Les Amours de Tristan/Contre l’absence

Les Amours de TristanP. Billaine, A. Courbé (p. 66-69).


CONTRE L’ABSENCE.

STANCES.



LA Terre dans ſes tremblemens,
La Mer en ſes débordemens,
Mais en ſa plus grande licence ;
Toutes les matieres de pleurs,
Et tous les plus cruels mal-heurs
Qui font ſouſpirer l’innocence ;
Au prix de maux que fait l’abſence,
Ne ſont rien que ieux & que fleurs.

Des douleurs qu’on ſouffre en aimant,
La peine de l’eſloignement
Se peut ſeule nommer extréme ;
On peut trouuer du reconfort
Aux autres iniures du Sort :
Mais ſe diuiſer de ſoy-meſme,
Et viure loin de ce qu’on aime
Il vaudroit autant eſtre mort.

L’abſence apporte vne langueur
Qui deſchire par ſa rigueur
Le tyſſu des plus belles trames ;
Elle applique nos ſentimens
À des geſnes & des tourmens
Pires que le fer & les flames ;
Elle bleſſe toutes les Ames
Et fait mourir tous les Amans.

À ſa faueur, les enuieux
En leurs deſſeins malicieux
Ont la facilité de nuire :
Et l’amour reduit aux abois,
Qui ſans mouuement & ſans voix,
Inceſſamment pleure & ſouſpire,
Impuiſſant parmy ſon Empire
Laiſſe enfraindre toutes ſes loix.

D’vn penſer laſche & pareſſeux
On voit le merite de ceux
Dont on ne voit plus les viſages :
Et durant ces ſoins languiſſans,
Les Riuaux, de deuoirs preſſans
Corrompans les meilleurs courages,
Font ſur mille faux teſmoignages
Condamner les pauures abſans.

Ainſi deux merueilles des Cieux
Ne m’ayant plus deuant leurs yeux,
M’ont effacé de leur memoire :
Et c’eſt ainſi que ſans raiſon
Ô rigueur ſans comparaiſon !
Par vne humeur volage ou noire,
Vn ſecond Pilade fit gloire
De me faire vne trahiſon.

Peut-eſtre meſme que l’obiect
Qui ſert de celeſte ſujet
À mes plus diuines loüanges :
Philis que ie viens d’adorer,
Auiourd’huy ſans conſiderer
Que ie la mets au rang des Anges,
Me met au rang des plus eſtranges
Qu’elle ſe puiſſe figurer.

Poßible qu’au deſceu de tous,
Prés d’elle quelque eſprit ialous
M’a rendu de mauuais offices :
Et que ſon eſprit inconstant
Ne trouuant plus rien d’important
Dans mes plus excellens caprices ;
A fait au feu des ſacrifices
De ces vers qu’il eſtimoit tant.

Mais, ô diſcours qui ſans reſpect
Ne tends qu’à me rendre ſuſpect
Ce que i’aime, & ce que i’honore ;
Par quelle noire inuention
Viens tu choquer ma paßion
Dans vn estat que l’on déplore,
Pour me faire paſlir encore
D’vne iniuste apprehenſion ?

Philis n’a iamais imité
Ces cœurs dont l’inegalité
Reſſemble à celle de la Lune,
Et de qui les penſers errans
Apres l’intereſt ſouspirans,
D’vne laſcheté ſi commune
Pour la differente fortune
Ont des viſages differents.

Ce ſeroit fort mal raiſonner
Que de la vouloir ſoupçonner
Des deffauts d’vn ſexe infidelle :
Si l’on en croit mille bontez,
Et mille rares qualitez,
Qui ſont d’vne marque immortelle,
Les ſentimens de ceste Belle
Sont diuins comme ſes Beautez.