Albert Méricant (p. 114-119).

XII

La Chauve-Souris

Jacques Chozelle, qui s’était installé dans une avant-scène avec Defeuille et quelques fervents, se leva à la chute du rideau et gagna les coulisses.

Sur son passage, les femmes souriaient avec des mines indulgentes, tandis que, boudeur, il détournait les yeux. Dans les corridors, une dizaine de marcheuses l’entourèrent, et, comme il les repoussait assez brutalement, lui firent cortège. Les petits rats aux bras grêles, aux maillots rembourrés, offraient la nudité gracile de leur torse dans un déshabillé savant. Leur corsage, ouvert jusqu’à la ceinture, remontait juste assez pour emprisonner, comme en des mains, les seins aux bouts délicats. Les dos accusaient librement leur sillon voluptueux, et la mousse des aisselles embrumait l’or des corselets, fendus comme des élytres de coccinelles.

Vues de près, les formes paraissaient vulgaires, dépourvues de cette harmonie que leur donnent le prestige de la rampe et le mouvement. Les yeux, trop charbonnés, affadissaient les perruques blondes, les pieds gonflés se tassaient péniblement dans les chaussons clairs.

— Tigrane est prête ? demanda Jacques aux petites.

— Tu peux frapper, son vieux n’y est pas.

— Et puis, quand même il y serait, reprit une futée de quatorze ans, on n’est pas jaloux de Monsieur !

— Le vieux de Tigrane et M. Chozelle !… Oh ! là ! là ! ce qu’elle doit dormir tranquille dans sa grotte, la Chauve-Souris !

— Monsieur n’a pas peur qu’on le viole ?…

— C’est dangereux d’errer dans les coulisses !…

— Un baiser, mon beau blond ?…

— Je vous ferai mettre à l’amende, cria Jacques, qui avait à se défendre contre vingt mains audacieuses et des lèvres moqueusement tendues.

— Quoi ! pour un bécot ?

— Tu n’en mourras pas !…

Mais la porte de Tigrane s’ouvrit, et la jeune femme, en riant, fit entrer l’auteur, un peu chiffonné.

— Bigre ! dit-il, tu as sorti tes gemmes !

— Oui, j’ai égayé ce costume sinistre.

Tigrane était charmante dans son maillot gris et son corselet de velours sombre. De longues ailes de gaze arachnéenne s’attachaient à ses poignets et à ses chevilles par des fibules d’aigues-marines, de sorte que, lorsqu’elle écartait les bras, et glissait mollement, elle avait l’air de voler sur de mystérieuses corolles.

Langoureuse, elle se pencha, voulut aussi l’embrasser, soit gaminerie, soit curiosité ; mais il lui tourna le dos pour examiner une peinture de Pascal, nouvellement accrochée sous des flots de soies japonaises.

— Tiens, ton costume de ce soir… et tu prends des mouches d’or !

— Un portrait symbolique… Moi, vois-tu, je veux bien attraper les mouches, mais il faut qu’elles soient en or.

— Tu as raison, et si j’étais femme, je ferais de même.

— Femme ? ne l’es-tu pas un peu ?

Jacques, d’un geste conquérant, se passa la main dans les cheveux.

— À propos, reprit Tigrane, méfie-toi de Ninoche ; elle n’a pas digéré ton article de ce matin.

— Est-ce que son amant est avec elle ?…

— Quand je suis arrivée, ils étaient ensemble.

— Ah ! fit Jacques rêveur, et il sortit au bout d’un moment pour aller chercher André Flavien.