Les Anciens Couvens de Paris/Félise
COUVENS DE PARIS.
FÉLISE.
Le dernier jour du mois de décembre, en l’année 1700, à l’heure où la foule commence à circuler dans les rues de Paris, une voiture de voyage entra dans la grande ville par la porte Saint-Antoine, et traîna bruyamment ses ferrailles sur la chaussée inondée de boue et de verglas. Les ressorts disloqués grinçaient à chaque tour de roue avec un aigre fracas, tandis que le postillon, enfoncé jusqu’à mi-corps dans ses bottes fortes, faisait claquer son fouet en proférant des imprécations contre les passans qui ne se hâtaient pas de gagner l’étroit espace exclusivement réservé aux piétons le long des maisons bordées de boutiques. Le carrosse, d’une forme déjà antique, était maculé d’une boue liquide à travers laquelle il n’était pas possible de distinguer la couleur de la caisse et les armoiries peintes sur les panneaux ; pourtant l’on entrevoyait encore une couronne de comte tracée avec des clous d’argent sur les rideaux qui remplaçaient les glaces. L’un de ces rideaux entr’ouverts laissait apercevoir les voyageurs. Dans le fond du carrosse, une dame, enveloppée d’une pelisse noire et le visage caché dans ses coiffes, sommeillait, la tête renversée sur un carreau de velours. La banquette de devant était occupée par un homme âgé qui paraissait être quelque chose comme un valet de chambre, et par une femme dont la mise était celle d’une suivante de bonne maison. Ces deux personnages, d’une physionomie peu avenante, ne proféraient pas une syllabe, et jetaient à peine un regard somnolent et fatigué sur la rue. Debout entre la suivante et la dame, une petite fille, de cinq ans environ, s’appuyait des deux mains à la portière, et considérait d’un œil ravi les maisons bariolées d’enseignes, les étalages, les marchands ambulans qui glapissaient à tous les carrefours, et la foule affairée qui, profitant d’un douteux rayon de soleil, courait les boutiques pour faire ses emplettes du jour de l’an. A chaque instant, la petite fille se retournait pour interpeller la femme de chambre et lui montrer, avec des cris d’admiration, quelque magnifique joujou appendu aux vitrières des magasins de bimbeloterie ; mais celle-ci ne paraissait point du tout égayée par ce babil enfantin, et n’y répondait pas même d’un signe de tête. L’enfant, penchée à la portière, manifestait sa joie et sa curiosité avec une telle pétulance, qu’une fois la dame, réveillée en sursaut, la saisit par sa robe et la rejeta vivement sur les genoux de la suivante, laquelle, sortant de sa taciturne immobilité, s’écria :
— Qu’y a-t-il ? qu’est-ce donc ? mon Dieu !
— Rien, répondit la dame avec un étrange sang-froid et en se renfonçant dans le coin du carrosse ; il m’avait semblé que la petite allait tomber.
Comme elle achevait ces mots, l’enfant, qui s’était rejetée en avant avec un petit geste volontaire et mutin, se pencha à la portière, toute transportée à la vue d’un nouvel étalage de joujoux ; dans ce mouvement, un cahot lui fit perdre l’équilibre, elle fut lancée hors du carrosse et tomba la tête la première sur le pavé. Une lourde charrette de roulage venait par derrière : pendant quelques secondes, la petite fille disparut entre les roues et les pieds des chevaux. Tous les passans s’étaient arrêtés ; il n’y eut qu’un cri parmi cette foule, dont les regards étaient fixés avec angoisse sur les roues pesantes qui broyaient le pavé. Lorsque la charrette eut passé, l’on aperçut la petite fille à demi soulevée déjà sur l’une de ses mains, et rajustant de l’autre sa capeline de taffetas noir. Le carrosse, lancé au grand trot, n’avait pu s’arrêter qu’à distance. La voyageuse descendit, suivie de ses gens, et traversa d’un pas mal assuré la foule qui s’ouvrait devant elle, en lui montrant une boutique ou déjà l’on avait transporté l’enfant. Lorsqu’elle y entra, la maitresse du logis se précipita à sa rencontre en s’écriant, les mains levées au ciel : — Madame, rendez grâce à Dieu,… la chère petite n’est pas blessée,… elle n’a pas une seule égratignure… C’est un miracle !
En effet, la petite fille, debout au milieu de la boutique, babillait déjà en regardant, avec une admiration mêlée de convoitise, les joujoux et les sucreries qui foisonnaient sur les étagères. La voyageuse la considéra un moment sans l’embrasser, sans la toucher seulement ; puis elle tomba pâle et oppressée sur un siège, en disant d’une voix éteinte : — Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! j’ai cru qu’elle était morte !…
Elle passa la main sur son front mouillé d’une sueur froide, et parut lutter un instant contre cette violente et terrible émotion ; puis, y succombant, elle s’affaissa sur elle-même et tomba sans connaissance entre les bras de sa suivante.
L’on s’empressa autour d’elle : les bonnes femmes qui se trouvaient là l’inondèrent d’eau de mélisse. La marchande lui criait tout attendrie : — Madame, remettez-vous ; l’enfant n’a aucun mal, je vous le jure !… Regardez-la donc, cette mignonne, et vous verrez qu’elle est sortie saine et sauve de dessous les pieds des chevaux. Elle n’a pas eu peur seulement, la pauvre innocente. Venez donc ici, ma belle petite ; venez embrasser votre maman…
— Ma maîtresse n’est pas la mère de cette enfant, interrompit la suivante d’un ton sec ; ma maîtresse n’est pas mariée.
— Pardon ; il n’y a pas de mal, répondit civilement la marchande ; la pauvre demoiselle s’est pourtant évanouie de saisissement.
— Elle est si affaiblie, si malade ; elle n’avait pas besoin de cette dernière secousse, murmura la suivante en jetant un regard presque irrité sur l’innocente créature, cause de cette scène.
Cependant la voyageuse avait repris ses sens, et, rouvrant les yeux, elle murmura :
— Je suis mieux, je suis bien à présent. Allons, Suzanne, il faut faire avancer la voiture. Où est Balin ?
— Ici, mademoiselle ; je suis ici, répondit le vieux serviteur en s’avançant.
— C’est bien ; occupez-vous de la petite, reprit l’étrangère ; menez-la par la main jusqu’au carrosse.
Elle fit ces recommandations avec l’accent d’une pénible sollicitude, mais sans jeter un regard sur l’enfant miraculeusement préservée. Les femmes qui l’entouraient la considéraient avec une curiosité mêlée d’étonnement. C’était une belle personne de vingt-cinq ou vingt-six ans, blonde, d’une taille élancée et d’un aspect imposant. Ses traits, un peu effilés, avaient une expression de tristesse sévère ; son regard était froid et distrait ; elle avait le geste lent, le maintien accablé que laissent les longues souffrances morales ; pourtant l’étincelle d’une pensée active, véhémente, brillait encore dans ses grands yeux bruns. Elle se leva, rabattit ses coiffes sur son pâle visage, et, s’appuyant au bras de sa femme de chambre, elle adressa quelques mots de remerciement à la marchande, avec une politesse mêlée de dignité qui sentait fort sa grande dame. Au moment de sortir, elle fit signe au vieux domestique de prendre à l’étalage un joujou de deux sous, et, tirant sa bourse, elle mit un louis sur le comptoir.
La marchande la reconduisit jusqu’à la porte avec de grandes révérences, et, retenant un instant la petite fille d’un geste discret, elle lui baisa la main et lui dit avec un intérêt respectueux : — Comment vous appelle-t-on, mademoiselle ?
— Félise, répondit l’enfant.
— C’est un beau nom ! s’écria la bonne femme. Félise ! cela veut dire heureuse, celle qui est née sous une heureuse étoile, n’est-ce pas ?
En entendant ces paroles, la voyageuse et sa suivante se retournèrent avec un mouvement involontaire, et, frappées sans doute de la même pensée, elles abaissèrent sur l’enfant un étrange regard.
— Votre nom n’a pas menti aujourd’hui, mademoiselle Félise, reprit la marchande ; que Dieu vous protège ainsi tous les jours de votre vie !...
L’étrangère ordonna d’un geste impatient à son vieux serviteur de faire monter la petite fille dans la voiture, et se hâta de reprendre elle-même sa place. — Allez, postillon, cria la suivante en fermant le rideau de la portière au nez des curieux attroupés devant la boutique.
Le carrosse roula encore quelques momens dans la rue Saint-Antoine, puis, tournant au coin de la place de Birague, il alla s’arrêter devant le couvent des Annonciades, situé au fond de la rue Culture-Sainte-Catherine, à cent pas de l’hôtel habité naguère par Mme de Sévigné.
Le vieux serviteur, faisant fonctions d’écuyer, présenta respectueusement l’avant-bras à sa maîtresse, et tandis qu’elle descendait, une main légèrement appuyée sur sa manche, il lui dit avec une expression de zèle embarrassé et inquiet : — Si mademoiselle voulait me donner ses ordres, je pourrais m’occuper sur-le-champ de lui chercher un logis. J’avoue que, ne connaissant point la ville, je me trouve un peu en peine.
— La première maison venue me conviendra, pourvu que j’y sois seule, tout-à-fait seule, répondit la voyageuse.
— Je vois d’ici plusieurs écriteaux, reprit le bonhomme en parcourant du regard les maisons de belle apparence qui faisaient face au couvent des Annonciades ; si mademoiselle le trouve convenable, je vais voir... à moins qu’elle ne préfère un autre quartier...
— Mon Dieu ! qu’est-ce que cela me fait ? murmura la voyageuse d’un air de morne insouciance ; que je demeure dans cette rue même, plus loin ou à l’autre bout de Paris, peu m’importe ! — Il faut aviser tout de suite, reprit Balin en se retournant de tous les côtés, comme un homme décidé à marcher au hasard. Puisque mademoiselle ne veut pas descendre, même pour une seule nuit, dans un hôtel garni, il faudra aussi que je voie sur l’heure un tapissier, que je me procure des meubles... Mademoiselle va manquer de tout aujourd’hui, et qui sait comment elle sera couchée ce soir !
— Qu’est-ce que cela me fait ! répéta la voyageuse avec une sorte d’accablement mêlé d’impatience ; allez, Balin, et faites comme il vous plaira : vous avez une heure.
— A la grâce de Dieu ! Je ne vais pas plus loin, murmura le bonhomme en soupirant et en se dirigeant vers une maison du voisinage, à la porte de laquelle on lisait sur une planchette : Grand hôtel entre cour et jardin à louer présentement.
La porte du couvent s’ouvrit au premier coup de sonnette et se referma aussitôt sans bruit derrière les nouvelles venues, qui se trouvèrent alors dans un vestibule spacieux, humide et sombre. Des bancs de chêne scellés au mur régnaient alentour ; au fond, l’on apercevait les premières marches d’un large escalier tournant. Personne ne se présentait, et l’étrangère dut s’arrêter un moment pour s’orienter dans ces lieux inconnus. Tandis qu’elle promenait autour d’elle un regard fatigué, la petite fille se retourna brusquement vers la porte en s’écriant : — Je ne veux pas monter dans cette maison, elle est trop laide ; allons-nous-en.
— Non pas certes, répliqua la suivante en essayant de la rattraper ; venez ici, mademoiselle.
— Je veux retourner dans la rue, s’écria l’enfant d’un air irrité et en se débattant, je veux m’en aller !... Je ne veux pas vous obéir, méchante !...
— Laisse-la, Suzanne, laisse-la ; je ne peux pas l’entendre crier ainsi, dit l’étrangère en frissonnant et en se précipitant vers l’escalier, qu’elle se hâta de gravir.
— Mademoiselle Félise, criez toute seule tant qu’il vous plaira, dit aigrement Suzanne ; restez, restez là, on ne viendra pas vous chercher. Vous ne méritez pas d’entrer dans la maison du bon Dieu !
L’escalier en spirale dont les premières marches tournaient au fond du vestibule aboutissait à un palier sur lequel s’ouvrait une porte à deux battans ornée de délicates sculptures et surmontée d’un écusson qu’il n’était pas possible de blasonner à travers la couche de badigeon qui couvrait les armoiries. Au-dessus de cette pièce héraldique ainsi effacée, l’on avait peint à la fresque une croix d’azur entre deux branches de lis.
Au moment où l’étrangère posait la main sur le pommeau de cuivre ciselé en forme de rose épanouie, le battant tourna de lui-même sur ses gonds, et une sœur converse se présenta. Après avoir fait une espèce d’inclination qu’on aurait pu prendre également pour une génuflexion et une révérence, elle dit à demi-voix, d’un ton de civilité béate : — Jésus, Marie soient avec vous, madame ; prenez la peine d’entrer et de vous asseoir.
Le parloir des Annonciades était une vaste salle qu’une double grille recouverte d’un rideau noir divisait en deux parties égales, l’une communiquant avec l’intérieur du couvent et faisant partie de ce qu’on appelait la clôture, l’autre destinée à recevoir les personnes du monde qui obtenaient la permission de visiter les religieuses. Le goût dans lequel cette pièce était décorée indiquait qu’elle avait eu naguère une autre destination ; en l’appropriant aux habitudes de la vie conventuelle, l’on y avait laissé subsister quelques traces de magnificence mondaine. Une tenture de cuir dont les gaufrures, dorées jadis, avaient pris un ton de bistre, cachait la nudité des murailles ; la cheminée, sous le manteau de laquelle on pouvait commodément s’asseoir, était ornée de charmantes sculptures, et le haut chambranle qui abritait le foyer, comme un dais de pierre, était cantonné de petits amours rians et joufflus, que les bonnes religieuses prenaient pieusement pour des chérubins. Les miroirs de Venise qui complétaient autrefois l’ameublement de ce salon d’apparat avaient été remplacés par des tableaux ; mais au lieu des austères figures de saints, des scènes lugubres du martyrologe dont les murs blanchis à la chaux de la plupart des monastères étaient tapissés, ces peintures représentaient deux femmes, deux grandes dames dans tout l’éclat de leur parure et de leur beauté : c’étaient les portraits des bienfaitrices de la maison, dont les recluses avaient orne leur parloir.
L’étrangère jeta à peine un regard autour d’elle, et, sans prendre garde à l’invitation de la sœur converse, qui l’engageait à se réchauffer devant la cheminée, où brûlait un bon feu, elle s’assit près de la grille en cachant machinalement dans les larges manches de sa pelisse ses mains rougies par le froid, et dit d’une voix faible : — Madame la supérieure doit avoir été avertie. Je viens, munie de la recommandation de monseigneur l’évêque d’Alais, visiter une de vos novices.
— Que Dieu conserve sa grandeur ! répondit la sœur laie ; notre révérende mère était prévenue de votre arrivée, et j’ai reçu ses ordres. Le parloir ne s’ouvre que deux fois l’année pour les parens au premier degré ; mais à la sollicitation de monseigneur, et par faveur spéciale, notre sœurs Geneviève a la permission d’y venir aujourd’hui. La voici.
En achevant ces mots, elle fléchit une seconde fois les genoux en inclinant la tête comme si elle allait se prosterner, et sortit par une petite porte qui communiquait avec l’intérieur du couvent. Aussitôt le rideau noir s’ouvrit lentement, et une femme voilée parut derrière la grille. Elle portait l’habit qui avait fait donner aux Annonciades le surnom de célestes. Un scapulaire bleu de ciel cachait le devant de sa robe de laine et descendait jusque sur ses souliers de cuir bleu ; une espèce de chape pareille au scapulaire était attachée sur ses épaules ; son voile blanc, baissé devant le visage, retombait jusqu’au genou et la cachait sous ses plis épais et raides. Il était impossible de distinguer sa taille ni ses traits, mais il y avait dans l’ensemble de cette figure voilée quelque chose de juvénile auquel on ne pouvait se méprendre. La ligne svelte que formait le pli de la chape, le contour de l’épaule, l’attitude du corps, annonçaient une jeune fille de seize ou dix-sept ans, grande, mince et de la plus noble tournure. À quelques pas derrière elle venait une autre religieuse couverte du même habit, avec cette seule différence qu’elle portait le voile noir. C’était une des discrètes qui accompagnaient les novices au parloir, et que, dans le langage monacal, on appelait une sœur-écoute. Celle-ci s’assit à l’écart, tira de sa poche son formulaire et ses lunettes, et commença une lecture.
À l’aspect de la novice, l’étrangère s’était levée.
— Est-ce vous, mademoiselle ? est-ce vous, mon Dieu ! dit-elle d’une voix altérée ; je ne saurais vous reconnaître sous ce voile.
La novice fit un signe de tête et avança la main, une main blanche, frêle et mignonne, qui ne put passer cependant à travers les barreaux étroitement croisés. L’étrangère leva les yeux au ciel avec un geste de compassion douloureuse, et une larme mouilla sa paupière aride. La novice, debout de l’autre côté de la grille, pleurait sous son voile, et pendant quelques momens des soupirs étouffés, de faibles sanglots, troublèrent seuls le silence du parloir. Contenant enfin ce premier mouvement, la jeune religieuse s’assit contre la grille de manière à se rapprocher le plus possible de celle qui venait la visiter, et elle dit d’un ton pénétré : — Ah ! mademoiselle, quelle charité de votre part d’avoir entrepris un si long voyage pour m’amener notre pauvre enfant ! Que Dieu vous récompense de cette bonne œuvre !
— Ne m’en attribuez pas le mérite, répondit la voyageuse avec une amère expression ; c’est Suzanne et mon vieux serviteur Balin qui m’ont mise en voiture presque malgré moi. Ils ont décidé que je passerais l’hiver à Paris, pensant que le changement de séjour me rendrait un peu de santé, comme si quelque chose pouvait mètre salutaire !
— La religion, le temps, pourront vous consoler, dit la novice avec un soupir ; la religion surtout, croyez-le…
Ah ! vous êtes consolée, vous ? interrompit l’étrangère.
— Non, je suis résignée, répondit la jeune religieuse avec une sérénité douloureuse. — Et après un silence elle ajouta : — Mais je ne vois point Félise. Où donc est-elle ? notre mère m’a donné la permission de la recevoir. N’est-ce pas votre intention de me la remettre dès aujourd’hui ?
— Oui, oui, à l’instant même, répondit vivement l’étrangère ; tenez, la voilà.
La petite fille, lasse d’appeler en vain Suzanne, s’était décidée à monter toute seule ; elle venait de pousser la porte qui était restée entr’ouverte et regardait furtivement dans le parloir. Suzanne la prit par la main et l’amena devant la grille, malgré sa résistance.
— Ma tante, s’écria-t-elle alors en saisissant la robe de l’étrangère et en jetant un regard effrayé sur le noir grillage ; ma tante, est-ce que l’on va nous enfermer dans cette prison ? Je ne veux pas. Venez, venez, il n’y a personne en bas, nous ouvrirons la porte et nous nous sauverons. — Puis, apercevant les deux religieuses à travers la grille, elle se prit à les considérer avec étonnement, et dit d’une voix plus basse : — Ah ! voilà des dames ! Regardez, ma tante, elles sont habillées de bleu avec un voile comme la sainte Vierge ; est-ce que c’est ici leur maison ?
— Oui, ma chère enfant, dit alors la novice d’une voix émue ; c’est ici notre maison ; elle a une belle chapelle, un beau jardin ; ne veux-tu pas y venir demeurer avec moi ?
— Non ; je ne vous connais pas, répliqua la petite fille. — Et, après l’avoir considérée un moment, elle ajouta d’un air de naïve résignation : — Non, j’aime encore mieux rester avec ma tante Philippine et sa méchante Suzanne.
— Mais si tu me connaissais, tu viendrais volontiers, n’est-ce pas ? reprit la novice en relevant le coin de son voile.
— Ma tante Geneviève ! s’écria l’enfant avec un geste d’étonnement et de joie.
— Tu me reconnais bien, ma Félise ; tu es contente de me revoir, dit la jeune religieuse d’un air de satisfaction mélancolique et en rapprochant son visage de celui de la petite fille, qui s’était dressée contre la grille et tâchait de l’embrasser à travers les barreaux.
L’étrangère jeta un regard sur ces deux têtes inclinées et détourna aussitôt les yeux en frissonnant ; l’on eût dit qu’à leur aspect un sentiment d’aversion et d’horreur s’éveillait dans son âme. Cette impression aurait, certes, paru fort étrange à quiconque eût aperçu les deux charmantes têtes penchées en ce moment l’une vers l’autre et se regardant à travers la grille. Les traits de la novice étaient d’une régularité qui donnait à sa physionomie un caractère particulier de noblesse et de fierté. Elle semblait sortir à peine de l’adolescence, tant les lignes de sa figure étaient mollement accusées, tant ses formes étaient frêles encore. L’ovale pur de son visage était encadré dans une guimpe de toile qui lui couvrait le front jusqu’à un doigt des sourcils et laissait apercevoir à peine le contour délicat de sa joue. Cette guimpe d’un blanc mat relevait le pâle incarnat et l’incomparable finesse de son teint. L’enfant avait une belle petite tête brune et naturellement frisée, une bouche vermeille comme une cerise, des joues fermes et rondes comme celles des amours de marbre qui soutenaient la cheminée. Ses traits rappelaient vaguement ceux de la novice ; mais ce qui complétait la ressemblance et constituait véritablement chez l’une et chez l’autre un signe de race, c’était la couleur de leurs yeux. Toutes deux les avaient d’un bleu si pâle, que l’iris se détachait à peine sur le fond nacré de la cornée, à l’ombre de longs cils noirs relevés en pinceau. Cette singularité donnait au regard de la jeune religieuse un charme frappant, une expression indicible de langueur, de tendresse et de mélancolie. Les yeux de la petite Félise avaient au contraire quelque chose de terne ; l’âme ne rayonnait pas encore à travers ses prunelles bleuâtres, et même lorsqu’un joyeux sourire épanouissait sa bouche, son regard s’éteignait, voilé sous sa délicate paupière.
L’étrangère s’était remise cependant de l’impression pénible qu’avait paru lui causer la vue de ces deux belles créatures. Elle se retourna vers la grille avec le geste d’une personne qui se dispose à prendre congé. Alors la novice rabaissa son voile et lui dit avec un soupir : — Accordez-moi encore quelques momens, mademoiselle ; ceci est comme le dernier adieu que je fais au monde ; vous êtes la dernière personne à laquelle j’aurai parlé à travers cette grille.
— Quoi ! les obligations de votre état sont aussi rigoureuses ! s’écria l’étrangère ; la règle vous impose un aussi grand sacrifice ?
— Non, mademoiselle, répondit la novice ; elle l’autorise seulement. Outre les trois vœux ordinaires, il nous est permis d’en faire un quatrième, celui de renoncer à la vue et à l’entretien des gens du monde, de ne plus avoir, même indirectement, aucune relation avec les personnes du siècle, de vivre enfin dans une retraite perpétuelle et absolue. Quelques-unes des saintes filles qui ont été l’exemple de cette maison avaient fait ce quatrième vœu : j’ai résolu de les imiter.
— Ne vous repentirez-vous jamais de cet excès de zèle ? s’écria l’étrangère, dont le sombre visage s’attendrit ; ne regretterez-vous pas un jour d’avoir ajouté cette obligation aux devoirs déjà si difficiles de votre état ?
La novice secoua la tête et répondit d’un ton mélancolique : — Hélas ! qui viendra jamais me demander à la grille ? Depuis un an que je suis entrée ici, j’y parais pour la première fois. Il me semble d’ailleurs que je serai plus consolée, plus tranquille, lorsque je ne pourrai plus entendre même comme un écho des bruits de ce monde où j’entrais à peine quand j’ai dû le quitter, que je me rappelle trop souvent peut-être. À ces mots, sa voix s’altéra ; elle ne put achever et pencha sa tête sur ses mains jointes, comme pour se calmer et se recueillir. — Ainsi, reprit l’étrangère, touchée jusqu’aux larmes, si je revenais ici, je demanderais inutilement à vous voir ?
— Si vous reveniez, répondit-elle avec un accent inexprimable de tristesse et de résignation, il me serait permis seulement de vous faire dire que je ne suis pas morte, et que je me recommande à vos prières.
L’étrangère éleva vers le ciel un regard qui semblait accuser la Providence divine, et demeura un moment comme abîmée dans de douloureuses réflexions ; puis les larmes qui roulaient sous ses paupières se séchèrent, et ses traits reprirent leur morne immobilité. Elle se tourna silencieusement vers Suzanne, et lui fit signe de déposer contre la grille un coffret qu’elle portait sous son bras. La camériste obéit, et, tirant de sa poche une clé de vermeil, elle l’ajusta à la serrure de ce petit meuble, qui était comme un coffre-fort en miniature garni de feuilles de métal ouvragé et cloué avec des pointes dorées. — Voici les pierreries de la comtesse, dit l’étrangère en désignant le coffret ; je ne sais ce qu’il y a là-dedans, je n’y ai pas jeté les yeux ; mais tout a été scrupuleusement conservé, je crois. Ces bijoux appartiennent à cette enfant ; j’ai dû vous les remettre...
— Hélas ! pourquoi ? interrompit la novice ; le sort de Félise est fixé d’avance ; élevée dans cette maison, elle y prendra le voile ; à quoi lui serviront ces parures ?
— Elle les donnera à votre église le jour où elle fera profession, répondit la voyageuse ; jusque-là elles resteront en dépôt entre les mains de votre supérieure. À cette époque, les gens de loi rendront compte à Félise de sa fortune, et elle pourra en disposer également.
— Elle suivra mon exemple, dit la novice avec un sourire triste ; à dix-sept ans, elle fera vœu de pauvreté et donnera sa dot aux pauvres.
Durant ces explications, Félise s’était emparée du coffret comme d’un joujou ; elle essayait de le soulever par la poignée de vermeil ciselé et tourmentait la clé dans la serrure. Tout à coup elle releva la tête avec un petit cri de joie ; le pêne avait joué, et le coffret venait de s’ouvrir. Avant que Suzanne s’en fût aperçue, la petite fille y plongea la main et retira une poignée de bijoux qu’elle éparpilla devant la grille. Il y avait un collier de perles grosses comme des avelines, des bagues, des girandoles de brillans, et au milieu de ces magnifiques joyaux un portrait en médaillon entouré de pierreries. L’enfant considéra un moment cette peinture, qui représentait une jeune femme blonde et souriante, et la vue de ce doux visage réveillant dans sa débile mémoire un souvenir confus, elle se retourna vers la novice en disant : — Ma tante Geneviève, et maman, où est-elle ? Ici, peut-être.
À cette question inattendue, la novice secoua la tête avec un faible gémissement, et l’étrangère s’écria en cachant son visage avec un geste de désespoir : — Voilà la première fois qu’elle parle de ma pauvre sœur... qu’elle se souvient...
— Maman ? répéta la petite fille en regardant autour d’elle ; où est maman ? Elle est avec vous, ma tante Geneviève ?
— Non ; elle est au ciel ! murmura la novice en étouffant ses pleurs.
— Alors elle est avec mon père, reprit l’enfant ; mon papa aussi est allé au ciel ; il est mort.
Ces paroles tristes et naïves produisirent sur celles qui les entendaient un effet terrible : la jeune religieuse éclata en sanglots ; l’étrangère, pâle et tremblante, cacha son visage dans son mouchoir avec des gémissemens convulsifs. Suzanne, consternée, lui dit à voix basse : — Au nom du ciel, mademoiselle, remettez-vous ! Demandez qu’on ouvre la porte de clôture, que je puisse ôter enfin cette enfant de devant vos yeux... elle vous tue.
— Oui, je ne veux plus la voir... je ne veux plus l’entendre, s’écria l’étrangère avec une sorte d’égarement ; qu’on l’éloigne... que je ne la revoie jamais !
— Viens, viens, Félise, dit la sœur Geneviève en pleurant. Pauvre innocente, le monde te repousse, tes proches te haïssent, réfugie-toi ici comme moi.
La sœur-écoute, qui depuis un moment ne lisait plus son formulaire et prêtait l’oreille à cette scène, intervint alors : — Jésus-Marie ! dit-elle tranquillement, c’est un grand péché de se laisser aller à de tels mouvemens ; cette bonne dame paraît hors d’elle-même. Qu’est-ce qui a pu la transporter ainsi ! Retirons-nous, ma chère sœur ; je vais faire ouvrir la porte de clôture, afin de recevoir notre nouvelle pensionnaire.
— Elle est si petite, qu’elle peut, je crois, passer par le tour, répondit la novice ; voulez-vous le permettre, ma chère mère ?
— Certainement ; je vais moi-même lever le crochet, répondit-elle en se dirigeant vers une petite pièce contiguë au parloir, et qu’on appelait la chambre du tour.
Le tour d’un couvent était une armoire en forme de cylindre pratiquée dans un double mur, et pivotant sur son axe de manière à présenter alternativement toutes ses faces ; l’on y déposait les objets venant du dehors, et la tourière les recevait ainsi sans se laisser voir. C’était par cette voie qu’entraient les menues denrées et les petits présens que les personnes séculières envoyaient aux recluses. La sœur-écoute donna une légère impulsion à cet engin, qui tourna en grinçant sur son pivot. Suzanne se hâta de ramasser les bijoux et de les rejeter pêle-mêle dans le coffret ; puis elle prit Félise par le bras, la hissa dans le tour, lui mit le coffret sur les genoux, et, par une seconde impulsion donnée à la machine, l’envoya dans l’intérieur du monastère.
Alors la sœur Geneviève se rapprocha de la grille, et, faisant un signe d’adieu à l’étrangère, elle lui dit d’un ton doux et navré : — Nous ne nous reverrons jamais en ce monde... Que Dieu vous console... Que sa miséricorde nous prenne en pitié toutes deux !...
Le rideau noir se referma ; la jeune religieuse se retira avec l’enfant, et le bruit de leurs pas se perdit dans le fond du parloir.
L’étrangère demeura encore un moment les yeux fixés sur la grille et comme absorbée dans un silencieux désespoir ; puis, sans proférer une parole, elle se laissa emmener par Suzanne.
Le vieux serviteur était déjà de retour, et attendait à la portière du carrosse.
— Eh bien ! lui dit Suzanne, où allons-nous maintenant ?
— A deux pas d’ici, répondit-il en désignant une porte cochère percée dans un mur sans fenêtres qui servait de clôture à une cour. J’ai loué cette maison ; mademoiselle n’a qu’à traverser la rue pour se trouver chez elle.
La cloche venait de sonner le dîner, et la communauté entrait au réfectoire lorsque la sœur Geneviève parut, tenant Félise par la main. A l’aspect de cette jolie petite fille qui s’avançait tout étonnée, relevant le coin de son tablier garni de dentelles et faisant la révérence avec une politesse enfantine, les bonnes sœurs firent des exclamations de joie. L’arrivée d’une nouvelle pensionnaire était un événement qui préoccupait toute la maison pendant huit jours ; c’était, quel que fût son âge, un membre nouveau affilié à la famille spirituelle de l’Annonciation, car, sauf de rares exceptions, les jeunes filles élevées chez les Annonciades célestes y prenaient le voile, toute leur éducation ayant été dirigée à cette fin. C’était un établissement convenable pour les demoiselles de qualité qui n’avaient qu’une petite dot ; la prévoyance des parens leur ménageait cet asile, où elles entraient avant d’avoir seulement entrevu le monde, et où leur vie s’écoulait facile, nulle et oubliée.
La supérieure prit Félise sur ses genoux et dit en la baisant au front : — Voici un agnelet de plus dans notre troupeau ; c’est encore un présent de monseigneur d’Alais, mes chères sœurs ; nous lui devions déjà de posséder la sœur Geneviève, et, en vérité, nous ne saurions en avoir trop de reconnaissance envers sa grandeur.
— Oh ! ma chère mère, c’est moi qui dois être pénétrée de reconnaissance pour la protection que m’accorde ce saint prélat, balbutia la sœur Geneviève. — Mes chères sœurs, à vos places et disons le benedicite, reprit gaiement la supérieure ; pour la bienvenue de notre nouvelle fille, je demande à la sœur cellerière d’ajouter au dessert un plat de ce bon nougat que nous avons goûté aux dernières fêtes de Noël, et je prolonge d’une demi-heure la récréation.
— Merci, merci, notre chère mère, s’écrièrent toutes ensemble les religieuses en prenant place sur les bancs à dossier rangés devant les tables.
— Ma chère mère, dit la sœur Geneviève, vous plaît-il de désigner la place que doit occuper votre nouvelle fille ?
— Je veux qu’elle fasse tout de suite amitié avec vos favorites, mon enfant, répondit la supérieure avec bonté ; mettez-la entre les deux Chameroy.
L’on ne connaissait pas chez les Annonciades ces maigres repas servis dans des écuelles de terre jaune et arrosés d’eau claire, que faisaient quotidiennement les Carmélites et les Capucines. La règle de saint Augustin et les revenus de la maison permettaient un meilleur ordinaire. Contre l’usage des congrégations religieuses, toute la communauté mangeait à la même table, les révérendes mères près de la supérieure, à leur côté les jeunes professes, plus loin les novices, et au bas bout les pensionnaires. Les mets étaient simples, abondans et soignés, et les sœurs converses faisaient le service avec un ordre, une prestesse, une intelligence qui ne laissaient rien à commander : des valets galonnés n’eussent pas mieux fait.
Dans le réfectoire comme dans le reste de la maison, l’on retrouvait les vestiges d’une époque antérieure à l’établissement des religieuses. Des traces de peinture ressortaient çà et là sous le plâtre dont on avait badigeonné les murailles, et il était aisé de reconnaître sous cette couche transparente une chasse courant à travers champs, le cerf éperdu près de s’élancer à l’eau, les chiens à sa poursuite, les piqueurs sonnant la fanfare et les chasseurs intrépides franchissant au galop la longue plaine. Les dessus de portes étaient ornés de trophées bachiques et champêtres que les bonnes sœurs auraient été fort en peine d’expliquer ; enfin, au manteau de la cheminée, l’on retrouvait l’écusson effacé dont la croix d’azur des Annonciades avait remplacé les armoiries, mais autour duquel on pouvait lire encore la vieille devise : «Dieu ayde au premier baron chrestien. » Le silence n’était pas d’obligation pendant les repas, et un léger caquetage accompagnait incessamment le bruit des verres et des assiettes.
— Cette chère petite ne mange pas, dit une des révérendes mères en regardant Félise, elle a l’air tout effarouchée. Mesdemoiselles de Chameroy, entretenez-la donc ; Angèle, donne-lui la main.
Angèle de Chameroy était une enfant de l’âge de Félise, délicate, mignonne et belle comme un ange. Elle avança timidement sa joue rose pour embrasser sa nouvelle compagne, et lui dit ingénument : — Voulez-vous que nous soyons amies ? Je t’aime de tout mon cœur !
Au lieu de lui rendre son baiser, Félise la regarda d’un air étonné, et lui répondit en détournant la tête : — Je ne vous connais pas.
Ce mot fit rire toute la communauté.
— Voyez la petite sauvage ! s’écria une des religieuses ; certainement, elle a été élevée au fond d’un bois, parmi les loups...
— Oh ! non, non, madame ! interrompit Félise avec une naïve indignation ; je demeurais à Toulouse, dans une belle maison, avec maman, qui était une grande dame, et puis ma tante Philippine m’a emmenée...
— Je croyais qu’elle avait perdu sa mère au moment de sa naissance ? dit la supérieure en regardant la sœur Geneviève.
— La pauvre dame est morte bien jeune en effet, balbutia celle-ci ; pourtant Félise peut avoir gardé d’elle un souvenir confus.
— Et comment s’appelait-elle, votre maman, mon agnelet ? demanda une des révérendes mères pour dire à son tour quelque chose.
À cette question, la novice devint pâle, et regarda Félise avec angoisse. L’enfant hésita, chercha un moment, et répondit un peu honteuse :
— Je ne me souviens pas.
Alors la sœur Geneviève respira plus librement, et, revenue de son trouble, elle dit à la supérieure : — Ma chère mère, je vous supplie d’excuser toutes ces hardiesses ; Félise est une enfant gâtée.
— Bien, bien ; nous l’élèverons mieux, répondit la supérieure avec indulgence ; il n’est point de naturel si rebelle qui ne s’apprivoise chez nous. Le ciel nous a donné sur ce point des talens particuliers.
On se leva pour dire les grâces. C’était l’heure de la récréation, et, en sortant du réfectoire, les religieuses descendirent au jardin. Un parterre assez vaste, et dont des bordures de buis dessinaient les compartimens, s’étendait le long de la façade ; il était entouré de bosquets profonds, coupés de sentiers qui formaient une espèce de labyrinthe. Les grands arbres, maintenant dépouilles, dépassaient les murailles et bornaient la perspective. Pendant la belle saison, lorsque des masses de feuillage achevaient de cacher le faîte des habitations voisines, lorsque l’on n’apercevait au-dessus de ces cimes verdoyantes que le ciel inondé de lumière ou traversé par de légers nuages, l’on aurait pu se croire dans une étroite et solitaire vallée plutôt qu’au centre de la moderne Babylone.
En ce moment, le pâle soleil de décembre réchauffait faiblement L’atmosphère et fondait le givre qui pendait aux rameaux ; le vent, moins âpre, avait séché le sable des allées ; le rude hiver laissait souffler un moment la douce haleine du midi. Les religieuses se dispersèrent dans le parterre. La sœur Geneviève s’assit sur le perron, au milieu des pensionnaires, qui sautillaient autour d’elle comme une volée d’oiseaux babillards. Tandis que la petite Angèle tâchait de faire amitié avec Félise, son aînée prit place à côté de la novice, et lui dit à voix basse : — Ah ! ma chère sœur, quel air résolu ! Notre chère mère a beau dire, il ne sera pas aisé de lui inspirer la vocation.
— La vocation ! répéta la sœur Geneviève, est-ce qu’on ne l’a pas toujours lorsqu’on n’a jamais vu le monde, lorsque, comme vous, ma chère Cécile, comme ma petite Félise, l’on entre ici à l’âge de six ans ?
La pensionnaire secoua la tête et ne répondit pas.
Cécile de Chameroy était une petite personne d’environ douze ans, blonde, fraîche et jolie. Elle portait, comme les autres pensionnaires, une robe d’étamine bleue, qui marquait sa taille déjà assez élevée et d’une grâce parfaite. Ses cheveux, légèrement crépelés et d’une nuance un peu vive, formaient un lourd chignon, qui lui descendait sur la nuque, et que recouvrait imparfaitement une coiffe de pomille ou gaze noire, à barbes rattachées sous le menton. Ses yeux d’un bleu changeant, son nez retroussé, sa bouche épanouie, lui composaient un visage le plus mutin et le plus spirituel du monde. Il était impossible de se figurer cette piquante physionomie sous le voile. La petite Angèle avait, au contraire, des traits calmes et doux, et une expression de sensibilité qui n’appartient pas communément à l’enfance. Les deux sœurs étaient orphelines et destinées au cloître. L’aînée se rappelait vaguement la maison paternelle ; la plus jeune avait été amenée chez les Annonciades en quittant les bras de sa nourrice, et n’avait aucune idée de ce qui existait au-delà des murs du couvent.
Félise, debout devant les genoux de la sœur Geneviève, refusait obstinément de se mêler aux pensionnaires, qui jouaient à colin-maillard sur la terrasse, et l’agaçaient en passant avec une familiarité amicale. Chaque fois que l’une d’entre elles lui prenait brusquement la main ou la saisissait en riant par le coin de son tablier, elle se retournait, toute fâchée et honteuse, vers la sœur Geneviève, et se cachait le visage d’un air boudeur.
— Voyons ! il faut que je tâche de l’apprivoiser, cette petite sauvage ! dit Cécile de Chameroy ; avec votre permission, sœur Geneviève, je vais la mener à Bethléem voir le saint enfant Jésus.
— Oui, partons, partons tout de suite ! s’écria naïvement Félise en remettant sa capeline et en prenant d’elle-même la main de la petite Angèle.
La sœur Geneviève passa son bras sous celui de Cécile, et murmura en soupirant : — La pauvre enfant se figure que nous allons l’emmener bien loin.
Elles traversèrent le parterre et prirent un des sentiers qui s’égaraient entre les bosquets. Cette partie du jardin avait un certain air agreste. Les rameaux parasites du lierre rampaient au tronc des ormes séculaires, dont le pied était caché dans d’épais buissons de ronces et d’églantiers. Quand venait le beau mois de juin, l’on entendait le rossignol chanter toute la nuit sous ces ramées profondes, et la pervenche fleurissait à l’abri de ces tranquilles ombrages comme dans ses forêts natales. Le sentier qui coupait ce bocage s’égarait en tant de détours, que l’on pouvait, sans revenir sur ses pas, faire une assez longue promenade.
Félise courait en avant, impatiente et curieuse. L’aspect des gazons flétris, des arbres dépouillés, ne lui retraçait aucun souvenir ; elle ne se rappelait que la verdure et les fleurs de l’été précédent. Une fois, cependant, elle s’arrêta tout à coup, et dit, en regardant les grands arbres qui s’arrondissaient en berceau au-dessus de sa tête : — Ma tante Geneviève, il y a des allées comme cela autour de notre château, et puis il y a le parc. Nous allions jouer dans le parc ; vous en souvenez-vous ?
— Regarde, regarde donc ! interrompit la sœur Geneviève au lieu de lui répondre, voilà Bethléem !
— Cette maisonnette ! s’écria l’enfant.
— Entre vite, et tu verras, dit Cécile en l’entraînant.
C’était un pavillon rustique dans lequel les religieuses faisaient, chaque année, pour les fêtes de Noël, une représentation de la Nativité, Il eût été, certes, très difficile d’imaginer un tableau plus naïf et plus original. Des rameaux d’arbres verts, entremêlés de mousse et de rocaille, composaient le paysage, dont le ciel était représenté par des feuilles de papier bleu parsemées d’étoiles d’argent. Un bocal de verre, caché dans la mousse, figurait un lac où nageaient des poissons rouges. L’étable dans laquelle naquit Notre-Seigneur avait un toit de chaume, soutenu par des bâtons dorés, et, pour rendre cette demeure plus décente, les bonnes sœurs avaient eu l’idée de mettre un miroir au fond de la crèche. Il avait fallu une adresse et une patience de nonne pour vêtir les personnages qui venaient, dans leurs plus beaux atours, adorer le nouveau-né. Il y avait des gens de tous les rangs, depuis la laitière en bavolet et l’Auvergnat porteur d’eau, jusqu’à la dame en habit de cour et au financier en grande perruque. Au milieu de cette multitude, l’on voyait un homme en longue robe noire, portant rabat et chapeau à larges bords, lequel faisait le geste de donner sa bénédiction à une religieuse annonciade, qui apportait des œufs de Pâques à l’enfant Jésus.
Félise, debout sur un marche-pied en face de la crèche, n’exprimait son admiration et son étonnement que par des exclamations sans suite. Cette vue l’avait tout à coup réconciliée avec le séjour du couvent ; elle n’imaginait pas qu’il y eût au monde rien de plus beau que cette nombreuse réunion de poupées couvertes de magnifiques habits, et tout ce qu’elle avait aperçu en passant dans la rue Saint-Antoine lui sembla, par comparaison, fort mesquin. Quand elle fut un peu revenue de cette extase, elle se prit à demander le nom de toutes ces belles figures de carton, qui lui semblaient des personnes naturelles. Cécile lui expliquait tout cela avec une complaisance infinie. Quand elle arriva au personnage vêtu de noir, elle dit gravement : — Celui-ci existe en chair et en os ; c’est le révérend père Boinet, confesseur de la communauté. L’an dernier, il y avait à sa place le révérend père Pacaud, notre aumônier, un saint homme aussi ! C’est bien glorieux d’avoir comme cela son portrait dans la même niche que le saint enfant Jésus ! Il est très ressemblant le portrait du père Boinet !
— Il est bien laid ! dit naïvement Félise.
Pendant ce dialogue, la sœur Geneviève, debout à la porte du pavillon, suivait du regard la petite Angèle, qui, au lieu de contempler la crèche qu’elle avait déjà visitée vingt fois, s’amusait à courir le long de l’allée en soulevant avec ses pieds les feuilles sèches amassées sur les bords. En dispersant cette couche qui préservait le sol de la gelée, Angèle découvrit une petite touffe verdoyante, et aussitôt un parfum subtil, ravissant, embauma l’air.
— Ah ! fit-elle avec un cri de joie, une violette !
Elle la cueillit délicatement, et l’apporta triomphante à la sœur Geneviève. La novice attacha cette fleurette à sa guimpe, et resta immobile, la tête appuyée sur sa main, les yeux fermés, comme si ce parfum l’eût enivrée. En effet, l’arôme qui flottait dans l’air avait en quelque sorte inondé son âme ; ses souvenirs l’avaient tout à coup transportée dans d’autres lieux ; elle était retournée la durée d’un éclair vers les campagnes natales, sous les platanes au pied desquels la fleur printanière formait des tapis bleuâtres où elle s’était si souvent assise. Lorsque Cécile sortit du pavillon, emmenant à grand’peine Félise, qui serait volontiers restée en contemplation jusqu’au soir devant la crèche, elle trouva la novice absorbée encore dans sa rêverie.
— Ma sœur, ma chère sœur, s’écria-t-elle avec étonnement, vous pleurez, vous avez de la peine ?
— Non, répondit la sœur Geneviève en mettant une main sur son cœur ; non, mon enfant, c’est au contraire une impression très douce que j’ai ressentie, c’est une sorte de joie que je ne saurais définir et qui m’a fait verser des larmes.
— Oh ! ma chère sœur, vous avez songé à des choses qui sont hors d’ici, dit la jeune fille en serrant la main de la novice d’un air de sympathie intelligente.
Le son de la cloche qui retentissait dans tout le monastère annonça la fin de la récréation : c’était l’heure du travail à l’aiguille. En entrant à l’ouvroir, la supérieure dit à ses religieuses : — Mes très chères sœurs, il s’agit de vêtir la brebiette que le Seigneur nous a envoyée aujourd’hui ; nous allons travailler pour elle jusqu’à l’heure de l’office. Elle distribua aussitôt l’ouvrage, et deux heures plus tard le trousseau de la nouvelle venue était presque achevé. On la fit avancer alors pour lui donner, à la place de son fourreau de soie et de son tablier de mousseline garni de gros point d’Argentan, l’uniforme des pensionnaires, ses compagnes. Ce changement de costume ne parut pas lui plaire infiniment ; elle se laissa vêtir sans proférer une parole, et en regardant d’un air courroucé la bonne supérieure, qui présentait elle-même une à une les pièces de l’habillement et ne cessait de répéter : — Voyez, mes sœurs, comme cela lui sied ! Jésus, qu’elle est charmante ainsi ! Je suis certaine que cet habit aura la vertu de la rendre sur-le-champ docile et sage comme toutes nos autres filles.
Lorsque la toilette de Félise fut terminée, toutes les sœurs l’embrassèrent l’une après l’autre en lui souhaitant le bonheur de faire quelques années plus tard une autre prise d’habit. Le même jour, après l’office, la supérieure fit dire à la sœur Geneviève de monter avec Félise au petit parloir. Un tel ordre était une faveur que recevaient rarement les novices. Le petit parloir était une salle meublée de quelques sièges, d’une table et d’une bibliothèque dont les rayons contenaient une centaine de volumes. Il n’y avait point de grille, et la porte s’ouvrait sur la chambre du tour. C’était dans cette pièce que la supérieure des Annonciades recevait la visite du petit nombre de personnes qui avaient droit de pénétrer dans la clôture.
Le révérend père Boinet, confesseur de la communauté, était déjà dans le petit parloir avec la supérieure, lorsque la sœur Geneviève se présenta avec Félise. Il se leva, salua avec la politesse d’un homme du monde, et dit en attirant l’enfant entre ses genoux : — Bonjour, mademoiselle, soyez la bienvenue ; il y a long-temps que monseigneur d’Alais promettait de nous envoyer une petite annonciade, et nous étions dans une grande impatience de la voir arriver.
Félise, peu sensible à cet accueil obligeant, regardait en dessous le père Boinet et demeurait muette.
— Excusez-la, mon père, dit la novice, elle est tout effarouchée encore ; c’est comme un pauvre petit oiseau tombé du nid, il a peur et tremble dans la main qui l’a recueilli et lui donne la nourriture.
— Je suis certain cependant que le petit oiseau n’a pas envie de s’envoler, répondit gaiement le directeur ; qu’irait-il faire dehors ? le temps est sombre, il gèle à pierre) fendre, et dans un moment il fera nuit.
La petite fille leva machinalement les yeux vers la fenêtre. En effet, le jour commençait à tomber, un brouillard glacé baignait les vitrières, la triste nuit s’avançait avec son manteau de ténèbres. Félise se serra contre la novice en frissonnant et en tournant son visage vers la cheminée où pétillait une flamme claire. — Le petit oiseau est déjà apprivoisé, reprit le père Boinet en souriant ; il se trouve mieux dans sa cage bien chaude et bien close qu’au milieu des champs, et, comme je suis content de lui, je vais lui donner la becquée.
À ces mots, il tira de sa poche un cornet de papier, et, le versant dans le tablier de Félise, il ajouta : — Allez grignoter ces pralines au coin du feu, ma gentille petite fille.
— Je prévois, mon père, qu’elle va devenir votre favorite, dit la supérieure en flattant la joue de Félise du bout des doigts ; si elle est bien sage, bien obéissante, elle sera aussi mon enfant de prédilection. Voyez donc comme elle va être heureuse avec nous !
— C’est égal, je m’en irais bien volontiers quand il fera jour, murmura l’enfant avec un soupir et en tournant son grand œil clair vers le père Boinet.
— Ah ! mon père, dit la sœur Geneviève navrée, j’ai grand’peur qu’elle n’ait jamais la vocation.
— En ce cas, nous ne la retiendrions pas, mon enfant, répondit avec vivacité la supérieure ; il vaudrait mieux qu’elle tâchât de faire son salut dans le monde que de se damner dans le cloître.
Le père Boinet hocha la tête et dit simplement : — Dieu disposera.
Malgré les soins, les marques d’affection et les petites flatteries que l’on prodiguait ordinairement dans les couvens aux nouvelles pensionnaires, l’on ne réussit pas complètement à apprivoiser Félise. C’était une nature tout à la fois opiniâtre et fantasque, qu’il était impossible de dominer soit par la douceur, soit par la sévérité ; elle ne craignait personne et n’avait d’amitié que pour la sœur Geneviève. Elle finit pourtant par se soumettre aux devoirs faciles qui lui étaient imposés ; au lieu de se révolter à chaque instant contre la maîtresse des pensionnaires, d’exprimer en termes fort peu mesurés ses petites volontés, de bouleverser la classe et le dortoir par sa pétulance, elle apprit à marcher posément et à employer les formules bienséantes et chrétiennes en usage dans la maison. Ce fut à peu près tout ce qu’on obtint d’elle pendant les premiers mois qu’elle passa au couvent.
Dans ce laps de temps, la sœur Geneviève prononça ses vœux. Cet engagement irrévocable n’était pas accompagné comme la prise d’habit de cérémonies solennelles et lugubres. Sans apparat, presque sans formalités, la novice promettait de garder fidèlement ses vœux religieux et recevait le voile noir des mains de la supérieure, ensuite elle signait l’acte authentique de sa profession. La sœur Geneviève subit cette dernière épreuve avec une fermeté rare, sans paraître donner un regret ou un souvenir au monde dont elle se séparait sans retour. Ce fut un grand sujet de joie et d’édification pour la communauté et surtout pour la supérieure, qui d’abord avait douté de la vocation de cette jeune fille, laquelle, depuis son entrée dans la maison, avait plutôt manifesté le goût de la retraite et de la vie cachée qu’une piété fervente ; mais quand on la vit accomplir son sacrifice avec un visage si tranquille, une contenance si ferme, on jugea qu’elle était véritablement appelée.
Le jour même de sa profession, aussitôt après la cérémonie, la sœur Geneviève eut la permission de monter dans sa cellule pour se recueillir et se reposer un moment. En sortant du chœur, elle gagna seule le dortoir. Son pas était rapide et ferme ; elle marchait comme quelqu’un qui est sous l’influence d’une agitation intérieure, que la volonté contient et domine. Aussitôt qu’elle fut dans sa cellule, elle se jeta à genoux, les mains levées au ciel, le visage inondé de larmes, et dit à haute voix : — Seigneur, Seigneur ! ne repoussez pas celle qui dans sa détresse est venue vers vous. Prenez-moi, mon Dieu, puisque je suis à vous maintenant.
Elle voulait prier encore, mais sa force morale était épuisée ; elle sentait ses pensées se confondre et s’éteindre dans son cerveau. Pâle, le front baigné d’une sueur froide, elle demeura affaissée sur ses genoux, l’âme et le corps plongés dans une sorte de défaillance. Cécile de Chameroy la surprit dans cette situation. La jeune pensionnaire, poussée par une sollicitude instinctive, était venue sur les pas de la sœur Geneviève ; lorsqu’elle la vit ainsi prosternée, le visage couvert de larmes, les yeux fermés, elle se jeta à genoux à ses côtés et lui dit avec une douleur mêlée d’effroi : — Ma sœur, ma chère sœur, vous pleurez le jour de votre profession ! Oh ! Seigneur Dieu ! vous n’aviez donc pas la vocation véritable ?
La religieuse sortit par degrés de sa stupeur, et, passant la main sur ses yeux encore pleins de larmes, elle dit avec un accent inexprimable de résignation et de douceur : — Pourquoi donc ai-je pleuré, mon Dieu ! qu’ai-je laissé dans le monde qui puisse me causer un regret ? Ne suis-je pas trop heureuse d’avoir trouvé ici un refuge ! Ah ! je dois au contraire bénir le Seigneur qui m’a ouvert sa maison et m’a donné une place au milieu de cette famille chrétienne.
— Vous êtes orpheline, ma sœur ? dit Cécile de Chameroy en soupirant.
La religieuse fit un geste affirmatif.
— Et, vous trouvant sans appui dans le monde, vous avez pris le parti d’entrer en religion ? reprit la jeune fille avec vivacité. ; Vous êtes venue ici de votre propre mouvement ? Ah ! ma chère sœur, si j’avais été comme vous en âge de me connaître moi-même quand j’ai perdu mes parens, je ne serais pas entrée aux Annonciades.
— Mais vous êtes libre encore d’en sortir, mon enfant, s’écria la religieuse.
— Où irais-je à présent ? répondit Mlle de Chameroy.
— Hélas ! chère enfant, reprit la religieuse, c’est une faute de se laisser aller à de telles réflexions. Soumettons-nous au sort que la Providence nous a fait, et tâchons d’aimer les devoirs qui nous sont imposés. D’ailleurs, que nous manque-t-il ici pour le bien-être de l’ame et du corps ? Y a-t-il au monde un séjour plus agréable et plus tranquille ?
Elle se releva à ces mots et fit le tour de la cellule après avoir entr’ouvert la fenêtre et jeté un coup d’œil sur le jardin. — Voyez, reprit-elle en passant la main sur le pied de son lit blanc et douillet, ce n’est pas ici comme chez les Capucines, où l’on dort sur une planche, à côté d’une tête de mort ; cette chambrette est propre et jolie ; l’on a la vue des beaux ombrages du jardin et l’on y respire un air si pur, si rempli de l’odeur du feuillage, qu’on pourrait se croire à la campagne.
— C’est vrai, ma sœur, répondit la jeune pensionnaire, ici tout a un aspect riant : l’hiver, les salles sont bien chauffées et bien closes ; l’été, l’on a de longues récréations et l’on se promène au frais dans le jardin ; pourtant au milieu de ce bien-être je songe toujours avec regret à un autre séjour.
— Le séjour qu’habitaient vos parens ?
— C’était une vieille maison fort délabrée, répondit ingénument Cécile ; elle donnait sur une ruelle obscure, et l’on n’y voyait pas clair en plein midi. Mon père y était descendu en arrivant à Paris, où il venait solliciter ; mon père, un bon gentilhomme, un brave officier ruiné au service du roi. Ma mère l’avait accompagné ; il comptait retourner dans sa province avec une pension. Au bout de quatre ans, il n’avait encore rien obtenu, et en attendant quel dénûment, quelle misère ! Mon pauvre père, je le vois encore écrivant ses suppliques devant la fenêtre, dans une grande chambre sans feu, et les lisant ensuite tout haut à ma mère, qui restait au lit avec moi presque tout le jour, faute d’une bûche à mettre dans la cheminée. Nous ne sortions guère que le dimanche pour aller à la messe ; mais alors quelle joie ! j’en rêvais toute la semaine. Nous traversions un endroit appelé la Place Royale ; parfois il faisait soleil, et c’était pour moi un bonheur inexprimable de courir au grand air le long des allées. Souvent ma mère avait la condescendance de s’asseoir sur un banc et de me laisser jouer pendant une demi-heure ; ensuite nous rentrions pour toute la semaine dans notre logis. Je ne saurais le retrouver maintenant, j’ai oublié jusqu’au nom de la rue ; mais j’ai encore devant les yeux la maison, l’escalier humide et noir, la chambre propre, toujours rangée, et où il faisait toujours froid, les meubles délabrés, et le grand lit sans rideaux, et le buffet orné de quelques pièces d’argenterie qui disparurent l’une après l’autre. C’est dans cette maison qu’Angèle vint au monde, et le même jour ma pauvre mère mourut.
La voix de Cécile s’altéra en prononçant ces derniers mots. Ses yeux doux et rians se remplirent de larmes. — Et après, mon enfant, dit la sœur Geneviève d’un air touché, après ce malheur, qu’arriva-t-il ?
— Hélas ! après ce malheur, il en vint un autre, répondit la jeune fille ; mon père tomba malade, et bientôt l’on reconnut qu’il n’en reviendrait pas. Aux derniers jours de sa vie, la Providence vint pourtant à son secours. Un de ses parens éloignés, ayant appris sa triste situation, courut à Versailles et sollicita pour lui. Il avait quelque crédit, il obtint tout ce qu’il demanda ; mais les bienfaits du roi venaient trop tard. Avant de mourir, mon père nous recommanda à ce vieux parent et le pria d’être notre tuteur, notre bienfaiteur ; puis il me tint un discours que je ne compris guère, et que j’écoutais en pleurant. Dès qu’il eut rendu son âme à Dieu, notre parent, le baron de Favras, m’amena ici. Notre chère mère, touchée de notre malheur, consentit à recevoir aussi Angèle, qui était une toute petite enfant encore au berceau.
— Et ce parent, ce tuteur, vous a-t-il depuis témoigné quelque intérêt ? demanda la sœur Geneviève. Vient-il vous voir quelquefois ?
— Jamais, répondit Cécile ; jamais, quoiqu’il demeure très près d’ici, car, je m’en souviens, il ne fit que traverser la rue pour nous y amener. Il nous connaît à peine ; il ne peut pas nous aimer. Angèle et moi, nous n’avons véritablement d’autre père et d’autre protecteur que le bon Dieu.
— Pauvres enfans ! murmura la sœur Geneviève, convaincue de la nécessité de leur vocation.
C’était une dévote italienne, une grande dame de Gênes, Victoria Fornari, qui avait fondé l’ordre des Annonciades Célestes, et un jésuite, le père Zannoni, en avait écrit sous sa dictée les constitutions. L’esprit de cet institut était d’offrir une retraite aux filles qui, ne se sentant pas attirées vers le monde, voulaient vivre à jamais inconnues et cachées, imitant ainsi la solitude de Marie, que l’ange trouva seule dans sa chambre. Leur vie devait être impénétrable au dehors, douce et facile au dedans. La maison de Paris pratiquait ces observances dans leur exactitude primitive. Dirigée par les pères jésuites de la rue Saint-Antoine, elle avait conservé intactes les traditions de l’ordre : il n’y avait peut-être point de monastère en France où la discipline fût aussi parfaite, et en même temps les devoirs de l’état religieux aussi faciles. L’on évitait d’ailleurs avec un soin extrême toutes les causes de trouble, d’agitations intérieures et de relâchement. La plupart des religieuses, entrées dans la maison dès leur enfance, ne franchissaient jamais par la pensée l’étroit horizon qui bornait leurs regards ; pour elles, l’univers était renfermé dans cette enceinte. C’étaient des âmes simples, ignorantes et heureuses, qui descendaient le courant de la vie humaine sans secousses, sans bruit et à travers un éternel crépuscule. Quelques-unes, plus puissamment douées, avaient senti leurs facultés se développer dans les enseignemens de la religion. Alors elles s’étaient naturellement tournées vers Dieu ; tout ce qu’elles avaient d’intelligence et de sensibilité s’était absorbé dans la vie mystique ; elles cherchaient avec ardeur les voies du salut, et trouvaient dans la pratique des devoirs religieux un aliment suffisant à leur activité.
La mère Madeleine, supérieure du couvent de l’Annonciation, était une religieuse vieillie dans les plus difficiles fonctions de la vie monastique. Capable et prudente, d’une piété sincère, d’un caractère droit, d’une humeur sereine, facile et gaie, elle gouvernait son troupeau avec une autorité absolue, tempérée par l’indulgence et la douceur. Élue pour la première fois supérieure à l’âge de vingt-cinq ans, elle avait réuni de nouveau tous les suffrages à l’expiration de son priorat, et, chose inouïe dans l’histoire des communautés religieuses, elle continuait ainsi sans interruption, depuis vingt années, l’exercice de son autorité.
C’était toujours dans la maison des jésuites de la rue Saint-Antoine qu’étaient choisis le confesseur et l’aumônier des Filles Blettes. Le père Boinet, leur directeur actuel, joignait à une piété, à une sainteté de mœurs avérée, le talent de conduite qui distinguait les membres de la compagnie de Jésus. Ses supérieurs avaient compris, avec leur tact et leur pénétration ordinaires, que c’était un de ces hommes encore mieux défendus par leur propre naturel que par leurs principes, et ils n’avaient pas hésité à lui confier la direction d’une trentaine de femmes qui n’étaient pas toutes de révérendes sœurs, au teint blême, au nez barbouillé de tabac. Quoiqu’il ne manquât ni de savoir, ni d’habileté, ni de finesse, il ne manifestait dans ses discours qu’une médiocre capacité ; personne n’avait comme lui l’art de se mettre à la portée des esprits simples et d’entrer dans leurs minuties. Sa figure épaisse et bonasse inspirait de la confiance aux plus timides, et il était d’ailleurs d’une laideur si vulgaire, qu’il n’était pas à craindre que les plus exaltées le regardassent jamais avec une dangereuse admiration. Au lieu de pousser dans les rudes sentiers de la pénitence le docile troupeau commis à sa garde, il le guidait à travers les voies faciles qui mènent également au ciel.
Dès son entrée au couvent, la sœur Geneviève avait été l’objet de la sollicitude particulière du père Boinet. Confident et juge de sa vocation, il l’avait encouragée par des motifs qui étaient demeurés ensevelis dans le secret du confessionnal, et que la jeune novice n’avait révélés qu’à lui seul. Lorsque la supérieure lui avait témoigné ses scrupules relativement à l’admission de cette belle jeune fille, qu’une résolution subite jetait dans le cloître, il lui avait répondu simplement : — Soyez sans inquiétude, ma révérende mère ; c’est une âme innocente ; elle a quitté le monde avec sa robe baptismale, et n’a apporté ici ni un regret ni un souvenir qui puissent souiller sa pureté.
Aussitôt que la sœur Geneviève eut pris le voile noir, elle fut chargée de seconder la maîtresse des pensionnaires dans ses fonctions. La tâche n’était pas difficile ; on ne se piquait pas d’instruction chez les Annonciades, et plusieurs d’entre les religieuses n’avaient jamais ouvert d’autre livre que leur formulaire ; mais, en revanche, il n’y avait point de maison où l’on excellât si parfaitement à broder des images et à faire des bouquets d’autel avec du clinquant et du papier doré. La sœur Geneviève apprenait à lire aux petites pensionnaires, et travaillait avec les grandes aux ornemens d’église, vrais chefs-d’œuvre qui demeuraient souvent une année entière sur le métier et à la confection desquels participait toute la communauté.
La jeune religieuse put s’occuper ainsi de l’éducation de Félise. D’abord elle essaya de dompter ce naturel indocile et fougueux ; mais elle n’y réussit qu’imparfaitement. La petite fille, opiniâtre et mutine, résistait à ses exhortations, à ses ordres, puis tout à coup cédait à ses prières, car elle l’aimait avec toute la tendresse dont le cœur égoïste et léger des enfans est capable. De son côté, la sœur Geneviève avait pour Félise une affection inquiète et pour ainsi dire douloureuse. Souvent ses regards s’arrêtaient avec une amère expression de tristesse sur cette jolie créature, et elle murmurait, en passant sa main dans les cheveux de la petite Angèle qui ordinairement se tenait tranquille à ses genoux, tandis que Félise bondissait autour d’elle avec la capricieuse vivacité d’une chevrette : — Seigneur, mon Dieu ! quand lui ferez-vous la grâce de ressembler à ce petit ange ?
Cécile de Chameroy devint aussi la favorite et presque l’amie de la sœur Geneviève ; bientôt cette enfant comprit ce que l’œil pénétrant de la mère Madeleine n’avait pas aperçu, ce que personne ne soupçonnait ; elle comprit que l’âme de la jeune religieuse était accablée d’un sombre ennui, d’une douleur mystérieuse et incurable. Des souvenirs chers et tristes, de vagues regrets, la préoccupaient secrètement, et quoiqu’elle ne parlât jamais de sa famille, ni du temps qui avait précédé son entrée en religion, Cécile devinait que sa pensée revenait sans cesse vers tout ce qu’elle avait quitté. Souvent, le soir, debout à la fenêtre de sa cellule, Geneviève se recueillait long-temps dans une muette contemplation, et versait des larmes en élevant ses regards vers le firmament semé d’étoiles. Alors, si sa jeune amie venait s’accouder aussi à l’étroit balcon, elle lui disait en soupirant :
— Oh ! ma chère Cécile, que la nuit est belle ! Tournez les yeux vers le fond du jardin ; de ce côté, l’on n’aperçoit plus maintenant que le feuillage des arbres et la voûte du ciel. Il me semble que je suis au milieu des champs, que je respire la bonne odeur des bois, l’air vif et frais qui a passé sur les prairies. Oh ! si vous saviez comme il fait beau, les soirs d’été, dans les allées de platanes, au bord de l’eau !
Parfois elle se laissait aller à des réminiscences enfantines ; assise au fond de sa cellule, elle prenait Angèle sur ses genoux, et lui chantait à demi-voix des noëls languedociens que la petite fille écoutait d’un air curieux et naïf sans les comprendre. Souvent alors Félise prêtait l’oreille, se rapprochait et répétait ces gais refrains, les mêmes sans doute avec lesquels sa nourrice l’avait bercée. D’autres fois, à l’heure de la récréation, la sœur Geneviève quittait le jardin, et se dirigeait vers une galerie située dans une partie de la maison que n’habitaient pas les religieuses. Cette longue salle, pavée en marbre comme une église, était encore ornée de quelques tableaux dont les cadres, disjoints et voilés de toiles d’araignée, avaient dû être dorés jadis ; la poussière amassée depuis un siècle sur ces toiles vénérables avait effacé les figures et noirci toutes les teintes, à ce point qu’on ne distinguait plus que de vagues linéamens sur un fond couleur de suie. L’ameublement avait disparu, sauf quelques sièges délabrés qui gisaient renversés dans les coins. Cette pièce, qu’on appelait encore par tradition la Salle des princes, avait dû être jadis le théâtre de splendides fêtes. Sans doute, le pied léger des danseuses avait souvent frappé ces dalles humides, tandis que la musique faisait retentir jusque sous les ombrages du jardin ses vives ritournelles ; mais il ne restait pas même un souvenir de ces magnifiques divertissemens : de tant de bruit et d’éclat, il n’y avait plus rien, pas d’autres traces qu’une traînée noirâtre dont la fumée des torchères avait obscurci en certains endroits les lambris.
Un jour, Cécile eut l’idée de rejoindre la sœur Geneviève pendant sa récréation solitaire. Elle la trouva assise à l’entrée de la galerie, le visage appuyé sur sa main, le regard perdu dans l’espace profond à demi éclairé par un rayon de soleil qui traversait les ais brisés d’une fenêtre, et frappait obliquement la muraille tapissée de tableaux :
— Eh ! ma chère sœur, s’écria la fillette en riant, que faites-vous ici, en compagnie de tous ces vieux portraits qui ont l’air de vous regarder tristement du haut de leur cadre ?
— Venez çà faire connaissance avec eux, follette, dit la religieuse en se rangeant pour faire place à Cécile sur le banc vermoulu où elle était assise ; puis, reprenant son attitude pensive, elle ajouta : — Je me figure le temps où l’on donnait ici le bal...
Le bal ! répéta Cécile avec lui profond étonnement ; vous vous figurez, ma chère sœur, ce que c’est qu’un bal !...
— Certainement, car j’y ai assisté, répondit la sœur Geneviève avec un soupir.
— Vous avez dansé ! fit Cécile à voix basse et en joignant les mains avec un geste de naïve stupeur ; — et, après un moment de réflexion, elle ajouta plus bas encore : — C’est bien divertissant, n’est-ce pas ?
— Ah ! oui, répondit ingénument la jeune religieuse, et, comme Cécile l’interrogeait encore du regard, elle ajouta : — J’ai été au bal une fois, une seule fois, le beau jour où j’eus seize ans. Elle appuya son front sur sa main et parut revenir avec un plaisir mélancolique sur ce frivole souvenir ; puis, se relevant tout à coup, elle prit le bras de Cécile, et l’emmena devant les tableaux.
— Je prends plaisir à voir tous ces personnages, lui dit-elle, car je les connais.
— Sainte Vierge ! où donc les avez-vous vus, ma chère sœur ? s’écria la jeune pensionnaire avec un étonnement où perçait quelque incrédulité.
— Dans les livres, répondit la religieuse en souriant. Nous sommes ici en illustre compagnie. Regardez les noms écrits au bas de ces toiles, et, à défaut du nom, ces écussons blasonnés.
— Vous connaissez les armoiries ?
— Comme toutes les filles nobles qui ont passé leur enfance dans de vieux châteaux. Cette maison, dont on a fait un monastère, dut appartenir jadis aux Montmorency, car l’on y retrouve partout leur écusson, et ces portraits représentent la famille du grand connétable.
Cécile parcourut du regard la série de figures alignées sur les panneaux, et tâcha de démêler leurs traits sous la poussière séculaire dont elles étaient voilées ; puis, revenant à l’idée qui la frappait surtout, elle dit en désignant un portrait de femme dont les yeux noirs et les blanches mains ressortaient seuls sur la toile :
— Vous croyez donc, ma chère sœur, que cette belle dame a donné ici le bal ?
— Certainement, répondit la sœur Geneviève, elle doit y avoir dansé le branle et la pavane comme c’était la mode il y a cent ans et plus.
— Ah ! s’écria Cécile en riant, si nos révérendes mères savaient cela, elles viendraient ici jeter de l’eau bénite.
La cloche annonça en ce moment la fin de la récréation.
— Jésus-Marie, déjà ! reprit Cécile ; la mère Perpétue a avancé l’horloge, j’en suis certaine. Allons ! il faut prendre congé de cette belle compagnie. L’espiègle à ces mots fit une grande révérence aux tableaux et s’en alla en dansant suivie de la sœur Geneviève.
Le temps marchait cependant au milieu de ces devoirs et de ces récréations monotones ; quatre années s’écoulèrent pesantes, uniformes, sans intérêt, sans souvenirs. La sœur Geneviève en avait senti passer lentement toutes les heures, et il lui semblait que cette période de son existence était comme un seul jour d’une longueur infinie.
Angèle et Félise étaient encore deux enfans ; mais Cécile allait avoir seize ans ; l’adolescente était devenue une belle jeune fille, fraîche et brillante comme un bouton de rose. Son teint pur et velouté avait un éclat incomparable, et ses cheveux d’un blond doré étaient les plus beaux du monde. A chaque mouvement de tête un peu trop vif, ces magnifiques tresses se dénouaient et retombaient jusqu’à ses talons. Alors la maîtresse des pensionnaires les relevait sous son béguin de gaze noire et grondait doucement l’étourdie, qui lui répondait en riant : — Pardonnez-moi, ma chère mère, bientôt je ne vous donnerai plus cette peine. Le jour où je prendrai le voile blanc, les grands ciseaux de la mère Perpétue abattront tout cela.
Le moment approchait en effet où la jeune pensionnaire devait prendre l’habit de novice, et elle semblait l’attendre sans effroi, sans inquiétude. Son humeur était toujours aussi enjouée ; ses yeux vifs et rians n’accusaient ni larmes secrètes ni soucieuses insomnies, et son charmant visage conservait une inaltérable sérénité. A la vérité, elle ne manifestait pas non plus l’impatiente ferveur d’une ame qui va au devant de ses nœuds mystiques. La mère Madeleine affirmait qu’elle avait la vocation passive : dans l’opinion de la digne supérieure, c’était la meilleure. Elle jugea qu’il ne fallait pas différer de fermer à jamais sur cette blanche brebis les portes du bercail, et le jour fut fixé pour la cérémonie.
L’usage était qu’avant de prendre le voile, la postulante se préparât à cet acte solennel par quelques jours de solitude et de recueillement. Il y avait à cet effet, dans la maison, une chambre isolée dont l’ameublement était tout-à-fait conforme à la pauvreté monastique. La couchette sans rideaux était placée entre une chaise de paille et un prie-dieu ; l’étroite fenêtre qui s’ouvrait sur une cour intérieure répandait une lumière triste sur les murs entièrement nus et blanchis à la chaux. On appelait ce mélancolique séjour la solitude, et les religieuses d’une piété fervente sollicitaient parfois la permission de s’y enfermer pour quelques jours par esprit de mortification et de pénitence.
Mlle de Chameroy paraissait toujours dans les mêmes dispositions ; elle semblait toujours gaie, tranquille, insouciante ; pourtant la veille du jour où elle devait entrer en retraite, comme elle se trouva seule un moment avec la sœur Geneviève après la prière du soir, elle lui dit précipitamment et d’une voix altérée : — Ah ! ma chère sœur, je ne sais ce qui se passe en moi... mon âme est accablée de tristesse... j’ai des mouvemens de désespoir, quand je songe que dans huit jours je prendrai le voile. Oh ! que je voudrais être un petit oiseau pour m’envoler par-delà ces murailles !
— Oh ! mon enfant, que dites-vous 1 s’écria la sœur Geneviève consternée ; quoi, vous voudriez quitter le couvent !
— Pour vivre seulement quelques jours hors d’ici, je crois que je donnerais volontiers le reste de ma vie.
— Eh ! que deviendriez-vous, grand Dieu ! dans ce monde dont vous n’avez aucune idée, où vous ne connaissez personne ?
— Qu’importe ? répliqua impétueusement Cécile ; il me semble si beau d’ici ! — Puis elle ajouta en pleurant : — Mais je ne sortirai pas du couvent, je ne passerai jamais la porte de clôture, jamais, ni vivante ni morte !...
En ce moment, les religieuses entrèrent au dortoir ; la sœur Geneviève n’eut que le temps de serrer la main de Cécile, et de lui dire encore :
— Mon enfant, demain sans doute le père Boinet viendra vous faire commencer vos exercices spirituels ; il faut lui déclarer sincèrement la situation de votre âme. Ne craignez rien, c’est un saint homme, plein, de lumières et de miséricorde, il vous écoutera avec indulgence, il vous consolera !..
Le lendemain, Mlle de Chameroy entra en retraite, et la sœur Geneviève ne la vit plus que dans le chœur, entre la supérieure et la maîtresse des novices.
C’était un grand événement dans les maisons religieuses qu’une prise d’habit. Cette cérémonie attirait beaucoup de monde, et les bonnes sœurs mettaient une pieuse vanité dans l’exhibition de leurs ornemens d’église. A l’approche de ce jour, une agitation inaccoutumée régnait dans le couvent. Les révérendes mères ne quittaient plus la sacristie ; elles tiraient des armoires de cyprès les chasubles de drap d’or, les surplis de dentelle, et recommençaient avec orgueil l’inventaire des reliques et des pièces d’orfèvrerie, tandis que les jeunes religieuses faisaient des bouquets artificiels, et que les petites pensionnaires découpaient des collerettes neuves pour les cierges. On veillait le soir, afin d’achever ces grands préparatifs, on faisait collation à l’ouvroir : c’était une activité, une jubilation universelle.
Au milieu de toute cette allégresse, la sœur Geneviève réfléchissait tristement aux dernières paroles de Cécile ; elle tremblait que les exhortations du père Boinet eussent été sans effet sur cette âme révoltée, et elle voyait arriver avec une inexprimable inquiétude le jour de la cérémonie. L’avant-veille de ce jour, à la sortie du chœur, s’apercevant que Mlle de Chameroy regagnait seule sa cellule, elle demeura un moment en arrière, et lui dit précipitamment, tandis que les autres religieuses s’éloignaient :
— Eh bien ! mon enfant, votre âme est-elle délivrée des mouvemens qui la troublaient ? les paroles du père Boinet ont-elles raffermi votre vocation ?
Mlle de Chameroy tourna vers la religieuse son visage pâli par les tourmens intérieurs qu’elle avait soufferts, et répondit en versant des larmes : — Oh ! ma chère sœur, il n’y a rien de changé en moi ; j’éprouve toujours les mêmes frayeurs, les mêmes angoisses... le Seigneur m’a retiré sa grâce...
— Vous vous êtes confessée au père Boinet ?
— Oui, ma sœur, je lui ai avoué les répugnances, les désirs coupables que j’ai conçus malgré moi ; mais il a vu sans indignation l’état de mon ame. Il a traité mes appréhensions de scrupules sans fondement ; enfin il m’a assuré que j’avais une vocation suffisante.
— Et il n’a pas jugé à propos de différer la prise d’habit ?
— Non, ma sœur ; il m’a recommandé seulement de me mettre entre les mains du Seigneur, qui connaît mieux que nous-mêmes les voies par lesquelles nous devons aller à lui. Alors, pressée par une douleur mortelle, je me suis jetée aux genoux de notre révérende mère, je lui ai déclaré que je ne me sentais pas appelée à la vie parfaite, et que je risquais mon salut éternel en prenant le voile. Elle m’a écoutée avec une bonté infinie, sans me blâmer, sans s’étonner, en m’appelant toujours sa chère fille, sa chère brebis. Ensuite elle m’a aidée à faire un nouvel examen de conscience, et, quoique je lui aie révélé sincèrement les pensées coupables qui s’élevaient dans mon esprit à mesure que j’approfondissais mes dispositions, elle a refusé de croire que le Seigneur m’eût ainsi abandonnée, elle a persisté à me rassurer sur ma vocation. Oh ! ma chère sœur, telle est mon ingratitude et mon iniquité, que tant de douceur et de miséricorde ne m’a pas touchée ; j’ai senti au contraire en moi des mouvemens de révolte et de haine. Je prendrai le voile, mais je ne serai pas une bonne religieuse ; dans le fond de mon cœur, je détesterai mes vœux...
— Oh ! mon enfant, ne proférez pas de telles paroles ! interrompit la sœur Geneviève avec effroi : vous êtes dans la maison du Seigneur, à quelques pas de son tabernacle...
— Il est vrai... ne me punissez pas, mon Dieu ! je me soumets, que votre volonté soit faite ! murmura Mlle de Chameroy en baissant la tête avec un geste d’abattement plutôt que de résignation.
L’arrivée de la mère Madeleine rompit cet entretien ; à l’aspect de la sœur Geneviève, elle fronça légèrement le sourcil, et dit d’un air de sévérité indulgente : — N’avez-vous pas entendu la cloche, ma chère fille ? la communauté est déjà à l’ouvroir. Allez, et, en faisant votre tâche, dites mentalement dix Pater et dix Ave Maria, pour avoir manqué à la sainte obéissance.
Puis, se tournant vers Mlle de Chameroy, elle ajouta : — Vous, ma chère enfant, préparez-vous à vous rendre au parloir. Vous avez à vous acquitter d’un dernier devoir envers le monde : il faut que vous demandiez à votre tuteur, M. le baron de Favras, son consentement pour prendre le voile, et que vous lui témoigniez votre désir qu’il assiste à la cérémonie. Je l’ai fait prier de venir aujourd’hui à cet effet, et tantôt vous le verrez à la grille.
— Oui, ma chère mère, répondit Mlle de Chameroy avec une passive soumission. Il y avait des années qu’elle n’avait aperçu le visage de ce vieux tuteur, qui, après avoir remis entre les mains de la supérieure la petite dot des deux sœurs, ne s’était plus occupé de leur avenir, et elle jugeait avec raison qu’il avait oublié à peu près leur existence.
La mère Madeleine reconduisit Mlle de Chameroy jusqu’à la cellule solitaire où elle était en retraite, ensuite elle se rendit au petit parloir. Le père Boinet y entrait en ce moment.
— Eh bien ! mon révérend père, s’écria la mère Madeleine, quel est le résultat de la démarche que vous avez eu la charité de tenter ?
— Elle a eu un plein succès, grâce au ciel, répondit le père Boinet de l’air satisfait d’un homme qui vient de triompher dans une entreprise difficile. M. le baron de Favras viendra tantôt signifier à sa pupille qu’il s’oppose à sa prise d’habit.
— Il fera cela ! mon révérend père, s’écria la mère Madeleine avec joie ; vous êtes certain qu’il le fera ?
— Il y est très résolu.
— Et c’est votre révérence qui, par ce don de persuasion qui lui est particulier, a tout à coup obtenu du baron de Favras qu’il se chargeât de ces orphelines ?
— A Dieu ne plaise que je me fasse honneur de sa résolution ! mon éloquence n’y est pour rien. M’étant enquis d’abord de ce qu’était le baron de Favras, j’abandonnai ma première idée, laquelle consistait à lui confier l’embarras où nous jetait l’éloignement subit de Mlle de Chameroy pour l’état religieux, le scandale qui pourrait s’ensuivre si l’on forçait sa vocation, et le danger d’un tel exemple pour la communauté. Le baron est un vieil officier des armées du roi, qui a toute la rudesse et l’esprit absolu des gens de guerre. Il est entiché de jansénisme et se pique d’austérité ; pourtant il ne va guère à la messe que les jours où elle est d’obligation ; il a en abomination les gens de notre robe et ne va au sermon que lorsqu’un père de l’Oratoire monte en chaire. Vous concevez, ma révérende mère, que je ne pouvais agir directement auprès d’un tel personnage. Le ciel m’inspira alors de faire servir l’aversion même qu’il nous porte à l’accomplissement de notre dessein. Je lui dépêchai quelqu’un dont l’habileté, les bonnes intentions et la discrétion me sont connues. Cette personne lui toucha quelque chose de notre influence dans cette maison, et, satisfaisant ensuite à ses questions, elle acheva de lui faire connaître l’autorité spirituelle que nous y exerçons et l’affection particulière que nous portons à l’ordre des Annonciades. Le bonhomme prit feu à ce discours. Il s’indigna de l’approbation qu’on nous donnait, il s’étonna de n’avoir pas appris plus tôt en quelles mains étaient tombées ses pupilles ; il dit enfin toutes les choses que la passion inspire à nos ennemis. C’est sur ces entrefaites que votre message est arrivé ; je ne doute pas qu’il n’accoure bientôt au parloir. Ce n’est pas le salut de ces âmes innocentes qui le préoccupe, c’est la haine qu’il nous porte ; mais, quel que soit le motif de cette action, elle atteint notre but. Aujourd’hui même il emmènera les deux sœurs, et le scandale de cette affaire retombera sur lui seul ; vos filles ne sauront jamais qu’il y avait parmi elles une révoltée ; nous aurons séparé à temps l’ivraie du bon grain.
— Oui, mon révérend père, je m’en réjouis avec vous, dit la mère Madeleine en soupirant ; mais, je vous le confesse, ce n’est pas sans douleur que je verrai partir ces enfans. Il semblait que le Seigneur me les eût données pour toujours, et tout à coup je les perds. Si du moins j’étais assurée de leur bonheur en ce monde ! si je ne tremblais pas pour leur salut éternel !
— C’est un attachement qu’il faut sacrifier au salut de vos autres filles spirituelles, répondit le père Boinet avec autorité ; considérez, ma révérende mère, le changement subit de Mlle de Chameroy et les suites que pouvait avoir un tel exemple. Vous avez vu mieux qu’elle-même au fond de son âme ; elle n’est pas atteinte d’un dégoût passager, d’une frayeur qu’on peut apaiser ; c’est la vocation qui manque et que nous ne pouvons lui donner. Qu’elle s’éloigne donc... nous ne pouvons plus rien que prier pour elle.
— Mais sa sœur, cette chère créature que nous avons reçue au berceau, l’on nous la prend aussi ! dit la bonne supérieure eu essuyant une larme qui roulait malgré elle sous sa paupière.
— Le baron n’emmènera pas l’une sans l’autre, et, puisqu’il faut les perdre ou les garder toutes deux, l’alternative n’est pas douteuse.
— Je n’hésite pas, mon père, répondit la mère Madeleine avec résignation ; notre vie ne doit-elle pas être toute d’abnégation et de sacrifices !
En ce moment, on sonna pour annoncer que quelqu’un se présentait au parloir ; aussitôt la mère Madeleine fit avertir Cécile, et, allant au-devant de la jeune fille, elle lui dit avec une émotion qu’elle ne put entièrement réprimer : — Passez au parloir, ma chère enfant ; vous savez ce que vous avez à demander à M. votre tuteur ; écoutez avec respect ce qu’il lui plaira de vous répondre, et venez me trouver ensuite. Moins d’un quart d’heure après, Cécile rentra dans le petit parloir pâle, défaite, mais les mains levées au ciel et le front radieux.
— Ma chère mère, dit-elle, M. le baron me refuse son consentement ; il ne veut pas que je prenne l’habit.
— Il faut vous soumettre, ma chère fille, répondit la supérieure d’un ton calme ; adorez les volontés de Dieu, et préparez-vous à obéir aux ordres de M. votre tuteur.
— Oh ! j’y suis prête ! s’écria Mlle de Chameroy avec transport ; puis elle ajouta avec une expression mêlée de tristesse et de joie : — Ma chère mère, qui l’eût pensé ? M. le baron veut aussi nous faire sortir du couvent.
— Je ne m’y opposerai pas, répondit la mère Madeleine, toujours maîtresse d’elle-même, quoique son cœur fût pénétré d’une sensible affliction ; votre père en mourant a légué tous ses droits à M. le baron de Favras ; il a sur vous toute autorité, et je suis prête à vous remettre entre ses mains.
— Je vais quitter le couvent ! murmura Cécile en joignant les mains avec un geste d’étonnement, presque de doute. Est-ce possible. Seigneur, mon Dieu ! je vais passer la porte de clôture ?...
— Oui, ma fille, dit la supérieure en la considérant d’un œil triste et attendri, vous allez nous quitter pour toujours...
À ce mot prononcé avec un accent qui ne renfermait cependant aucun reproche, Mlle de Chameroy sentit son ingratitude et les torts involontaires de son cœur. Elle se jeta à genoux devant la supérieure, et, baignant de pleurs ses mains vénérables, elle lui dit d’une voix entrecoupée : — Oh ! ma chère mère, pardonnez-moi... J’ai bien mal répondu aux bontés dont vous m’avez comblée... Je n’étais pas digne du nom de votre fille que vous m’avez donné si long-temps...
La bonne supérieure ne put retenir ses larmes ; elle serra dans ses bras l’enfant qui était près de l’abandonner, et lui dit avec un accent plein de douleur, de tendresse et de pieuse fermeté : — Ma fille, ma chère fille, dans la vie nouvelle où vous allez rentrer, souvenez-vous des exemples que vous avez eus ici. Vous n’étiez pas appelée à devenir une sainte ; renoncez à la vie religieuse, mais soyez toujours une fille chrétienne, une femme d’honneur.
Le même jour, Mlle de Chameroy et sa jeune sœur franchirent, en effet, cette terrible porte de clôture qui se rouvrait si rarement pour rendre au monde les filles élevées à l’Annonciation ; mais ce grand événement ne fut connu que le soir. La supérieure l’annonça aux religieuses réunies dans l’ouvroir pour terminer les préparatifs de la cérémonie du surlendemain. Elle leur expliqua brièvement comment le baron de Favras avait interposé son autorité pour empêcher Mlle de Chameroy de prendre le voile, et recommanda les deux sœurs aux prières de la communauté.
Cette nouvelle inouïe jeta les bonnes religieuses dans un étonnement et une consternation inexprimables. On levait les mains au ciel, ou parlait à haute voix dans l’ouvroir.
— Jésus, mon Sauveur ! s’écria la mère Perpétue, une telle violence presque au moment de la prise d’habit... Il faut que cet homme soit un idolâtre, un alliée, un huguenot...
— Il ne réussira pas dans ses damnables projets, dit une autre religieuse ; soyez assurées, mes très chères sœurs, que ces enfans résisteront à la persécution, et qu’après l’avoir confondu par leur constance, elles l’obligeront à les ramener parmi nous.
— Que le Seigneur leur fasse cette grâce ! ajouta une troisième ; comme on se hâtera de leur rouvrir la porte du bercail à ces chers agneaux !
Une des anciennes qui était sortie de l’ouvroir sur les pas de la supérieure revint en ce moment.
— Ah ! mes très chères sœurs, dit-elle, prions pour ces colombes ravies par un cruel vautour. Je viens de parler à la sœur Ursule ; c’est elle qui a ouvert la porte du parloir à ce méchant homme ; elle était présente lorsqu’il a emmené ses pupilles.
— Oh ! ma chère mère, dites-nous... Quel visage a-t-il ? comment s’est-il expliqué ? s’écrièrent les religieuses.
— C’est un vieux gentilhomme, tout perclus de goutte et de rhumatismes. Il a fallu que son valet lui donnât le bras jusqu’au parloir. Sœur Ursule n’a pas entendu ce qu’il a dit d’abord à Mlle de Chameroy, elle a seulement compris qu’il parlait d’un ton courroucé ; apparemment il a fait de grandes menaces, et il était décidé à pousser jusqu’au bout le scandale, car notre révérende mère a sur-le-champ cédé. On lui a amené les deux sœurs ; la porte de clôture s’est ouverte, et ces pauvres enfans sont sorties en versant des larmes. Angèle a eu peur quand elle a entendu le bruit de la rue ; elle est revenue sur ses pas tout éplorée ; il a fallu que sa sœur l’emportât dans ses bras.
— Pauvres enfans, que le Seigneur les délivre du joug de ce pervers ! s’écria la mère Perpétue ; mes chères sœurs, nous demanderons au révérend père Boinet de faire une neuvaine à cette intention.
Pendant ce colloque, la sœur Geneviève, assise à l’écart, pleurait silencieusement sous son voile et serrait dans ses mains la petite main de Félise, qui lui disait à voix basse d’un air triste et surpris : — Entendez-vous ? les deux Chameroy sont sorties... elles sont parties sans vous le dire. Vous les aimiez bien pourtant !
La sœur Geneviève rendit grâce au ciel de cet événement, qui changeait le sort de sa jeune amie ; mais dès-lors une plus mortelle tristesse pesa sur son âme, un ennui plus profond la dévora secrètement. Cette séparation la privait d’une consolation puissante et continuelle. L’humeur enjouée de Cécile dissipait souvent sa tristesse ; elle sentait en elle-même comme un reflet de cet esprit vif, de ce naturel charmant. Elle trouvait aussi de douces satisfactions dans les soins qu’elle prenait de sa sœur ; Angèle lui était devenue à son insu plus chère que Félise, et elle s’était accoutumée à la considérer comme une enfant que le ciel lui avait à jamais donnée. D’abord elle espéra vaguement qu’elle lui serait rendue ; mais le père Boinet, qui lui avait laissé dans le premier moment la consolation de cette vaine attente, l’en détourna graduellement et finit par lui faire comprendre qu’elle était pour toujours séparée des deux charmantes créatures qu’elle avait élevées avec tant d’amour. Le monde était véritablement fermé pour les filles de l’Annonciation ; aucun bruit ne pénétrait à travers les sourdes murailles de la clôture, et quoique l’hôtel du baron de Favras fût situé dans le voisinage, quoique de la porte du couvent l’on pût presque apercevoir ce qui se passait chez lui, les religieuses n’entendirent plus jamais parler des demoiselles de Chameroy.
La sœur Geneviève tomba par degrés dans une sorte de langueur morale et de dépérissement physique dont elle ne paraissait pas souffrir. C’était comme une plante jeune et vivace qui, violemment transplantée dans un lieu sans air et sans soleil, s’étiole et périt lentement. Elle végéta ainsi quelques années sans se plaindre, sans s’effrayer, sans connaître même que sa vie consumée était près de s’éteindre. Presque jusqu’au dernier jour elle descendit au chœur, et remplit sa tâche à l’ouvroir. Elle ne se dispensait pas non plus des devoirs que lui imposait sa charge de sous-maîtresse des pensionnaires ; aux heures du travail, elle surveillait encore les petites mains paresseuses et distraites de ces enfans réunis en cercle autour d’elle, mais pendant la récréation, au lieu de les suivre, elle restait assise à l’entrée du jardin, la tête inclinée, le regard errant tantôt sur le ciel, tantôt sur les arbres dont les feuilles commençaient à tomber.
Un soir, elle se trouva si faible, qu’elle ne put remonter seule jusqu’à sa cellule, et qu’elle tomba en défaillance entre les bras des religieuses qui l’accompagnaient. La mère Madeleine accourut aussitôt, et, jugeant que cette maladie de langueur était tout à coup arrivée à sa période extrême, elle fit appeler le père Boinet. La sœur Geneviève ne parlait plus ; sa respiration était haletante, inégale, et ses paupières entr’ouvertes ne laissaient apercevoir que la moitié de ses prunelles bleu pâle, dont le doux rayonnement était déjà éteint. La vie abandonnait rapidement ce corps débile, et l’ame errait sur les limites indécises qui séparent nos jours de l’éternité. Le père Boinet essaya de lui parler ; mais elle ne pouvait plus l’entendre, et, avant qu’on eût entièrement achevé les cérémonies dont l’église environne les mourans, elle expira. Elle expira sans souffrance, en balbutiant quelques paroles inintelligibles et en soupirant faiblement comme un enfant qui s’endort.
On avait éloigné Félise dès les premiers momens, et elle avait passé la nuit dans une cellule éloignée. Elle avait dormi sans inquiétude, car, dans l’inexpérience et l’insouciante légèreté de son âge, elle ne songeait pas à la mort : comme la sœur Geneviève était si jeune encore, l’idée qu’elle pouvait mourir bientôt ne s’était jamais présentée à son esprit, et la veille elle n’avait pas été effrayée en la voyant si faible et si malade. Le matin, lorsque la cloche sonna le premier Angélus, elle se leva, s’étonnant du silence qui régnait dans le dortoir, et, sans concevoir encore aucune inquiétude, elle sortit doucement pour aller trouver les autres pensionnaires. En ce moment, la supérieure venait elle-même lui annoncer le funeste événement. — Ma chère fille, lui dit-elle en la ramenant dans sa cellule, mettez-vous à genoux et offrez au Seigneur votre cœur et votre ame afin qu’il les console : vous êtes éprouvée bien jeune par une grande affliction.
Félise obéit en arrêtant sur la mère Madeleine ses grands yeux clairs, où se peignait l’étonnement plutôt que l’inquiétude. Tandis qu’elle interrogeait ainsi la supérieure du regard, n’osant lui adresser une question directe, les sons de la cloche qui commençait à sonner le glas funèbre retentirent jusqu’au fond du dortoir. Félise jeta un grand cri et devint tremblante : elle avait tout à coup pressenti le fatal événement, et son visage exprimait tout à la fois l’anxiété, le doute et un affreux désespoir. — Priez, mon enfant, reprit la supérieure navrée de douleur, priez et soumettez-vous ; Dieu nous a ôté la sœur Geneviève. Elle est allée au ciel, avec les anges...
— Elle est morte ! non, non... je ne le crois pas !., s’écria Félise en se précipitant vers la porte. La mère Madeleine ne put la retenir, et les religieuses qui se trouvèrent sur son passage essayèrent inutilement de l’arrêter ; elle courut éperdue à la cellule de la sœur Geneviève, et demeura comme foudroyée sur le seuil. La pauvre trépassée était sur son lit, vêtue de ses habits religieux et le crucifix entre les mains. Sa figure était si blanche et si calme, qu’on eût dit la statue d’albâtre d’une des saintes de l’ordre, habillée de la tunique de laine blanche, du long scapulaire et du manteau bleu céleste.
Félise considéra d’un œil fixe et presque stupide ce triste tableau, ensuite elle alla se mettre à genoux dans un coin de la cellule, et y resta immobile, le corps ployé, le visage caché contre le mur. Les exhortations du père Boinet, les consolations qu’essayait de lui donner la supérieure, furent sans effet ; on ne put ni la faire changer de place, ni lui arracher une parole. Sa douleur ne se manifestait que par de rares sanglots et d’involontaires tressaillemens. Elle ne pleurait pas, et ses yeux, fermés à demi, étaient entourés d’un cercle livide, comme si les larmes qui ne pouvaient jaillir eussent meurtri ses blanches paupières.
Quelques heures plus tard, toute la communauté vint processionnellement chercher le corps de la sœur Geneviève pour le descendre, selon l’usage, au milieu du chœur, où il devait rester exposé jusqu’au lendemain. Lorsqu’on eut emporté le cercueil, Félise se releva d’elle-même et suivit le triste cortège. Pendant le reste de la journée et la nuit suivante, tandis que les religieuses priaient, elle demeura à l’écart, le corps affaissé sur ses genoux, la tête baissée sur sa poitrine. Ni les exhortations, ni les ordres de la supérieure, ne purent la tirer de cette immobilité : elle assista ainsi à la cérémonie des funérailles ; mais lorsque tout fut fini, lorsqu’on eut descendu le corps dans les caveaux de l’église, cette douleur passive se changea en un désespoir effrayant. La malheureuse enfant repoussa les religieuses qui s’empressaient autour d’elle, et sortit du chœur d’un pas rapide ; mais les forces lui manquèrent aussitôt, et elle s’arrêta au pied du grand escalier.
— Ma chère fille, lui dit la supérieure avec une douceur mêlée d’autorité, vous péchez grièvement contre Dieu et contre vous-même en vous abandonnant à ces transports. Ce n’est pas ainsi que doit se manifester la douleur d’une âme chrétienne...
— Ma chère mère, interrompit Félise d’une voix brève, j’ai une grâce à vous demander. Vous ne me la refuserez pas... vous ne pouvez rien me refuser après un si grand malheur...
— Parlez, ma chère fille, je suis disposée à vous accorder tout ce qui pourra contribuer à votre consolation. Que demandez-vous ? que voulez-vous ?
— Je veux sortir sur l’heure de cette maison, répondit Félise en jetant autour d’elle des regards égarés, je veux m’en aller loin d’ici...
À cette déclaration inattendue, un murmure d’étonnement et d’indignation s’éleva de tous côtés. Jamais aucune fille élevée à l’Annonciation n’avait proféré de semblables paroles : c’était comme un blasphème, un arrêt de réprobation prononcé par la bouche même de celle qui voulait abandonner l’asile saint où sa jeunesse avait trouvé les secours temporels et la nourriture spirituelle. La supérieure, un peu émue de cette espèce de scandale, s’écria en levant les mains au ciel : — Le malin esprit veut la perte de cette faible créature ! i)riez pour elle, mes chères sœurs... C’est une âme qu’il faut regagner à Dieu.
À ces mots, elle ordonna du geste aux religieuses de se retirer, et, s’approchant de Félise, elle lui dit avec son air habituel de patience et de mansuétude :
Venez, ma chère fille, votre corps est aussi malade que votre âme ; vous avez peine à vous soutenir. Appuyez-vous sur mon bras. — Où voulez-vous m’emmener ? s’écria Félise avec une expression de désespoir farouche ; vous voulez que je retourne dans la cellule de ma tante Geneviève ! que j’aille encore au chœur, à l’ouvroir, au jardin, partout où j’avais coutume de la rencontrer ! Non, non... puisqu’elle n’y est plus, je n’y rentrerai jamais !
— Je veux vous emmener dans ma propre cellule, mon enfant, répondit la mère Madeleine, pénétrée de commisération ; je veux moi-même vous soigner, vous consoler... Vous vous consolerez, ma chère Félise : Dieu éprouve parfois ses créatures ; il leur envoie de grandes afflictions ; mais sa miséricorde soulage bientôt les cœurs désolés. La douleur où vous êtes plongée est un état passager ; il n’y a que les damnés qui souffrent éternellement. Bientôt vous vous apercevrez que le Seigneur ne vous a pas tout ôté. Vous avez, il est vrai, perdu une personne bien chère, mais il vous reste une nombreuse famille à laquelle vous êtes unie par les liens de l’amour et de la charité chrétienne : je suis votre mère, ma chère Félise, et toutes les annonciades sont vos sœurs.
Après avoir attendu un moment l’effet de ces paroles, elle ajouta d’un air de décision affectueuse : — Allons, mon enfant, suivez-moi. La pauvre désolée fit un pas en arrière en détournant la tête.
— Obéissez, ma fille, reprit la mère Madeleine avec un accent sévère et triste ; si je ne pouvais vous persuader, il faudrait me résoudre à vous contraindre.
Félise demeura immobile et ne répondit pas. Alors la supérieure, ayant appelé deux sœurs converses, leur ordonna de la conduire dans une cellule voisine de la sienne, et de ne pas la perdre de vue un seul moment.
Lorsque le père Boinet apprit ce qui s’était passé, il dit après réflexion à la mère Madeleine : — Ceci est grave, ma révérende mère ; cette enfant ne peut pas sortir d’ici comme Mlle de Chameroy ; quelle que soit sa vocation, il faut qu’elle soit religieuse.
— Oh ! mon père, que dites-vous ? interrompit la supérieure. Je vous ai entendu souvent détester les vocations forcées et déplorer l’opiniâtreté des parens qui obligent leurs filles à entrer en religion.
— Il est vrai, répondit-il vivement ; mais, croyez-moi sans que je m’explique davantage, la place de cette enfant n’est pas dans le monde, et la charité vous commande d’user de tous les moyens pour la garder ici et pour la décider à prendre le voile.
La cellule où l’on avait conduit Félise était séparée du grand dortoir par les deux pièces qu’on appelait l’appartement de la supérieure. Cette chambrette, propre et bien éclairée, avait vue sur le jardin, et le soleil d’automne l’égayait tout le jour de ses tièdes rayons. Une sœur converse prenait soin de la jeune pensionnaire et lui tenait silencieusement compagnie. Chaque matin la mère Madeleine passait une heure auprès d’elle, chaque soir elle revenait encore ; mais sa patience, son inépuisable charité, son habileté à gagner les âmes, échouaient contre cette douleur emportée et mêlée de résolutions extrêmes. Félise était inaccessible à toutes les consolations. Parfois morne, abattue, silencieuse, elle passait plusieurs heures assise dans le coin le plus obscur de la cellule, la tête penchée sur sa poitrine, dans l’attitude d’une sombre rêverie. D’autres fois elle avait des paroxismes de désespoir dont la violence épuisait ses forces morales, et auxquels succédait une sorte d’anéantissement.
Un jour, la supérieure lui amena une de ses compagnes, et, se retirant presque aussitôt, elle les laissa ensemble.
Alors la jeune pensionnaire s’assit à côté de Félise, qui ne lui avait rien dit encore, et, l’embrassant les larmes aux yeux, elle s’écria : — Oh ! ma bonne amie, dans quelle affliction nous sommes toutes ! Notre révérende mère a demandé que l’on fît des prières pour toi, et tous les jours, après la messe, toute la communauté fait une neuvaine à ton intention. Il est certain que tu en éprouveras de grandes consolations, et que, dès qu’elle sera finie, tu reviendras parmi nous...
Félise garda le silence, et fit seulement avec la tête un geste négatif.
— Nous nous jetterons aux pieds de notre mère, reprit la jeune pensionnaire, nous intercéderons pour toi. Quand tu seras pardonnée, nous viendrons te chercher, et, comme dit la mère Perpétue, nous te ramènerons en triomphe au bercail.
Ces marques naïves d’intérêt et d’amitié ne produisirent pas plus d’effet sur Félise que les admonestations de la mère Madeleine ; elle retira sa main des mains de sa jeune amie, et lui répondit d’un ton bref : — Non, il faut me laisser seule ici ; je m’y trouve mieux que parmi vous.
— Seigneur ! mon Dieu ! tu ne nous aimes donc plus ?
— Je ne sais pas... Je n’ai plus qu’une pensée, à présent, je ne sens plus qu’une seule chose : c’est que ma tante Geneviève est morte,... que je ne la reverrai jamais, jamais.... Je voudrais mourir aussi.... Je l’aimais tant !...
Elle fondit en larmes à ces mots, et, se couvrant le visage avec le pan de son tablier, comme pour ne plus apercevoir la clarté du jour, elle fit signe à la jeune pensionnaire de s’éloigner. Celle-ci s’en allait toute contristée faire part à ses compagnes des sentimens où elle avait trouvé Félise ; mais la supérieure, qu’elle rencontra sur son chemin, ayant écouté le récit de ce qui venait de se passer, lui dit gravement : — C’est bien, ma chère fille ; vous avez parlé comme vous le deviez à cette pauvre enfant. A présent, la charité vous ordonne de taire les réponses que le malin esprit lui a inspirées. Lorsqu’on vous interrogera à ce sujet, vous répondrez simplement qu’elle a écouté vos discours sans rompre le silence : ceci n’est pas un mensonge, c’est une restriction permise, et que vous pouvez faire en conscience.
Le lendemain, la mère Madeleine dit à son directeur : — J’ai fidèlement suivi vos instructions, mon révérend père, mais jusqu’ici j’ai agi sans succès. Malgré votre pénétration et vos lumières, vous n’avez pas tout-à-fait apprécié peut-être le caractère de cette enfant, avec son étourderie, son insouciance habituelle, il y a en elle un fonds d’opiniâtreté bien rare à son âge. Quoiqu’elle eût pour la pauvre sœur Geneviève une affection singulière, son cœur n’est guère capable d’attachement ; elle n’aime plus personne ici maintenant, et n’obéit qu’à l’autorité, à la force. C’est une sensible affliction pour moi de ne pouvoir remédier à ses dispositions, et je la quitte toujours pénétrée de douleur.
— Ainsi, ma révérende mère, dit le père Boinet, vous n’avez pas remarqué le moindre changement, le moindre progrès ?
— Pas le moindre ; sa situation est toujours la même ; mes exhortations l’importunent, les soins que lui donne la sœur Ursule l’aigrissent, elle se consume dans un mortel abattement ; si nous la gardons encore quelque temps ainsi, elle succombera.
— Vous désespérez de cette âme, ma révérende mère, dit le directeur avec l’accent d’un léger reproche ; vous êtes près d’abandonner votre tâche... Le bon pasteur ne laissait pas ainsi sa brebis égarée à moitié chemin. Il y a plus d’un moyen de la ramener, et nous allons aviser à prendre le meilleur.
Il réfléchit un moment et reprit : — Il faut que cette enfant quitte pour un temps le couvent.
— Elle est orpheline ; en quelles mains la remettre avec sécurité, Seigneur Dieu !
— Vous rappelez-vous, ma révérende mère, qu’elle fut amenée ici par une dame il y aura neuf ans le dernier jour de cette année. C’était sa proche parente, la propre sœur de sa mère, qui venait de bien loin pour la donner aux Annonciades. Depuis lors, cette personne a envoyé de temps en temps quelqu’un à la grille pour s’informer de la sœur Geneviève et se recommander à ses prières. Elle demeure près d’ici, et elle ne refusera pas de recevoir sa nièce dans sa maison.
— Mais, mon révérend père, observa la supérieure, c’est, contre votre première décision, rendre Félise au monde...
— Si ce que l’on m’a rapporté est vrai, c’est l’envoyer au contraire dans un si triste séjour, que bientôt elle demandera d’elle-même à revenir ici. Qu’elle ignore jusqu’au dernier moment notre dessein : je vais m’en occuper sur l’heure, et tâcher de mener la chose promptement.
— Que le ciel bénisse vos efforts et vos intentions ! s’écria la digne supérieure avec reconnaissance ; il est certain, mon révérend père, que Dieu vous inspire toujours ce qui doit tourner à sa gloire, ainsi qu’au repos et à la prospérité de cette maison.
Le surlendemain, après vêpres, le père Boinet fit demander la supérieure au petit parloir. — Le ciel aidant, j’ai conduit à bien cette affaire, lui dit-il : la personne chez laquelle je me suis présenté a été sensiblement touchée en apprenant la mort de notre pauvre sœur Geneviève ; mais elle se refusait à recevoir sa nièce. Il a fallu long-temps pour vaincre sa résolution. Maintenant, ma révérende mère, faites appeler ici votre enfant rebelle.
Félise entra dans le parloir avec un visage indifférent et morne ; elle s’attendait peut-être à une rigoureuse admonestation, et il était évident qu’elle était prête à la recevoir dans un silence passif ; mais, au lieu de la regarder d’un œil sévère, le père Boinet lui dit avec bénignité : — Vous avez manifesté, mademoiselle, le désir de quitter cette maison ; persistez-vous dans cette résolution ?
— Oui, mon révérend père, balbutia Félise, troublée par cette question inattendue.
— En ce cas, reprit le père Boinet du même ton, vous allez en sortir dès aujourd’hui : votre tante, Mlle Philippine de Saulieu, vous recevra chez elle.
— Ma tante Philippine ! répéta Félise avec une vague frayeur, car ce nom lui avait rappelé tout à coup les tristes impressions de son enfance.
— On va vous conduire dans sa maison, ma chère fille, dit alors la mère Madeleine ; fasse le ciel que vous trouviez auprès d’elle les consolations qui vous manquent ici !... Aimez-la, honorez-la, vivez dans la crainte de Dieu, et souvenez-vous que le couvent des Annonciades est toujours ouvert à celles qui, désabusées du monde, veulent y revenir pour le reste de leur vie.
Félise hésita un moment ; d’un côté, elle voyait la sombre et imposante figure de sa tante accompagnée de sa vieille Suzanne, de l’autre ces lieux vides et désolés où avait vécu la sœur Geneviève, et d’où elle était sortie pour toujours. Le sentiment de cette perte cruelle l’emporta ; elle fit instinctivement un pas vers la porte, et dit d’une voix étouffée, en se couvrant la figure de son mouchoir : — Je suis prête !...
Il y avait, à cinquante pas du couvent des Annonciades, une assez grande maison dont la façade était masquée par un mur sans fenêtres, et percé seulement d’une porte cochère. La cour qui séparait cet édifice de la rue était plantée de tilleuls que la hachette de l’émondeur n’avait pas touchés depuis plusieurs années, et dont les branches touffues formaient un sombre couvert. Au-delà s’ouvrait un vestibule auquel le voisinage des arbres ôtait le peu de clarté qu’aurait pu y jeter une fenêtre grillée avec des barreaux de fer. Un large escalier à rampe de pierre occupait l’un des côtés ; mais, au seul aspect des marches, couvertes d’une couche de poussière que le balai n’avait jamais soulevée, on comprenait que les étages supérieurs n’étaient pas habités. Apres le vestibule, il y avait une antichambre si vaste, que toute la domesticité d’un grand d’Espagne y aurait tenu à l’aise, et où l’on ne voyait pas clair même en plein midi.
Félise arriva dans cette maison silencieuse et sombre, conduite par Suzanne, qui était allée la recevoir à la porte de clôture. La chagrine suivante avait toujours le même air rogue, les mêmes inflexions de voix cassantes, la même tournure de vieille fille soucieuse et desséchée. En ce moment, elle semblait sourdement irritée et marmottait des acclamations sans suite entremêlées de soupirs et de gestes saccadés. Félise marchait sur ses pas, presque tremblante et n’osant lui adresser la parole. Elle trouva dans l’antichambre le vieux Balin, lequel était vêtu de noir comme autrefois, muet, raide, et tout d’une pièce dans sa jaquette. Après avoir reconnu Félise d’un regard oblique, il lui ouvrit la porte d’une seconde pièce qui faisait suite à l’antichambre, et se rangea pour la laisser passer. Quoiqu’elle ne fût naturellement ni timide ni craintive, elle entra le cœur palpitant dans cette vaste pièce à peine éclairée par les derniers rayons du jour, et au fond de laquelle elle distinguait vaguement une personne debout et immobile. Au lieu d’avancer, elle s’arrêta, interdite et sans lever les yeux ; puis, faisant un effort, elle balbutia : — Ma tante, vous ne me reconnaissez plus, peut-être...
— Si fait ! je vous reconnais, Félise, répondit Mlle Philippine de Saulieu, après avoir jeté sur elle un seul regard, et en se détournant avec un tressaillement qui trahissait le sentiment involontaire de répulsion et de douleur dont son âme était saisie ; mais, dominant presque aussitôt cette impression, elle ajouta : — Vous étiez donc bien mal au couvent, que vous avez voulu en sortir ?
— Oui, depuis que j’ai perdu ma bonne tante Geneviève, répondit- elle en pleurant. Tant qu’elle a vécu, je n’ai jamais songé à m’en aller du couvent. Est-ce que j’aurais pu la quitter ! Je l’aimais tant ! J’étais venue auprès d’elle toute petite, et je ne connaissais pas d’autre famille, car je ne vous voyais jamais, ma tante, et je vous avais presque oubliée.
À ces mots, elle leva les yeux pour reconnaître la noble et belle figure qui était vaguement restée dans son souvenir ; mais il lui sembla qu’elle ne revoyait pas la même personne : ces beaux cheveux blonds qui s’allongeaient jadis en spirales dorées avaient entièrement blanchi, et leurs mèches argentées encadraient un front sillonné de rides ; ces traits délicats étaient hâves et flétris ; une vieillesse prématurée avait courbé cette taille de reine. Mlle de Saulieu gardait encore le deuil rigoureux qu’elle portait en arrivant à Paris ; sa robe de raz de Saint-Maur traînait par derrière comme un manteau de veuve, et sa coiffe de crêpe noir était attachée avec des épingles d’acier bronzé. Félise la considéra un moment avec un étonnement plein de tristesse, et, frappée de son lugubre costume autant que de sa figure, elle lui dit avec un soupir : — Vous avez pris le grand deuil pour la mort de ma tante Geneviève ?
— Je le porte depuis dix ans, et je le garderai toute ma vie, répondit Mlle de Saulieu.
Suzanne était entrée dans le salon en même temps que Félise, et elle paraissait observer avec inquiétude l’effet que produirait sur sa maîtresse cette première entrevue. Apparemment elle comprit que Mlle de Saulieu était déjà remise de la pénible impression que lui avait causée l’aspect de sa nièce, car elle se rapprocha de Félise et lui dit d’un ton radouci : — Avec la permission de mademoiselle, ne voulez-vous point passer dans votre chambre ?
— Comme il vous plaira, Suzanne, répondit-elle, intérieurement satisfaite d’échapper à l’embarras de ce premier entretien, que sa tante soutenait d’une façon si laconique. Quand elle eut fait la révérence et tourné le dos, Mlle de Saulieu la suivit du regard, et murmura avec un soupir qui semblait sortir du fond de son cœur saignant et déchiré :
— Mon Dieu ! quel sacrifice !...
Ensuite elle s’assit à sa place accoutumée, et, reprenant sa tapisserie, elle se mit à travailler machinalement.
L’appartement de Mlle de Saulieu, situé au rez-de-chaussée, se composait de trois grandes pièces qui occupaient toute la façade intérieure, laquelle formait ensuite deux ailes en retour sur le jardin. Chacune de ces constructions, peu profondes, ne contenait qu’une chambre à chaque étage. La chambre qui faisait suite à l’appartement de Mlle de Saulieu avait été arrangée à la hâte pour recevoir Félise. Ce séjour était loin d’offrir l’aspect riant et propret des cellules du couvent : les murs, revêtus de boiseries peintes en camaïeu, n’avaient point d’autre tapisserie. Chaque panneau formait un tableau représentant des personnages allégoriques, les Saisons, les Élémens, etc., lesquels faisaient une procession de figures blanches, sur un fond grisâtre, de l’effet le plus mélancolique. La cheminée, sous le chambranle de laquelle on pouvait se tenir debout, était décorée de pentes à double feston, et le lit à colonnes, placé sur une estrade, était d’une dimension capable d’étonner une petite personne accoutumée à l’étroite couchette garnie d’un tendelet blanc où dormaient d’un sommeil si tranquille les pensionnaires de l’Annonciation.
Le jour baissait, et les hautes croisées qui donnaient sur le jardin ne jetaient plus qu’un faible crépuscule qui s’épaississait de moment en moment. Le vent d’automne sifflait à travers les portes et faisait frôler les rideaux contre la boiserie. Félise s’assit toute transie sur un tabouret, et parcourut la chambre d’un regard attristé. Suzanne alluma deux bougies, ouvrit un de ces beaux meubles incrustés de nacre et d’écaille qu’on appelait autrefois des cabinets et qui servaient à la fois de secrétaire et de commode ; puis elle se mit à ranger le modeste trousseau de la jeune pensionnaire. Parmi les robes et le linge soigneusement pliés se trouvait le coffret que Mlle de Saulieu avait remis à la sœur Geneviève le jour même où Félise était entrée à l’Annonciation. Comme il avait été immédiatement déposé entre les mains de la supérieure et qu’il était resté depuis cette époque au fond d’une armoire de la sacristie, Félise n’en avait aucun souvenir. En ce moment même, elle ne s’aperçut pas du mouvement qu’avait fait Suzanne en le trouvant sous sa main. La vieille suivante ne jeta qu’un regard sur ce riche écrin, et se hâta de le placer dans un tiroir à secret qu’elle referma sur-le-champ. Après tous ces arrangemens, elle ouvrit les rideaux du lit, fit la couverture, et dit à Félise qui, les mains croisées sous son tablier et la tête penchée, la suivait du regard, sans proférer une parole : — A présent, mademoiselle, je vais vous faire souper ; ensuite vous vous coucherez...
— Déjà ! observa Félise ; au couvent l’on ne se couchait qu’à neuf heures. Je n’ai pas encore sommeil, et je vais faire compagnie à ma tante pendant la soirée, si elle le permet.
— Elle ne fait jamais la veillée, répondit Suzanne ; dès que la nuit est venue, mademoiselle se met au lit, et personne ne bouge plus dans la maison.
— Jésus ! que me dites-vous là ! Notre révérende mère supérieure disait toujours que, pour ne pas avoir de mauvais rêves, il fallait, avant de s’endormir, égayer son esprit par la récréation et sanctifier son âme par l’oraison. Est-ce que ma tante ne se récrée pas un moment après souper ?
— Elle ne soupe pas : tantôt je lui servirai dans son lit un biscuit et un verre d’eau ; ce sera là tout son repas.
— Et elle fait ainsi collation toute l’année ?
— Toute l’année ; mais vous n’êtes pas obligée d’en faire autant. On va vous servir à souper.
— Je n’ai pas faim, répondit tristement Félise. Pourtant, lorsqu’elle vit que Suzanne prenait un flambeau et se disposait à sortir, elle aima mieux la suivre que de rester seule jusqu’au lendemain dans cette grande chambre, dont l’aspect lui semblait si triste. La salle à manger où Suzanne la conduisit était vaste et sombre, comme toutes les autres pièces de l’appartement, et le soir la lueur des bougies ne rayonnait pas jusqu’au plafond, arrondi en coupole et peint à la fresque dans le goût italien. Au milieu de la salle, il y avait une grande table servie en vaisselle plate, et où on avait mis un seul couvert ; la crédence placée en face était garnie de plats d’argent d’une dimension colossale, et qui reluisaient dans la pénombre comme des boucliers.
Félise s’assit en considérant d’un œil étonné ce somptueux couvert et cette salle dont les lambris étaient éclairés pour ainsi dire par la profusion des pièces d’argenterie rangées sur les dressoirs. La pauvre enfant essaya de goûter à l’ambigu froid qu’on venait de lui servir, mais elle ne put prendre d’autre nourriture qu’un peu de fruit et une goutte de vin. Pendant qu’elle faisait ce léger repas, Balin, la serviette au bras, se tenait derrière sa chaise pour changer son assiette et lui verser à boire. La figure de ce vieux serviteur se mêlait dans son esprit aux vagues souvenirs de sa première enfance, et elle se prit à penser au temps déjà éloigné où, après un long voyage, elle était arrivée à la porte du couvent de l’Annonciation ; elle se rappela le moment où Balin l’avait prise dans le carrosse et portée sur le seuil, tandis que le lourd battant s’ouvrait sans bruit devant elle. — Il y a bien des années que je ne vous avais vu, dit-elle en se retournant tout à coup, pourtant j’ai remis tout de suite votre figure ; mais vous, j’en suis certaine, vous ne m’auriez pas reconnue, si Suzanne ne m’eût annoncée ?
— Pardonnez-moi, mademoiselle, répondit laconiquement Balin.
— Oh ! fit-elle d’un ton incrédule et en étendant la main à la hauteur de la table, je n’étais pas plus grande que cela quand vous m’avez laissée à la porte de l’Annonciation, et mon visage n’est plus le même que celui d’une enfant de cinq ans.
— Ce n’est pas sur le souvenir que j’avais gardé des traits de mademoiselle que je l’aurais reconnue, répondit Balin, c’est sur une ressemblance de famille.
— Est-ce que je ressemble à ma pauvre mère ? demanda vivement Félise.
Balin soupira et fit un geste négatif.
— Alors ma figure vous rappelle celle de mon père, reprit Félise ; mon père, hélas ! je le vois comme dans un songe, je me rappelle confusément ses traits.
— Vous vous trompez, ce n’est pas possible, murmura Balin.
Félise s’accouda sur la table, le regard fixe, une main appuyée sur son front, et reprit lentement en s’interrompant par intervalles, comme quelqu’un qui cherche à ressaisir des choses confuses dans sa mémoire : — Nous demeurions dans un château. Il y avait une chambre tapissée de bleu et beaucoup de rosiers devant les fenêtres. C’était la chambre de ma mère, je crois.... mais je ne me la rappelle point, ma pauvre mère.... Le visage de mon père est au contraire tout présent à mes yeux. Il avait une belle figure, le front haut, le teint un peu pâle. Un jour, ce doit être la dernière fois que je l’ai vu, il était tout habillé de noir, et apparemment ce costume lugubre me fit peur, car, lorsqu’il vint à moi pour m’embrasser, je me détournai en jetant des cris. Il n’était plus au château, alors ; il était dans un endroit que je ne me rappelle plus... Pourtant je vois, je vois encore....
Elle s’interrompit comme pour démêler des scènes, des tableaux dont les traits étaient épars dans sa mémoire ; puis elle reprit tout à coup en se retournant vers Balin : — Mais vous étiez là alors ; je m’en souviens, c’est vous qui m’avez portée dans vos bras jusqu’à la chambre où était mon père... Ensuite vous m’avez ramenée à ma tante Philippine, et je n’ai fait que pleurer tout le long du chemin, je ne sais pas pourquoi. Vous voyez bien que je m’en souviens.
— Il est vrai ! répondit Balin, qui l’avait écoutée en pâlissant, et dont les lèvres tremblantes ne purent articuler que ce seul mot ; mais Félise, préoccupée de ses propres pensées, ne s’aperçut point de son trouble. Après un long silence, il reprit : — Souffrez que je vous donne un conseil. Ne répétez jamais à Suzanne ce que vous venez de me dire ; gardez-vous surtout d’en parler devant mademoiselle, et ne lui adressez jamais aucune question sur votre famille.
A ces mots, il prit un flambeau et marcha devant Félise, qui rentra tristement dans sa chambre. Suzanne se hâta de la mettre au lit, ensuite elle fit le tour de la chambre, regarda si tout était clos, et se retira en emportant les lumières. Lorsque Félise se retrouva seule sous ses rideaux, au milieu du silence et des ténèbres, elle se prit à penser et à se recueillir. Depuis qu’elle avait franchi la porte du couvent, un triste étonnement l’avait distraite de sa douleur ; mais lorsqu’elle eut perdu de vue cet intérieur si sombre, ces visages mélancoliques, lorsqu’elle n’entendit plus résonner à son oreille la voix aigre de Suzanne et le fausset enroué de Balin, elle songea derechef à sa pauvre tante Geneviève et recommença à la pleurer amèrement. Long-temps elle inonda de ses larmes l’oreiller de toile de Hollande où reposait sa tête ; vers le matin, elle s’endormit enfin, ou plutôt elle s’assoupit, accablée de fatigue.
Le jour comme la nuit, un morne silence régnait dans l’hôtel habité par Mlle de Saulieu ; l’on n’y entendait aucun des bruits du dehors, car la façade intérieure était séparée de la rue par la cour et par le profond vestibule, dont les portes étaient toujours fermées. Lorsque Félise s’éveilla, elle reconnut qu’il faisait jour à un faible rayon qui traversait une fente des volets et tombait sur son oreiller. Elle se hâta de se lever ; en ce moment, une horloge voisine, celle du couvent peut-être, sonna neuf heures.
— Sainte Vierge ! ma tante Philippine va me gronder, et sa mauvaise Suzanne dira que je suis une paresseuse, se dit naïvement Félise ; à cette heure, toute la maison doit être levée depuis long-temps.
Elle prit à peine le temps de s’habiller, et, ouvrant sa porte avec une sorte de crainte, elle pénétra dans une salle qui séparait sa chambre de l’appartement de Mlle de Saulieu ; les fenêtres étaient fermées encore, et la plus profonde tranquillité régnait dans la maison. Ce silence, ces demi-ténèbres, lui causèrent quelque frayeur ; elle avança avec hésitation, et, apercevant à l’autre extrémité de la salle une porte entrebâillée à travers laquelle brillait un vif rayon de jour, elle se hasarda à la pousser tout-à-fait, et entra dans une vaste pièce qui s’ouvrait sur le jardin. C’est dans ce salon qu’elle avait été reçue la veille ; mais elle n’en avait remarqué alors ni la disposition ni l’ameublement.
Personne ne paraissait ; aucun bruit ne se faisait entendre. Félise parcourut d’un œil curieux cette pièce, où Mlle de Saulieu se tenait habituellement. Ses regards s’arrêtèrent d’abord sur deux portraits placés des deux côtés de la cheminée. L’un, qu’elle reconnut aussitôt, était celui de sa tante Philippine, telle cependant qu’elle ne l’avait jamais vue, en riche parure, ses cheveux blonds entremêlés de perles, des fleurs sur le sein et le sourire aux lèvres. L’autre portrait représentait un homme à la fleur de l’âge ; l’uniforme de mestre-de-camp serrait sa taille souple et vigoureuse ; il tenait d’une main son chapeau à plumes et caressait de l’autre un lévrier favori. Cette peinture était d’une vérité singulière ; la tête avait des tons animés ; le regard surtout, clair, doux et profond, paraissait vivant. Ces deux figures, si belles, si brillantes, et au front desquelles resplendissaient l’heureux orgueil, les joies charmantes, les vives espérances de la jeunesse, semblaient déplacées dans cet immense salon tendu de noir comme l’appartement d’une veuve, et dont les glaces étaient couvertes par des rideaux de gaze. Le fauteuil de Mlle de Saulieu se trouvait en face des portraits. Il était environné à moitié d’un paravent dont les feuilles peintes en grisaille représentaient des attributs de deuil. A côté, sur un guéridon, il y avait un ouvrage de tapisserie commencé et un livre de prières. Un gros chat gris était couché en rond sur le fauteuil, et suivait de son œil jaunâtre, entr’ouvert à demi, tous les mouvemens de Félise, laquelle fit lentement le tour du salon et revint ensuite vers les portraits, qu’elle considéra long-temps avec une curiosité rêveuse. La vue de ces fières et charmantes figures éveillait dans son âme des impressions confuses, et elle ne pouvait en détourner ses regards. Suzanne la surprit dans celle contemplation.
— C’est vous déjà, mademoiselle ! dit la maussade suivante ; j’allais passer chez vous pour vous lever.
Merci, Suzanne, répondit-elle en se retournant vivement ; je craignais d’avoir dormi trop long-temps, et je me suis dépêchée de m’habiller. J’ai fait bien vite mes prières, et ensuite je suis venue ici, pensant y trouver ma tante.
— Mademoiselle ne se lève qu’à midi.
— Jésus ! elle dort encore ?
— Elle repose ; son corps est si affaibli !
— Oh ! oui, elle paraît bien vieille à présent, dit Félise en levant les yeux vers le portrait ; son visage est tout blême et ridé. Quelle différence avec cette figure !
— C’était elle autrefois quand elle avait vingt ans, dit Suzanne avec un soupir ; qui pourrait la reconnaître aujourd’hui ?
— Et l’autre portrait, reprit Félise, c’est celui de quelque gentilhomme de notre famille ?
Suzanne ne répondit que par un signe de tête négatif.
— C’est le portrait d’une personne qui est morte ? continua Félise avec une pénétration instinctive.
À cette seconde question, Suzanne tressaillit et leva sur Félise un regard inquiet, étonné, plein d’une secrète horreur, comme si ce seul mot eût réveillé dans son esprit de lamentables souvenirs. Lorsqu’elle fut un peu revenue de ce trouble pénible, elle dit d’un ton bref : — N’ayez jamais l’air de prendre garde à ces peintures ; surtout ne questionnez jamais mademoiselle à ce sujet. Maintenant vous pouvez aller faire un tour au jardin, si cela vous plaît.
À ces mots, elle ouvrit une des portes vitrées et poussa doucement Félise sur le perron. Le jardin, qui s’étendait le long de la façade intérieure de l’hôtel et que bornait un grand mur crevassé, avait l’aspect d’un fossé sans eau dans lequel on aurait eu l’idée de tracer un parterre. Les hautes constructions qui le dominaient au midi empêchaient le soleil d’y plonger ses rayons, même au cœur de l’été ; quelques lilas chétifs, quelques rosiers de Gueldres, allongeaient leurs rameaux dans cette ombre éternelle : mais aucune fleur ne s’épanouissait entre les maigres bordures de buis qui formaient des compartimens symétriques devant les fenêtres ; la mousse seule diaprait le sol, les pierres et jusqu’au tronc des arbrisseaux de sa végétation tenace. A l’angle du jardin que formaient le mur de clôture et l’aile du bâtiment où se trouvait l’appartement de Félise, il y avait une espèce de cabinet de verdure, avec un toit en claire-voie où rampaient quelques brins de lierre. C’était Balin qui, dans ses momens de loisir, avait arrangé ce réduit, autour duquel il ne se lassait pas de semer des plantes grimpantes dont on n’avait jamais vu poindre la première feuille.
Félise s’assit sur la plus haute marche du perron ; le jardin des Annonciades lui semblait un paradis terrestre en comparaison de ce petit enclos verdâtre qu’elle avait sous les yeux, et elle trouvait que l’appartement drapé de noir de sa tante avait un aspect beaucoup plus triste que les salles du couvent. Peut-être les prévisions du père Boinet furent-elles près de se vérifier en ce moment, peut-être Félise aurait-elle déjà, comme les Israélites, regretté la captivité, si un mot de Suzanne n’eût tout à coup changé ses dispositions.
La vieille servante entr’ouvrit la porte vitrée et lui dit d’un ton bourru :
— Puisque vous ne vous promenez pas, venez çà, que je vous habille. C’est aujourd’hui dimanche, il faut aller à la messe.
— Je vais sortir ! je vais sortir dans la rue ! s’écria Félise le cœur palpitant de surprise et de joie ; Jésus ! je n’y songeais pas, j’avais oublié qu’il n’y a point ici de porte de clôture !
La toilette ne fut pas longue ; Suzanne lui passa sur sa robe de pensionnaire une jupe de fleuret noir à gros plis ; elle lui mit sur les épaules une mante d’étoffe pareille et la coiffa d’un bonnet à barbes croisées sous le menton qui s’avançait comme une tuile sur les yeux et ne laissait apercevoir que le bas du visage.
Lorsque la vieille Suzanne eut attaché la dernière épingle, Félise alla vers la porte sans songer seulement à jeter un coup d’œil sur le miroir devant lequel elle s’était habillée, et dit avec une impatiente satisfaction :
— Me voilà prête, partons tout de suite. — Puis, se ravisant, elle ajouta : — Il faut attendre ma tante Philippine, peut-être ?
— Mademoiselle ne sort jamais, répondit Suzanne ; elle a une dispense pour suivre ici la messe dans son livre d’heures : c’est moi qui vais vous conduire.
Il faisait ce jour-là un de ces beaux soleils d’automne qui chassent du logis toute la population parisienne ; les petits bourgeois et les artisans promenaient déjà dans les rues leurs habits du dimanche ; les carrosses commençaient à rouler, et de tous côtés s’élevait ce bruit sourd, continuel, monotone et profond, comme celui des vagues qu’on entend nuit et jour dans la grande cité.
Félise marchait un pas en avant de sa duègne, vive et légère comme un oiseau. Elle avait été saisie d’une sorte de vertige en respirant le grand air ; l’instinct de la liberté s’était éveillé plus vif, plus impérieux dans son âme ; il lui semblait qu’elle n’avait pas assez de ses pieds pour franchir l’espace ; elle aurait voulu s’envoler à tire d’aile. Suzanne, contrariée de cette vive allure, grommelait entre ses dents et parfois la retenait par sa jupe en lui disant d’un air courroucé :
— Tout beau, mademoiselle ! vous courez comme un Basque. Marchez donc posément et tout droit devant vous sans regarder les gens et sans vous tourner et vous retourner à chaque instant comme une girouette. Mais Félise ne pouvait s’empêcher de tourner souvent la tête au milieu de cette foule qui se coudoyait au ras des maisons, tandis que les carrosses tenaient fièrement le milieu du pavé, et elle suivait d’un regard d’envie les fillettes endimanchées qui s’en allaient seules à travers les rues. Suzanne la conduisait à l’église des jésuites de la rue Saint-Antoine ; quand elle aperçut les mendians qui étalaient leurs plaies et leurs guenilles sur le parvis en sollicitant la charité d’une voix lamentable, elle s’arrêta saisie d’étonnement : dans les couvens où l’on faisait cependant vœu de pauvreté, l’on n’avait jamais sous les yeux le spectacle de la misère, et c’était la première fois que Félise voyait des pauvres. Sa générosité naturelle s’éveilla à leur aspect ; elle se tourna vers Suzanne, et lui dit en regardant la troupe famélique : — Je voudrais leur donner de l’argent.
— Vous le pouvez, répondit Suzanne en tirant de sa poche une poignée de grosse monnaie qu’elle lui mit dans la main ; vous pouvez donner cela et beaucoup plus encore : vous êtes riche.
Félise entendit la messe avec de grandes distractions ; l’église était pleine de beau monde, et, au lieu de lire son livre d’heures, elle regardait avec une imaginable curiosité tout ce qui l’environnait. La tristesse des femmes la frappait singulièrement ; elle aimait d’instinct l’élégance et la richesse. Au sortir de la messe, elle aperçut à travers la porte entr’ouverte d’une boutique des étoffes de soie et des dentelles.
— Je voudrais bien acheter cela, dit-elle en s’arrêtant.
— Cette robe de satin des Indes à ramages blancs sur un fond noir, et ces dentelles de soie ? demanda Suzanne d’un air indifférent.
— Oui, c’est cela même.
— Vous les aurez demain ; à présent, cela n’est pas possible ; les marchands ne trafiquent pas aujourd’hui dimanche.
Au retour de l’église, la jeune fille trouva Mlle de Saulieu dans le salon. Elle était assise à sa place accoutumée, contre le paravent, dont les feuilles circulaires déployées formaient un petit retrait au milieu de cette immense pièce drapée en noir. Elle lisait la messe dans le livre d’heures placé devant elle sur le guéridon, à côté de son ouvrage ployé ; le chat gris sommeillait, couché au milieu du coussin où elle posait à peine le bout de ses pieds. Elle répondit par un mouvement de tête à la révérence de Félise, et, lui faisant signe de s’asseoir, elle continua sa lecture. Au premier coup de midi, elle referma son livre. Balin ouvrit les deux battans de la porte en disant à haute voix : — Mademoiselle est servie. — Et là-dessus l’on passa à table. Le lugubre festin auquel présidait la statue du commandeur n’était pas plus silencieux et plus triste que ce repas de famille, dont la somptuosité contrastait singulièrement avec le petit nombre et la contenance mélancolique des convives. La pauvre Félise mangeait du bout des lèvres, et levait à peine les yeux ; le visage sévère, calme et immobile de sa tante lui imposait et la glaçait : il lui semblait que c’était une créature surnaturelle, vivante et morte tout à la fois. L’on eût dit en effet que Mlle de Saulieu ne pensait qu’à réduire l’existence aux moindres frais possible, et que son seul but était d’arriver à une vie purement passive. Elle parlait à peine et ne marchait que pour passer de sa chambre à coucher dans son salon ; jamais elle ne s’était avancée jusqu’à la porte du vestibule ; jamais elle n’avait fait le tour du jardin marécageux dont elle apercevait de sa place les sentiers moussus.
Aucun visage étranger n’avait paru dans cette maison avant le jour où le père Boinet était venu rendre à Mlle de Saulieu la visite diplomatique dont le retour de Félise chez sa tante avait été le résultat. Après cet événement, il ne s’était plus présenté à la porte de l’hôtel : probablement il avait compris que l’austère demoiselle ne le verrait pas volontiers une seconde fois.
Suzanne, le vieux Balin et une grosse servante, appelée Cateau, formaient tout le personnel des gens de service. Cateau ne sortait jamais de sa cuisine, et, dans l’espace de neuf années, elle n’avait pas aperçu une seule fois le visage de Mlle de Saulieu, ni même entrevu à la dérobée sa taille de fantôme. Balin gardait les abords de l’appartement ; le vieux bonhomme, toujours grave et taciturne, passait sa vie sur les banquettes de l’antichambre ; son unique et puérile distraction était de cultiver ce triste jardin, où il n’avait jamais eu la satisfaction de voir éclore une fleur. Suzanne ne quittait guère la chambre de sa maîtresse ; accoutumée depuis long-temps à la servir, elle n’avait plus besoin de ses ordres, et prévenait, sans qu’elle les eût exprimées, toutes ses volontés. Souvent ces deux personnes, qui ne se quittaient guère, passaient la journée entière sans se dire un seul mot.
La pauvre Félise vivait tout-à-fait abandonnée dans ce morne intérieur. On pourvoyait à ses besoins, même à ses fantaisies avec une sorte de prodigalité ; elle avait des robes neuves, des coiffes de dentelle et même de l’argent pour les pauvres ; mais tout se bornait à ces soins matériels, dont s’était chargée Suzanne. Jamais elle n’entendit sortir de la bouche de l’insociable suivante une parole d’affection ou de simple intérêt. Sa tante, qui d’abord l’avait vue avec une répulsion évidente, la regarda bientôt du même œil qu’elle regardait toutes choses, avec une sombre indifférence. Soit qu’une personne qui vivait ainsi concentrée en elle-même ne pût être long-temps sensible à une influence extérieure, soit qu’elle fût parvenue à vaincre par un effort de volonté sa première impression, Mlle de Saulieu souffrait, impassible, la présence de cette enfant, ou, pour mieux dire, elle ne la remarquait plus.
Félise avait compris dès le premier jour que le couvent était, en comparaison de la maison de sa tante, un séjour plein de dissipation et d’amusemens. Pourtant, contre les prévisions du père Boinet, elle ne songea pas à y retourner. Une nature moins énergique n’aurait pas supporté cette existence ; mais il y avait chez Félise un mélange de force et d’insouciance, une mobilité d’expression jointe à une raideur de caractère qui la soutenaient contre les plus pénibles influences. Elle supportait l’ennui et le désœuvrement de tous les jours de la semaine dans l’espoir de sortir une heure le dimanche ; l’espèce de liberté dont elle jouissait, livrée absolument à elle-même, la consolait d’ailleurs de son isolement.
Le matin, elle se levait d’assez bonne heure, et, entraînée par le besoin de mouvement naturel à la première jeunesse, elle bouleversait sa chambre, prenait et abandonnait dix fois l’ouvrage commencé, allait se promener dans le jardin et s’agitait ainsi jusqu’au moment où la longue main jaune de Suzanne ouvrait les portes vitrées du salon. Alors elle s’asseyait au fond de sa chambre et ne bougeait plus jusqu’au moment où le premier coup de midi et la voix de Balin, se faisant entendre simultanément, annonçaient que le dîner était servi. Après le dîner, qui ne durait guère qu’un quart d’heure, Mlle de Saulieu rentrait dans le salon et reprenait silencieusement son ouvrage. Alors Félise s’asseyait contre le paravent, et, n’osant adresser la parole à sa tante, elle jouait discrètement avec le gros chat gris et lui disait de petits mots à voix basse. Parfois Mlle de Saulieu relevait la tête, et, rappelant sa bête, Félise, qui tournait vers elle son œil hypocrite sans se déranger, lui parlait aussi. Alors Félise s’enhardissait à répondre pour le matou. C’était ainsi qu’elle faisait, à de grands intervalles, la conversation avec sa tante.
Un jour qu’elle s’était levée plus tôt que de coutume et qu’elle se promenait dans le jardin encore trempé par les brouillards nocturnes, elle s’aperçut que Balin n’était pas encore dans l’antichambre, dont la porte et les fenêtres grandes ouvertes laissaient apercevoir la profondeur du vestibule et au-delà les tilleuls qui ombrageaient la cour. Félise s’avança jusqu’au vestibule ; il n’y avait personne. Un moment, elle eut la tentation d’aller jusqu’à la rue ; mais elle eut peur de rencontrer Balin dans la cour, et, avisant le grand escalier dont les marches poudreuses ne gardaient pas l’empreinte récente des gros souliers plats du bonhomme, elle se hasarda à monter. Toutes les pièces du premier étaient ouvertes. C’étaient, comme au rez-de-chaussée, de vastes salles prenant jour sur le jardin, des chambres dont les trumeaux et les plafonds étaient ornés de peintures ; mais il n’y avait pas trace d’ameublement, et le seul aspect des lieux annonçait qu’ils n’avaient pas été habités depuis long-temps. Cependant un lé de tapisserie oublié pendait au mur de la chambre à coucher, et la plaque du foyer était cachée à moitié par un monceau de paperasses moisies et de livres déchirés. Sur le manteau même de la cheminée, il y avait deux petits livres auxquels le temps avait fait une reliure de poussière. Félise les prit machinalement du bout des doigts : c’étaient les contes de Perrault et un volume dépareillé de la princesse de Clèves. Un étroit escalier conduisait au second étage arrangé en mansardes, et qui avait dû servir jadis à coucher la livrée. Les laquais étaient, en vérité, plus agréablement logés que les maîtres ; toutes ces petites chambres avaient vue sur un enclos que la muraille du jardin empêchait d’apercevoir par les fenêtres des étages inférieurs, et qui renfermait des parterres ornés de jets d’eau, un boulingrin, des charmilles, des allées, les jardins de Versailles en miniature enfin.
— Ah ! le joli séjour ! s’écria Félise toute transportée et en avançant la tête hors de la fenêtre en œil de bœuf ; mais elle recula bien vite en apercevant en bas le vieux Balin, qui se promenait gravement entre les rosiers qu’il avait plantés et qu’il n’avait pas vu naître. Debout contre le volet qui la cachait, elle parcourut encore du regard la perspective qu’elle venait de découvrir ; puis elle descendit sur la pointe du pied, passa comme une ombre derrière Balin, et courut s’enfermer dans sa chambre, d’où l’on pût croire qu’elle n’avait pas bougé. Sans attacher la moindre importance à cette trouvaille, elle avait emporté les deux livres oubliés sur le manteau de la cheminée. D’abord elle ne fit qu’y jeter les yeux, et elle les cacha au fond d’un tiroir ; puis, un jour, plus désœuvrée encore que de coutume, elle en entreprit la lecture. Pour une fillette qui n’avait jamais ouvert que le formulaire des Annonciades, c’était un livre étonnant, merveilleux, que les contes de Perrault. Félise lut ces naïves féeries comme les jeunes filles lisent le premier roman qui tombe entre leurs mains, avec une curiosité, une émotion, un plaisir inexprimables. Toutes ces fictions la transportaient dans un monde enchanté auquel elle était bien près de croire, et pendant plusieurs jours elle ne rêva que de Riquet à la houppe et de cette belle princesse Finette, réduite comme elle à une solitaire captivité. Le premier volume de la Princesse de Clèves l’intéressa d’abord beaucoup moins que ces fantastiques récits ; mais, lorsqu’elle sut par cœur les contes de Perrault, elle se mit à relire le roman de Mlle de La Fayette. C’était un nouveau langage qu’il lui fallut étudier, le langage poli, délicat et raffiné du beau monde, des grands sentimens d’honneur, de vertu et d’amour chevaleresque ; mais ces cordes vibrèrent enfin dans son intelligence, elle prit goût à l’histoire romanesque dont elle ne pouvait suivre le fil interrompu, et repassa bien des fois ces longs entretiens où M. de Nemours analyse si délicatement sa passion pour la belle princesse de Clèves. Félise entrevit ainsi des choses que, dans l’ignorance et la simplicité de son esprit, elle n’avait jamais soupçonnées ; ce fut comme le premier rayon qui éclaira son imagination et vivifia son existence morale. Dès cette époque, d’aimables fantômes peuplèrent sa solitude ; elle vivait dans le royaume des fées et ne quittait leurs palais enchantés que pour se retrouver avec les grandes dames, les galans cavaliers de la cour de la reine-dauphine. Souvent elle était bien près de se considérer elle-même comme une jeune princesse dont quelque méchante fée avait été la marraine. Elle était tentée de voir dans ceux qui l’entouraient les mauvais génies commis à sa garde.
Un jour, en fouillant les meubles de sa chambre, elle trouva l’écrin que Suzanne avait caché dans un tiroir du cabinet. Elle reconnut aussitôt ces bijoux, et, se rappelant qu’elle les portait dans son tablier lorsque la sœur Geneviève la reçut dans la chambre du tour, elle demeura convaincue qu’ils lui appartenaient. Le portrait en médaillon la frappa d’abord ; il ressemblait au portrait qui était dans le salon : c’étaient les mêmes cheveux cendrés, le même air de tête fier et charmant. Félise leva instinctivement les yeux sur son miroir pour saisir quelque trait de ressemblance avec son propre visage, mais rien dans sa physionomie ne rappelait cette douce figure ; elle était moins jolie et plus belle que le portrait.
Après avoir placé cette petite peinture à côté du crucifix attaché au chevet de son lit, elle revint vers le miroir et prit un plaisir enfantin à se parer de tous les joyaux que contenait l’écrin. Suzanne la surprit ainsi, un triple rang de perles au cou, ses longs cheveux noirs entremêlés de pierreries, et les mains chargées d’anneaux précieux.
— Grand Dieu du ciel, que faites-vous là ! s’écria la vieille suivante avec une sorte de courroux, à quoi bon mettre au jour toutes ces parures ? Elles ne doivent plus servir à personne.
— Pourquoi ? fit étourdiment Félise. — Puis elle ajouta en riant : — Elles siéraient bien avec une belle robe de mariée. Dites-moi, Suzanne, quand est-ce qu’on me mariera ?
À cette question, la camériste fit un pas en arrière en regardant Félise d’un air effaré, et répondit brusquement : — Vous ? jamais !
Félise approchait de sa quinzième année lorsqu’elle avait quitté le couvent ; c’était alors une fille déjà grandelette, mais chez laquelle on ne voyait poindre encore aucun des attraits de la jeunesse. Elle avait les formes grêles, le teint sans fraîcheur des adolescentes dont le tardif développement s’opère tout à coup. En effet, l’enfant maladive et pâle se métamorphosa comme la chrysalide, qui, dans l’espace d’une nuit, quitte sa robe grisâtre pour des ailes couleur de rose et d’azur. Personne cependant ne parut s’apercevoir de cette transformation ; on ne prenait pas garde que Félise avait seize ans, et que cette fleur de jeunesse s’épanouissait à vue d’œil. Suzanne continuait à la traiter comme une petite fille, et Mlle de Saulieu ne s’en occupa pas plus que par le passé. Une fois seulement, comme Félise sortait du salon, elle la suivit du regard et dit avec un soupir : — Cette enfant devient belle !
Un dimanche, Félise était à la messe avec Suzanne, placée, comme de coutume, à l’ombre d’un pilier, et séparée de la foule par sa terrible duègne. De temps en temps, elle relevait imperceptiblement la tête et jetait autour d’elle un regard furtif, car elle prenait un singulier plaisir à voir tout le beau monde qui affluait dans l’église des jésuites. Au moment où le service divin commençait, deux jeunes dames attardées traversèrent la grande nef, suivies d’un laquais qui portait leurs heures dans un sac de velours. Tous les regards s’étaient tournés vers elles, et sans doute elles entendirent murmurer sur leur passage plus d’une exclamation flatteuse. L’une, en grand habit de damas, en écharpe noire, portait le deuil des veuves d’un an ; l’autre était vêtue d’une robe de taffetas recouverte d’une mante de mousseline blanche ; son bonnet de gaze, orné de rubans rose vif, était relevé sur le front en tuyaux droits, et le tour de son visage était accompagné de petites boucles qui donnaient une grâce non pareille à cette simple coiffure. Elles traversèrent l’église d’un pas mesuré, avec une contenance fière et modeste, sans paraître s’apercevoir de l’effet qu’elles produisaient, et allèrent se placer au premier rang, devant le maître autel. A l’aspect de ces deux belles personnes, Félise n’avait pu retenir une exclamation de surprise et de joie : elle venait de reconnaître ses compagnes, ses bonnes amies de couvent, Cécile de Chameroy et sa jeune sœur Angèle.
— Qu’est-ce donc ? qu’avez-vous ? dit Suzanne en la regardant d’un air étonné ; vous êtes toute troublée.
— Ah ! c’est que je suis bien contente, répondit-elle à voix basse ; savez-vous quelles sont ces deux dames si belles, si bien parées ? Les meilleures amies que j’eusse au couvent. Quel bonheur ! je pourrai refaire amitié avec elles ; vous me permettrez bien de leur parler en sortant de l’église ?
— Non pas, mademoiselle ! répliqua Suzanne de son ton le plus sec et le plus résolu.
Félise rougit et détourna la tête avec un mouvement de dépit amer, de colère concentrée ; elle avait compris qu’il était inutile d’insister. Elle espérait vaguement se rapprocher des deux sœurs en sortant de l’église et leur parler à la faveur du tumulte ; mais Suzanne la surveilla et la retint à sa place jusqu’à ce que la foule se fût écoulée. Dans ce mouvement, elle avait perdu de vue ses belles amies, et elle se retirait le cœur gonflé de tristesse et de ressentiment contre son inexorable duègne, lorsqu’elle les aperçut traversant à pied la place de Birague et s’engageant dans la rue Culture-Sainte-Catherine. Réglant alors son pas de manière à ne point les dépasser, elle les suivit des yeux, et son cœur battit de joie, lorsqu’elle les vit s’arrêter et entrer dans l’hôtel qui touchait à son propre logis.
Aussitôt Félise se prit à réfléchir, et elle devina d’instinct les ruses, les artifices, tous les moyens qu’une fille contrainte et captive peut mettre en œuvre pour tromper ses persécuteurs. Elle n’eut qu’à s’orienter pour comprendre que le jardin qu’on apercevait par les fenêtres des mansardes était celui de l’hôtel voisin, et qu’elle n’en était séparée que par cet horrible mur dont les crevasses faisaient perspective au salon de sa tante. Tout le reste de la journée elle se promena dans le parterre, mesurant de l’œil cet inexpugnable rempart et rêvant aux moyens de le franchir. Un moment, elle eut l’idée de s’échapper simplement par la porte de la rue et de se réfugier chez ses jeunes amies ; mais, malgré son inexpérience, elle jugeait assez bien les choses pour comprendre qu’elle ne pouvait se soustraire ainsi ouvertement à l’autorité de Mlle de Saulieu, et, sans se rendre compte de sa détermination, elle prit le meilleur parti : elle attendit les deux meilleurs auxiliaires des tentatives hasardeuses, l’occasion et l’inspiration. Ni l’un ni l’autre ne lui firent long-temps défaut.
On était alors au commencement de mai, la saison des longs crépuscules et des tièdes soirées. Balin faisait chaque jour le tour du parterre, épiant les frêles bourgeons et relevant d’une main soigneuse les brins de verdure qui rampaient éplorés sur ce sol ingrat. Le bonhomme avait conçu l’espoir de voir croître une fleur de la passion autour de l’espèce de cage qu’il avait construite dans un coin du jardin, et qu’il appelait un cabinet de verdure ; dans cette idée, il renforça d’un treillage la charpente primitive, et l’environna aussi d’une claire-voie qui s’appuyait contre la muraille. En le voyant travailler ainsi, Félise pensa qu’il ne serait point malaisé de gravir cette espèce d’échelle. Elle avait remarqué déjà qu’à la nuit close, une faible lueur jaillissait jusqu’à la crête du mur, comme si l’enceinte voisine eût été partiellement éclairée ; plusieurs fois aussi elle avait distingué un murmure de voix, et il lui avait semblé qu’on veillait dans les vertes allées du boulingrin.
Un soir, lorsque Suzanne eut fermé les fenêtres du salon et que Balin eut regagné le réduit où il dormait, après avoir éteint la lampe qui veillait dans l’antichambre, Félise sortit doucement de chez elle et regarda long-temps dans les ténèbres, en prêtant l’oreille aux faibles bruits qui s’élevaient autour d’elle. Un vent léger bourdonnait dans les arbres, dont la cime dépassait le mur, et à travers ce doux murmure l’on entendait par intervalles de petits éclats de voix, comme si l’on parlait dans un endroit voisin.
Félise revint vers le cabinet de verdure. Elle était forte et légère ; en un moment, elle eut atteint la couverture à jour du petit édifice, et, debout sur le treillis, elle appuya les deux mains sur la crête du mur en regardant en bas. Angèle et Cécile étaient assises sur des sièges de jardin, autour d’une table rustique où on leur avait servi la collation. Des bougies placées dans une verrine éclairaient ces gracieuses figures, derrière lesquelles la perspective du jardin formait un fond ténébreux. En apercevant cette figure droite sur le mur, à quelques pas d’elles seulement, les deux sœurs jetèrent un cri et se levèrent effrayées ; mais, Félise les ayant appelées par leur nom, elles la reconnurent aussitôt et s’approchèrent d’elle avec une joyeuse surprise. — C’est elle ! c’est Félise ! s’écria l’aînée en riant ; oh ! le joli voleur !...
— Je voudrais bien vous aller trouver, lui cria-t-elle tout bas ; mais comment faire ?
— Vite ! qu’on apporte une échelle de jardinier, dit Angèle en agitant la sonnette d’argent placée sur la table ; voilà ce qui s’appelle tomber des nues ! Oh ! ma chère Félise, venez vite, que je vous embrasse !
Un laquais arriva tout ébahi, plaça sa double échelle contre le mur et se retira discrètement à l’écart. Félise descendit légèrement cette espèce d’escalier, et fit une exclamation de joie en touchant le sol.
— Eh ! ma pauvre enfant, d’où venez-vous ainsi ? s’écria Cécile en l’embrassant ; qui se serait attendu à vous recevoir ici ce soir, et surtout à vous y voir entrer par ce singulier chemin ?
— Comme vous voilà grande et belle ! ajouta Angèle en la serrant dans ses bras avec effusion.
— Vous aussi vous êtes bien jolie, répondit Félise en la retenant par les deux mains et en la considérant d’un air joyeux.
— Voyons ! reprit Cécile en la faisant asseoir entre elle et sa sœur, voyons, ma chère reine, dites-nous un peu pourquoi vous n’êtes plus au couvent, et comment il se fait que vous rendiez vos visites la nuit, en passant par-dessus les murailles ?
— Vous allez le savoir, répondit Félise avec un soupir ; j’ai eu bien des chagrins, mais l’histoire n’en sera pas longue.
Elle raconta alors comment elle était sortie du couvent après la mort de la sœur Geneviève, l’accueil qu’elle avait reçu chez sa tante, et la vie qu’elle menait dans cette maison, mille fois plus triste, plus solitaire, plus silencieuse et plus inaccessible qu’un couvent. Les deux sœurs l’écoutaient avec un vif intérêt et un étonnement singulier ; à chaque détail, elles serraient les mains de Félise, elles l’embrassaient en lui disant avec une tendre commisération : — Pauvre enfant ! quelle vie ! Mais cela peut changer ; cela changera, Dieu merci ! Vous ne resterez pas toujours sous la loi de cette cruelle tante. Vous quitterez votre prison. Ayez bon courage. Vous le voyez, on se tire de partout, même du couvent.
— Sans doute, puisque nous voilà ici toutes trois ! s’écria Félise en relevant la tête avec le mouvement d’un jeune cheval sauvage échappé du herradero ; mais, à votre tour, racontez-moi ce que vous êtes devenues depuis le jour où votre tuteur vous emmena par force du couvent. Savez-vous que la mère Perpétue attend toujours votre retour, et qu’elle a prédit qu’Angèle viendrait un jour prendre le voile ?
— Voilà un horoscope qui sera bien démenti ! répliqua Cécile avec un gai sourire et en regardant sa sœur. Quant à moi, je n’ai jamais été une prédestinée ; notre pauvre chère sœur Geneviève le savait, hélas !... Oh ! combien j’ai pleuré dans cette cellule qu’on devrait appeler la chambre des douleurs et non la solitude ; mais ne nous attristons pas avec ces souvenirs. Vous savez, ma toute belle, comment notre tuteur, le baron de Favras, vint d’autorité nous tirer du couvent. D’abord il nous relégua dans une chambre de cet hôtel, et nous menions une assez triste vie ; il m’a appris depuis que, ne sachant que faire de nous, il était près de nous mettre dans un autre couvent, lorsqu’une personne en laquelle il avait toute confiance lui raconta l’histoire de ce pauvre poète Scarron, lequel, infirme et perclus, épousa une demoiselle de seize ans belle comme un ange, celle-là même qui est aujourd’hui la plus grande dame de France. Le baron fut très frappé de cet exemple, et, quelques jours plus tard, cette personne qui le lui avait cité vint me faire part de ses intentions : il m’offrait sa main et sa fortune. La belle Mlle d’Aubigné n’avait pas refusé le poète Scarron ; Mlle de Chameroy pouvait bien se décider en faveur du baron de Favras : j’épousai mon tuteur...
— Ce vieil homme tout perclus dont la mère Perpétue faisait un si horrible portrait ? s’écria Félise, ah ! mon Dieu !...
— C’était le plus honnête homme du monde, le meilleur esprit et le meilleur cœur qu’il y eût sous le ciel, répondit Cécile. Aussitôt après notre mariage, il m’emmena dans ses terres avec Angèle. Nous étions comme ses enfans ; il m’appelait sa fille, et, en vérité, j’ai été fort heureuse de cette union, si heureuse que, lorsque je l’ai perdu, je l’ai pleuré comme le plus tendre des pères, et que j’ai formé la résolution de ne jamais me remarier.
— Et de rentrer au couvent peut-être ? dit Félise avec naïveté.
— Non pas, répondit vivement Cécile ; je veux vivre dans le monde avec l’honnête liberté que comporte l’état de veuve. J’aime la société, le commerce des beaux esprits ; c’est pour cela qu’à la fin de mon année de deuil je suis revenue à Paris et j’ai songé à établir ma maison ; mais comme une veuve de mon âge chargée d’une jeune sœur ne peut, sans que sa bonne renommée en souffre, recevoir la cour et la ville, j’ai résolu de tout concilier en établissant Angèle...
— Ah ! vous disposez ainsi de moi, ma sœur ! s’écria la charmante jeune fille d’un air enjoué qui dissimulait mal sa secrète émotion.
— Oui, mademoiselle, je vous marie, répondit Cécile du même ton et en la regardant avec tendresse ; s’il le faut, je forcerai votre inclination...
— Est-ce que vous voulez qu’elle prenne aussi un vieux mari goutteux ? demanda Félise presque courroucée.
— Non, non, répondit Cécile en riant. Celui que je voudrais lui donner pour époux est un jeune gentilhomme, beau, brave et galant, un cavalier accompli.
— Comme M. de Nemours ? dit gravement Félise.
— M. de Nemours ? répéta la jeune veuve. Vous connaissez quelqu’un qui se nomme ainsi ?
— Non, mais j’ai lu une partie de son histoire ; c’est un seigneur fort aimable, qui aime une grande dame mariée déjà par malheur, la princesse de Clèves. Ne pourriez-vous pas me dire si elle est devenue veuve enfin, et si elle a épousé M. de Nemours ?
— Eh ! mon Dieu, c’est le roman de Mlle de La Fayette que vous nous racontez là ! s’écria Cécile en riant et en la baisant au front ; il n’y a rien de vrai dans tout cela, simplette !
— C’est un conte comme Peau d’Ane ! murmura Félise un peu confuse ; cela m’avait semblé vrai pourtant ! — Et, changeant de propos, elle ajouta en regardant autour d’elle : — Que je suis aise de me trouver ici ! Une fois j’ai aperçu ce beau jardin sans me douter que j’y viendrais, que j’y rencontrerais mes bonnes amies, les deux Chameroy, comme on vous appelait au couvent.
— A présent, mon cœur, il faudra y revenir souvent, lui dit Angèle avec une affectueuse vivacité ; peut-être votre tante vous accorderait-elle la permission, si vous la demandiez, si nous-mêmes nous allions lui rendre une visite...
— Non, non, interrompit Félise ; si elle savait ce que j’ai fait ce soir, tout serait perdu ; elle m’empêcherait de vous revoir, j’en suis certaine.
— En ce cas, qu’elle l’ignore toujours ! répliqua gaiement Cécile. Le chemin que vous avez pris aujourd’hui n’a ni porte ni serrure, et, quoique peu commode, il ne cessera pas d’être praticable.
— Et nous, ma chère Félise, nous vous attendrons souvent ici, ajouta Angèle. Dès que le soleil baisse, nous venons nous promener sous les allées, et le soir nous veillons long-temps sur la terrasse pour respirer le grand air comme à la campagne.
— Et vous êtes toujours seules ? demanda Félise.
— Toujours jusqu’à présent, répondit-elle avec un sourire et en regardant sa sœur. Cécile vient de vous le dire : une jeune veuve ne peut recevoir les visites de tout le monde ; on ne trouverait point mauvais qu’il lui prît un jour fantaisie d’avoir des violons et de donner le bal, mais elle ne saurait, sans qu’on en médise, tenir un petit cercle chez elle. En vérité, nous vivrions comme des ermites, si quelques personnes que voyait autrefois M. le baron ne nous eussent fait accueil, et si nous ne trouvions chez elles bonne compagnie.
— Que vous êtes heureuses de sortir quand cela vous plaît, d’aller aux assemblées et de faire des visites ! dit Félise en soupirant ; moi, je n’ai d’autre récréation que d’aller à la messe, et encore le dimanche seulement.
— Soyez tranquille, ma reine, nous aviserons, et, malgré votre tante, nous vous produirons dans le monde, nous vous amuserons, nous vous marierons.
— Quel bonheur ! s’écria Félise. — Puis, entendant l’heure qui sonnait à toutes les pendules de l’hôtel, elle ajouta : — Minuit ! déjà minuit ! Ah ! si ma tante Philippine, qui ne dort jamais, mettait le nez à la fenêtre maintenant ! si elle me voyait rentrer... Mais elle ne m’entendrait pas ; je vais redescendre tout doucement, sans faire plus de bruit que son chat Mitoufle, lorsqu’il rôde autour d’elle sur le tapis.
À ces mots, elle embrassa les deux sœurs en leur recommandant de laisser l’échelle contre le mur pour qu’elle pût revenir bientôt. Quelques instans plus tard, elle rentrait sans lumière dans sa chambre et se blottissait, le cœur encore palpitant, dans son grand lit à quenouilles.
Ces entrevues se renouvelèrent plusieurs fois avec le même bonheur. Les amitiés enfantines se renouèrent plus vives ; la douce Angèle, surtout, s’était reprise à aimer de tout son cœur sa compagne de couvent. C’était une de ces âmes affectueuses, de ces natures bienveillantes, qui comptent dans leur propre bonheur le bonheur d’autrui, et elle se préoccupait beaucoup de celui de Félise. La jeune veuve aussi aimait cette enfant ; elle lui trouvait une naïveté, un tour d’esprit romanesque, une vivacité d’imagination qui la charmaient. Leurs longs entretiens roulaient toujours sur le monde, que Félise n’avait pas même entrevu, et dont elle se faisait une si agréable idée. Bientôt il lui sembla qu’elle connaissait les personnages dont on lui parlait si souvent, et elle demandait d’elle-même des nouvelles de Mlle la comtesse douairière de Manicamp, de M. le marquis de Gandale, etc., etc. La douairière était une grande dame, bel esprit et dévote, qui réunissait chez elle la meilleure société du Marais, et le marquis de Gandale, son neveu, passait pour un des plus aimables gentilshommes et des plus beaux partis de la jeune noblesse. Mme de Favras le citait comme un parfait modèle d’esprit, de bravoure et de galanterie chevaleresque.
— Nous lui avons parlé de vous, mon ange, disait-elle à Félise ; vous ne sauriez croire combien le tableau de votre captivité l’a intéressé. Il affirme que vous lui semblez une petite princesse enchantée comme dans les contes de Mme d’Aulnoy, et il appelle votre tante la fée Dentue. Mme de Manicamp aussi me demande de vos nouvelles sans cesse ; elle est dans la dernière impatience de vous voir, et il faut absolument que je lui donne quelque jour cette satisfaction. J’en ai pris l’engagement. — En attendant, présentez-lui bien mes respects, répondait Félise d’un ton moitié sérieux, et assurez-la bien que je suis son humble servante.
Chaque fois que le nom de M. de Gandale revenait dans la conversation, un nuage rose passait sur le front d’Angèle : elle écoutait et se taisait en baissant la vue ; mais Félise ne remarqua pas cette rougeur, ce silence plus significatif que les discours, et elle ne soupçonna pas que ce fût là l’époux que Mme de Favras espérait donner à sa sœur.
Un soir, la jeune veuve dit en souriant à Félise : — Ma toute belle, j’ai conçu un grand dessein : les six dernières semaines de mon deuil sont expirées ; il ne serait point malséant que nous vissions un peu plus de monde. J’ai résolu d’avoir les violons un de ces jours. L’on dansera, l’on aura un petit concert, et nous ferons médianoche. Ne vous plairait-il point, ma reine, d’assister à ce gala ?
— Moi, je verrais le bal ! s’écria Félise en levant les mains au ciel, ah ! mon Dieu ! serait-il possible !
— Eh oui ! c’est possible, c’est facile même, dit Angèle en riant ; nous avons combiné cela avec Cécile toute la journée ; nous vous parerons de notre mieux, mon ange, avec une belle robe que nous ferons faire...
— Des robes, j’en ai par douzaines, interrompit Félise, et de fort belles, assurément ; c’est la mauvaise Suzanne qui me les achète, et je lui en demande toujours de nouvelles, par désœuvrement ; j’ai aussi des perles, des pierreries...
— Eh bien ! vous les mettrez, dit gaiement Cécile, il faut que vous soyez belle et parée à miracle...
— Oh ! ma chère Félise, ajouta Angèle, que je serai contente de vous conduire ainsi par la main jusqu’au milieu du salon, et de vous présenter à tout ce beau monde ! Que je serai glorieuse des éloges qu’on donnera à votre bonne grâce, à votre beauté !
— Je serai là comme Cendrillon au bal, dit naïvement Félise ; il ne me manquera que la petite pantoufle de verre...
— Et le fils du roi pour vous faire la cour, dit avec un franc éclat de rire Mme de Favras ; mon cher cœur, il faudra vous contenter de moins glorieuses conquêtes.
Pendant huit jours, Félise rêva à cette fête avec des transports de curiosité, d’impatience et de joie. Un soir enfin, un beau soir d’été, à l’heure où les rayons du crépuscule s’éteignent dans le ciel, elle s’échappa de chez sa tante, comme de coutume, et gagna le jardin de l’hôtel de Favras. L’on avait à dessein laissé dans l’ombre ce côté de la terrasse, que masquait d’ailleurs une légère charmille ; Félise put entrer sans être aperçue dans un pavillon du rez-de-chaussée, où l’attendait Angèle.
— Oh ! la magnifique parure ! vous êtes éblouissante, mignonne ! s’écria la jeune fille en la considérant d’un air ravi ; voilà des pierreries dignes d’une reine. — Je me suis habillée et coiffée au hasard, presque sans lumière, dit Félise en s’approchant d’un grand miroir incliné où sa figure se réfléchit de la tête aux pieds. Elle avait mis une robe de taffetas gris d’argent avec le corps de jupe pareil, sans aucune espèce de broderie ni de passement ; mais la simplicité de cet ajustement, que Suzanne avait fait faire pour les sorties du dimanche, était relevée par les précieux joyaux que Félise avait tirés de l’écrin ; les ondes noires de sa chevelure étaient entremêlées de longs rangs de perles rattachées avec des diamans, une chaîne de pierreries entourait son corsage et retombait jusqu’à la ceinture. Ce riche et sévère costume seyait admirablement à la taille de reine, à la beauté souveraine de Félise ; elle le comprit, et, relevant la tête avec un mouvement d’orgueil et de joie inexprimable, elle dit à Mme de Favras, qui entrait :
— Me voici prête, allons !..
— Encore un moment, dit Angèle, il faut égayer avec des fleurs cette parure un peu sombre. — Et, de ses mains, l’aimable jeune fille attacha au corsage de Félise un bouquet de roses et de jasmin d’Espagne pareil à celui qu’elle portait sur sa robe de damas blanc.
Lorsque Félise parut dans le salon, conduite par Mme de Favras, un murmure d’admiration s’éleva de tous côtés ; les danseurs s’arrêtèrent, les joueurs de lansquenet oublièrent une minute les cartes : l’effet qu’elle produisait fut universel. Il y avait dans cette triomphante beauté quelque chose de saisissant et d’étrange ; elle faisait songer aux femmes des temps passés, aux héroïnes de l’Arioste, aux belles Florentines du Décameron. Cette noire chevelure, ces sourcils droits, ces yeux dont l’azur pâle et lumineux éclatait sous de longues paupières, ce regard tantôt froid comme un glaive, tantôt triste et brûlant, le plus souvent rêveur, toutes ces singularités, tous ces contrastes, faisaient de cette jeune fille une créature étrange et charmante que l’on ne pouvait regarder sans curiosité, sans intérêt, sans émotion. Elle comprit ce premier triomphe, et en fut enivrée ; il lui sembla qu’elle prenait en ce moment sa place véritable, et que sa beauté la faisait reine dans ce monde qui l’entourait de ses hommages et de ses admirations.
Cependant les joueurs de lansquenet avaient relevé leurs cartes, les danseurs achevaient le grave menuet, un moment interrompu, et les douairières continuaient leur conversation autour d’une table de bassette. Félise fit d’abord le tour du salon, conduite par Mme de Favras. Quand elle eut salué Mme de Manicamp, la vieille dame la regarda fixement, et s’écria : — Je ne m’étonne plus, mademoiselle, de ce qu’on m’a raconté ; votre beauté est un rare trésor qu’il faut cacher sous peine des plus grands malheurs ; partout où vous paraîtrez, vous ferez des infidèles, des jaloux et des malheureux ! — Après avoir débité ce compliment, elle baisa Félise au front, et, se tournant vers la dame qui se trouvait à son côté, elle lui dit à demi-voix : — Elle m’a rappelé Mlle de Fontanges ; c’est la même faille, le même port, le même air de déesse, mais la physionomie est très différente. La pauvre Fontanges avait le regard bête et tendre, celle-ci a de grands yeux clairs d’une expression sauvage. J’aime bien mieux cette jolie Angèle avec sa douce figure, son teint délicat comme une feuille de rose et ses cheveux de Madeleine.
Félise retournait à sa place, lorsque ses yeux rencontrèrent pour la seconde fois les yeux d’un homme qui, depuis qu’elle était entrée dans le salon, se tenait à l’écart sans avoir l’air de prendre part aux divertissemens de la soirée. Il était jeune, il avait une grande tournure, et, quoique ses traits n’eussent rien de remarquablement beau, il avait des regards, des façons de sourire, des airs de tête si spirituels et si nobles, que sa figure frappait tout d’abord ; Félise pensa sur-le-champ qu’il devait ressembler à ce duc de Nemours, le tendre amant de Mme de Clèves, et elle éprouva une secrète émotion lorsque Mme de Favras, ayant appelé cet inconnu du geste, dit d’un air enjoué en le lui présentant : — Ma toute belle, voici M. le marquis de Gandale qui se mourait d’envie de vous voir, et qui depuis que vous êtes entrée semble si pétrifié d’admiration, qu’il n’a pu faire un pas pour venir vous saluer.
Il existe entre deux personnes qui ont beaucoup entendu parler l’une de l’autre sans s’être jamais vues une sorte d’intérêt réciproque qui tourne aisément ta un sentiment plus vif et plus dangereux : le premier regard que Félise jeta sur M. de Gandale ne fut pas le regard indifférent et curieux qu’elle promenait sur la belle compagnie qui remplissait le salon, et le marquis, de son côté, ne soutint pas sans trouble ce doux éclair. Les danseurs se présentaient en foule pour inviter Félise, et, afin de se délivrer de leurs instances, elle dut leur déclarer qu’elle ne savait pas le menuet ; à la manière dont elle s’expliqua, M. de Gandale put comprendre qu’elle était entièrement charmée d’avoir ce prétexte pour ne point rompre leur entretien, lequel se réduisait pourtant aux banalités d’usage. Toute la soirée ils se parlèrent ainsi.
La lune s’était levée, et sa blanche lumière commençait à poindre dans les feuillages du jardin, dont on apercevait par les fenêtres ouvertes toute la perspective, noyée dans le crépuscule d’une sereine nuit d’été. Félise se pencha sur la fenêtre près de laquelle elle était assise, et, montrant du doigt la sombre muraille qui séparait les deux hôtels, elle dit en soupirant au marquis : — Voilà ma prison ; dans un moment, il faudra que j’y rentre...
— Ah ! mademoiselle, répondit-il avec feu, songez plutôt à en sortir pour toujours !...
— Oh ! oui, j’y songe ! murmura-t-elle avec une expression concentrée.
Une jeune fille élevée dans le monde n’aurait pas retenu ainsi auprès d’elle pendant toute une soirée l’homme qu’elle distinguait ; mais Félise s’abandonnait trop naïvement à la douceur ineffable de ces premières émotions pour rompre cette espèce de tête-à-tête. Lorsqu’on passa dans la salle à manger pour faire médianoche, elle laissa encore M. de Gandale lui offrir la main, et l’invita du regard à se mettre à table auprès d’elle.
Mme de Favras paraissait inquiète, et sa sœur dissimulait à peine sa mortelle tristesse. La douairière de Manicamp observait Félise et son neveu avec un étonnement mêlé de souci. — L’apparition de cette infante a produit beaucoup d’effet ici, dit-elle à l’oreille d’une de ses amies intimes. Voyez le marquis, il ne la quitte pas ; ... on n’agirait pas autrement au cas d’une passion déclarée... Ceci me contrarie ; j’avais d’autres desseins pour mon neveu...
Au petit jour, la compagnie se sépara enfin. Déjà Félise avait disparu, et le marquis de Gandale s’était retiré quelques instans après elle. Dès que les deux sœurs furent seules, elles s’enfermèrent en renvoyant leurs femmes. — Ah ! ma sœur, qu’avons-nous fait ! s’écria Angèle en se jetant tout éplorée dans les bras de la jeune veuve, quelle fête, hélas ! quelle nuit fatale !... Le marquis n’a vu que Félise... il l’aime déjà... il l’aime !...
— Non, ma sœur, non, je ne le crois pas, répondit Cécile ; il est ébloui seulement de sa beauté et flatté de la préférence qu’elle lui a si ouvertement témoignée, ne parlant qu’à lui seul, ne regardant que lui... Ces innocentes, ces Agnès, ont d’étranges privilèges !... Mais le cœur de M. de Gandale n’est pas véritablement touché, j’en suis sûre.
Angèle secoua tristement la tête, et, séchant les larmes brûlantes qui coulaient le long de ses joues, dont le doux incarnat s’était effacé, elle dit avec conviction : — Il l’aime !... elle est si belle !... Mais, ma sœur, ai-je le droit de me plaindre ?... Dans votre sollicitude pour mon bonheur, vous aviez songé à ce mariage, Mme de Manicamp le désirait ; mais c’était à peine si l’on avait pressenti la volonté de M. de Gandale, et c’est à tort que l’on avait cru qu’il m’aimait. Me l’a-t-il jamais dit ? Est-il lié par la moindre promesse ? Hélas ! mon cœur seul avait fait tous les frais de cet engagement...
— Il ne t’aimait pas encore peut-être, mais il t’aurait aimée, mon Angèle ! s’écria Mme de Favras en pleurant et en serrant la jeune fille dans ses bras. C’est ton bonheur, c’est le mien, qui nous sont ravis !... Oh ! qu’il est aveugle et malheureux celui qui te dédaigne ainsi !... Mais un autre que M. de Gandale comprendra mieux le prix du trésor que je voudrai lui donner...
— Il faut renoncer à ces idées, ma sœur, dit Angèle avec une douce fermeté ; je sens que mon cœur ne se donnerait pas deux fois. Je souffre beaucoup maintenant, je souffre plus que je ne peux l’exprimer ; mais cette affliction s’apaisera si je me tourne vers Dieu. La mère Madeleine nous le disait toujours : lui seul console !... Le lendemain, Mme de Favras emmena sa sœur dans une terre aux environs de Paris ; elles y passèrent quinze jours dans une complète solitude, sans aucune nouvelle de Félise, sans entendre prononcer le nom de M. de Gandale. Angèle était toujours fort triste, et Mme de Favras désirait et redoutait également de savoir ce qui s’était passé pendant son absence. En retournant à Paris, elle trouva chez elle ce billet de la comtesse de Manicamp :
« MA CHÈRE BARONNE,
« Mon neveu est un fat que je déshériterai certainement. Il est tombé amoureux de cette petite qu’on garde dans une tour enchantée. Selon vos récits, elle est riche et de bonne maison ; mais je ne me soucie point de l’alliance de cette belle-au-bois-dormant. J’avais d’autres visées. J’ai déclaré à M. le marquis de Gandale que je n’entrais point dans ses desseins ; ainsi, c’est lui qui ira en personne faire sa demande à la fée Dentue.
« J’ai voulu vous annoncer ce beau mariage, afin de vous sauver la première surprise, vous priant de me tenir au surplus pour votre meilleure amie et très humble servante.
« COMTESSE DE M... »
— Eh bien ! ma sœur ! dit Angèle après avoir lu ce billet.
— Nous allons repartir ; nous n’assisterons pas du moins à ce mariage, s’écria impétueusement MME de Favras.
— Oui, il faut partir, dit Angèle ; mais, avant de m’éloigner, je veux écrire à Félise.
Elle prit la plume, et, la main tremblante, le cœur gonflé de larmes, elle écrivit la lettre suivante :
«MA CHERE FELISE,
« Le ciel, qui vous avait éprouvée bien jeune par de grandes peines, vous réservait un grand bonheur : le plus honnête homme du monde vous aime et va bientôt demander votre main. Soyez heureuse avec lui et faites son bonheur, ma chère Félise ; c’est le vœu de ma sœur et le mien ; nous vous l’adressons en vous quittant pour bien long-temps sans doute. Que vos prospérités ne vous fassent point oublier ceux qui souffrent ; priez pour eux, pour vous, et, comblée des biens de ce monde, songez à des choses plus grandes et plus éloignées.
« Il me semble que la prédiction de la mère Perpétue ne sera pas vaine, et qu’un jour je prendrai le voile à l’Annonciation. Souvenez- vous de moi alors, et parlez quelquefois de la sœur ANGELE. »
Un adroit valet se chargea de faire tenir cette lettre à Félise, et une heure plus tard, en effet, elle la trouva roulée autour d’une pierre sur la porte de sa chambre. Félise ignorait tout ce qui se passait, et depuis quinze jours elle vivait dans d’inexprimables agitations. Le brusque départ des deux sœurs l’avait jetée dans un étonnement et un chagrin extrêmes ; leur absence lui ôtait les moyens et l’espoir de revoir M. de Gandale. Elle passait ses jours et ses nuits dans les larmes comme une fille amoureuse et désespérée ; vingt fois elle avait été sur le point de fuir, de s’en aller au hasard loin de cette maison maudite où elle se mourait de contrainte, de douleur et d’ennui.
La lettre d’Angèle la jeta dans des transports d’étonnement, de triomphe et de joie qu’elle ne put contenir. Pâle, l’œil animé, la tête haute, elle entra dans le salon où Mlle de Saulieu, assise à sa place accoutumée, travaillait à son éternel ouvrage de tapisserie. La jeune fille s’assit, car ses genoux tremblans ne la soutenaient plus ; puis elle dit d’un accent bref et précipité : — Ma tante... il faut que je vous parle. Écoutez-moi... le moment est venu où je quitterai enfin cette maison... Bientôt, aujourd’hui peut-être, un homme riche et de qualité viendra me demander en mariage...
— Qu’avez-vous dit ? je n’ai pas entendu, interrompit Mlle de Saulieu avec le geste et le vague regard de quelqu’un dont l’esprit revient de l’autre monde.
— Je dis que M. le marquis de Gandale veut m’épouser, et qu’il viendra vous demander ma main, répondit Félise ; vous la lui accorderez, ma tante ?
Mlle de Saulieu la regarda d’un air stupéfait et fit un geste négatif. A cette muette réponse, l’indignation de Félise et ses ressentimens, si long-temps contenus éclatèrent enfin. — Ne croyez pas que je vous obéisse ! s’écria-t-elle ; je n’ai que trop long-temps supporté l’esclavage où vous me réduisez !... Oui, vous m’avez fait souffrir, et je vous hais ! Qu’avez-vous été pour moi toujours ? une mauvaise parente. Enfant, vous m’avez jetée à la porte d’un cloître ; maintenant vous me gardez comme une prisonnière. Pourtant ma place est dans le monde ; je devrais y vivre comme toutes les filles de ma condition. Je suis riche et de bonne maison, je le sais ; rendez-moi ma fortune, que je reprenne enfin mon rang... Vous ne répondez pas Mais il faudra bien répondre lorsque M. de Gandale vous demandera la raison de votre refus
— Oh ! malheureuse enfant ! s’écria Mlle de Saulieu en levant les mains au ciel ; puis, avec un geste inexprimable de douleur et d’autorité, elle montra la porte à Félise en disant : — Rentrez dans votre chambre... Je recevrai M. de Gandale... et, s’il persiste après cette entrevue, je consens à votre mariage... Allez !
Subjuguée par cette autorité, frappée de ces dernières paroles, Félise se retira en frémissant et courut s’enfermer dans sa chambre, où elle passa le reste de la journée debout contre la fenêtre, épiant le moindre mouvement, le moindre bruit. Mlle de Saulieu avait donné ses ordres : Balin attendait dans l’antichambre, et Suzanne, effarée, avait sans cesse les yeux tournés vers la porte de la rue.
Le jour suivant, dans l’après-midi, le bruit d’une voiture qui pénétrait dans la cour annonça l’arrivée du marquis de Gandale. Le jeune gentilhomme franchit, avec une singulière émotion, le seuil défendu de ce sombre logis, et cette impression s’accrut lorsque le vieux serviteur en deuil, ayant ouvert toutes les portes, l’annonça à haute voix dans les salles vides et sonores. Mlle de Saulieu s’était levée pour le recevoir. A l’aspect de cette imposante figure vieillie par la douleur, et dont le regard triste et fier se baissait devant lui, le marquis tressaillit intérieurement, et il eut besoin d’un instant pour se remettre de cette espèce de trouble. Mlle de Saulieu attendait en silence qu’il fît sa demande.
— Mademoiselle, lui dit-il enfin, je m’appelle le marquis Hector de Gandale ; il m’a semblé que ce nom me permettait d’aspirer à l’honneur de votre alliance. Je possède une fortune qui suffit à soutenir honorablement mon rang. J’ai eu l’occasion de voir mademoiselle votre nièce, et, frappé de sa rare beauté, de l’esprit que j’ai cru reconnaître en elle, j’en suis devenu passionnément épris. Elle est orpheline, m’a-t-on dit, vous êtes sa seule parente ; je viens vous demander sa main.
— Je vous la refuse, monsieur le marquis, répondit Mlle de Saulieu d’une voix très émue.
— Et les motifs de ce refus, mademoiselle, s’écria M. de Gandale, voudrez-vous me les dire ?
— Si vous l’exigez absolument, monsieur, murmura péniblement la triste demoiselle ; mais, croyez-moi, sans explication, sans me forcer à vous faire un récit déplorable, renoncez à la main de ma nièce...
Le marquis ne lui répondit que par un geste ; son orgueil et son amour semblaient lui porter un défi.
Mlle de Saulieu se recueillit comme pour trouver en elle-même la force de parler ; puis elle dit d’une voix lente d’abord, mais dont l’accent devint ensuite bref et précipité :
— C’est une lamentable histoire qu’il faut vous raconter, monsieur... ce sont les affreux malheurs de deux familles... Orpheline dès mon enfance, je fus élevée, ainsi que ma jeune sœur, par un oncle qui nous avait adoptées. A seize ans, ma sœur épousa un homme de qualité, et je demeurai auprès de notre oncle, devenu infirme. J’avais différé mon établissement pour soigner sa vieillesse : jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans, je vécus près de lui, persuadée qu’il partagerait sa fortune entre moi et ma sœur, qu’il avait déjà richement dotée ; mais ces prévisions furent trompées, un testament dont il nous fit un secret m’institua son unique héritière... Comment rappeler, hélas ! les suites de cette préférence !... Le mari de ma sœur avait depuis long-temps conçu pour moi une passion détestable.... sa cupidité égalait cet affreux amour.... J’allais me marier avec l’homme que mon cœur avait choisi depuis long-temps... Le misérable conçut la pensée de m’épouser lui-même en se délivrant de tous les obstacles qui s’opposaient à ses desseins.... Une dispense du saint-père peut autoriser un homme à se marier successivement avec les deux sœurs... La même nuit, sa femme fut assassinée dans son propre château, et celui auquel j’allais m’unir mourut frappé presque sous mes yeux d’une balle dans la tête... Le meurtrier avait calculé son double forfait avec une habileté infinie, mais la Providence divine voulut son châtiment immédiat. Ses crimes avaient eu des témoins invisibles.... ses victimes furent vengées.... Il mourut de la main du bourreau... Vous l’avez entendu raconter, monsieur, cette horrible histoire du comte de Chardavon, qui fut roué vif à Toulouse.... C’était le père de Félise... Il avait une jeune sœur... On l’appelait la belle Geneviève... Déshonorée par le supplice de son frère, elle est morte dans un couvent, et moi, que ce monstre a privée de tous ces objets de mon affection, j’achève de m’éteindre ici, entre les vieux serviteurs qui m’ont suivie et cette enfant qui m’accuse, et à laquelle je dois cacher éternellement nos malheurs...
Le marquis avait écouté ce récit avec une muette horreur ; avant que Mlle de Saulieu eût cessé de parler, il se leva. Balin rouvrit les portes. M. de Gandale s’inclina profondément et presque un genou en terre, comme pour demander pardon à cette femme, qu’il venait de forcer à de si terribles aveux, puis il se retira lentement.
Comme il sortait, Mlle de Saulieu aperçut la tête pâle de Félise au fond du salon : la malheureuse enfant écoutait, cachée entre les portières, et elle avait tout entendu. Elle était effrayante de désespoir calme et concentré.
— Ma tante, dit-elle en posant la lettre d’Angèle sur le guéridon, il faut me ramener aux Annonciades... C’est là qu’est ma place, à moi... J’ai réfléchi depuis hier et j’ai compris... Mlle de Chameroy aimait le marquis de Gandale... et, puisque je suis la fille d’un supplicié, il l’épousera... Oh ! ma tante, ramenez-moi au couvent... car à cette idée je sens que j’ai du sang de mon père dans les veines !...
Le même jour, en effet, Félise rentra à l’Annonciation. Lorsqu’elle eut franchi pour la seconde fois ce passage redoutable, qu’on appelait la porte de clôture, elle fut reçue par la supérieure et par le père Boinet.
— Nous vous attendions toujours, ma fille, lui dit le bon père.
— Venez, mon enfant, s’écria la mère Madeleine avec un accent de tendresse et de joie ; oh ! ma pauvre brebis fatiguée et meurtrie, béni soit le bon pasteur qui vous ramène et le jour où vous rentrez au bercail !
Mme CHARLES REYBAUD.