches de la communauté native. Le succès intellectuel du nouvel établissement se maintint au niveau de sa fortune matérielle, et si l’on avait pu craindre que l’esprit des jeunes Hindous ne fût qu’un sol ingrat, inhabile à féconder les semences de la science européenne, ces doutes furent bientôt dissipés. Le flambeau de la science eut à peine jeté ses rayons sur ces jeunes esprits, qu’ils en furent comme éblouis, et qu’au sortir des limbes de l’ignorance et des superstitions, ils arrivèrent sans transition à détester et à poursuivre avec fanatisme les idoles qu’ils avaient adorées. Des outrages publics faits par des élèves du collège aux superstitions religieuses de leurs compatriotes accusèrent ouvertement un état de choses qui devait sérieusement effrayer les parens, et le gouvernement, pour y remédier, dut proscrire dans le collège, de la manière la plus sévère, la discussion des matières religieuses.

Ces résultats avaient sans doute dépassé le but désiré ; ils démontraient toutefois victorieusement que les préjugés des natifs n’opposaient pas des obstacles insurmontables à la propagation des sciences modernes, et l’autorité anglaise ne fit que se rendre à l’évidence en entrant timidement dans la voie que l’initiative des individus avait ouverte. Des cours d’anglais, de géographie, de géométrie, d’astronomie, furent ouverts dans les établissemens publics, mais sans que l’on introduisît aucun changement radical dans le programme des études et le mode de distribution des subsides publics. Il était réservé à lord William Bentinck, guidé par les conseils du célèbre historien Macaulay, de réformer en son entier un système d’éducation suranné dont l’expérience avait fait justice. En augmentant le budget de l’éducation publique, il émonda des dépenses parasites et fort considérables, telles que les fonds alloués pour la publication de livres orientaux, les subsides aux élèves pauvres. Dans le nouveau système introduit sous le patronage du noble lord, les études furent dirigées vers l’anglais, les sciences modernes, les langages populaires, le bengali, l’indoustani, Turdu, et désormais le poétique persan, le scientifique sanscrit ne furent plus que des chapitres spéciaux du programme de l’éducation publique dans l’Inde.

On ne pouvait formuler un système d’éducation rationnel et vivace qu’après s’être rendu un compte exact de l’organisation et des ressources de cette branche intéressante des institutions natives : c’est ce que lord William Bentinck comprit d’abord, et, pour éclairer sa religion, il appela M. W. Adams, directeur du journal l’India Gazette, à faire une enquête sur l’éducation dans la communauté native. M. Adams se consacra courageusement à cette mission, et les document qu’il publia après plusieurs années de travaux pénétrèrent jusqu’au plus profond de la société indienne. M. Adams fait voir sous un jour si nouveau les mœurs de cette partie peu connue de la famille humaine, que nous ne craindrons pas de nous étendre un peu sur son remarquable travail.

Quelques mots d’abord sur la manière dont l’enquête fut dirigée. Elle porta à la fois et sur l’éducation publique et sur l’éducation privée. Les établissemens d’éducation publique furent subdivisés en plusieurs sections, suivant que l’enseignement l’était dirigé vers les langages populaires, le bengali, l’indoustani, l’urdu, ou vers les langues étrangères et scientifiques, telles- que l’arabe, le persan et le sanscrit. Pour chacune de ces divisions, on dressa des tableaux statistiques indiquant le nom de la ville ou du village où l’école était située, la nature du local, le nom, l’âge, la caste, la religion, l’étendue des connaissances du maître et le montant de ses recettes ; le nombre des élèves, leurs castes, l’âge moyen auquel ils avaient commencé et l’âge moyen auquel ils finiraient probablement leurs études ; enfin les livres imprimés ou manuscrits en usage dans l’école. Quant à l’éducation privée, les divers points sur lesquels devait porter l’en quête furent à peu près les mêmes. Ainsi les tableaux établissaient, dans une circonscription territoriale donnée, le nombre de familles dont les enfans recevaient une éducation privée ; d’autres colonnes étaient réservées pour le nom, la religion, la caste, les occupations des chefs de famille, etc. Qui connaît même très superficiellement les hommes de l’Inde, leurs habitudes de mensonge, leurs allures timides, les obstacles du climat, la difficulté des communications, comprendra facilement tout ce qu’il fallut à M. Adams de patiente énergie et de sagacité pour réunir avec quelque exactitude les documens de cette statistique herculéenne.

Ces préliminaires établis, examinons, le rapport de M. Adams à la main, les diverses conditions où se trouve l’enseignement public dans la société native pure de tout contact avec la civilisation Européenne, cet enseignement qui subsiste aujourd’hui tel qu’il existait Il y a deux mille ans. Et d’abord où l’école se réunit-elle ? Dans les conditions les plus splendides et les plus comfortables, le local d’une école indienne 3e compose d’une cabane à toits de chaume, à murs de boue et de branchage, dont la valeur ne dépasse jamais une vingtaine de roupies ; mais ce sont la les établissemens de luxe, l’exception. Le plus souvent il n’y a point de bâtimens affectés à l’école, elle se rassemble dans un temple, au coin d’une boutique, sous un arbre, quelquefois même en plein air. Quant au maître, aux termes des lois religieuses, il devrait appartenir à la caste des écrivains. la du moins la barrière des préjugés hindous a été en partie démolie, et l’on trouve à la fois parmi les maîtres des brahmes de l’ordre le plus élevé et des parias des castes les plus basses. Le salaire du maître d’école est payé soit en argent, soit en présens de riz, blé, tabac, en tenant compte de tous ces élémens de recette, on trouve que le salaire des maîtres d’école varie de 2 roupies 5 anas à 6 roupies par mois. Faut-il dire que ces faibles appointemens rétribuent et très largement le peu de manne scientifique que les mentors cuivrés sont capables de distribuer à leurs pupilles ? Ce sont pour la plupart des hommes simples et ignorans, qui enseignent mécaniquement le peu de connaissances qu’ils ont mécaniquement apprises, sans tenter de sortir des limites de l’éducation la plus élémentaire, sans se douter même de l’importance de leur mission. C’est à l’âge de cinq ans que la loi hindoue ordonne de commencer l’éducation, et dans les familles aisées l’initiation première de l’enfant est célébrée par une sorte de fête religieuse, où, en lui guidant la main, on fait tracer sur le sable au débutant les lettres de l’alphabet. Immédiatement après cette cérémonie, le bambin est conduit à l’école voisine. Sa vie scolaire est alors commencée, elle durera de six à dix ans, et se divise en quatre périodes distinctes.

La première ne dépasse pas dix jours ; l’élève apprend durant ces dix jours à tracer les lettres de l’alphabet sur la terre avec un petit bâton. Dans la seconde, qui varie de deux à quatre ans, il est initié aux mystères de l’art d’écrire ; le maître lui trace un modèle qu’il s’essaie à reproduire sur une feuille de bananier à l’aide d’un char bon qui s’efface facilement. Une fois qu’il possède les élémens de la calligraphie indienne et peut écrire des lettres de formes et de proportions convenables, il apprend à prononcer et à écrire des noms de personnes, de castes, de rivières ; sa jeune mémoire est exercée en même temps à retenir des tables de numération peu compliquées. Ces études conduisent à la troisième période, d’une durée moyenne de deux ou trois ans, qui comprend des études grammaticales et des notions de composition et d’arithmétique. Dans la quatrième période, dont le terme ne dépasse pas deux ans, les études mathématiques sont continuées, l’élève est de plus exercé à formuler des lettres de change, des baux, des contrats de toute espèce, des lettres et des pétitions[2].

Quelque rétrécies que soient les limites de cet enseignement, elles dépassent de beaucoup, il est bon de le remarquer, celles de l’instruction donnée dans la grande majorité des écoles natives de l’Inde. Le bagage scientifique du plus grand nombre des maîtres d’école comprend à peine l’écriture, la lecture et les premières règles de l’arithmétique, sans que les livres manuscrits ou imprimés mis à la disposition des pupilles viennent suppléer à l’insuffisance du pédagogue. L’usage des livres imprimés est inconnu dans les écoles natives des districts du Bengale, et quant aux livres manuscrits, ils ne sont en circulation que dans un petit nombre d’établissemens. Presque partout le système de l’enseignement est purement oral. On doit de plus faire remarquer que les textes rudimentaires qui servent en tous les cas à l’enseignement ne sortent pas des folles légendes de la mythologie hindoue, et qu’ils ne peuvent en un mot que servir à développer chez les enfans les superstitions les plus grossières et les plus stupides. Si l’usage des productions de la littérature hindoue doit exercer une action fâcheuse sur l’esprit des jeunes élèves, la moralité de l’éducation n’est guère mieux partagée lorsque l’enseignement est purement oral. Les spécimens d’exercices consacrés aux leçons premières d’écriture et de lecture dans les écoles où l’usage des manuscrits n’est pas adopté, et que nous allons reproduire, suffiront et au-delà pour faire apprécier tout ce qu’Il y a de vicieux dans l’enseignement des écoles natives :


« Un homme doit être aimable pour son ennemi, si par son assistance il peut se délivrer d’un autre ennemi, de même qu’il ôte l’épine qui a percé son pied à l’aide d’une autre épine.

« Une femme est nécessaire pour avoir un fils, un fils pour que des gâteaux soient offerts à vos funérailles, un ami pour trouver assistance dans le besoin ; mais l’argent pourvoit à toutes les nécessités de la vie.

« Posséder bon appétit, bonne nourriture, force virile, belle femme, cœur généreux et beaucoup d’argent, ce sont les véritables signes qu’un homme a bien mérité du ciel dans sa vie antérieure. »


Ces sentences, empreintes d’une philosophie égoïste et mondaine, sont loin d’être les pires de l’espèce, et la décence ne permettrait pas de citer certains passages d’exercices donnés à des enfans, pas sages qui doivent laisser dans de jeunes esprits des taches ineffaçables.

Si l’instruction de l’école native néglige complètement le côté moral de l’éducation, on ne tire nul parti dans la discipline intérieure de l’émulation et des bons instincts des enfans. Pour faire respecter leur autorité, les pédagogues ont recours à des punitions souvent grotesques, quelquefois terribles. Le code pénal en vigueur dans les écoles natives mérite à tous égards qu’on en dise quelques mots. Voici par exemple l’élève condamné à se coucher la face contre terre, avec une brique entre les épaules et une brique au bas des reins, double fardeau qu’il doit porter sans le laisser tomber pendant un temps déterminé : souvent on le contraint à se tirer lui-même les oreilles, et s’il se montre trop indulgent pour ses organes auriculaires, il encourt une punition d’un ordre supérieur, la pendaison par les pieds par exemple, ou bien encore on l’introduit dans un sac en compagnie d’un chat ou d’une botte d’orties. À l’ouverture de la classe, il est d’usage que le mentor écrive sur la main du disciple arrivé le premier le nom de Sarawasti, déesse de la science : ses politesses s’arrêtent là, car le second venu reçoit en manière de bonjour un coup de baguette dans la main, le troisième deux, et ainsi de suite jusqu’au dernier, qui a droit à un nombre de patoches (c’est là, si nos souvenirs sont fidèles, le nom classique de la chose) égal au nombre de petits camarades réunis avant lui dans la classe.

Ce système de terreur, qui paralyse l’intelligence des élèves, exerce de plus une influence pernicieuse sur leur moralité. Pour s’attirer les bonnes grâces du sévère guruh mahashaï, les pauvres enfans se soumettent en victimes résignées à tous ses caprices, et n’hésitent point à voler à la maison paternelle du riz, du tabac, de l’argent même, qu’ils offrent en présent à leur terrible mentor. Ce n’est pas que les jeunes Bengalis, en véritables fils d’Adam, ne tentent à certains jours de prendre leur revanche en semant d’épines la natte du professeur, ou en assaisonnant d’épices le tabac de son houkah. Quelquefois même ils le poursuivent dans l’ombre à coups de pierres, ou, vendetta plus terrible encore, passent processionnellement à la nuit tombante auprès de sa cabane, chantant en chœur des hymnes improvisés où ils promettent force présens à la déesse Kali, si, par son intervention, une mort prochaine vient bientôt les délivrer de leur impitoyable tyran.

Nous n’avons parlé jusqu’ici que des écoles élémentaires de bengali et d’indoustani ; il est temps de dire quelques mots des établissemens de la communauté native, où l’on donne un enseignement d’un ordre plus élevé. Ces établissemens se divisent en trois catégories distinctes : les écoles de persan, les écoles d’arabe, et les écoles de sanscrit.

Le persan est le langage des sciences et de la véritable littérature orientale, il se lie intimement aux souvenirs de gloire et de puissance de la population mahométane de l’Inde. De plus, sous l’influence du système politique de statu quo qui a prévalu si longtemps dans les conseils de l’honorable compagnie, le persan est demeuré exclusivement jusqu’à ces derniers temps le langage des affaires, des cours et des tribunaux. L’on s’explique donc facilement, à tous égards, que ce langage soit très répandu parmi la population native, sans distinction de croyances religieuses. Le programme d’enseignement des écoles de persan comprend la lecture, l’écriture, le mécanisme grammatical du langage, la composition, l’étude des poètes, etc. Si les livres imprimés n’y sont point toujours employés, on s’y sert universellement d’ouvrages manuscrits dont la morale est de beaucoup supérieure aux légendes informes et aux sentences impures en usage dans les écoles de bengali et d’indoustani. L’enseignement de l’école persane emploie en moyenne de dix à douze ans : les élèves commencent leurs études vers l’âge de huit ans et les terminent de vingt à vingt-deux. Les maîtres de persan, comme instruction, position sociale, tiennent un rang plus élevé que leurs confrères ; aussi les honoraires, fruits de leurs travaux, sont-ils plus considérables, quoiqu’ils ne dépassent pas six roupies par mois en moyenne. L’on donnera une idée assez exacte du rôle que joue le persan dans l’éducation native en empruntant aux tableaux statistiques publiés par le gouvernement indien le chiffre des élèves des écoles de persan dans le district de Burdwan, dont la population s’élève à plus d’un million d’âmes : ces écoles comptent 3,654 élèves, savoir : 2,096 musulmans et 1,588 hindous.

Les écoles d’arabe se divisent en deux catégories : les écoles d’a rabe vulgaire, dont l’enseignement, d’une puérilité exceptionnelle, consiste à apprendre aux élèves la forme, le nom, le son de certaines combinaisons de lettres, sans leur en donner le sens, et les écoles d’arabe lettré. Ces dernières ont de nombreux points de contact avec les écoles de persan, et sont souvent tenues dans le même local. L’on peut dire toutefois, et c’est là la seule distinction qu’il soit possible d’établir entre elles, qu’un professeur d’arabe lettré peut toujours enseigner le persan, mais qu’un professeur persan ne peut enseigner l’arabe. La durée de l’enseignement complet dans les écoles d’arabe lettré dure de douze à treize ans. Ces écoles sont au reste peu fréquentées, et comptent seulement 158 élèves dans le district de Burdwan : 149 musulmans et 9 hindous.

Par la nature comparativement élevée des études, les écoles de sanscrit tiennent le premier rang parmi les institutions d’enseignement des natifs. Elles ont aussi sur les autres établissemens la supériorité du nombre. Ces écoles, où toutes les branches de la science indienne sont enseignées par l’intermédiaire du sanscrit, ne sont pas exclusivement fréquentées par les brahmes, mais bien par toutes les castes respectables auxquelles la loi religieuse permet de frayer avec eux. Cependant les élèves des castes inférieures peuvent être initiés seulement aux branches séculières de la science : l’étude de la loi, de la philosophie, des poèmes sacrés, est le monopole exclusif de l’ordre brahmanique. Les écoles de sanscrit doivent pour la plu part leur origine à des efforts privés, et ne renferment invariablement qu’un seul maître ou pundit qui professe la branche de la science native qui lui est le plus familière. Les élèves passent d’une école à l’autre, suivant qu’ils veulent étudier l’astrologie, la médecine, la loi ou les poèmes sacrés ; il résulte de cette organisation vicieuse que, dans toutes les écoles, les élèves se divisent en internes et en externes : or, l’éducation étant gratuite, le maître doit loger les in ternes et les nourrir à ses frais. La libéralité de ses amis, quelque fois des souscriptions faites dans la communauté native, l’aident à défrayer ces dépenses. Le pundit compte encore d’autres ressources, il est généralement attaché comme chapelain à quelque famille opulente et reçoit en cette qualité des honoraires ; de plus, aux jours de solennités religieuses, il est d’usage que ses coreligionnaires lui offrent des présens, souvent assez considérables[3].

Parlerons-nous maintenant de l’éducation de la femme indienne ? Le sujet prête peu au développement, car Il y a là une lacune complète dans les institutions natives, et l’on peut remarquer dès le début que les femmes qui ont reçu quelque instruction appartiennent toutes aux classes les plus dégradées de la population. On ne saurait mieux dépeindre l’ignorance profonde dans laquelle est plongée la population féminine de l’Inde qu’en disant, nous parlons ici seulement, on doit se le rappeler, des études de la communauté native, qu’il n’existe pas dans tout le Bengale une seule école publique consacrée à l’éducation des filles, et que parmi des populations de plusieurs centaines de mille âmes, on compte par unité les femmes ayant reçu les notions premières de la lecture et de l’écriture.

L’éducation des femmes de l’Inde a préoccupé bon nombre d’esprits d’élite de la communauté européenne, et à plusieurs reprises des efforts énergiques ont été faits par des hommes haut placés dans le gouvernement de la compagnie pour répandre quelque lumière au milieu de ces profondes ténèbres. Malheureusement il faut constater que quoique des ouvriers ardens aient accepté depuis plus de trente ans cette mission ingrate, le premier sillon n’a pas encore été ouvert sur ce sol hérissé de préjugés religieux. L’on donnera au reste une idée des difficultés de l’entreprise en disant que la pieuse femme d’un missionnaire qui entretint à ses frais pendant plusieurs années, dans une grande ville de l’intérieur, une école de filles, dut reconnaître avec une mortelle douleur que toutes ses élèves, presque sans exception, finissaient par alimenter la population des antres de prostitution de la cité. Outre ce fait, qui explique les préjugés que la communauté native entretient contre l’éducation des femmes, certains usages sociaux opposent une barrière infranchissable aux travaux d’éducation féminine les mieux organisés et les plus énergiquement soutenus. C’est de huit à dix ans que les filles hindoues contractent mariage, et à partir du jour de la cérémonie nuptiale, elles sont condamnées à vivre dans la réclusion du harem, où elles oublieraient facilement le peu qu’elles auraient pu apprendre à l’école dans un âge aussi tendre. Aussi on a eu beau mettre en pratique les moyens les plus divers, essayer de tenter les familles pauvres en accordant une prime journalière à chaque enfant qui assiste au cours de l’école, comme cela s’est pratiqué dans certains établissement de Calcutta, ou bien s’efforcer de rallier à la cause de l’éducation les castes élevées : partout le résultat a cruellement trompé les espérances. Un homme dont le passage dans l’Inde a été marqué par les plus généreux sacrifices en faveur de la cause de l’éducation des natifs, l’honorable Drihkwater Béthune, membre du conseil suprême, accorda il y a quelques années une donation princière à une école où il espérait pouvoir réunir les jeunes filles des meilleures familles indiennes de Calcutta. Dans cet espoir, les règlemens du nouvel établissement proscrivaient toute tentative de conversion religieuse ; les préjugés de caste, les habitudes de la famille indienne devaient être scrupuleusement respectés. Et cependant cette institution, ouverte depuis plusieurs années dans une ville d’un million d’âmes, sous le patronage des hommes les plus éminens du gouvernement de l’Inde, dotée d’une manière libérale, n’a jamais compté plus de soixante élèves ! En présence de ces résultats négatifs, quelques hommes compétens dans la question de l’éducation native croient devoir recommander maintenant d’avoir recours à l’éducation privée, d’organiser un corps d’institutrices soldées sur un fonds commun, qui iraient porter l’instruction dans les divers harems. On comprend toutes les difficultés d’exécution que présente un pareil système, et cependant c’est celui auquel, en désespoir de cause, on se rattache aujourd’hui.

Les travaux de l’enquête de M. Adams, auxquels on vient d’emprunter tous ces détails, ne purent embrasser tout le Bengale : la vie d’un homme n’eût pas suffi à cette lourde tâche. Cinq districts sur trente-deux furent seulement soumis à ses investigations ; mais en prenant pour base les données qui y furent recueillies, l’on arrive à des chiffrés approximatifs qui expriment avec une terrible éloquence l’état d’ignorance et de barbarie où croupissent les populations du domaine indien. Pour ne pas trop généraliser, on n’appliquera ces chiffres qu’au Bengale proprement dit, qui compte environ 36 millions d’habitans.

Suivant les tables dressées par M. Adams dans les districts où l’éducation est le plus répandue, 16,05 enfans sur 100 vont à l’école, et dans les districts où elle l’est le moins 2,05, soit, comme moyenne proportionnelle de la population des écoles à la population totale, 7 ¾ pour 100. Le chiffre est encore inférieur pour les adultes ayant reçu des rudimens d’éducation, il s’élève seulement à 5 3/4 pour 100. Si, en s’appuyant sur ces données premières, que recommandent les travaux les plus sérieux, l’on évalue à 36 millions d’âmes la population du Bengale, dont la moitié, les femmes, ne possèdent que par exception infinitésimale les connaissances les plus élémentaires, on trouvera qu’au compte le plus favorable, 7 3/4 pour 100 sur 18 millions, soit environ un million et demi d’individus, reçoivent ou ont reçu des notions plus ou moins étendues d’éducation, et qu’ainsi dans le Bengale proprement dit près de 34 millions d’êtres à forme humaine vivent complètement étrangers aux premiers rudimens de la science. Les tableaux statistiques d’où l’on doit déduire ces effrayantes conclusions semblent toutefois contenir quelques indications d’un progrès lent et souterrain qui s’accomplit silencieusement au sein de la communauté native. Ainsi la société hindoue, telle que l’ont faite les traditions et les lois religieuses, se divise en trois classes distinctes : les brahmes, qui ne peuvent se livrer aux professions diverses auxquelles préparent surtout les cours des écoles de bengali et d’indoustani ; les castes marchandes ; enfin les castes dégradées, vouées à des métiers qui ne réclament aucune sorte d’instruction. Or l’on remarque que dans les districts qui se trouvent le plus en contact avec la civilisation européenne, le nombre des jeunes brahmes qui suivent les études des écoles primaires, et accusent ainsi l’intention d’embrasser des professions industrielles que les préjugés religieux devraient leur interdire, est de beaucoup supérieur à celui des élèves des autres castes. Cette proportion n’existe plus dans les districts éloignés, où le monopole de l’éducation primaire appartient toujours aux castes marchandes, qui dirigent ainsi leurs enfans vers les industries héréditaires de leur ordre. On peut cependant tirer de ce fait, sans en exagérer la portée, la conséquence que la barrière des préjugés religieux a été partiellement renversée, et que, le temps, la libéralité intelligente du gouvernement aidant, le progrès se généralisera. Notons aussi que la population hindoue montre moins de répugnance pour l’instruction que la population mahométane, car les statistiques officielles établissent que les élèves appartenant à la croyance musulmane entrent seulement pour 1/18e dans la population totale des écoles.

Si l’on passe de l’enseignement donné par les natifs aux institutions placées sous le patronage de l’honorable compagnie des Indes, on rencontre trois catégories d’établissemens[4], savoir : les col lèges destinés à la propagation des sciences orientales pures, tels que le collège sanscrit et le Madrissa de Calcutta, — les collèges et les écoles secondaires dont l’enseignement aborde les sciences européennes, — enfin les écoles primaires destinées à propager les notions élémentaires de la lecture, de l’écriture, de l’arithmétique et des langages vulgaires. Nous avons déjà parlé avec assez de détail de la première catégorie pour n’avoir pas à revenir sur ce sujet ; quant à la troisième, les personnes les plus intéressées et les plus compétentes dans la matière s’accordent à reconnaître que les résultats obtenus jusqu’à ce jour dans le Bengale sont nuls ou à peu près ; il n’y a donc lieu de s’occuper ici que des écoles qui ont pour but de propager parmi la population indigène la langue anglaise et la science moderne.

Pour encourager les parens à envoyer leurs enfans aux écoles autant que pour exciter l’émulation des élèves, le gouvernement anglo-indien a emprunté aux universités anglaises le système des senior et junior scholarship. Ces distinctions, qu’on décerne à la suite d’examens, confèrent aux lauréats un salaire de 8 roupies par mois pour les junior scholarship, et un salaire variable de 12 à 50 roupies pour les senior scholarship. Le titre de junior scholarship, qu’on n’obtient guère qu’après cinq ou six ans d’études, peut se conserver deux ans. Le titulaire d’une senior scholarship peut en jouir pendant une période de cinq années, mais à la condition de prouver par un examen annuel l’efficacité de ses travaux dans l’année expirée. À la fin de ses études, le titulaire d’une senior scholarship de première classe est recommandé officiellement à l’administration et appelé ordinairement à un emploi public. Il est distribué annuellement par le gouvernement du Bengale environ trois cents senior et junior scholarship.

Le collège hindou de Calcutta, les collèges de Hoogly, Dacca, Kishnagur, sont soumis au programme combiné de la senior et de la junior scholarship[5] ; les études dans les écoles secondaires de Howrah, Midnapore, Baraset, Ghittagong, Commilah, Sylhet, Banco-rah, Bauléah, Burdwan, Jessore, etc., toutes subventionnées par le gouvernement, sont circonscrites aux matières de l’examen pour les junior schoiarship. Si le lecteur tient, au reste, à se faire une juste idée d’un établissement d’instruction secondaire dans l’Inde, qu’il veuille bien nous suivre au collège hindou de Calcutta. Cet établissement, situé dans Wellesley street, une des grandes rues de ceinture de la cité, ne se recommande pas par la distribution intérieure. Les salles, petites et étouffées, seraient beaucoup mieux appropriées à un climat sibérien qu’au sol brûlant du Bengale. Le bâtiment principal, orné d’un portique plus ou moins grec, ouvre sur une cour intérieure au milieu de laquelle s’élève une statue de marbre représentant David Hare, ancien horloger, l’un des premiers et plus ardens promoteurs de la cause de l’éducation dans l’Inde. Deux bâtimens, dont les dispositions intérieures sont beaucoup mieux entendues, ont été ajoutés de droite et de gauche au corps principal. Les salles de l’étage inférieur sont affectées à l’enseignement de l’école secondaire, et celles du premier aux classes du collège. L’école reçoit seulement des élèves appartenant aux hautes castes, tandis que toutes les croyances et toutes les castes sont admises à suivre les cours du collège. L’aspect des classes ne manque pas d’originalité. Les élèves, vêtus uniformément de mousseline, le cahier ou le livre d’études à la main, sont assis sur des bancs adossés à la mu raille. Au milieu de la salle, un pédagogue, généralement le nez armé de besicles, distribue à l’assistance les trésors de l’arithmétique ou de la grammaire anglaise ; mais ce qui frappe le visiteur, ce sont les salles destinées au premier âge et peuplées de petits babons aux grands yeux, aux cheveux noirs, vêtus de costumes pleins de fantaisie, le nez et les oreilles ornés de pendans, quelques-uns d’un grand prix, qui labourent silencieusement sur leurs ardoises les premières lettres de l’alphabet. Ces petites figures calmes et graves pétillent d’intelligence. Il est loin d’en être ainsi dans les classes supérieures du collège, dont les rares élèves, à la contenance morne, à l’œil déjà éteint sous la funeste influence de l’opium, prennent des notes, avec une résignation endormie, sur l’économie politique ou les Essais de Bacon. Dans les quelques pieds carrés de jardin attenant aux bâtimens du collège, l’on a installé fort récemment une gymnastique ; mais la jeunesse hindoue est peu portée aux exercices corporels, et, l’heure de la récréation arrivée, les élèves se retirent dans de petits coins, en compagnie de bonbons, de sucreries, dont ils peuvent digérer, dit-on, des quantités incroyables, devant lesquelles reculerait cet oiseau favorisé de la nature, l’autruche. Ajoutons encore, à l’éloge de la population du collège hindou de Calcutta, que les punitions corporelles n’y sont point en usage, et que dans cet établissement il ne s’applique d’autre châtiment que l’exclusion.

À quelque distance du collège hindou se trouve une école auxiliaire ouverte à toutes les castes et d’un prix moins élevé, 2 roupies par mois. Cet établissement compte 400 élèves et semble appelé à un grand avenir, quoiqu’il faille reconnaître que jusqu’à présent l’on n’ait point fait les plus grands sacrifices en sa faveur. L’établissement entier se compose d’une salle de moyenne dimension où les 400 élèves sont groupés tant bien que mal, et dont la température doit donner au visiteur, en mai et en juin, une assez juste idée des souffrances des victimes du Black-Hole, sinon de l’enfer.

La population juvénile des établissemens placés sous le contrôle du conseil d’éducation du Bengale s’élève à 10,988 individus. Les établissemens qui réunissent le plus grand nombre d’élèves sont le collège hindou de Calcutta, qui en compte 488, le Madrissa 280, le collège de Hoogly 395, etc. La redevance universitaire imposée aux élèves est de 3 roupies par mois pour les écoles et les classes inférieures du collège de Calcutta, et de 5 roupies pour les classes supérieures de ces mêmes collèges ; dans l’intérieur de l’Inde, ces redevances ne sont plus que de 2 et 3 roupies. Il faut ajouter que le principal des collèges a pleins pouvoirs en matière de finance, et que tout élève qui témoigne d’assiduité et de bonne conduite obtient sans difficulté la faveur de suivre les cours gratuitement. L’on estime qu’environ 5,000 élèves acquittent en tout ou partie les droits universitaires ; la bonne moitié de la population des écoles reçoit donc une éducation gratuite. En 1851-52, les recettes des établissemens d’éducation du Bengale se sont élevées à 77,106 roupies, les de penses à 521,924 roupies ; il est resté ainsi à la charge du trésor public une somme de 444,818 roupies.

La sous-présidence des provinces nord-ouest, dans laquelle un système d’éducation analogue à celui de la présidence du Bengale est en vigueur, compte les collèges de Dehli, d’Agra, de Benarès, de Roorkee, les écoles secondaires de Bareilly, Ajmere, Saugor, qui réunissent une population de 1,548 élèves. Dans cette division de l’empire indien, d’heureuses tentatives ont été faites pour améliorer l’éducation donnée dans les écoles primaires natives. En accordant à ces établissemens chétifs de faibles subventions en livres et en argent, le gouvernement a acquis fin droit de contrôle qui lui permet jusqu’à un certain point de moraliser et de diriger les études d’une population de près de 40,000 élèves. Les dépenses des établisse mens d’éducation dans les provinces nord-ouest s’élèvent à environ 200,149 roupies, y compris la subvention aux écoles primaires natives, fixée à 50,000 roupies.

Dans la présidence de Bombay, les établissemens destinés à propager les sciences modernes et la langue anglaise sont le collège Elphinstone, le collège de Poonah et le collège médical, l’école centrale de Bombay, les écoles de Surate, Rutnagherry, Ahmedabad, Ahmednugur, Dharswar, Broach, Tannah, Sattara, Rajcote, Dhoolia, en tout 17 institutions renfermant une population de 2,781 élèves. Dans cette présidence, l’on a aussi tenté et non sans succès de soumettre à une certaine surveillance les écoles primaires natives. À cet effet, le territoire de la présidence a été divisé en trois districts, dont un fonctionnaire public spécial visite périodiquement les établissemens d’éducation. Le nombre des élèves du premier district s’élève à 6,620, celui du second à 3,099, et celui du troisième à 4,351. En tenant compte des élèves des écoles primaires natives de la ville de Bombay (474) et de ceux de la province de Katiawar (762), l’on trouve que dans la présidence de Bombay 18,087 jeunes gens suivent les cours d’institutions placées sous le contrôle du gouvernement. Les dépenses de l’éducation publique dans la présidence de Bombay figurent à son budget pour une somme de 150,000 roupies ; mais ce n’est pas le total de la subvention affectée à ce service. Il existe des fonds particuliers provenant de donations, souscriptions, legs, etc., dont le revenu annuel, d’un lac de roupies environ, appartient au collège médical et au collège Elphinstone, si bien que l’on peut évaluer le subside annuel accordé à l’éducation dans la présidence de Bombay à 250,000 roupies.

Il y aurait oubli et injustice à ne pas dire ici quelques mots des efforts tentés par une branche de la communauté native, la communauté parsee, pour propager en ces contrées l’éducation et la civilisation européennes. De ces efforts, on ne citera qu’un exemple. Lorsque le riche parsee sir Jamsetjee Jejeebhoy fut investi des honneurs de la chevalerie, ses compatriotes, en commémoration d’un événement glorieux pour leur race, résolurent de former par souscription un fonds destiné à subvenir aux dépenses de l’éducation des jeunes parsees pauvres. Sir Jamsetjee Jejeebhoy fut à peine instruit de ce projet, qu’il mit son nom en tête de la liste avec la souscription princière de 3 lacs de roupies et 15 actions de la banque du Bengale, environ un million de francs ! Ce fonds, dont le revenu annuel Relève à 40,000 roupies, défraie les dépenses de maisons d’éducation consacrées aux jeunes parsees dans les villes de Surate, Bombay, etc.

La présidence de Madras, encore moins bien partagée que ses jumelles, ne possède qu’un seul établissement d’éducation sous le patronage du gouvernement, l’université de Madras, qui compte douze années d’existence. La subvention accordée par le trésor à l’enseignement s’élève à 50,000 roupies.

On a pu voir avec quelle rigueur les établissemens placés sous le contrôle de la compagnie sont maintenus dans les limites de l’éducation séculière, en dehors de toute tentative de propagande religieuse. Ce système exclusif, justifiable peut-être, est si strictement pratiqué, que l’on ne voit pas le corps nombreux des chapelains de la compagnie, qui semblerait appelé naturellement à diriger le mouvement chrétien et civilisateur dans ses domaines de l’Inde, prendre part aux travaux destinés à y propager la foi chrétienne et les lumières de l’Europe. Une seule institution relève de l’établissement ecclésiastique de la compagnie, c’est le Bishop’s Collège, dont l’étranger admire les splendides bâtimens en avant de Calcutta, sur la rive droite du Gange. Fondé en 1817, ce collège devait former parmi les natifs des prêcheurs catéchistes. Malheureusement, soit que le programme des études ait été mal formulé, soit tout autre motif, ce collège, presque entièrement délaissé, compte à peine douze élèves en moyenne, et c’est aux tentatives privées, aux efforts des sociétés évangéliques de l’Angleterre et de l’Amérique qu’est abandonné entièrement le soin de la propagande religieuse dans l’Inde. Vingt-deux sociétés évangéliques, anglaises, américaines ou allemandes, entretiennent des missionnaires dans l’Inde anglaise et fournissent le magnifique subside annuel de 187,000 livres sterling aux dépenses de la propagande chrétienne. Nous tirerons des comptes-rendus adressés en 1851 aux sociétés métropolitaines quelques chiffres qui peuvent servir à formuler les résultats des labeurs de l’apostolat évangélique.

L’état-major des missions protestantes dans l’Inde se compose de 853 missionnaires, savoir : 360 européens et 493 natifs. Les établissemens qu’ils dirigent se divisent en trois classes : les écoles où l’on enseigne les sciences modernes et la langue anglaise, situées surtout dans les grands centres de population ; des sortes d’hôpitaux où l’on accueille et élève les orphelins et les enfans pauvres ; enfin des écoles primaires où l’on enseigne la lecture, l’écriture et l’arithmétique dans la langue vulgaire du pays. Ces derniers établissemens, qui ont donné des résultats très remarquables, sont ainsi répartis : 127 dans la présidence du Bengale, 55 dans les provinces nord-ouest, 65 dans la présidence de Bombay, 852 dans la présidence de Madras, total 1,099 écoles fréquentées par une population de 74,000 élèves. Dans la présidence de Madras, où leurs travaux sont plus actifs que dans les autres divisions de l’empire indien, les missionnaires ont ouvert 229 écoles pour les filles, qui réunissent 6,929 élèves. Enfin les missionnaires protestans desservent 309 chapelles et administrent les secours spirituels à une communauté de plus de 103,000 âmes.

Faut-il accepter aveuglément ce dernier chiffre ? est-il moins gros d’illusions que ceux donnés par la correspondance des jésuites de la mission de Madura ? Le témoignage des hommes les plus au courant des choses de l’Inde ne saurait malheureusement laisser aucun doute. À l’exception d’un petit nombre d’esprits d’élite qui ont accepté avec enthousiasme la révélation chrétienne, il ne se rencontre guère parmi les natifs convertis que des individus des plus basses castes, chrétiens du lendemain, si l’on peut emprunter cette expression à la langue révolutionnaire, généralement les plus corrompus d’entre les indigènes, que l’appât des secours que les missionnaires prodiguent autour d’eux, ou de pires motifs encore, attirent au banquet de la communion évangélique. C’est avec regret que nous constatons ici cette opinion, unanime parmi les hommes qui ont acquis une connaissance sérieuse du caractère hindou, que les prédications des missionnaires protestans n’ont fait aucune impression durable sur ces races endurcies dans l’idolâtrie, et que si quelque accident imprévu enlevait subitement à l’Inde les missionnaires évangélistes, de la communauté, de cent mille âmes qu’ils disent avoir amenée aux vérités chrétiennes un bien petit nombre seul ne retomberait pas dans les erreurs grossières des religions natives. Si l’on veut examiner à leur point de vue véritablement utile et sérieux les travaux des sociétés bibliques dans l’Inde, c’est dans les écoles des grands centres, de Calcutta surtout, qu’il faut aller les étudier. Qu’on visite par exemple l’école établie dans la capitale du Bengale par les missionnaires appartenant à la société du Free ckurck of Scotland. Chaque samedi, à midi, les étrangers sont admis dans l’établissement et peuvent assister à un examen oral. Les élèves les plus avancés sont rangés sur les bancs d’un amphithéâtre situé au milieu d’une grande salle, aux murailles tapissées de maximes empruntées aux Écritures. Ils sont là au moins cent cinquante jeunes babous pressés sur des gradins qui montent jusqu’au plafond, et l’aspect de ces têtes noires, de ces yeux brillans, uniformément superposés sur des robes de mousseline d’une éclatante blancheur, est tout à fait original. Assis au milieu de ses visiteurs, faisant face à l’amphithéâtre, le chef de l’institution, homme de haute taille et de la plus bienveillante physionomie, passe en revue les divers sujets d’études, les deux trigonométries, l’histoire, la géographie, la grammaire, les livres saints, et l’auditoire répond en chœur à ses questions ; à moins qu’il n’ait spécialement désigné quelque élève. Cette sorte de conversation bienveillante entre le maître et les disciples nous a beaucoup frappé, non-seulement par la sagacité des réponses faites à des questions assez compliquées, mais par la tenue parfaite de l’auditoire. Quoique l’examen se fût prolongé au-delà du temps ordinaire des études et eût ainsi empiété sur la récréation, nous ne pûmes surprendre un seul élève en flagrant délit de tenue inconvenante ou de babillage indiscret. Il est vrai de dire que sur ces cent cinquante noirs personnages, âgés en moyenne de quinze ans environ, la bonne moitié portait d’imposantes moustaches, et était déjà passée, le professeur nous l’assura du moins, à l’état d’homme marié et de chef de famille. Deux mots pour terminer ce croquis de la salle des commençans, où se trouvent réunis une centaine de petits drôles qui chantent en chœur, avec de petites voix fêlées, a, b, c, d, et ba, be, bi, bo, bu, les yeux tournés vers un tableau qu’un vénérable brahme couvre de gros caractères. Plus de 4,000 enfans à Calcutta, dans les seuls établissemens des missions protestantes, reçoivent une éducation solide et pratique, et tout esprit libéral, en applaudissant à des succès réels, doit désirer qu’un plus grand développement soit donné à des institutions pleines d’avenir.

À quel prix l’éducation se développe dans l’Inde, c’est ce qu’on connaît maintenant : il ne reste plus qu’à comparer au chiffre du budget actuel de l’instruction publique le chiffre du budget d’Il y a quarante ans. En 1813, les sommes allouées à l’éducation européenne par la compagnie s’élevaient à 8,129 liv. sterl. La subvention de l’éducation dans l’Inde s’élève aujourd’hui à 9 lacs de roupies (2,500,000 fr.). On ne saurait donc nier le progrès. Ce chiffre toutefois, si l’on se rappelle qu’il s’agit d’une population de 140 mil lions d’individus et d’un budget de 600 millions de francs, a une assez triste éloquence pour qu’il ne soit point nécessaire de démontrer en de longs commentaires que le gouvernement de l’Inde est loin d’avoir satisfait à la charge civilisatrice qui lui est échue en partage. Non pas que l’on puisse se dissimuler les difficultés de la question de l’éducation publique dans l’Inde, les obstacles que les préjugés des natifs, la violence enthousiaste des sectes religieuses, les intérêts de la politique opposent aux efforts civilisateurs les plus énergiques et les mieux entendus ; mais tout en avouant qu’un progrès rapide est impossible, il est permis de reprocher au gouvernement de la compagnie d’avoir compliqué sa tâche par une excessive parcimonie, et surtout par une absence totale d’organisation et de système. Peut-on s’expliquer avec quelque apparence de raison que, dans une administration montée comme l’est celle de l’Inde, il ne se soit trouvé jusqu’à ces dernières années qu’un fonctionnaire, un seul, que ses devoirs attachassent exclusivement à la question de l’éducation. Il y a en effet quelques mois à peine que la sous-présidence des provinces nord-ouest était la seule division de l’empire indien où un inspecteur général fût chargé de la surveillance et de la direction en chef des établissemens d’éducation. Dans les autres présidences, ce département était administré par un board ou comité composé d’hommes éminens et bien disposés sans doute, mais qui, choisis selon le hasard de leur position, n’avaient ni les connaissances spéciales indispensables, ni même le temps nécessaire pour examiner et résoudre les détails multiples inséparables de la question d’éducation[6]. La part du lion, dans les allocations du trésor public, est employée, et c’est là un tort grave, à subventionner des établissemens dont l’enseignement est d’un ordre trop élevé. Le calcul différentiel, Shakspeare, Byron, l’économie politique, nourrissent avec raison, et nourriront longtemps encore de leur manne fortifiante les jeunes esprits qui fréquentent les universités européennes ; mais cette nourriture spirituelle raffinée est-elle bien celle qui convient à de jeunes sauvages, chez lesquels les traditions de la maison paternelle n’ont tendu qu’à développer les habitudes et les instincts immuables de l’Inde, tels aujourd’hui qu’ils étaient aux jours du Christ, à la conquête de Bacchus, aux temps du déluge ? Il existe, on n’en saurait douter, entre l’éducation de la famille et celle de l’école des affinités certaines que l’on ne viole pas sans danger. Voyez ce jeune babou qui étudie un des problèmes les plus modernes et les plus compliqués de l’économie politique : pour vêtement, il n’a qu’un simple pagne ; une cabane de bambou lui sert d’abri ; près de lui, sur une table fume une lampe, dont la jumelle pouvait éclairer la tente de Seth ou de Japhet. Doit-on s’étonner que tous ces élémens discordans n’arrivent à produire dans l’ordre moral rien autre chose que ce phénomène d’apparente civilisation dont on trouve tant d’exemples chez les riches natifs ? Pour la plupart, en effet, les heureux de l’Inde, possesseurs de magnifiques palais, de somptueux ameublemens, d’une riche argenterie, vivent dans leur vie intime comme vivaient leurs pères, sans soupçonner même l’usage de toutes ces belles choses.

En appelant de jeunes sauvages, tout frais émoulus de la sauvagerie, à faire les hautes études qui conviennent aux enfans de l’Europe civilisée, l’on a violé les lois de la logique et de l’équilibre ; on a commencé par le faîte l’édifice de l’éducation en ces contrées lointaines, et il ne faut pas s’étonner s’il chancelle de toutes parts sur ses bases. L’expérience a prouvé, et cela presque sans exception, que les lauréats des collèges indiens, de jeunes lettrés qui prendraient rang avec honneur dans les universités de l’Europe, retombent, au sortir du collège, dans les pratiques dégradantes de religions dont leur esprit éclairé fait intérieurement justice. Les collèges de l’Inde reçoivent de fanatiques idolâtres, ils rendent des hypocrites. Est-ce la ce que l’on peut appeler civilisation, progrès ? L’a venir de la civilisation dans l’Inde n’est pas dans ce haut enseignement factice ; il est dans les écoles primaires natives, sur lesquelles peut seul s’étayer un système d’éducation à larges bases, capable de régénérer le pays. C’est en purifiant l’atmosphère impure qu’exhalent les écoles indigènes, c’est en encourageant les maîtres par des secours libéraux, en répandant à profusion des livres empreints d’une saine morale, en organisant même une hiérarchie parmi ces pédagogues barbares et ignorans, que l’on servira utilement dans l’Inde la cause du progrès. Ce qui étonnera quiconque ne sait pas à quel degré tout système empreint d’organisation militaire est antipathique au génie de la nation anglaise, c’est que, dans la question de l’éducation, on n’a su tirer aucun parti de l’armée anglo-indienne, une force de 300,000 hommes que, pendant neuf mois de l’année, les ardeurs du climat réduisent à la plus complète oisiveté. En organisant dans l’Inde des écoles régimentaires, ne serait-il pas possible de couvrir le pays, en peu de temps et à peu de frais, d’un ré seau d’écoles primaires dirigées par d’anciens soldats qui auraient puisé au régiment non-seulement quelques connaissances, mais encore des principes d’honneur et de dignité personnelle que la vie des camps et l’habitude de la discipline militaire doivent donner même à un Indien ?

Nous terminerons ici ce tableau de l’enseignement public dans l’Inde anglaise. Il ne s’agissait point pour nous, on l’aura compris, de formuler un système d’éducation à l’usage des domaines de l’honorable compagnie ; nous avons seulement voulu rapidement indiquer un des plus curieux aspects de cette société bizarre, qui, par la force des habitudes et des préjugés, a résisté opiniâtrement et victorieusement jusqu’à ce jour à toutes les tentatives faites pour propager parmi elle les lumières de la foi chrétienne et de la science moderne.


II

De l’éducation, qui prévient les crimes, passons à la justice, qui est appelée à les réprimer. Ici encore, l’Angleterre rencontre, dans l’accomplissement de sa mission civilisatrice, de graves obstacles qu’elle s’applique courageusement à surmonter. Le gouvernement de la compagnie des Indes s’est trouvé en présence de crimes extraordinaires que la civilisation a effacés en Europe, depuis des siècles, des tristes annales de la perversité humaine. Pour procéder avec ordre dans cette étude, où l’horrible le dispute au bizarre, il faut parler d’abord d’un crime particulier aux âges primitifs, les sacrifices humains[7].

En juillet 1835, le gouvernement de Madras ayant envoyé des troupes pour forcer le rajah de Rumsur à acquitter les arrérages de son tribut, les nécessités des opérations militaires conduisirent l’expédition dans une contrée sauvage habitée par des peuplades à l’état complet de barbarie, et où l’Européen n’avait jamais pénétré. Les Khonds, race antérieure à la conquête de l’Inde par les Hindous, occupent, près de la côte nord-ouest du golfe du Bengale, un territoire d’environ 200 milles de long sur 170 milles de large. Vêtus d’une pièce d’étoffe retombant jusqu’au genou, la tête ceinte d’un bandeau de toile rouge, armés de flèches et de javelots, les Khonds ressemblent aux habitans des forêts de la Gaule et de la Germanie avant l’ère chrétienne, et l’on découvrit bientôt que la ressemblance ne s’arrêtait pas au costume, que la pratique des sacrifices humains était en vigueur parmi eux.

L’origine chez les Khonds de ce rite barbare se perd dans la nuit des temps ; il se lie intimement au dogme fondamental de leur religion. C’est pour gagner les bonnes grâces et apaiser le courroux de la déesse la Terre, le mauvais principe de cette mythologie primitive, que les victimes humaines sont offertes en holocauste. Aussi les sacrifices ont-ils lieu à l’époque des semailles, lorsque quelque grande calamité, épidémie, ravages de bêtes fauves, inondation, vient désoler les tribus. Les mérias, — c’est ainsi que l’on désigne, dans la langue des Khonds, les malheureux destinés à satisfaire les appétits sanguinaires de la déesse, — n’appartiennent pas le plus souvent aux tribus des montagnes. Ce sont des Hindous que des marchands de chair humaine, dans la plus horrible acception du mot, viennent enlever ou acheter dans les plaines, et qu’ils conduisent dans les districts habités par les Khonds, où ils les échangent contre des poules, des cochons ou des moutons. La déesse accepte indifféremment les âges comme les sexes ; mais le plus souvent les panwas (c’est le nom de la caste vouée à cet exécrable trafic) ne peuvent se procurer par la violence ou obtenir de l’horrible cupidité des parens que des enfans en bas âge. Ces derniers sont d’ailleurs préférés par les Khonds, qui peuvent plus facilement leur cacher le destin qui leur est réservé. Une fois parmi les Khonds, le méria devient une chose sacrée, il est choyé de tous et vit souvent plusieurs années avant que les exigences religieuses ne viennent réclamer son sang. Pourtant le jour fatal finit par luire. Le prêtre interprète des volontés de la déesse annonce qu’un sacrifice propitiatoire peut seul détourner de la tribu d’horribles calamités, et le sort du méria est décidé. Son agonie dure trois jours, trois jours de réjouissance pour les populations des montagnes voisines, qui viennent en foule prendre part à l’horrible fête. Le premier jour est rempli par des danses, des chants, des repas. Le second, la victime, habillée de vêtemens neufs, est conduite en procession au bois du méria, petit bosquet peu distant du village et consacré à ces cérémonies. Là, elle est liée à un poteau au tour duquel la foule vient lui offrir des fleurs, de l’huile, du safran. Pendant la nuit, les prêtres et les anciens de la tribu déterminent L’endroit propice où le sacrifice doit être consommé, et le méria l’est amené au matin du troisième jour. Après quelques préliminaires, le prêtre le blesse légèrement de son couteau, et la foule furieuse achève bientôt l’œuvre de mort en se précipitant sur le méria, qu’elle dépèce au milieu des éclats d’une musique diabolique et de cris inhumains, puis chacun reprend le chemin de son village, muni de quelque lambeau de chair dont il fait hommage aux dieux de son foyer domestique. C’est la le mode de sacrifice le plus répandu. Dans certains districts, on procède en répandant dans un fossé le sang d’un porc fraîchement égorgé : le méria est plongé jusqu’à asphyxie dans cette mare sanglante, et la curée commence seulement lors qu’il a cessé de donner signe de vie.

Il est impossible de donner un chiffre approximatif du nombre des victimes mises à mort annuellement dans les districts habités par les Khonds : ce nombre doit être très considérable, si l’on en juge par un fait rapporté dans les documens officiels que publie le gouvernement anglais au sujet des sacrifices humains. Dans un es pace de six mois, les troupes anglaises délivrèrent neuf mérias dans une petite vallée habitée par les Khonds, vallée de deux milles de long sur trois quarts de mille de large. Un gouvernement européen eût manqué à ses devoirs, s’il n’eût poursuivi la répression de ces pratiques d’une révoltante férocité, et le gouvernement anglais, disons-le à sa louange, n’a pas reculé devant les exigences de sa position. Malheureusement l’insalubrité du climat des plaines, la difficulté des communications au milieu de ces montagnes abruptes, le caractère guerrier des tribus, protègent l’indépendance des Khonds : ce sont là des barrières redoutables, devant lesquelles les efforts des troupes anglaises auraient pu échouer pendant de longues années avec de grandes pertes de sang et d’argent. Le système de répression indiqué par l’humanité et la prudence, celui qui a été suivi en un mot, consiste à entourer les districts des Khonds d’une police vigilante chargée d’empêcher l’enlèvement des mérias dans les plaines, à surveiller sans relâche les mouvemens des individus de la caste des panwas engagés par tradition dans le trafic des victimes humaines, enfin à tâcher, par les efforts d’une diplomatie conciliante, d’amener les chefs à l’abolition volontaire et graduelle de l’horrible pratique. Un agent spécial, dont les pouvoirs ne relèvent que du gouvernement suprême de l’Inde, est chargé en ce moment de cette mission. Ses derniers rapports donnent lieu de croire que si la coutume des sacrifices humains est encore en vigueur parmi les Khonds, elle est entrée dans une période de déclin, et que l’action du temps, une intervention judicieuse dans les affaires des tribus parviendront à l’extirper complètement de leurs mœurs.

Les pratiques barbares des peuplades sauvages répandues dans les districts montagneux qui séparent les présidences du Bengale et de Madras ne s’arrêtent point malheureusement aux sacrifices humains. Un contact plus fréquent avec ces tribus révéla bientôt aux autorités anglaises que, dans une grande division de cette famille aborigène, prévalait la coutume de la mise à mort des enfans du sexe féminin avant le septième jour qui suit leur naissance. Les tribus chez lesquelles cette pratique d’infanticide est passée dans les mœurs n’offrent pas de sacrifices humains, quoique leur religion soit fondée sur les mêmes fictions mythologiques que celle j es autres Khonds. Adoptant le dogme de l’antagonisme des deux principes du bien et du mal représentés par le dieu Soleil et la déesse la Terre, ces tribus croient n’accomplir qu’un acte de légitime défense contre le mauvais principe en diminuant le nombre des êtres dans lesquels il se trouve fatalement incarné. Le rôle dissolvant que la femme joue dans cette société en enfance justifie jusqu’à un certain point, il faut bien le dire, ces mesures préventives. La femme libre avec ses magnifiques attributs, ce rêve de quelques cerveaux progressifs et fêlés de notre hémisphère, se trouve réalisée parmi ces fouriéristes de l’Asie méridionale. Pour la femme khond, le lien du mariage est sans obligations et sans devoirs. Les intrigues, les infidélités, n’appellent aucune pénalité sur sa tête : tandis qu’un homme marié parjure à sa foi devient un objet de mépris public, une femme khond peut abandonner son mari quand la fantaisie lui en prend, excepté dans le temps d’une grossesse, et elle a de plus le droit de choisir l’amant qui lui convient parmi les célibataires de la tribu, sans que l’élu puisse repousser des avances peu désirées sans doute, souvent peu désirables. Les femmes s’attribuent de plus une grande part dans la direction des affaires publiques de la tribu ; elles accompagnent à la guerre leurs frères, leurs maris, pour stimuler leur courage, et président aux négociations de paix entre tribus ennemies. Ces avantages sont tristement compensés, et les documens officiels s’accordent à constater l’effrayante destruction des enfans du sexe féminin qui s’opère parmi ces populations. Dans certains villages de cent familles qu’inspectèrent minutieusement des officiers chargés de recueillir des documens statistiques, il ne se trouvait pas une seule fille en bas âge !

Déjà le gouvernement de l’Inde avait rencontré sur sa route cette coutume sanglante. En 179A, sir John Shore découvrit le premier qu’elle était répandue dans les parties du district de Benarès qui avoisinent le royaume d’Oude. Quelques années après, des indices certains révélaient l’existence de cette pratique homicide à l’autre extrémité du domaine indien, parmi les populations qui habitent les provinces de Kuttiawar et de Kutch, limitrophes de la présidence de Bombay. Peu à peu, comme des rapports plus fréquens avec les populations donnaient à l’autorité anglaise des renseignemens plus exacts sur les mœurs indigènes, on ne put se refuser à la triste conviction que l’infanticide était passé dans les mœurs des Rajpoots, et que cette lèpre sociale s’étendait sur toute la surface de l’Inde centrale. Ici, à vrai dire, les populations n’ont pas même l’excuse d’une superstition aveugle et barbare. La loi religieuse des Rajpoots proscrit particulièrement le meurtre des femmes, et, suivant les shastras, autant d’années d’enfer qu’il y avait de cheveux sur la personne de la victime sont réservées au meurtrier. C’est dans un autre ordre d’idées qu’il faut aller chercher des motifs assez puissans pour étouffer dans la poitrine de l’homme et de la femme les sentimens de la nature, qui parlent d’une voix puissante et écoutée même à la bête fauve. Chez les fiers Rajpoots, l’orgueil de la naissance revêt des proportions de fanatisme qui dépassent de cent coudées les prétentions et les préjugés de l’hidalgo de Castille le plus entiché du sang bleu qui coule dans ses veines. Cependant, quoique toutes les tribus ramènent modestement et Uniformément leur généalogie jusqu’au Soleil et à la Lune, toutes ne sont pas d’une égale noblesse. Or une fille qui contracte une mésalliance ou une fille non mariée déshonore également la famille et la tribu à laquelle elle appartient. De plus, l’usage traditionnel du pays impose aux parens l’obligation de dépenser à l’époque du mariage de leurs filles des sommes considérables, soit en fêtes publiques et en présens aux époux, soit en cadeaux aux charans, sorte de prêtres troubadours qui à des attributions religieuses joignent celle de célébrer dans des chants l’épopée généalogique de la famille rajpoot. Une légende populaire donnera une idée des exactions et de la rapacité de ces bardes indiens.

Au temps du mariage de sa fille, un prince natif des temps mythologiques avait fait serment de satisfaire pendant un an toutes les demandes que les charans pourraient lui adresser. Aussi, bien avant que l’année fût révolue, s’était-il dépouillé de ses chevaux, de ses armes, de son argent, de ses pierreries, quand un charan dernier venu, connaissant son dénûment, lui demanda sa tête. Le fier nabab, pour satisfaire à sa parole, s’empressa de la trancher de sa propre main pour l’offrir au solliciteur. On ne doit pas trop s’étonner que depuis lors, et pour éviter prudemment la répétition de demandes aussi indiscrètes, les descendans de Nahur-Khan aient adopté la coutume de mettre leurs filles à mort dès leur naissance. — Sortons de la légende pour rentrer dans les détails, malheureusement trop réels, d’une pratique détestable qui détruit chaque année des milliers d’êtres humains. Chez les Rajpoots, le père n’est souvent même pas consulté, et le nouveau-né est mis à mort par la mère ou, dans les familles de haut rang et de fortune, par les serviteurs, avec moins de formalités et plus d’indifférence que l’on n’en met à supprimer une portée importune de jeunes chats ou de jeunes chiens. Le mode de destruction varie suivant les localités et les ressources du moment. Ici l’enfant est étouffé au moyen du cordon ombilical, la il est noyé dans une fosse remplie de lait : une pilule mortelle ou, détail plus horrible encore, un poison subtil appliqué au sein de la mère accomplit bien des fois l’œuvre homicide. Souvent enfin l’enfant est mis dans un panier, d’où il ne sort que pour être jeté dans un trou ou abandonné en pâture, dans un endroit désert, aux tigres et aux chacals.

Les moyens de répression les plus divers ont été tentés sous l’inspiration du gouvernement de l’Inde ; malheureusement il faut constater que l’étendue du mal a défié jusqu’à ce jour les efforts les plus énergiques. Les Rajpoots, comme d’autres tribus de l’Inde centrale et orientale, ne sont pas directement sujets de l’Angleterre. Les traités dans lesquels les chefs de ces états féodaux reconnaissent le protectorat de leur puissant voisin européen leur assurent en compensation la libre administration des affaires intérieures de leurs domaines. Entrer dans une voie de répression active, chercher à extirper la pratique de l’infanticide par la force des armes, c’était rompre avec les traditions de cette diplomatie heureuse et habile, qui a, sans coup férir, assuré la suprématie de l’Angleterre dans cette partie de l’empire indien, c’était s’engager dans une série de guerres interminables. L’intérêt bien compris de la chose publique ne permettait donc au gouvernement d’intervenir que par des négociations diplomatiques, qui ont été de longue date entamées sans interruption, malheureusement aussi sans résultats sérieux. Dès les premières années du siècle, les agens diplomatiques de la compagnie en mission dans ces contrées avaient reçu l’ordre de ne rien négliger pour obtenir des chefs indépendans qu’ils proscrivissent l’infanticide parmi les sujets de leurs domaines, et on peut dire que la question a été victorieusement et depuis longtemps résolue au point de vue des proclamations et des protocoles. Vieux déjà sont les traités dans lesquels presque tous les princes de l’Inde centrale et orientale sans exception se sont engagés à défendre dans leurs états le massacre des enfans nouveau-nés. Par malheur, les documens diplomatiques ne tranchent pas la question, et des difficultés insurmontables se sont opposées et s’opposent encore à l’exécution de la loi nouvelle. Dans bien des cas, les rajahs, intimidés, s’étaient rendus sans conviction aux instances des agens anglais, et, avec ce mépris de la foi jurée qui caractérise les Orientaux, pratiquaient dans le mystère du harem la coutume homicide qu’ils avaient proscrite par leurs ordonnances, ou bien encore des princes de bonne foi se trouvaient impuissans à contraindre des sujets indisciplinés à respecter leurs volontés et leurs lois. À ces obstacles il faut en joindre d’autres encore : la fragilité de la vie chez l’enfant nouveau-né, qui permet d’accomplir le crime sans résistance, sans complices, sans témoins. Disons de plus que, dans ces contrées, il est presque impossible d’obtenir des documens, statistiques sérieux, car la constitution de la famille en Orient, le mystère impénétrable dont la vie conjugale est entourée, rendent impossible de constater régulièrement les naissances et les grossesses. Il est, au reste, à remarquer que les relevés officiels de population, quelque incomplets qu’ils soient, accusent hautement et unanimement l’étendue du mal, et que tous les chiffres recueillis dans cette partie du domaine indien donnent une proportion d’enfans du sexe féminin de beaucoup inférieure à celle des enfans mâles : ici un tiers, là un quart ; dans certaines tribus, un quinzième et quelquefois moins.

Jusqu’ici nous avons eu à constater la résistance invincible que des pratiques inhumaines, héritage des superstitions des premiers âges, ont opposée aux tentatives civilisatrices du gouvernement Anglais. Des conquêtes glorieuses faites par la civilisation sur la barbarie ne manquent pas cependant à l’histoire de la domination Anglaise dans l’Inde, et en première ligne il faut citer l’abolition de la coutume du suttee ou suicide des veuves[8]. C’est à l’administration de lord William Bentinck que se rattache cette mesure, une des plus décisives prises par le gouvernement de la compagnie, la seule presque où il ait osé défier ouvertement les préjugés et les coutumes de ses sujets indiens. La loi qui défend le suicide des veuves et punit comme complice d’un meurtre quiconque a, par ses actes ou ses conseils, contribué au sacrifice homicide, a été couronnée d’un plein succès. Si quelques suttees s’accomplissent encore aujourd’hui, ces sacrifices sont excessivement rares, et l’on peut regarder cette pratique inhumaine comme complètement extirpée des mœurs de la race indienne.

Avec l’association des thugs, le gouvernement anglais n’a pas eu à prendre des mesures moins énergiques que vis-à-vis des veuves indiennes qui s’imposaient le suttee, et il n’a guère été moins heureux. L’origine des thugs, l’association de malfaiteurs la plus puissante, la plus fortement organisée qu’il ait jamais été donné à un gouvernement de combattre et de détruire, remonte à la plus haute antiquité, et ils l’expliquent eux-mêmes par des légendes mythologiques que l’on peut résumer ainsi. Aux premiers jours du monde, le principe du mal, la déesse Kali ou Bowhanee, pour soutenir la lutte avec le principe créateur, institua l’ordre des thugs, auxquels elle révéla l’art de la strangulation. Ses bontés ne s’arrêtèrent pas là, et elle continua de donner à ses sectaires des preuves incessantes de protection en faisant disparaître les traces de leurs crimes ; mais un jour des thugs, succombant à une ardente curiosité, épièrent les mouvemens de la déesse, qu’ils surprirent sur terre au moment où elle faisait disparaître les cadavres de leurs victimes. Cette indiscrétion reçut son châtiment. Depuis ce jour, les thugs ont dû enfouir eux-mêmes dans les entrailles de la terre les preuves matérielles de leurs forfaits, sans que toutefois la déesse Kali, retirant à l’ordre entier son patronage, ait cessé de veiller au succès de ses entreprises. Cette tradition, admise sans controverse parmi les thugs, tend à prouver que si l’élément mahométan est entré dans l’association, il y est entré bien après la fondation de cet ordre d’assassins, qui se rattache aux temps héroïques de l’histoire de l’Inde. Les pratiques superstitieuses dont les thugs environnent tous les actes de leur sanguinaire métier ont le plus grand rapport avec les puériles cérémonies de la religion des brahmes. S’agit-il d’admettre un nouveau-venu parmi les sectaires de Bowhanee ? Après avoir accompli la cérémonie du bain, le récipiendaire, vêtu d’habits neufs, est présenté aux membres de la secte réunis dans une chambre. On passe ensuite de la chambre de réunion à un endroit consacré peu distant. Là, à la face du ciel, le gooroo, le chef spirituel de la bande, invoque la déesse Bowhanee, et lui demande de révéler par quelque signe certain qu’elle accepte le nouveau-venu et lui accorde sa protection. Le pré sage est attendu en silence, et lorsque la déesse a manifesté sa volonté par l’aboiement d’un chacal, le braiement d’un âne, le vol d’un canard, ou toute autre manifestation aussi irréfutable, la bande rentre dans la maison. Là on met l’axe de fer, symbole de l’association, entre les mains du récipiendaire, qui répète un serment solennel et terrible que le gooroo a prononcé avant lui. Il reçoit ensuite des mains du prêtre un morceau de sucre consacré par des prières, et les cérémonies de l’initiation sont achevées ; le nouveau-venu appartient désormais à l’association des thugs, et sa vie est vouée au service de la sanguinaire Bowhanee. Le soin de se rendre favorable leur farouche protectrice est l’une des principales occupations de la vie des thugs.

Au moment d’entrer en campagne, le premier acte des thugs réunis est de rendre hommage a la déesse, qui prend soin elle-même d’indiquer par des présages la route qui doit être suivie. Chaque meurtre est accompagné de cérémonies en l’honneur de la divinité tutélaire, et la part de butin de la déesse est religieusement donnée aux prêtres ou chams initiés aux mystères du culte, mystères interdits aux autres thugs, qui se divisent en bouthotes, entre les mains desquels le fatal mouchoir devient une arme de mort, lughas ou fossoyeurs, experts dans l’art de creuser des tombes invisibles, et en soothas, qui jouent le rôle le plus important dans cette communauté mystérieuse et terrible. Le procédé des thugs est uniforme : jamais ils n’emploient la violence ouverte ; tout meurtre commis par eux est préparé de longue main ; la ruse, l’hypocrisie, ainsi que l’indique leur nom, dérivé du verbe indoustani thugna, qui signifie tromper, sont les armes les plus dangereuses des thugs. Malheur au voyageur qui prête l’oreille sur la route aux avances, aux paroles mielleuses des soothas ! A un endroit désert témoin de bien des meurtres, lors que la nuit est noire, au milieu d’une conversation amicale et de chants joyeux, le signal est donné… Bientôt les victimes sont empilées faces contre pieds dans une fosse préparée à l’avance ; on leur ouvre le ventre à coups d’épieux pour prévenir tout gonflement de terre révélateur, les lughas recouvrent la fosse de sable, et la bande va se réunir à un endroit peu éloigné pour rendre à Bowhanee les actions de grâces accoutumées.

Les conditions politiques dans lesquelles s’est trouvé depuis des siècles le continent indien, fractionné en petits états indépendans et rivaux, les habitudes surtout des populations natives ont puissamment contribué au développement et aux déprédations des thugs. Les grandes routes, les entreprises de transport public sont d’origine toute récente dans l’Inde ; encore aujourd’hui les voies de communication que parcourent les voyageurs ne sont pour la plupart que des sentiers battus à travers les jongles, les montagnes, les déserts. Le natif lui-même, fidèle aux habitudes de ses ancêtres, ne laisse de traces de son passage sur la route qu’à la boutique où il achète le riz nécessaire à sa nourriture quotidienne. Ce ne sont pas la toutefois les victimes de choix des thugs. Celles pour lesquelles ils déploient les trésors de leur hypocrisie et leurs ruses les plus sa vantes, ce sont les porteurs qui, suivant les nécessités du commerce, transportent d’un bout à l’autre de l’Inde des diamans, des métaux précieux. Certains chefs de bande occupent d’ailleurs des positions honorables qui éloignent d’eux tout soupçon de complicité dans des attentats dont ils partagent le butin. Que l’on nous permette à ce propos de citer un fait authentique qui donne une juste idée de l’audace des thugs et de l’exactitude de leurs informations. Une bande de thugs qui désolait le district d’Hingolee en 1829 avait pour chef l’un des plus riches marchands du pays nommé Hurree-Sing. Ce dernier, instruit qu’un marchand du district devait ramener de Bombay un assortiment considérable d’étoiles de soie et de drap, demanda une passe à la douane pour obtenir la libre entrée de ces marchandises, dont il donna une liste exacte. La passe obtenue, il se porta à la rencontre du convoi avec ses gens, mit à mort le légitime propriétaire et ses serviteurs, et fit ensuite entrer les étoffes à la frontière comme siennes sous la protection du permis an térieurement et frauduleusement obtenu.

Ce qui semble plus extraordinaire que l’immense système de destruction pratiqué par les thugs, ce qui est à la fois la condamnation et la honte des divers gouvernemens qui ont successivement administré l’Inde depuis des siècles, c’est que leur histoire est presque muette au sujet du thuggisme. De tous les rois de l’Inde, Akbar fut le premier qui sévit contre les thugs. Après lui, quelques princes natifs livrèrent au dernier supplice des sectaires de Bowhanee, mais sans système arrêté de répression, avec des moyens d’action trop restreints pour ruiner une association aussi formidable. Un fait qui semblera inexplicable à quiconque n’a pas vu sur les lieux mêmes l’impénétrable mystère qui protège tous les détails du mécanisme intérieur de la communauté native, c’est que cinquante années de conquêtes avaient déjà assis la domination anglaise dans l’Inde lors que les forfaits des thugs excitèrent pour la première fois l’attention du gouvernement de la compagnie. À cette époque disparurent plusieurs soldats indigènes se rendant en congé dans leurs villages avec leurs économies, et les enquêtes auxquelles ces disparitions donnèrent lieu révélèrent l’existence du thuggisme, sans faire soupçonner toutefois l’étendue du mal, car, pendant les vingt années qui suivirent ces premières découvertes, les thugs ne furent l’objet d’aucunes poursuites spéciales. Cependant un grand nombre de ces malfaiteurs étaient tombés entre les mains de l’autorité anglaise, et plusieurs d’entre eux avaient racheté leur vie en dénonçant leurs crimes et ceux de leurs associés. Parmi ces révélateurs, il faut compter en première ligne le chef Feringhea, que le caprice d’un romancier a fait connaître au public parisien, brigand de chair et d’os, dont le nom cependant mérite de rester illustre dans les fastes du crime, et qui, ayant pris part à sept cent soixante-dix-neuf meurtres, disait avec une fierté mêlée de regret à un magistrat anglais : « Ah ! seigneur, n’eussé-je pas passé douze ans de ma vie en prison, avec la protection de Bowhanee, j’aurais sans doute achevé mille meurtres ! »

Ces confessions monstrueuses étaient dénuées de forfanterie ; des preuves irrécusables en attestaient la sincérité. Sous les pas des thugs révélateurs, la terre, comme sous l’influence d’un pouvoir mystérieux et terrible, s’entr’ouvrit pour vomir des cadavres. Dans tous les districts de l’Inde, du nord au sud, de l’est à l’ouest, sur les indications données par les prisonniers, on ouvrit des bheels comblés d’ossemens humains, qui attestaient les forfaits et la puissance des sectaires de Bowhanee. Heureusement un homme d’une volonté énergique, ami sincère de l’humanité, lord William Bentinck ; se trouvait alors à la tête du gouvernement de la compagnie. Il comprit bien vite que la vigilance de la police ordinaire serait impuissante à extirper du sol le fléau enraciné du thuggisme. Sous son inspiration, une magistrature spéciale, composée d’officiers actifs et intelligens, fut chargée de poursuivre la secte meurtrière sans relâche et sans pitié dans toute l’étendue du domaine indien. Les ramifications immenses de l’association, le nombre considérable de complices compris dans chaque attentat, présentaient de faciles moyens d’information qui furent habilement mis à profit. Des actes d’une clémence judicieuse attachèrent au service de la police anglaise des thugs sous le coup d’une sentence capitale, initiés à toutes les pratiques, à toutes les ressources, à tous les crimes de l’ordre, et la répression commença avec une énergie qui promettait le succès. Nous croyons donner une idée exacte des ravages des thugs et des travaux de la magistrature spéciale instituée par lord William Bentinck en empruntant aux documens officiels les chiffres suivans. Pendant l’année 1830, l’autorité anglaise réunit les preuves matérielles de 243 meurtres commis par les thugs ; ce chiffre s’élevait à 215 en 1831, et à 203 en 1832 ! Mais un juste châtiment devait atteindre les auteurs de tant de forfaits, car 3,266 thugs en 1837 avaient été livrés à la justice. Sur ce nombre, 412 furent pendus, 1,059 transportés à Penang, les autres con damnés à la prison ou attachés au service de la police anglaise. Les habiles et rigoureuses mesures prises par lord William Bentinck furent continuées avec persévérance sous ses successeurs. La suppression du thuggisme est aujourd’hui un fait accompli, et sans contredit l’un des plus grands bienfaits que le gouvernement Anglais ait conférés aux populations indigènes.

Le colonel Sleernan, qui a dirigé avec tant d’énergie et de succès la magistrature spéciale instituée contre les étrangleurs de l’Inde, a reproduit le récit d’une scène de thuggisme racontée par un thugh lui-même, et que nous citerons d’après lui, sans en modifier l’allure orientale :


« Un officier mogol de noble contenance et de belle figure, se rendant du Panjab dans le royaume d’Oude, traversa un matin le Gange près de Meerut, pour prendre la route de Bareilly. Il était monté sur un beau cheval turcoman et accompagné de son domestique de table et de son palefrenier. Sur la rive gauche du fleuve, l’officier rencontra un groupe d’hommes de respectable apparence qui suivait la même route que lui. Ces derniers l’accostèrent avec les formes les plus humbles et cherchèrent à entrer en conversation ; mais le Mogol était sur ses gardes contre les thugs, et ordonna aux voyageurs de le laisser continuer seul sa route. Les étrangers s’efforcèrent de dissiper ses soupçons ; ce fut en vain. Les narines du Mogol s’enflèrent, ses yeux lancèrent des éclairs, et il intima aux voyageurs, d’une voix tonnante, l’ordre de s’éloigner. Ils obéirent. Le lendemain, le Mogol rejoignit sur la route le même nombre de voyageurs ; mais ces hommes présentaient un aspect différent de ceux de la veille : c’étaient tous des musulmans qui s’approchèrent de lui très cérémonieusement, lui parlèrent des dangers de la route, et lui demandèrent la faveur de se mettre sous sa protection. L’officier ne répondit pas à ces ouvertures, et comme les voyageurs persistaient à s’attacher à ses pas, ses narines s’enflèrent de nouveau, ses yeux lancèrent des éclairs ; il plaça la main sur son sabre, et leur commanda de s’éloigner, s’ils ne voulaient pas voir leurs têtes voler de dessus leurs épaules. C’était un formidable cavalier ; il portait à son dos un arc et un carquois plein de flèches, une paire de pistolets à sa ceinture et un sabre à son côté. Aussi les pauvres gens obéirent en tremblant. Le soir, un autre groupe de voyageurs, logés dans le même caravansérail que le Mogol, lia connaissance avec ses deux domestiques, et au matin, en les rejoignant sur la route, ces voyageurs cherchèrent à entrer en conversation avec le maître ; mais malgré les prières de ses serviteurs, pour la troisième fois les narines du Mogol s’enflèrent, ses yeux lancèrent des éclairs, et il commanda impérieusement aux étrangers de demeurer en arrière. Le troisième jour, le Mogol, continuant sa route, était arrivé au milieu d’une plaine déserte ; ses domestiques le suivaient à distance, lorsqu’il se trouva en présence de six pauvres musulmans qui pleuraient sur le corps d’un de leurs compagnons mort au bord du chemin. C’étaient des soldats de Lahore qui revenaient à Lucknow pour revoir leurs femmes et leurs enfans après une longue absence. Leur compagnon, l’espoir et la joie de sa famille, avait succombé aux fatigues du voyage, et ils allaient déposer son corps dans la fosse béante ouverte par leurs mains ; mais, pauvres gens illettrés qu’ils étaient, aucun d’eux n’était capable de lire les prières du Coran, et si l’officier voulait rendre ce dernier hommage à la mémoire du défunt, il ferait là un acte de bienfaisance dont il lui serait tenu compte en ce monde et dans l’autre. Le Mogol ne résista point à cet appel fait à sa religion et descendit de cheval. Le corps avait été placé dans la fosse de la manière prescrite par le Coran, la tête tournée vers La Mecque. Un tapis fut étendu devant l’officier : il ôta d’abord son carquois, puis son sabre et ses pistolets, qu’il déposa au bord de la fosse. Une fois désarmé, il se lava la face, les pieds et les mains, pour ne pas dire les prières en état d’impureté, et, se mettant à genoux, commença à voix haute le service des morts. Deux compagnons du défunt agenouillés près du cadavre priaient en pleurant ; les quatre autres s’étaient portés à la rencontre des deux domestiques pour que leur arrivée ne vint pas interrompre les prières du bon Samaritain Soudain, à un signal, les mouchoirs sont jetés, et au bout de quelques minutes le Mogol et ses deux serviteurs étaient empilés dans la fosse béante, conformément aux pratiques des thugs, la tête du cadavre d’en haut aux pieds du cadavre d’en bas. Tous les voyageurs que le Mogol avait rencontrés appartenaient à une même bande de thugs du royaume d’Oude qui, désespérant de capter sa confiance par de mielleuses paroles, avaient imaginé ce stratagème pour le tuer et s’emparer de son or et de ses bijoux. Le Mogol, homme de forte corpulence, mourut sur le coup ; ses serviteurs ne firent aucune résistance. »


Les thugs ne sont point les seuls malfaiteurs qui exploitent les voyageurs sur les routes de l’Inde, et il nous faut placer presque à leur niveau, pour l’atrocité des crimes et le nombre des victimes, les empoisonneurs ou dattureas, ainsi nommés de la substance vénéneuse qu’ils emploient le plus généralement, et qui sont répandus par centaines dans les trois présidences. Ces malfaiteurs se recrutent dans toutes les castes, empruntent tous les déguisemens qui peuvent servir leurs attentats, attentats que favorisent d’ailleurs les mœurs primitives du voyageur indigène. L’Indien en voyage profite en effet bien rarement de l’abri d’un toit : c’est au bord de la route, à l’ombre d’un bouquet de manguiers ou de tamarins, qu’il établit son domicile éphémère, c’est à la face du ciel qu’il fait les préparatifs de son dîner et goûte le sommeil réparateur qui le suit. À la faveur de ces habitudes d’une simplicité primitive, les dattureas en campagne s’associent aux voyageurs, et lorsqu’ils ont établi avec eux quelque intimité, ils profitent de la première bonne occasion pour mêler secrètement le poison au chillum du houkah ou à la nourriture de leur compagnon, qu’ils dépouillent ensuite à loisir. Aucune organisation souterraine ne relie entre elles ces bandes, composées chacune d’un petit nombre d’individus ; aussi les mesures préventives prises contre les empoisonneurs n’ont-elles pas eu le même succès que celles prises contre les thugs. Ce crime est si commun dans l’Inde, que nous croyons devoir reproduire ici la déposition faite devant un magistrat anglais par un fakir dont les dattureas avaient empoisonné le fils pour s’emparer d’une couverture d’une valeur de 12 anas (1 fr. 80) !

« Je demeure dans une cabane près de la route, à un mille et demi de la ville, et je vis des aumônes des voyageurs et des voisins. Il y a six semaines, après avoir dit mes prières, je m’étais assis à la porte de la cabane en compagnie de mon fils, âgé de dix ans. Une couverture que j’avais achetée la veille était étendue près de lui. Un homme accompagné de sa femme et de ses deux enfans, l’un plus jeune, l’autre plus vieux que mon fils, vint s’arrêter près de nous. Ces voyageurs pétrirent leur pain, le mangèrent, et nous donnèrent une quantité suffisante de farine pour faire deux galettes, que je préparai immédiatement. Je mangeai la moitié d’une, et mon fils acheva le reste. Quelques instans après avoir pris cette nourriture, nous devînmes stupides, je vis mon fils s’endormir et l’imitai bientôt. Au réveil, j’étais dans une mare d’eau voisine, et comme fou. J’eus cependant l’instinct d’en sortir et de me traîner jusqu’à la cabane, où je trouvai mon fils qui respirait encore. Je m’assis à ses côtés, mis sa tête sur mes genoux, mais il expira peu après. La couverture neuve avait disparu. La nuit était venue, je me levai et errai au hasard aux alentours en ramassant je ne sais pourquoi des brins de paille. J’étais encore tout insensé au jour, quand des voyageurs m’apprirent que les loups avaient mangé le corps de mon pauvre enfant. Je revins alors machinalement à la cabane, ramassai ses os dispersés, et les ensevelis. Le troisième jour seulement, je repris complètement mes sens, et appris que des blanchisseuses qui m’avaient trouvé sans connaissance m’avaient porté à la mare dans l’espoir que la fraîcheur de l’eau me ramènerait à la vie. Elles n’avaient pas essayé ce remède pour mon fils, dont l’état leur avait paru désespéré. À quelques jours de là, on me mena à la police, et là, sur les recommandations des voisins, qui avaient peur d’être inquiétés si la vérité était connue, je déclarai que mon fils avait été dévoré par les loups pendant son sommeil. »


Les crimes dont il nous reste à parler ne sont plus propres exclusivement aux populations et au sol de l’Inde. L’attentat connu sous le nom de dacoït, qui se commet sur une échelle effrayante dans les domaines de la compagnie, rappelle dans tous ses détails ces sanglantes expéditions des chauffeurs qui vers la fin du siècle dernier désolèrent certains départemens du nord de la France. À la nuit, une bande d’individus, la figure masquée ou noircie, envahit une maison, saisit ses habitans et se livre contre eux aux plus horribles sévices jusqu’à ce qu’ils aient dénoncé les endroits où sont cachés leur argent et leurs bijoux. Un mode de torture fréquemment employé par les dacoïts consiste à allumer des étoupes dont ils ont préalablement entouré les mains et les bras des prisonniers et à alimenter d’huile ces flambeaux vivans jusqu’à ce que la douleur ait forcé les victimes à révéler le secret de leur trésor. Les dacoïts se distinguent en dacoïts d’occasion, qui exercent ouvertement quelque honnête industrie et ne se livrent au brigandage que par intervalle, et en dacoïts de profession, qui n’ont d’autre moyen d’existence que le fruit de leurs rapines. Ces derniers vivent en commun dans des repaires sous les ordres d’un chef reconnu, et se recrutent de tous les mauvais sujets du pays. Il y a même des castes de la population native qui sont vouées au dacoït de génération en génération : telle est celle des kechucks. Quelques chiffres officiels suffiront pour faire comprendre l’étendue des déprédations des dacoïts. Pendant les années 1833, 1834, 1835 et 1836, les tribunaux anglais eurent à juger 14,168 individus prévenus du crime de dacoït ; sur ce nombre, 4,665 furent condamnés à subir la peine de mort ou celle de la transportation.

Pour donner une idée exacte des crimes qui se commettent dans l’Inde, il faudrait encore dresser non-seulement la liste de cette triste progéniture de la misère et des passions, — le meurtre, le viol, le faux, le parjure, l’adultère, — mais faire remarquer que les crimes de l’Inde sont empreints d’un caractère de férocité que l’on ne rencontre pas dans la société européenne. La férocité du bourreau et le stoïcisme de la victime chez les hommes de l’Asie ne le cèdent en rien au stoïcisme et à la férocité des peaux-rouges de l’Amérique, et il se commet journellement dans les domaines de la compagnie des crimes dont les détails effraieraient le tortureur le plus expert du moyen âge. Soit que le sens moral de l’Indien ait été dégradé par des siècles d’abrutissante tyrannie, soit que sa chair et ses nerfs soient plus rebelles aux souffrances que la chair et les nerfs de l’homme d’Europe, l’instinct de la torture semble inné dans les populations natives. Le père punit son fils vicieux en injectant du poivre rouge dans ses yeux. Un fermier a-t-il à sévir contre un serviteur infidèle, il l’expose des heures entières en plein soleil, bras et jambes liés, ou l’enferme dans un étroit réduit, sur un lit de chaux en poudre. Il est dans les mœurs de la police, pour obtenir des aveux, d’appliquer des moxas aux prisonniers et de les suspendre par les cheveux ou les moustaches. Enfin les voleurs, les voleurs eux-mêmes, ne se gardent pas la foi jurée, et l’on raconte qu’un voyageur qui avait saisi par les pieds un voleur rampant sous la partie inférieure de sa tente ramena bientôt à lui un cadavre décapité : les complices du voleur s’étaient mis à couvert, par cette mesure sommaire, contre toute possibilité de révélations. Longue et extraordinaire serait la liste des exécrables moyens auxquels l’homme de l’Inde a recours pour satisfaire ses passions ou sa cupidité ; mais parmi les plus extraordinaires serait sans contredit celui qui consiste à donner la mort en introduisant dans les entrailles de la victime un bâton effilé. Ce mode de destruction est tellement répandu dans l’Inde, qu’il est même pratiqué par des enfans ! Parmi les criminels traduits devant les tribunaux de l’Inde, on compte souvent de précoces scélérats qui tuent par ce procédé un petit camarade pour s’approprier ses bracelets et ses colliers.

Les tortures physiques ne sont pas les seules qui soient pratiquées dans l’Inde pour mener à criminelle fin criminels projets, et les secrets les plus raffinés de l’industrie moderne du chantage sont exploités en ces pays lointains avec un succès d’autant plus grand que l’esprit de caste, la crainte de la dégradation sont les seuls sentimens qui exercent une puissante action sur l’homme de l’Inde. Il y a quelques années, le tribunal de Meerut eut à juger des natifs accusés d’homicide sur la personne d’un de leurs parens, et il fut prouvé que les meurtriers n’avaient fait que se rendre aux instantes supplications du défunt. Ce dernier, poursuivi par la colère d’un officier de police qui le menaçait de faire promener, s’il ne se tuait pas, sa femme à visage découvert sur un âne dans les bazars, et n’ayant pas la force de se détruire de ses propres mains, avait exigé de ses parens qu’ils prévinssent, en lui donnant la mort, le déshonneur dont cette exhibition eût souillé lui et les siens. Dans un autre ordre d’idées se commettent des crimes non moins étranges. Ainsi, pour appeler sur un ennemi la vengeance céleste qui poursuit l’homicide, des hommes ou des femmes viennent s’accroupir à sa porte et s’y laissent mourir de faim sans qu’il soit possible de les en chasser ou de leur porter secours. Les mêmes superstitions poussent des pères à immoler leurs enfans. Un planteur d’indigo nous a raconté qu’ayant acquis un nouveau domaine, il fit ensemencer certaines portions de terrain malgré les réclamations d’un ryot qui s’en prétendait propriétaire. Un matin, le ryot vint le trouver en compagnie d’un petit enfant de cinq ans environ, et ses nouvelles instances n’ayant point été écoutées, le natif termina l’entretien en affirmant au propriétaire, au milieu des plus horribles malédictions, que le sang de son enfant qu’il allait tuer en sortant retomberait un jour sur sa tête. La menace fut en effet exécutée par cette bête féroce, qui brisa le crâne du pauvre petit contre un arbre à quelques pas de la maison du planteur. Les annales de l’Inde abondent en exemples de crimes inspirés par ce fanatisme étrange. Il y a quelques années, un brahme de Dinapore, dans le désir d’attirer sur un de ses collègues le châtiment que Brahma réserve à quiconque ôte la vie à l’un des membres de l’ordre sacré, se renferma dans un petit temple et y mit le feu. Secouru par la police, cet homme mit à profit cet incident, et, dans l’espoir de faire d’une pierre deux coups, si l’on nous passe cette locution vulgaire, employa ses derniers momens à accuser de ce meurtre son ennemi, qu’il livrait ainsi à la colère des hommes en attendant qu’il eût à subir son châtiment dans l’autre monde. Heureusement pour l’accusé, il fut prouvé facilement qu’il n’avait pu participer au meurtre, car la porte du temple, fermée en dedans, n’avait pu l’être que par l’accusateur lui-même.

Les fraudes ténébreuses sont surtout mises en œuvre dans les cas d’adultère. Il n’est presque point d’exemple que la loi qui punit ce crime ait été appliquée ; le mari outragé se venge assez généralement par des moyens détournés : quelquefois il saisit l’amant dans sa maison, et porte contre lui une accusation de vol ou de tentative de meurtre, accusation que l’épouse coupable soutient invariablement de son témoignage. Nous avons parlé avec tant de détails, en traitant de l’administration anglo-indienne, des obstacles que les habitudes de mensonge et de parjure des natifs opposaient à la mission du juge et du magistrat, que nous ne reviendrons point sur ce triste sujet. Nous devons toutefois constater que certaines réformes imprudentes ont contribué à aggraver l’étendue du mal. Il faut citer, en première ligne, la mesure qui a supprimé le serment sur les eaux du Gange ou sur le Coran, que l’on exigeait du témoin suivant sa religion. Sans croire que ces sermens pussent lier les natifs d’une manière irrévocable à la cause de la vérité, il faut reconnaître que ces engagemens solennels avaient sur des esprits superstitieux une influence réelle que ne possède en aucune manière la simple déclaration qui les a remplacés. C’est là une concession faite à cet esprit d’intolérance religieuse si puissant en Angleterre, que la pratique a condamné, et contre lequel s’élèvent aujourd’hui les réclamations des sommités de la magistrature indienne. De plus, la loi anglaise, qui punit le parjure d’un emprisonnement de trois à neuf ans, est insuffisante dans bien des cas. Trop sévère lorsqu’il s’agit d’un faux témoignage qui n’a d’autre but que d’assurer l’impunité de quelque léger forfait, elle est trop indulgente pour le parjure qui fait peser sur un innocent une condamnation capitale.

Les lois en vigueur dans les domaines de la compagnie se composent d’un mélange du code musulman et des lois anglaises, dans lequel la législation orientale a dépouillé toute sa sévérité primitive. La peine de mort, la transportation, la prison avec ou sans travaux forcés complètent la liste des châtimens dont les tribunaux de l’Inde punissent les divers attentats contre les personnes et les propriétés. Les sentences capitales ne sont portées que dans le cas de meurtre avec préméditation et sont exécutées au moyen de la potence. Puisque le nom du funèbre instrument est venu sous notre plume, nous citerons un détail qui nous semble caractériser avec une singulière originalité les superstitions et l’apathie de la race indienne. Jusqu’à ces derniers temps, il arrivait souvent que les condamnés marchassent à la mort précédés de musique, couronnés de fleurs, et qu’achevant de leurs mains les préparatifs du supplice, ils mourussent au milieu des applaudissemens de la foule, dont les préjugés imbéciles transformaient le châtiment légal en un holocauste volontaire offert à quelque divinité impure de l’olympe de Wishnou. Un règlement récent a mis fin à ces scandaleuses démonstrations dont les thugs condamnés à mort avaient pris soin surtout d’entourer leurs derniers momens. Si les superstitions natives peuvent adoucir pour le condamné les angoisses de la peine capitale, elles lui rendent beaucoup plus pénible celle de la transportation, qui est subie dans les établissemens de Penang, Moulmeïn et Singapour. Le fait d’un voyage sur mer étant suffisant pour priver de sa caste non-seulement le voyageur, mais encore toute sa famille, la puissance de préjugés puérils concourt en cette occasion à augmenter la sévérité du châtiment légal.

La peine de la prison, qui vient en troisième ordre sur la liste des moyens de répression dont disposent les tribunaux de l’Inde, est subie dans des maisons centrales établies aux chefs-lieux des districts, et les prisonniers sont astreints à travailler, soit, en dehors de l’enceinte de la prison, à l’entretien des routes ou autres ouvrages d’utilité publique, soit, à l’intérieur, aux divers métiers qu’ils peuvent connaître. Le plan de construction et la discipline intérieure étant à peu près les mêmes dans toutes les prisons de l’Inde, on aura une idée assez complète du système pénitentiaire en usage dans les domaines de l’honorable compagnie, en nous suivant dans la geôle d’Alipore, située près de Calcutta.

Qu’on se figure un vaste bâtiment rectangulaire, aux toits en terrasse, dominé aux quatre coins par de petites tours sur lesquelles veillent des sentinelles. À la porte extérieure de la prison, le magistrat qui veut bien m’en faire les honneurs m’offre en signe de bienvenue un revolver et un gros bâton. Ainsi équipés, nous franchissons l’enceinte du sombre lieu, sous la garde de six policemen en turban rouge, le cimeterre à l’épaule. Devant nous s’étend une grande cour au milieu de laquelle est creusé un vaste bassin tout rempli de poissons. De chaque côté de la cour s’élèvent les bâtiment à un étage, qui servent de logemens aux prisonniers. Ce sont de grandes salles qui ouvrent sur la cour par de hautes fenêtres grillées, et qui offrent une assez grande ressemblance avec les habitations réservées dans les jardins zoologiques aux célébrités du règne animal. Des nattes roulées, quelques coffres, composent tout le mobilier de ces salles, où règne d’ailleurs la plus minutieuse propreté. Les condamnés sont au travail, et réunis dans divers ateliers qui forment l’enceinte extérieure de la prison. Ici l’on émonde le riz, ou l’on moud le grain qui sert à la nourriture des prisonniers. la travaillent des menuisiers, des serruriers, des tisserands, des selliers, des cordiers ; plus loin sont des moulins à huile dont les détenus tournent les meules ; voici enfin une papeterie où l’on fabrique le papier grossier employé par l’administration pour les documens natifs. Ce qui me frappe surtout, c’est que je n’éprouve pas ce sentiment de terreur involontaire dont on ne peut se défendre lorsque l’on visite en Europe les terribles lieux consacrés à l’expiation des crimes. Quelle différence en effet entre cette prison à ciel ouvert, où l’air et la lumière circulent de toutes parts, et une prison de la vieille Europe avec ses murs élevés, ses longs corridors sombres où retentit le grincement des verrous ! De plus, le condamné de l’Inde, bien que souvent terrible en ses vengeances (car ce n’est pas par un luxe de précautions oiseuses que mon conducteur, marqué au visage d’une blessure vieille à peine de quelques mois, s’est armé avant d’entrer dans l’enceinte de la prison), le condamné de l’Inde ne présente pas ce front désespéré, marqué du signe de Caïn, que l’on retrouve chez les habitans des bagnes et des prisons du continent civilisé. Calme et résigné, il vaque en silence à ses occupations, et porte sans honte, sans remords et sans effronterie le pagne et les deux anneaux reliés à une chaîne qui composent la livrée de la prison. Ma qualité d’étranger me donnait des titres à être admis auprès des lions de l’endroit. Ils m’apparurent d’abord sous les espèces de dix-sept thugs, qui à un signal vinrent s’accroupir autour de moi en posture de singes assis sur leurs queues, cette posture favorite et inexpliquée de l’homme de l’Inde. Je ne crois pas parler trop avantageusement de mes mœurs en affirmant ne m’être jamais rencontré en plus mauvaise compagnie, car de ces dix-sept thugs le plus innocent avait au moins sa douzaine de meurtres sur la conscience. C’étaient d’ailleurs presque tous des personnages à longue barbe blanche, aux traits austères, qui eussent offert des modèles très convenables à un peintre curieux de reproduire sur la toile de respectables têtes de vieillards, pères de l’église, ermites ou patriarches. L’on me conduisit ensuite vers des cellules où se trouvaient enfermés, soumis à l’emprisonnement solitaire, quelques caractères indomptables de la prison. Jamais je n’oublierai les traits d’un des hôtes de ces sombres repaires, un homme de trente ans environ, de haute stature et d’une admirable figure, qui, de la muraille où il était attaché par une lourde chaîne, lança sur notre cortège un regard plein de dépit et de colère dont je pus difficilement soutenir l’éclat. Cet homme, prisonnier de distinction et traité comme tel, était, me dit-on plus tard, un chef de voleurs des hauts pays condamné à la transportation. Pendant le trajet de Delhi à Calcutta, il avait fait promesse au sous-officier chargé de l’accompagner d’une récompense de 2 lacs de roupies (500,000 francs), s’il voulait prêter les mains à son évasion. Les détenus commencent le travail à sept heures du matin ; à onze heures, il leur est accordé une heure et demie de repos, et ils reprennent ensuite le travail jusqu’à cinq heures du soir. Chaque détenu reçoit comme ration journalière une livre et demie de riz ou de gruau.

Tenue comme elle l’est, avec une discipline et une propreté remarquables, la geôle d’Alipore le cède cependant, sous beaucoup de rapports, à celle d’Agra. Entrons un moment dans l’enceinte de la prison du chef-lieu des provinces nord-ouest. La maison centrale d’Agra s’élève au milieu de la ville, en face de la cathédrale catholique : position pleine d’inconvéniens pour les habitans voisins et qui a depuis longtemps excité de vives réclamations. L’établissement n’a pas été bâti sur un plan régulier, mais en raison des besoins du service ; toutefois les bâtimens de construction récente ont été disposés de manière à rayonner vers un centre commun, système de construction qui rend la surveillance beaucoup plus facile. Aux alentours de la prison, des escouades de détenus, les fers aux jambes, s’occupent de travaux de terrassement, de coupe des pierres, avec un zèle qui rappelle celui des travailleurs des ateliers nationaux de 1848. Une allée flanquée de murailles élevées conduit de l’enceinte extérieure à la seconde porte de la prison ; de droite et de gauche se tiennent des groupes de natifs qui attendent avec une égale apathie l’heure de la liberté, l’heure de l’écrou ou du travail extérieur. Au guichet de la seconde enceinte, quatre hommes et un caporal remplacent les gardes du corps au turban rouge et au pittoresque cimeterre chargés de protéger la personne du visiteur à la geôle d’Alipore, et la visite commence par les condamnés à vie. Réunis dans des sortes de parcs grillés au milieu desquels s’élève le bâtiment qui leur sert de logement, ces hommes s’occupent à des travaux de corderie et de toilerie grossière. Quelques-uns parmi eux sont encore marqués au front d’un stigmate indélébile, quoique cette peine ait été rayée depuis plus de vingt ans du code anglo-indien. On me fait remarquer que les condamnés à vie sont plus faciles à conduire que les autres hôtes de la prison, la très grande majorité se composant plutôt d’hommes poussés au meurtre par des passions violentes, la jalousie, la vengeance surtout, que de scélérats endurcis dans le crime.

Les condamnés à temps sont disséminés dans de vastes ateliers bien aérés, où ils se livrent aux professions les plus diverses. Voici des relieurs, des selliers, des faiseurs de tapis, des imprimeurs, des lithographes. L’un de ces derniers me remet au passage un plan de Sébastopol qui vient de sortir à l’instant de dessous la pierre. Dans tous ces ateliers règne un silence profond ; l’attitude des détenus est pleine de soumission, et en effet les hommes indisciplinés sont employés à des travaux pénibles. On les occupe aux moulins à blé, à huile, surtout aux pilons qui préparent la filasse pour la fabrication du papier. Chaque bras de levier est armé à son extrémité d’une douzaine de travailleurs, qui, un pied sur un talus, impriment de l’autre un mouvement de va-et-vient à la machine. Ces groupes de corps noirs et nus ruisselant de sueur, ces figures au regard haineux, à la chevelure inculte, suspendues entre ciel et terre, ont un aspect diabolique qui me rappelle à la mémoire certains détails de la grande œuvre de Michel-Ange. On fera remarquer toutefois que ces travaux pénibles, surtout sous le ciel brûlant de l’Inde, sont beaucoup moins redoutés des détenus que l’emprisonnement cellulaire, qui, dans l’établissement pénitentiaire d’Agra, sert à réprimer les infractions graves à la discipline. Les cellules sont réunies dans un bâtiment spécial ; à la porte de chaque cellule, une notice donne en langue native le nom, la nature du méfait, la durée de la peine, et, détail marqué au triple sceau de l’excentricité britannique, le poids du prison nier à son entrée en cellule. Des moyennes prises sur des expériences multipliées permettent, dit-on, d’établir que le régime cellulaire est infiniment favorable aux détenus, et qu’il leur communique un embonpoint comparable à celui que le racahout des Arabes communique, comme chacun sait, aux belles sultanes, dont il est la nourriture habituelle. Le hasard semble vouloir me donner une preuve de ce fait intéressant de pathologie indienne, car, dans une cellule que je me fais ouvrir sans la moindre préméditation, je me trouve en présence d’un brahme du plus plantureux aspect.

Dans les cellules, les détenus sont astreints à moudre par jour une certaine quantité de grain, ou à imprimer un nombre donné de rotations à la roue d’un régulateur dont le cadran, placé à l’extérieur de la cellule, fait connaître à chaque instant au gardien à quel point de cette tâche d’écureuil laborieux en est arrivé le prisonnier. Pendant deux heures chaque jour, les détenus des cellules sont conduits dans des loges à ciel ouvert où ils peuvent prendre quelque exercice et faire leurs ablutions. Un des hôtes de ces cages est un jeune garçon de douze ans au plus, qui cherche, par des cris lamentables, à éveiller la pitié de l’officier qui veut bien me faire les honneurs de l’établissement. Il existe dans la geôle d’Agra un assez grand nombre d’enfans qui sont tous réunis dans un atelier séparé, et auxquels tout contact avec les détenus est sévèrement interdit. Ce n’est pas sans étonnement que j’appris que de ces petits drôles, à peine au sortir de l’enfance, plusieurs étaient frappés de condamnations à vie. Parmi ces derniers était un précoce scélérat de quatorze ans au plus, hôte déjà ancien de la prison, et condamné pour avoir assassiné une petite fille dont il avait volé les bracelets et les boucles d’oreilles ; c’était du reste le plus intelligent de la bande, et, sur l’ordre de mon compagnon, il me donna sans difficulté des preuves de son savoir, en me récitant avec une volubilité d’écolier, d’une voix argentine, ce qu’on me dit être une table de multiplication. Près de l’atelier des jeunes détenus se trouvent les bâtimens de la prison consacrés aux femmes, où jamais homme ne pénètre qu’en présence du directeur. Vêtues de robes sombres et accroupies sur deux rangs au milieu de la cour, les détenues défilent en silence sous le regard sévère d’une femme d’un aspect vraiment imposant, et qui exerce parmi elles une autorité toute despotique. La majorité des détenues est condamnée, m’assure-t-on, pour crime d’infanticide.

Les détenus prennent leurs repas en commun dans une salle à manger à ciel ouvert, d’un aspect trop pittoresque pour que je n’en dise pas quelques mots. Dans la cour attenante à chaque atelier, des cases de deux pieds carrés, séparées entre elles par des relèvemens de deux ou trois pouces, sont disposées en échiquier sur le sol. À l’heure du repas, le détenu vient s’accroupir dans la case qui lui a été assignée, et reçoit la sa ration, que des cuisiniers ont fait bouillir à des fourneaux placés sous des arcades peu distantes.[9].

Ce n’est pas toutefois sans difficultés que l’on est parvenu à établir le système de la nourriture prise en commun dans les geôles du pays, et cette réforme, lorsqu’elle fut mise pour la première fois en pratique, prit les proportions d’une question politique de la plus haute importance. Autrefois le gouvernement allouait à chaque prisonnier une somme de 1 ana (0 f. 137) par jour, sans se préoccuper autrement des détails de sa nourriture et de l’emploi de son temps. Lorsque l’exemple de la métropole conduisit le gouvernement de l’Inde à s’enquérir de l’organisation intérieure de ses établissemens pénitentiaires, et que l’on voulut soumettre les détenus à un travail régulier, l’on ne tarda pas à découvrir les inconvéniens d’un système d’alimentation destructeur de toute discipline, qui non-seulement permettait à certains détenus de faire des économies, mais encore leur assurait à tous la distraction, si agréable à l’homme de l’Inde, de préparer son repas de ses mains. Acheter lui-même ses alimens, édifier avec mille précautions son petit feu, surveiller d’un œil amoureux les péripéties de la cuisson de son riz ou de son gruau, voilà quels soins remplissaient, à sa plus grande satisfaction, la journée du prisonnier, dont l’existence, comme celle du bouffon de l’opéra italien, se résumait à manger, boire et puis dormir ! Les premières réformes opérées dans les établissemens pénitentiaires de la compagnie eurent donc pour but d’y introduire un système de travail réglé et de les pourvoir de cuisines publiques et de cuisiniers. Cette dernière réforme ne s’accomplit pas sans résistance, et plus d’un vieux serviteur du gouvernement de l’Inde, imbu des vieilles traditions de déférence aux préjugés religieux des populations, annonça, en maudissant l’innovation culinaire, que la dernière heure de la puissance anglaise dans l’Inde allait sonner à l’horloge du destin. L’expérience n’a point vérifié, comme de raison, ces lugubres pronostics, quoi qu’il ait fallu recourir dans la plupart des prisons de l’Inde à l’emploi de la force ouverte pour établir la coutume des cuisines communes[10].

En comparant les tableaux de statistique criminelle de l’Inde aux documens de cette nature publiés en Angleterre, en Écosse et en France, on trouverait que la moralité de la population du Bengale diffère peu de celle des nations les plus civilisées de l’Europe. Hâtons-nous toutefois de rendre justice aux populations européennes, il est loin d’en être ainsi. Tandis qu’en Europe l’exception infinitésimale des crimes et attentats reste seule inconnue de l’autorité et que la statistique judiciaire donne exactement le degré du thermomètre moral des populations, les documens publiés par le gouvernement du Bengale ne sont en réalité que des approximations grossières dans lesquelles une bonne partie des outrages faits aux lois ne sont pas inscrits.

Comment en effet expliquer d’une manière plausible que les crimes et délits aient augmenté de près d’un tiers dans la période de temps comprise de 1838 à 1844, sinon en disant qu’une police plus vigilante, mieux au courant des habitudes des populations, a pu mettre on lumière plus d’attentats que l’on ne pouvait le faire précédemment avec les moyens insuffisans de surveillance administrative que l’on avait eus jusqu’alors ? De plus, n’est-il pas de notoriété publique, comme il a été dit plus haut, que l’administration anglaise gouvernait depuis cinquante ans le pays, lorsque les ravages des thungs lui furent révélés pour la première fois ? N’est-ce pas d’hier ou à peu près (1842) qu’il a été découvert que la caste nombreuse des kechuks est vouée au dacoït ? Il y a comme une muraille indienne pétrie de mystère, de ruse, de mensonge, d’indifférence au bien et au mal, qui entoure tous les détails de la vie intérieure de la communauté native, et devant laquelle viennent se briser les efforts des magistrats les plus actifs et les plus intelligens. La corruption de la police et la crainte de ses exactions, crainte qui arrête dans bien des cas la plainte des parties lésées, sont encore d’autres argumens péremptoires à l’appui des doutes que nous avons émis sur la valeur des documens de statistique criminelle publiés par le gouvernement de la compagnie. Aussi peut-on conclure que la majeure partie peut-être des crimes et délits commis dans l’Inde échappe à la répression des lois. Nous n’essaierons point de dégager l’inconnue du problème en entrant dans le champ des hypothèses, et nous ne tirerons qu’une conclusion de ces faits divers : c’est que la moralité des populations indiennes est de beaucoup inférieure à celle des nations de l’Europe civilisée.

En peut-il être autrement dans cette communauté enchevêtrée de puis des siècles dans les superstitions les plus odieuses et les plus absurdes, dans cette communauté en tête de laquelle s’élève le brahme, le brahme sorti de la bouche du dieu Brahmah, le brahme infaillible et tout-puissant ? Qu’attendre de cette omnipotence terrestre que le brahme tient de la religion, sinon d’une part une tyrannie sans limites, de l’autre la plus dégradante abjection ?

Fondé de pouvoirs de la Divinité sur la terre, le brahme s’érige en dispensateur de ses bienfaits et de ses châtimens. Ici surtout ses pouvoirs sont sans bornes. La perte d’un procès, les calamités domestiques, les mille fléaux, épidémie, famine, ravages de bêtes fauves, qui peuvent fondre sur une population, sont autant d’accidens que le brahme sait exploiter avec adresse pour grandir le prestige de sa puissance aux yeux de son entourage. Il est vrai de dire que, dans les grands centres, où les natifs se trouvent en contact incessant avec les Européens, la barrière des castes a été en partie démolie. À Calcutta, par exemple, on trouve par centaines des brahmes qui, poussés par l’appât du gain, ont embrassé des professions que les dogmes de leur religion leur interdisaient ; mais, en dehors des grandes villes et des districts voisins, l’influence du brahme demeure toute-puissante sur des esprits imbéciles, façonnés dès leur enfance au joug des plus folles superstitions. En traitant de l’éducation, nous avons dit tout ce qu’il l’avait de défectueux et de puéril dans le système des écoles de la communauté native ; mais, outre l’éducation de l’école, il est encore pour l’homme une éducation de tous les jours, de tous les instans, l’éducation du foyer domestique. Quelle est-elle pour l’homme de l’Inde ? Dès son enfance, son esprit est rétréci dans un cercle de formes mécaniques, de rites frivoles, qui constituent les pratiques de la religion hindoue. Jeunes et vieux offrent aux idoles des mets que jeunes et vieux mangent ensuite sous prétexte que les idoles sont rassasiées. Les citrouilles, les chouettes, les chacals, les plus humbles ustensiles du ménage sont érigés en divinités et adorés sérieusement comme telles à des jours consacrés. Autour de l’enfant résonnent sans cesse des chants obscènes, où l’on célèbre les exploits de dieux pervers qui ne diffèrent des hommes que par la brutalité et la perversité de leurs excès ; pour premières paroles, sa bouche innocente apprend à balbutier des formules d’anathèmes destinées à attirer la malédiction d’en haut sur un ennemi. Ajoutez à ces élémens dissolvans de tout sens moral l’influence de certaines coutumes impies, telles que l’abandon des malades et l’exposition des morts au bord des fleuves. Ajoutez que dans la famille indienne la mère est réduite au rôle le plus dégradé, vouée aux fonctions les plus abjectes, moins considérée que le plus jeune de ses fils, et vous devrez logiquement et tristement conclure que l’éducation intime de la famille est exclusivement faite dans l’Inde pour dépraver le jugement, pervertir la raison, atrophier les sentimens de bonté et de justice innés au cœur de l’homme. Aussi ne doit-on pas s’étonner que le mensonge, le hideux mensonge soit à l’ordre du jour dans cette société bâtie sur l’imposture, et qu’un terrain semé comme à plaisir de tous les germes impurs qui peuvent flétrir et égarer les instincts de l’humanité ne produise qu’une impure et déplorable récolte d’êtres dépravés et criminels ?

Une femme de beaucoup de tact, devant laquelle je venais de flétrir avec la plus vertueuse colère l’immoralité des populations indiennes, me posa successivement un jour les questions suivantes : « Malade, vous l’avez été sans doute, n’avez-vous pas rencontré dans ces domestiques menteurs et coquins que vous venez d’anathématiser avec tant d’éloquence un dévouement profond, les soins les plus attentifs et les plus délicats ? Si vous admettiez dans votre maison en Europe un personnel de domestiques aussi nombreux que celui qui nous entoure dans l’Inde, et cela comme nous le faisons tous sans recommandations valables, sans garanties d’aucune sorte, croyez-vous que les vols dont vous seriez victime ne seraient pas autrement graves que les quelques paires de bas et la demi-douzaine de chaussettes qui manquent annuellement à votre garderobe ? N’est-ce pas un fait de tous les jours qu’une jeune fille fraîchement arrivée d’Europe accomplisse, pour rejoindre sa famille, les voyages les plus lointains, seule, sans appui, incapable de dire un seul mot des langues du pays ? Une, deux pu trois fois par jour, dans un voyage qui dure souvent des mois, elle voit se renouveler la douzaine de sauvages qui portent sur leurs épaules son palanquin et son bagage, et il est cependant sans exemple qu’une femme blanche ait été insultée d’un mot, d’un geste ! »

Ces questions, pour fendre hommage à la vérité, je fus obligé de les résoudre toutes à l’honneur des hommes de l’Inde et de convenir que j’avais poussé un peu loin la fougue de mes invectives. Et en effet comment, avec les idées et les habitudes de l’Europe, ces idées et ces habitudes qui malgré nous exercent une influence toute puissante sur nos jugemens, parler d’une manière impartiale et vraie de cette société où les siècles ont amoncelé tant d’élémens absurdes et bizarres, de ces hommes dont les mœurs et les instincts diffèrent autant des nôtres que leur peau cuivrée diffère de notre peau blanche ? De plus, entre l’Européen et l’homme de l’Inde les relations sont sans intimité, toutes superficielles ; toujours et partout le natif échappe à l’observation, à l’analyse ; de l’homme, vous ne voyez que l’écorce ! Vous ignorez même si des domestiques blanchis à votre service sont bons pères, bons époux, accessibles aux devoirs de la famille, aux joies de l’amitié, car la vie intime de la race asiatique est ainsi faite, qu’un voile impénétrable la protège contre la curiosité de l’étranger, et si par aventure il en saisit quelques détails, ses observations tombent sur quelque crime plus ou moins horrible que la vindicte des lois a mis en lumière. En de pareilles conditions d’incompétence, prononcer un jugement absolu sur la moralité des populations indiennes serait se mettre dans la position d’un voyageur qui, formulant, d’après la Gazette des Tribunaux, son opinion sur la société française, conclurait hardiment que l’homme y naît voleur et assassin, la femme empoisonneuse et adultère !

Loin donc de terminer cette étude par des paroles de malédiction et de colère contre les pauvres populations de l’Inde, nous ferons la part du déplorable héritage de misère, de tyrannie, de corruption que les siècles ont transmis aux races indiennes. Nous appellerons de tous nos vœux le jour où les lumières du christianisme, l’action bienfaisante d’un gouvernement fort et éclairé, auront élevé le bien-être et la moralité de l’Hindou au niveau du bien-être et de la moralité de l’Européen.


Major Fridolin.
  1. Voyez la livraison du 15 novembre.
  2. Ce programme d’enseignement est indifféremment suivi dans toutes les écoles natives, qu’elles soient affectées au langage bengali ou au langage indoustani. Dans ces dernières seulement, les commerçans, au lieu de tracer leurs essais sur des feuilles de bananier, exercent leurs petits doigts avec une pointe de fer sur une tablette d’airain ou de bois recouverte d’un léger enduit de chaux.
  3. Les chiffres suivans, extraits des documens officiels publiés par le gouvernement de l’Inde, permettent d’apprécier exactement la proportion dans laquelle les diverses castes de la hiérarchie indienne participent à l’étude du sanscrit. Le district de Burdwan compte 190 écoles, dirigées par 190 professeurs appartenant tous à l’ordre brahmanique. Ces établissemens renferment 1,358 élèves, dont 590 externes et 768 internes. 1,296 élèves appartiennent à la caste des brahmes, 45 à la caste des médecins, les 17 autres à des familles de brahmes dégradées. Les recettes annuelles accusées par les 190 professeurs forment un total de 11,960 roupies, soit en moyenne un traitement pour chaque maître de 68 roupies 4 anas ; mais les sources de profits pour les pundits sont si diverses et si facilement dissimulées, qu’on ne peut accepter ce chiffre sans réserve.
  4. Nous nous plaçons toujours dans le Bengale proprement dit, c’est-à-dire dans la division de l’empire indien qui a été soumise à l’enquête partielle dont nous essayons de résumer les résultats.
  5. Pour donner une idée de ce programme, il suffit d’indiquer les conditions de l’examen des candidats au titre d’une senior ou d’une junior scholarship. Pour une senior scholarship de l’ordre le plus élevé (on en compte quatre classes), on est interrogé : en prose, sur Bacon ; en poésie, sur Shakspeare et Milton ; en histoire, sur Macaulay ; en philosophie et en économie politique, sur les principes de Smith ; il faut prouver en outre qu’on connaît le calcul différentiel et intégral, la trigonométrie, l’optique, etc. Pour une junior scholarship, le candidat doit répondre : en prose, sur des morceaux choisis de Goldsmith ; en poésie, sur des morceaux choisis de Pope et de Prior. Il est interrogé sur la géographie, sur l’histoire, sur la grammaire et le langage bengali, sur l’arithmétique et l’algèbre, etc. Parmi les établissemens d’éducation publique du Bengale, il faut encore compter le Médical Collège de Calcutta, qui, grâce à l’habile et énergique persévérance du savant docteur Mouat, a, en quelques années, popularisé dans ces contrées lointaines les bienfaits de la médecine et de la chirurgie modernes.
  6. Des dispositions récentes ont mis fin à cet état de choses. Les comités ont été abolis, et aujourd’hui un fonctionnaire spécial est appelé dans chaque présidence à diriger le département de l’éducation.
  7. Les sacrifices humains, l’offrande la plus agréable, suivant le dogme hindou, que l’homme puisse offrir à la Divinité, et qui lui donnent des droits à sa bienveillance spéciale, étaient universellement pratiqués dans l’Inde avant la conquête musulmane. Les noms de Hurdwar et du temple de Jaggernauth seront toujours écrits en sanglans caractères dans l’histoire du fanatisme humain, on peut même dire que ces abominables cérémonies résistèrent la l’influence des mahométans, car vers les premières années du siècle, sous la loi des Mahrattes, des sacrifices humains étaient annuellement offerts dans la ville de Saugor. L’administration anglaise, malgré ses efforts, n’a pas triomphé complètement de ces coutumes sanguinaires. Ainsi, dans ces derniers temps, les tribunaux de l’Inde eurent à juger, entre autres criminels égarés par le fanatisme religieux, un brahme qui, après avoir immolé une chèvre à la déesse Kali, égorgea sans aucun motif, avec le couteau fumant encore du sang de l’animal, deux hommes qui l’avaient assisté dans ce sacrifice. Un natif de basse caste, du district de Rungpore, fut aussi condamné à mort, il l’a, peu de temps, pour avoir assassiné un enfant en bas âge, et reconnut avoir été poussé à ce crime par le désir d’obtenir de la Divinité la guérison de son fils, alors dangereusement malade. C’est surtout néanmoins parmi les tribus sauvages dont les territoires se trouvent enclavés dans le domaine anglo-indien que l’abominable pratique des sacrifices humains conserve toute sa puissance.
  8. L’origine de cette terrible pratique se perd dans la nuit des temps, et un voyageur qui parcourut l’Inde à la fin du dernier siècle rapporte que les brahmes qui formulèrent la loi du suttee y furent poussés pour mettre un terme aux crimes des femmes indiennes qui, sur le plus futile motif, empoisonnaient leurs maris. « La loi du suttee fit cesser cette habitude fâcheuse, » remarque candidement le voyageur ; mais d’un excès l’on tomba dans l’autre, « car, ajoute-t-il, le suicide des veuves entra si avant dans les mœurs, que celles qui se refusaient a l’accomplir étaient réservées à une vie de misère et d’abjection. »
  9. Le personnel administratif de la geôle d’Agra se compose de 14 officiers, 4 geôliers, 114 gardiens et 214 soldats. Quant au nombre des prisonniers, il s’élevait à 2,168, que l’on classait ainsi : 97 thuys, 342 dacoïts, 166 voleurs de grand chemin, 92 condamnés pour violence, 622 assassins, 532 voleurs ; le reste avait été condamné pour contrebande, parjure, viol, enlèvement d’enfans, etc. Dans ce total, 442 hommes et 83 femmes étaient frappés d’emprisonnement à vie.
  10. Nous compléterons ces détails en reproduisant un tableau de statistique criminelle relatif à la présidence du Bengale, qui comprend un territoire de 174,854 milles carrés et une population de 38,817,874 habitans, soit une moyenne de 222 individus au mille carré :
    Années Crimes ou délits Accusés Acquittés Condamnés
    1838 36,893 43,787 12,191 26,669
    1839 38,883 44,809 12,352 27,362
    1840 41,377 47,717 13,471 28,778
    1841 47,188 50,978 13,731 30,385
    1842 54,673 51,108 13,751 32,242
    1843 44,774 86,543 34,611 40,280
    1844 43,487 82,987 30,809 45,025