Les Amoureux de Sylvia/Partie 1/07

Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
Hachette (p. 49-59).

VII

TÊTE-À-TÊTE. — LE TESTAMENT.

Philip, en effet, se proposait d’accompagner les deux jeunes filles. Il passait ordinairement l’après-midi du dimanche à la ferme de Haytersbank, et Sylvia s’était bien doutée, dès leur rencontre dans le cimetière, qu’il voudrait lui servir d’escorte.

L’entretien de nos trois personnages fut bientôt ramené sur l’intéressant malade, dont Molly disait tout le bien possible, comme d’un harponneur tout à fait hors ligne et à qui ses patrons faisaient mille avantages exceptionnels.

« Encore sera-t-il bien avisé de ne pas trop fréquenter ces parages d’ici à quelque temps, remarqua Philip.

— Et pourquoi cela ? demanda Molly toujours prête à défendre son cousin.

— À cause du procès qu’on veut lui faire pour avoir tiré sur l’équipage.

— En voilà, des mensonges, s’écria Molly… Jamais il n’a tué que des baleines, je vous en réponds… Ou bien, s’il l’a fait, c’est qu’il en avait le droit… Vous êtes étranges, vous autres Quakers, vous croyez qu’on peut voir massacrer ses amis sans rien dire… Car enfin ils ont bien tué Darley, n’est-ce pas ?

— À la bonne heure, mais la loi était pour eux… Ils ne faisaient qu’exécuter les ordres reçus.

— En attendant, le « vaisseau de roi » est parti comme honteux de ce qu’il avait fait, reprit Sylvia, et le pavillon de la Randyvow-house a été amené depuis deux ou trois jours… D’ici à quelque temps, vous verrez qu’on ne pressera plus de nos côtés.

— C’est ce que dit mon père, continua Molly… En débutant ainsi par capturer de pauvres jeunes gens, juste au retour de la pêche, la press-gang s’est mis à dos tout le pays… On ne regarderait plus, maintenant, à faire des barricades dans les rues et à tuer ces gaillards-là comme des chiens, s’ils voulaient encore se servir de leurs fusils, ainsi qu’a fait l’équipage de Aurora.

— Se douterait-on, répliqua Philip, que vous venez de pleurer sur le tombeau d’un homme immolé dans un de ces combats que vous semblez appeler de tous vos vœux ? N’avez-vous pas vu, tout à l’heure même, ce qui en résulte ? Ces matelots de l’Aurora que Kinraid a mortellement frappés — si la chronique dit vrai — avaient peut-être aussi des parents qui attendaient leur retour.

— Je ne croirai jamais que ce soit là un meurtrier, dit Sylvia… Il a l’air si doux ! »

Mais Molly n’entendait pas que la cause de son cousin demeurât ainsi à moitié plaidée.

« J’ose dire, moi, qu’il les a tués roide… Il n’est pas homme à laisser la besogne incomplète… Maintenant, si vous voulez mon avis, je trouve qu’il a bien fait. »

Au moment où la discussion s’échauffait ainsi, un nouvel incident vint l’interrompre fort à propos.

« N’est-ce pas Hester, la demoiselle de votre magasin ? demanda Sylvia baissant la voix et montrant une jeune femme qui venait d’apparaître tout à coup sur la route après avoir franchi l’échalier d’un mur de clôture.

— Précisément, dit Philip… Et d’où venez-vous, Hester ? » demanda-t-il quand ils furent à portée de voix.

Hester rougit quelque peu et répondit ensuite avec son calme ordinaire :

« Je suis allée tenir compagnie à Betsy Darley…, Nous la savions forcée de garder le lit… Il devait lui être pénible de rester seule pendant que le reste de la famille assistait à l’enterrement. »

Elle parut ensuite vouloir passer son chemin, mais Sylvia, qui portait le plus vif intérêt à la parenté du défunt, s’empressa de lui adresser coup sur coup plusieurs questions. Comme elle avait, pour la retenir un moment, posé sa main sur le bras d’Hester, celle-ci recula d’un pas, rougissant plus fort que jamais, et répondit ensuite avec une obligeante gravité à tout ce qui lui était demandé.

Pas plus que la généralité de ses contemporains, Sylvia ne possédait ce don d’analyse qui semble être le caractère distinctif de notre époque. Aussi ne songea-t-elle pas à comparer la conduite d’Hester avec la sienne. Cette comparaison, si elle l’eût faite, n’aurait pas tourné à son avantage. Tandis que la jeune quakeresse faisait œuvre d’abnégation et de charité, Sylvia n’avait été attirée à l’église que par une vaine curiosité, une arrière-pensée de coquetterie, un besoin malsain d’émotions fortes. Mais sans se rendre compte de tout ceci, — et sans qu’aucun retour d’amour-propre lui fît perdre le plaisir d’admirer ce qu’une autre avait fait de bien :

« Qu’elle est bonne ! s’écria Sylvia quand Hester les eut quittés, et après un silence de quelques minutes.

— Vous avez raison, reprit Philip avec chaleur, et nul ne le sait mieux que votre serviteur, puisque nous habitons sous le même toit.

— Elle a pour mère, n’est-il pas vrai, une vieille quakeresse ? demanda Molly.

— Alice Rose est de la secte des Amis, répliqua Philip. C’est là sans doute ce que vous voulez dire… et je ne connais pas de plus braves gens.

— Peut-être vaudrais-je mieux, si j’étais des leurs, reprit Sylvia qui, dans sa disposition d’esprit actuelle, ne pouvait approuver le ton railleur de sa compagne.

— Telle que tu es, tu n’es pas encore trop méchante, » dit Philip avec tendresse ; — du moins avec autant de tendresse qu’il osa s’en permettre, car il savait par expérience qu’il ne gagnerait rien à inquiéter la timidité de la jeune, fille.

Pendant un moment, elle ne répondit plus ni à lui ni à Molly. Leurs propos, à l’un et à l’autre, n’étaient plus d’accord avec ses pensées.

« On prétend que William Coulson fait les yeux doux à Hester Rose, reprit Molly toujours au courant des commérages de Monkshaven.

— Oui, répondit Philip, je crois bien qu’il a du goût pour elle ; mais il est si paisible que je n’oserais le garantir… Ce mariage, du reste, ne déplairait pas à nos patrons. »

Tout en jasant ainsi, les trois voyageurs arrivaient à une barrière sur laquelle, bien avant que ses deux compagnes l’eussent aperçue, Philip Hepburn, depuis quelques minutes déjà, n’avait pas cessé d’avoir l’œil. C’était celle du petit chemin qui conduisait à Moss-Brow ; le cousin et la cousine devaient, continuant vers Haytersbank, se séparer là de Molly, et le tête-à-tête où ils resteraient alors était une de ces précieuses occasions auxquelles Philip rêvait quinze jours d’avance. Aujourd’hui surtout il la croyait bonne, Sylvia lui paraissant plus sérieuse, plus attendrie que de coutume. Mais comment aurait-il deviné, l’innocent, les préoccupations confuses et contradictoires auxquelles s’abandonnait ce jeune cœur ? Tantôt des résolutions de sagesse, et le dessein bien arrêté de se familiariser avec la pensée de la mort jusqu’à ce que « la tombe lui devînt aussi peu redoutable que son lit ; » — puis un souhait concernant Philip : c’était, hélas ! qu’il ne l’eût pas accompagnée ; — puis une idée qui la faisait frissonner : le harponneur avait-il bien réellement tué quelqu’un ? — Sous l’impression de ce doute fascinateur, elle ne pouvait s’empêcher d’évoquer dans son imagination le souvenir de cette grande taille affaissée, de cette hâve et mélancolique figure ; — à ceci succédait un mouvement de haine, un désir de vengeance dont la press-gang était l’objet, et si véhément, si passionné, qu’il emportait avec lui toutes les bonnes résolutions antérieures. Ainsi tourbillonnaient tour à tour, dans le cerveau de Sylvia, ces idées, ces questions, ces rêves, et ce fut l’un d’eux qui lui fit rompre le silence :

« Y a-t-il loin, d’ici aux mers du Groënland ? demanda-t-elle.

— Je l’ignore, répondit Philip quelque peu étonné… Voulez-vous que je m’en informe ?

— Ce n’est pas la peine. Mon père le sait… Il y est allé bien des fois.

— À propos, Sylvia, reprit Philip, ma tante désire que je vous donne cet hiver des leçons d’écriture et d’arithmétique… Je pourrais, si vous le voulez, commencer par venir deux fois la semaine… À partir de novembre, le magasin ne ferme plus bien tard. »

Mais Sylvia n’aimait beaucoup ni l’instruction en elle-même, ni celui qui s’offrait pour la lui donner ; aussi répondit-elle assez froidement que « les leçons feraient brûler trop de chandelle, et que sa mère n’aimait pas cela. »

— Oh, repartit le zélé professeur, ne vous tourmentez pas pour si peu de chose, j’apporterai avec moi celle que je brûlerais si je restais à la maison. »

Cette excuse ne pouvant servir, Sylvia se creusa la cervelle pour en trouver une autre.

« Écrire me donne de telles crampes, reprit-elle, que vingt-quatre heures se passent ensuite, avant que je ne sois en état de coudre… Et mon père a bien besoin des chemises que je lui fais en ce moment.

— Nous étudierons les cartes, recommença Philip ; je vous montrerai sur la mappemonde une foule de pays.

— Les mers arctiques y sont-elles ? » demanda Sylvia dont l’intérêt parut se ranimer tout à coup.

Mais lorsque Philip, insistant toujours, lui parla de faire alterner la lecture et l’écriture avec ses études géographiques, la jeune fille reprit toute son indifférence première :

« Vous perdriez vos peines avec moi, reprit-elle ; je n’ai pas la moindre disposition pour l’étude… Mais Molly a une sœur cadette, et celle-là vous ferait bien de l’honneur ; elle est toujours à fourrager parmi les livres. »

Pour peu que Philip eût été diplomate, il n’aurait pas manqué de bien accueillir cette insinuation peu flatteuse ; où trouver un meilleur moyen d’en faire repentir Sylvia ?… Mais sa mortification était trop sincère pour admettre de pareils calculs.

« C’est pour vous, non pour la fille du voisin, que ma tante a demandé mes leçons, reprit-il avec un accent de reproche.

— En ce cas, il faudra bien se soumettre, » répondit Sylvia, moins gracieuse que jamais.

L’instant d’après, cependant, elle eut regret de cette désobligeante saillie, et se prit à songer que si elle venait à mourir dans la nuit sans s’être réconciliée avec son prochain, les conséquences pourraient être fâcheuses. Cette idée de mort soudaine hantait son jeune cerveau depuis qu’elle avait assisté aux funérailles. Alors, choisissant d’instinct la meilleure et la plus prompte voie de raccommodement, elle glissa sa main dans celle de Philip qui, toujours un peu boudeur, marchait à côté d’elle. La peur la prit, néanmoins, lorsque cette main une fois donnée se trouva captive, et si étroitement close que pour la retirer il eût fallu faire ce que dans son for intérieur elle appelait « un embarras. » Ce fut donc la main dans la main, lentement, en silence, qu’ils arrivèrent à la porte de Haytersbank. Bell Robson, assise auprès de la fenêtre, la Bible ouverte sur ses genoux, les voyait approcher ainsi, et une vague satisfaction vint éclairer comme un rayon de lune son visage noyé dans les ténèbres.

« C’est là ma prière du jour et de la nuit, » se disait-elle intérieurement. Toutefois, lorsque pour égayer leur bienvenue elle eut allumé la chandelle, on n’aurait pas retrouvé sur son visage austère le moindre vestige de la joie qu’elle venait d’éprouver.

Le même soir, dans une petite maison de Monkshaven, un trio pareil à certains égards, différent à beaucoup d’autres, se trouvait également réuni. C’étaient une mère avec sa fille unique et le jeune homme qui, adorant en secret cette dernière, voyait Alice Rose presque favorable à ses vœux, bien qu’il n’eût pas su gagner le cœur d’Hester.

Au retour de la course qu’elle avait faite dans l’après-midi, celle-ci s’arrêta une ou deux minutes sur un petit perron dont la propreté scrupuleuse attestait les soins minutieux prodigués à toute la maison. Au moment où elle ouvrit la porte, un frais parfum lui vint au visage ; c’était celui d’une feuille de géranium que le jeune quaker William Coulson écrasait entre son doigt et son pouce, tout en prêtant une oreille attentive aux paroles qu’allait prononcer la vieille Alice. Celle-ci, en effet, l’avait choisi pour lui dicter l’expression de ses volontés dernières. De temps en temps, par-dessus ses lunettes, elle lui jetait un regard empreint d’une certaine bienveillance maligne et accompagné d’allusions de plus en plus transparentes.

« Je lègue tous mes meubles à Hester Rose, lui avait-elle dit quelques instants auparavant ; mais puisque tu aimes tant les puddings et la pâtisserie, tu auras, pour ta part, le rouleau et la planche à pâte… Donne-les à ta femme quand je serai partie, et puisse-t-elle s’en servir de manière à te satisfaire, ce qui, par parenthèse, n’est pas toujours si aisé.

— Je ne compte pas me marier, disait William.

— Tu te marieras, répondit Alice ; tu n’es pas médiocrement soucieux de ton bien-être, et ta femme seule pourra te soigner comme tu l’entends.

— Je sais bien de qui je voudrais recevoir les soins, soupira William… mais je sais aussi que je ne lui plais guère. »

Alice, avec un de ces regards dont nous avons parlé, prit alors, comme on dit, la halle au bond :

« C’est à notre Hester que tu penses, » lui dit-elle sans plus de façons.

Il avait d’abord légèrement tressailli ; mais, levant les yeux sur elle, il se sentit encouragé à continuer.

« Hester ne me porte aucun intérêt, reprit-il avec abattement.

— Patience, mon enfant, cela viendra, répondit Alice avec bonté. Ce n’est pas tous les jours qu’une jeune fille sait ce qui se passe en elle… Du reste, ce serait là un mariage selon mes vœux. Et comme le Seigneur s’est toujours montré bon pour moi, j’aime à penser qu’il saura lever tous les obstacles… Mais toi, ne persiste pas à t’occuper autant d’elle… Je me figure parfois que tu la fatigues par tes regards et tes attentions… Montre un cœur plus viril… Feins d’avoir bien autre chose à penser, et sois sûr qu’en ne te voyant plus rôder sans cesse autour d’elle, l’enfant s’occupera de toi plus volontiers… Attention, cependant ; il me semble reconnaître son pas !… Cache ces papiers, cache-les vite !… Je ne veux pas l’attrister en lui laissant voir de quoi je m’occupe… Nous reprendrons la chose au premier dimanche, et, d’ici là, peut-être aurai-je trouvé ce qu’il pourrait convenir de laisser au cousin John et au cousin Jeremy. »

Hester, nous l’avons dit, s’était arrêtée une minute ou deux avant de lever le loquet de la porte. Lorsqu’elle entra, tout vestige d’écriture avait disparu. Will Coulson, seulement, était rouge comme un coquelicot, et aspirait à longs traits la feuille de géranium qu’il tenait broyée entre ses doigts.

L’air animé, l’apparence de sérénité qu’Hester avait voulu se donner au moment de sa rentrée, disparurent bientôt avec la faible rougeur que la marche avait appelée sur ses joues, et le perspicace regard de sa vieille mère ne fut pas longtemps à démêler ces indices presque imperceptibles du souci qui la rongeait. Aussi se hâta-t-elle, pour distraire sa fille, de l’accabler de questions. Le thé vint ensuite, avec les mille petits soins qu’il exige. Il fut servi pour quatre personnes, et lorsque, — la tête inclinée pendant une minute ou deux, — ils eurent prononcé au dedans d’eux-mêmes la prière d’action de grâces que les autres chrétiens font à voix haute, Alice hasarda une observation sans portée apparente, mais qui lui était dictée, néanmoins, par sa vive sympathie pour le chagrin auquel sa fille semblait en proie.

« Philip aurait dû rentrer pour l’heure du thé… Je suppose qu’il n’est pas en ville, » disait-elle avec une irritation soigneusement contenue.

William leva immédiatement les yeux du côté d’Hester, tandis qu’Alice, au contraire, détournait la tête ; mais la jeune fille répondit avec un grand calme :

« Il est allé chez sa tante, à Haytersbank… Je l’ai rencontré, sur la route, avec sa cousine et Molly Corney.

— On le voit fréquemment de ce côté, remarqua William.

— Rien de plus naturel, répondit Hester… Ils sont venus du Cumberland, lui et sa tante. Or, dans un pays étranger, il semble qu’on se tienne de plus près encore.

— Je l’ai aperçu, dit William, à l’enterrement de ce Darley.

— Moi aussi, dit Alice, et je l’ai remarqué avec peine parmi les gens groupés autour du marin qui s’est, dit-on, rendu coupable de tant de meurtres.

— Cela n’est pas prouvé, répondit Hester toujours charitable, et ce Kinraid, d’ailleurs, avait été provoqué, blessé même, et grièvement.

— Serait-il par hasard de Newcastle ? demanda William Coulson avec une avide et soudaine curiosité.

— Je l’ignore, répondit Hester. Betsy Darley ne parle de lui que comme d’un harponneur audacieux entre tous ceux de la côte… Mais il a dû résider à Newcastle, car c’est là, m’a-t-elle dit, que son pauvre frère s’était lié avec lui.

— Et tu le connais ? reprit Alice s’adressant à William.

— Si c’est Charley Kinraid, répliqua-t-il, je ne le connais que trop… Il a fréquenté pendant plus de deux ans ma pauvre défunte sœur, puis il la planta là pour une autre, et son abandon brisa le cœur de la pauvre fille.

— Je ne pense pas, dit Alice, qu’il recommence de longtemps ce jeu-là… Il a reçu du Seigneur un avertissement sévère… Peut-être même n’en reviendra-t-il pas. Sa mine, du moins, semblait l’annoncer.

— En ce cas, il retrouvera ma sœur, dit William avec solennité ; le Seigneur lui fera comprendre, j’espère, qu’il l’a tuée par sa trahison, tout comme les deux matelots dont on l’accuse aujourd’hui d’avoir versé le sang ; et, s’il y a dans l’autre monde des grincements de dents à l’usage des meurtriers, je compte qu’il en aura sa bonne part… C’est un méchant, cet homme-là !

— Betsy assure pourtant, reprit Hester, que son frère n’eut jamais un meilleur ami… Elle a reçu de lui la promesse que sa première sortie serait pour l’aller voir. »

Mais William, secouant la tête, répéta simplement ses dernières paroles :

« Je vous dis, moi, que c’est un méchant. »