Plon-Nourrit et Cie (2p. 59-64).


XX


Cependant la reine, tout ébahie de ce qu’elle avait vu, causait avec ses dames et demoiselles et leur demandait si elles savaient quelle maladie pouvait avoir ce chevalier ; à vrai dire peut-être la soupçonnait-elle.

— Dame, dit une vieille, m’est avis que son cœur est à malaise, car il advient maintes fois que le cœur souffre d’une maladie où nulle médecine mortelle ne peut rien, et seule y convient la médecine de Notre Seigneur, comme aumônes, jeûnes, oraisons, larmes et conseils de religieuses gens. Et il est une autre maladie du cœur : c’est quand il est angoissé de quelque honte qui a été faite au corps ; on se guérit alors en tirant vengeance du forfait, en rendant honte pour honte. Le cœur est la plus franche et la plus nette partie de l’homme, et il prend sur lui toutes les hontes et tous les maux, car le corps n’est que la maison du cœur. Mais maintenant je vous dirai la troisième maladie par laquelle un franc cœur est à la torture : c’est le mal d’amour, quand on ne peut venir à bonne fin. Amour entre par les yeux et les oreilles, et si le cœur est percé par une de ces portes, toujours il lui convient souffrir : car, quand même il entend les douces paroles et jouit de la compagnie de ce qu’il a tant désiré, il craint encore de le perdre. Telles sont les trois maladies du cœur : l’on guérit de la première et de la seconde comme j’ai dit ; mais la troisième est la plus dangereuse parce qu’il arrive que le cœur n’en veuille guérir ; et quand ainsi il préfère son mal à sa santé, on ne sait quel conseil donner.

— Dame, fit une des pucelles, tel fut le mal de monseigneur Tristan et de la reine Iseut. Vous plaît-il d’entendre le lai nouveau qu’on en a fait ?

Et, prenant sa harpe, elle chanta si doucement que toutes se turent pour l’écouter.

 
Le lai qu’on nomme Chèvrefeuille
Assez me plaît pour que je veuille
Vous en conter la vérité,
Comment fut fait, par qui chanté :
De Tristan et d’Iseut la reine,
De leur tendresse et de leur peine,
De leur douleur, de leur amour
Dont ils moururent en un jour.

Le roi Marc était courroucé,
Contre son neveu irrité :
De son royaume il l’exila
Pour la reine Iseut qu’il aima.
En Galles où il était né
Tristan demeure un an entier.
Le désir de la mort le point ;
Ne vous en émerveillez point :
Qui aime bien loyalement
Sans s’amie n’a que tourment.
En Cornouaille il s’en retourne,
Aux lieux où la reine séjourne.
Il ne voulait pas qu’on le vît :
Dedans la forêt il s’est mis.

À la vesprée il en sortait
Quand le temps d’héberger venait ;
Il couchait chez de pauvres gens,
Toujours pensif, toujours dolent…
Un soir, il les ouït parler :
« Tous les barons sont appelés ;
À Tintagel ils vont venir :
Le roi Marc veut sa cour tenir.
Joie et déduit moult y aura,
Et la reine Iseut y sera. »
Le jour que doit passer le roi,
Tristan se hâte par le bois.
Il s’est caché près du chemin
Que suivra la reine, au matin.
D’un coudrier coupe une branche,
Il l’équarrit, l’écorce tranche,
Puis, ayant paré ce bâton,
Il y marque au couteau son nom…
Quand la reine l’apercevra
Le signe elle reconnaîtra.
Il dit que Tristan est venu,
Qu’il a bien longtemps attendu
Pour épier et pour savoir
Comment il la pourrait revoir ;
Qu’il ne saurait vivre sans elle ;
Qu’il en sera de lui et d’elle
Tout ainsi que du chèvrefeuille
Qui noue au coudrier sa feuille.
Lorsqu’autour du bois il s’est mis
Et qu’il s’y est lacé et pris,

Ensemble ils peuvent bien durer ;
Mais, si l’on veut les séparer,
Le coudrier meurt promptement,
Le chèvrefeuille mêmement.
« Belle amie, ainsi est de nous :
Ni vous sans moi, ni moi sans vous ! »
La reine s’en vint chevauchant
Avec une escorte de gens.
Le bâton vit, bien l’aperçut,
Toutes les lettres y connut.
« Je veux descendre et reposer »,
Dit-elle à ses chevaliers.
Du chemin elle s’éloigna ;
Dedans le bois celui trouva
Qu’elle aimait plus que rien vivant.
Ah ! quelle joie ils vont faisant !
Il lui parle tout à loisir ;
Elle lui dit tout son plaisir…
Mais quand il faut se séparer,
Lors, ils commencent de pleurer…

En Galles Tristan s’en ralla :
Son oncle enfin le rappela.
Pour le bonheur qu’il avait eu
Lorsqu’il avait Iseut revu
Et pour les mots remémorer,
Tristan, qui savait bien harper,
Fit un très doux et nouveau lai.
Goatleaf l’appellent les Anglais.
Les Français disent Chèvrefeuille.

Mais le conte, à présent, ne parle plus de la reine Guenièvre et de ses dames, et retourne au chevalier pensif qui chevauche aussi vite que son destrier peut aller.