Plon-Nourrit et Cie (2p. 42-48).


XV


Or, en voyant le blanc chevalier s’éloigner ainsi du château, Keu le sénéchal s’était fait armer en toute hâte ; enfin, monté sur son destrier, il s’élança sur ses traces. Mais il ne put le rejoindre. Tout le jour il chevaucha, et la nuit le surprit dans la forêt. La pluie s’était mise à tomber, épaisse et drue, et il fut heureux lorsqu’après avoir longuement erré, il arriva près d’une maison forte, bien close de fossés profonds et pleins d’eau, et environnée de gros chênes serrés, où il pensa qu’il pourrait s’héberger et sécher sa robe et ses armes, trempées malgré sa chape de pluie.

Il s’avança jusqu’au bord du fossé, à travers les ronces, et appela si fort, par trois fois, qu’une pucelle parut sur la muraille, qui lui demanda ce qu’il voulait.

— Demoiselle, je suis un chevalier errant, mouillé d’eau comme vous pouvez voir. Je voudrais avoir gîte ici, et plus encore pour mon cheval que pour moi, car il a marché tout le jour, et par un très mauvais temps.

— Sire, tous les chevaliers errants qui veulent être accueillis en cette maison doivent auparavant combattre : telle est la coutume. Et, s’ils sont outrés par le champion qui est céans, ils doivent se rendre en notre prison ; mais, s’ils sont vainqueurs, savez-vous ce qu’ils gagnent ? Non seulement d’être hébergés ici, mais d’avoir ma demoiselle à leur plaisir et d’en faire leur volonté comme de leur bonne amie jusqu’au matin.

— C’est là, fit Keu, une mauvaise coutume.

— Sire, je n’en puis mais. Combattrez-vous ?

Keu répondit qu’il acceptait, pour ce qu’il ne savait à cette heure où aller. Aussitôt le pont s’abaissa, la porte fut lui ouverte, et des valets vinrent l’aider à descendre ; puis la pucelle le prit par la main et le conduisit dans une vaste chambre où brillaient tant de torches, de chandelles et de cierges qu’il semblait vraiment que toutes les étoiles errantes aux cieux y rendissent leur clarté. À peine entré là, un grand et fort chevalier lui courut sus, l’épée à la main ; mais le sénéchal fit tant d’armes qu’il força son adversaire à crier merci. Alors la pucelle vint le prendre par la main, et tandis que les valets emportaient le blessé, elle le désarma et lui passa au col un riche manteau ; enfin elle le mena dans la salle où un bon feu flambait dans la cheminée et où les tables étaient dressées.

Keu vint tout d’abord à la flamme, où il sécha sa robe et se chauffa ; puis il s’assit au souper. À son côté était une demoiselle qui semblait belle, mais qui était si bien enveloppée dans un voile qu’on ne lui voyait guère d’autre peau que celle des paupières. D’ailleurs il avait un grand besoin de manger et de boire, et il lui souvenait plus de sa rude journée que de son droit sur elle.

À la fin du souper, la pucelle qui l’avait accueilli se mit à chanter des chansons nouvelles, en s’accompagnant de la harpe, si doucement que c’était merveille de l’ouïr :

 
Hélas ! le mal d’aimer
M’occit !
Il me fait désirer…
Hélas ! le mal d’aimer
Par un doux regarder
Me prit !
Hélas ! le mal d’aimer
M’occit !

Mais Keu sentit qu’il se refroidissait pour ce que sa robe n’était pas sèche : alors, il s’assit près de la cheminée, sur la jonchée, le dos et l’épaule tournés au feu, et se chauffa si bien qu’il s’endormit comme celui qui avait souffert tout le jour de la pluie et du vent.

— Belle sœur Aélis, dit alors la pucelle à la harpe à la demoiselle voilée, ce chevalier ne paraît pas désirer beaucoup de prendre ce qu’il a gagné.

— Non, mais nul ne fait d’aussi grandes folies que le sage quand il s’y met. Je vais me coucher, mais n’oubliez pas ce dont nous avons convenu, car autrement vous me laisseriez honnir.

Ainsi parlèrent les deux sœurs et ce fut assez avant dans la nuit que le sénéchal se réveilla. La pucelle à la harpe lui donna à boire, puis elle lui fit traverser deux chambres toutes peintes de bêtes, d’oiseaux et de poissons nageant, et dans la troisième elle lui montra un haut lit.

— Demoiselle, dit Keu en riant, le lit est l’un des plus riches que j’aie vus depuis longtemps, mais tenez-moi la promesse faite, car je ne veux point que l’aventure soit par moi diminuée pour les autres chevaliers errants.

— Sire chevalier, sachez que vous êtes le premier qui ait conquis le gîte et la demoiselle, et l’aventure est désormais achevée. Ceux qui passeront pourront être hébergés ici, mais la dame de céans ne sera plus tenue à rien envers eux.

— J’ai donc fait un plus riche gain encore que je ne pensais !

Là-dessus la pucelle le conduisit dans une autre chambre très bien ornée, où il vit dans un lit la plus blanche et la plus avenante des pucelles, qui paraissait dormir.

— Sire chevalier, que vous en semble ?

Elle le déchaussa, il se coucha, et, la pucelle à la harpe sortie, il prit Aélis dans ses bras, mais elle feignait de sommeiller, ce que voyant il se tint coi et, fatigué comme il était, ne tarda pas à s’endormir lui-même.

Un peu avant le matin, il se réveilla et se rapprocha de sa mie, et elle le laissa faire ; mais, quand il voulut jouer le jeu de maints chevaliers, elle tira secrètement un lien qui mettait en mouvement une sonnette au dehors, et aussitôt quelqu’un sonna du cor dernière la porte, si rudement que la voûte en trembla et que le sénéchal en sursauta et perdit toute la volonté qu’il avait. Un peu plus tard, il se remit pourtant à étreindre sa mie ; mais alors la sonnette à nouveau tinta, et le cor éclata deux fois plus fort, et le sénéchal, plus ébahi encore que devant, demanda à la demoiselle ce que cela signifiait :

— C’est un épouvante-mauvais, dit-elle.

— Épouvante-mauvais ! répète Keu.

Et il a si grand’honte qu’il en transpire et achève de perdre le reste de son vouloir. Là-dessus, la pucelle à la harpe entre dans la chambre :

— Maintenant, beau sire, levez-vous, car il fait jour, dit-elle en ouvrant le volet. Qui trop dort au matin maigre devient.

Et Keu, frappé par la clarté en plein visage, se lève tout dolent et courroucé. Il descend dans la salle où étaient restées ses armes et s’en revêt ; il monte sur son destrier qu’on lui amène ; il s’éloigne sans mot dire derrière la pucelle, car elle veut le remettre dans son chemin.

Elle allait un peu en avant de lui, sur sa mule, et elle devinait bien son penser. Au bout d’un moment, elle se mit, en riant un peu, à chanter la chanson :

 
Il n’est point jour, savoureuse au corps gent.
Ha, de par Dieu, l’alouette nous ment !

Puis elle se laissa rejoindre et lui dit pour le mettre en paroles :

— Dormez-vous, sire ? Peut-être votre amie vous aura fait veiller plus que vous n’en aviez besoin après une si rude journée ?

Keu vit bien qu’elle se moquait.

— Demoiselle, si je suis raillé, je n’en peux mais, et il en est bien d’autres dans le pays. Toutefois, il y a longtemps que j’ai ouï dire pour la première fois que mieux vaut être, à la fin, trompé que trompeur.

Ainsi devisaient-ils, tout en chevauchant ; enfin, ils approchèrent de la Douloureuse Garde. Quand on aperçut au loin la tour du château, qui était des plus hautes qui aient jamais été, la pucelle prit congé de lui, et il continua son chemin pour revenir auprès du roi. Mais le conte cesse à cet endroit de parler de Keu le sénéchal pour dire ce qui advint à Lancelot du Lac lorsqu’il eut quitté la forteresse et qu’il se fut éloigné au galop à travers la forêt.