Albert Méricant (p. 266-Ill.).

XXVII

Coup de Couteau

Un soir, comme le jeune homme regagnait le cabaret du père Philippe, il entendit des voix irritées. Chozelle, très pâle, reprochait au grand Charles la mauvaise tenue de Lucienne qui avait osé, étant ivre, contrefaire ses tics. Il réclamait l’expulsion de la fille, menaçait de chercher un autre gîte pour ses habituels rendez-vous.

Sur les observations prudentes du cabaretier qui, sans doute, « savait des histoires », le couple sortit sans résistance, haineux et sournois.

— Tu vois comme je leur parle, dit Jacques, ils ne reviendront plus.

— Peut-être avez-vous eu tort.

— Tu sais bien que je n’ai pas peur. Ce gibier de potence va déguerpir au plus vite… Il n’aurait garde de se faire prendre.

André haussa les épaules, un peu inquiet, pourtant, sur le sort de sa petite amie qu’il craignait de ne plus revoir.

Chozelle, ayant jeté une pièce blanche sur le comptoir, se dirigea vers la porte.

Le temps était fort brumeux, et les rares becs de gaz éclairaient mal l’étroit trottoir que les palissades des maisons en construction barraient, de place en place.

— Ton bras ? demanda Jacques.

Ils cheminèrent, indécis sur le chemin, cherchant un fiacre.

Des trous noirs s’ouvraient tout à coup à leur côté, pleins de mystérieuse épouvante ; par des portes leur arrivait, comme par des bouches d’égout, une haleine âcre et corrompue. Ils trébuchaient dans des crevasses, glissaient sur des épluchures gluantes, se perdaient de plus en plus dans un dédale de ruelles obscures.

Parfois, le bruit d’une lutte dominait les autres bruits du faubourg ; des gémissements de filles qu’on égorge passaient comme des clameurs d’oiseau de nuit ; puis, c’étaient des rires gras, des injures, des paroles obscènes que les fenêtres mal closes de quelque bouge leur envoyait au passage. Ils côtoyaient des terrains à vendre, encombrés de plâtras et de détritus, où quelque chat famélique miaulait tristement. Des relents d’abattoir se mêlaient aux relents de misère ; et, de tant de détresses cachées, se dégageait une invincible tristesse, un infini malaise physique et moral.

André ne parlait pas, ayant quelque peine à diriger son compagnon qui s’appuyait lourdement sur son bras. Le brouillard était si opaque que la ligne des maisons se devinait à peine, sans indication de rues.

Chozelle, ayant mis le pied dans une flaque, rompit le silence.

— Un cauchemar cette cité de boue et de suie, ce quartier de meurtre perdu dans la Ville-Lumière !…

— Un cauchemar que nous connaissons trop ! Pourquoi ne pas rechercher des spectacles plus doux ? L’amour du macabre vous jouera un mauvais tour, cher Maître !

— Tu crois ?…

— On ne brave pas impunément la haine et la faim du peuple !

Jacques frissonna.

— Peut-être as-tu raison. Je suis écœuré de cette misère qui n’a même plus l’attrait de l’inconnu. Defeuille, au moins, a le vice élégant, et l’on ne risque pas de se faire égorger en sortant de ses petites fêtes. Je le déciderai à inviter mes nouveaux amis. Il n’y aura de changé que le décor.

Il semblait à André qu’ils revenaient sur leurs pas, et une sorte d’inquiétude nerveuse l’agitait, malgré lui.

— Nous n’en sortirons jamais ! murmura Chozelle avec découragement.

— Tâchons de retrouver la maison du père Philippe, et demandons à y passer la nuit.

— Oui, tu as raison. Je suis horriblement las !

Il achevait à peine, lorsqu’un homme se jeta sur eux, brandissant une arme. Instinctivement André s’était mis en avant, luttait corps à corps avec le grand Charles, qu’il avait reconnu. L’autre cherchait à l’écarter, à le renverser ; n’y parvenant pas, il lui enfonça son couteau dans la poitrine. André ouvrit les bras, trébucha, donna du front contre un mur, puis s’abattit sur le pavé visqueux.

— Vite ! à l’autre ! cria la voix rageuse de Lucienne.

Et le blessé entendit le bruit d’une galopade dans le brouillard qui se refermait sur la fuite effrénée de Jacques.