Plon-Nourrit et Cie (2p. 78-83).


XXVII


Quand il arriva, la bataille était, déjà engagée et le pré tout couvert de champions qui joutaient deux à deux. Mais il demeura comme la veille sur le bord du gué, appuyé sur sa lance, à contempler la loge de la reine.

Le roi était auprès d’elle, ainsi que messire Gauvain, qui s’était fait transporter là, trop blessé pour combattre. La dame de Malehaut ne tarda pas d’arriver à son tour et elle reconnut, aussitôt, son prisonnier.

— Dieu ! dit-elle à haute voix, quel peut être ce chevalier pensif que j’aperçois au bord de la rivière ? Il ne nuit ni n’aide à personne.

Tous et toutes se mirent à regarder l’inconnu.

— Hier, dit la reine, un chevalier rêvait ainsi au bord de l’eau, mais il portait des armes vermeilles.

— Dame, lui dit la dame de Malehaut, ne vous plairait-il de mander à celui-ci qu’il combatte pour l’amour de vous ?

— Belle dame, j’ai autre chose à penser, quand messire le roi est en aventure de perdre sa terre et son honneur, et que mon neveu Gauvain gît blessé comme vous pouvez voir. Mais mandez-lui, vous-même et ces autres dames, tout ce que vous voudrez.

Alors la dame de Malehaut appela une pucelle.

— Allez à ce chevalier qui rêve là-bas, et dites-lui que toutes les dames de la maison du roi Artus, fors madame la reine, le prient de combattre pour l’amour d’elles.

— Et présentez-lui ces deux lances de ma part, ajouta messire Gauvain en s’adressant à l’un de ses écuyers.

Lancelot écouta le message et accepta les armes ; puis, ayant ajusté ses étrivières, il piqua des deux vers la prairie.

Dédaignant les jeunes chevaliers qui galopaient çà et là, il plonge au milieu d’un groupe de gens d’armes, renverse du premier coup celui à qui il s’adresse, et, sa lance brisée, frappe des tronçons tant qu’ils durent ; puis il va prendre la seconde lance que lui apportait l’écuyer et joute avec toute l’adresse possible jusqu’à ce que son arme soit en morceaux ; et il use de même la troisième lance, la sienne. Mais, après cela, il retourne au bord de la rivière, s’arrête au lieu même d’où il était parti, et, tournant son visage vers la tribune, il se reprend à rêver.

— Dame, dit à la reine messire Gauvain, vous avez mal fait quand vous ne voulûtes être nommée au message qui fut envoyé à ce chevalier pensif : peut-être en a-t-il été offensé. Mandez-lui votre salut et que vous lui criez merci pour le royaume de Logres et l’honneur de monseigneur le roi, et qu’il combatte pour l’amour de vous, et que, si vous lui pouvez procurer honneur et joie, vous le ferez ensuite selon votre pouvoir. Je lui enverrai, pour ma part, dix bonnes lances et mes trois plus beaux chevaux couverts de mes armes. S’il veut, il emploiera bien tout cela.

— Beau neveu, mandez en mon nom ce qu’il vous plaira.

Messire Gauvain fit faire le message, et quand il l’eut reçu, Lancelot dit aux écuyers de le suivre, choisit la plus forte des lances et s’en fut à l’endroit où les gens du roi Ydier de Cornouailles combattaient ceux du roi Baudemagu de Gorre. Là, il laissa courre et commença de faire voler tout ce qu’il heurtait, abattant hommes et chevaux à la fois, arrachant les heaumes, trouant les écus et accomplissant tant d’exploits que Keu le sénéchal, Giflet fils de Dô, Yvain l’avoutre, Dodinel le Sauvage et Gaheriet le frère de monseigneur Gauvain, tous de la Table ronde, qui arrivaient à la rescousse, heaumes lacés, lances sur feutre, prêts à bien faire, n’en pouvaient croire leurs yeux.

Lorsque son premier destrier eut été tué sous lui, Lancelot sauta sur celui qu’un des écuyers lui présentait, l’étreignit rudement et replongea dans la mêlée, aussi frais que s’il n’eût pas encore mis l’épée à la main. Or le cheval était couvert des armes de monseigneur Gauvain : les compagnons de la Table Ronde et tous les gens du roi Artus en furent ébahis. Mais bien plus ceux de Galehaut, car aucun d’eux ne pouvait endurer les coups de Lancelot, et il passait au travers de leurs rangs droit comme carreau d’arbalète.

Cependant Keu appelait l’écuyer qui avait amené le destrier.

— Va tôt à Hervé de Rinel, lui dit-il, que tu vois là-bas, auprès de cette bannière mi-partie d’or et de sinople. Tu lui diras qu’il y a bien raison de se plaindre de lui, qui laisse ainsi mourir sans secours le meilleur chevalier qui ait jamais porté écu au col, et avec lui la fleur des compagnons du roi Artus. Certes, il en sera tenu pour mauvais jusqu’à sa mort.

— Dieu m’aide ! s’écria Hervé courroucé quand l’écuyer lui eut répété ces paroles, je suis trop vieux pour commencer de trahir à cette heure. Va devant et dis au sénéchal qu’il ne me tiendra pas pour traître.

Quand il sut la réponse de Hervé, Keu se prit à rire ; puis il demanda à l’écuyer quel était ce chevalier noir et pourquoi messire Gauvain lui envoyait ses destriers ; mais le valet répondit qu’il n’en savait rien, et le sénéchal, remettant son heaume qu’il avait ôté, retourna au combat.

Hervé fit ce jour-là plus d’armes qu’il ne convenait à son âge, car il avait quatre-vingts ans passés, et ses gens clamèrent si fort en courant à la rescousse, que le cri de « Hervé ! » domina un moment tous les bruits de la bataille ; messire Gauvain ne put s’empêcher d’en rire, tout malade qu’il fût. Galehaut étonné de voir ses hommes reculer, car ils étaient plus nombreux d’un quart que ceux du roi Artus, se porta en personne de ce côté, et il aperçut le noir chevalier, dont le troisième destrier venait d’être tué, entouré d’une telle presse que les siens ne pouvaient l’approcher pour le remonter ; mais il frappait à droite et à gauche si rapidement que son épée sifflait autour de lui. Émerveillé d’une telle prouesse, Galehaut résolut de ne plus le perdre de vue, et il le suivit des yeux jusqu’à la fin du jour.