Plon-Nourrit et Cie (2p. 55-59).


XIX


Après avoir erré tout le jour sans trouver d’aventures, il s’hébergea pour la nuit chez une dame veuve qui demeurait au bord de la forêt. De bon matin il se leva et vint à la fenêtre qui ouvrait sur la campagne. La matinée était belle et douce, les bois frémissaient, tout bruissants d’oisillons qui chantaient en leur langage : si bien qu’il eut tout d’abord grande joie, puis il se ressouvint de ses amours et il soupira du tréfonds de son cœur. Son hôtesse lui apprit que le roi et la reine Guenièvre habitaient pour le moment non loin de là, à Camaaloth. Alors il commanda à ses écuyers de l’attendre et, dès l’aube, il chevaucha vers la cité.

Sachez que le roi Artus avait toujours ses châteaux au bord de quelque rivière. Et voici qu’en arrivant à la lisière de la ville, Lancelot vit une maison forte, tout entourée d’eau, et, à une fenêtre, une dame en chemise et surcot qui prenait le frais, en compagnie d’une demoiselle : la pucelle avait ses tresses sur les épaules, mais la dame était enveloppée dans son voile, et elle contemplait les prés et les bois. Il se prit à la considérer avec tant d’attention qu’il n’entendit pas un chevalier qui passait lui demander ce qu’il regardait. Celui-ci répéta sa question en le poussant rudement.

— Sire chevalier, je regarde ce qu’il me plaît, et vous n’êtes point courtois de me jeter ainsi hors de mes pensées.

— Ce sont les diables d’enfer qui vous font ainsi contempler les dames, et vous y semblez plus hardi qu’aux armes ! Suivez-moi, si vous l’osez !

Lancelot piquait des deux derrière lui, lorsque la reine, écartant son voile, révéla son visage : ainsi le soleil dissipe une nuée. Et, voyant soudain ce qu’il aima toujours plus que sa vie, il tomba en extase. Son destrier las, qui avait soif et ne se sentait plus mené, s’approche de l’eau pour s’abreuver ; la berge était haute : le cheval tend le cou, le pied lui manque, il choit dans la rivière profonde : Lancelot demeure les yeux fixés sur la reine. Le cheval perd ses forces, il coule, et déjà l’eau monte aux épaules du chevalier fasciné ; mais toujours il contemple sa dame. « Sainte Marie ! Sainte Marie Dame ! » criaient la reine et la pucelle. Messire Yvain, qui allait à la chasse chaussé de ses gros houseaux, les entendit et accourut au galop : il tira par la bride le destrier sur la rive.

— Beau sire, demanda-t-il, comment êtes-vous en cette rivière ?

— Sire, j’abreuvais mon cheval.

— Vous travailliez assez mal : un peu plus vous y étiez noyé ! Et où allez-vous ?

— Sire, je suivais un chevalier.

Lors, messire Yvain aperçut le vieil écu enfumé que portait celui qu’il venait de secourir : « C’est un pauvre vavasseur », pensa-t-il. Il se contenta de lui montrer le gué et le laissa partir sans plus s’occuper de lui. Et Lancelot s’en fut où son destrier le menait.

Il allait, perdu dans sa rêverie, comme celui qui n’a force ni défense contre amour, qui s’oublie lui-même, qui ne sait plus s’il existe, ni comment il a nom, ni où il va, ni d’où il vient. Daguenet le fol le croisa. C’était un chevalier, mais la plus niaise et la plus couarde pièce de chair qu’on ait jamais vue ; tout le monde se jouait de lui et s’amusait de ses folies, quand il contait qu’il était sorti pour chercher aventures et qu’il avait occis deux ou trois champions.

— Où allez-vous ? demanda le fol.

Et comme le chevalier pensif ne répondait pas, Daguenet saisit son destrier par le frein et il le ramena au château : dont Lancelot rêvant ne s’aperçut point.

Lorsqu’elle sut que Daguenet le fol avait conquis un chevalier, la reine fut bien ébahie ; elle lui fit dire d’amener son prisonnier.

— Voici le champion que j’ai pris ! s’écria fièrement le couard en entrant dans la salle. Tels sont ceux que je sais prendre !

Et il se pavanait, disant à chacun :

— De tels, vous n’en prendrez jamais !

— Daguenet, demanda la reine, par la foi que vous devez à monseigneur le roi et à moi, comment l’avez-vous conquis ?

Or, à la voix de la reine, qui lui parut un chant, le chevalier pensif leva la tête. Sans qu’il s’en aperçût, ses doigts s’ouvrirent ; il lâcha sa lance qu’il tenait par le milieu et dont le fer vint déchirer le manteau de madame Guenièvre.

— Ce chevalier ne me semble pas bien sage, dit-elle tout bas à monseigneur Yvain ; demandez-lui qui il est.

Aux paroles de monseigneur Yvain, Lancelot frissonna comme un homme qui s’éveille.

— Sire, répondit-il, je suis un chevalier.

— Et que cherchez-vous ?

— Sire, je ne sais pas.

— Vous êtes prisonnier.

— Sire, c’est bien fait.

— N’en direz-vous pas plus ?

— Sire, je ne sais que dire.

— Daguenet, fit messire Yvain, le laisserez-vous aller, si je m’offre à vous comme otage ?

Le fol ayant consenti, messire Yvain ramassa la lance de Lancelot et la lui rendit ; puis il lui fit donner un autre cheval ; enfin il le conduisit au gué, qu’il lui montra en lui disant que celui qu’il suivait était parti par là. Et le chevalier pensif s’éloigna.