Louis Querelle Éditeur (p. 11-52).


PREMIÈRE PARTIE

LE PACTE


Je te prie, prince Beelzebuth, de me protéger dans mon entreprise.

Appellation des esprits, tirée de la clavicule de Salomon.
La Poule Noire (1521).


I

LE LOUP

Ce Pan est si fougueux, dit-on,

Et la forêt est si sauvage.

Berquin, Idylle V.

Dans la nuit froide passa soudain un souffle brutal. Des rameaux secs cliquetèrent. Le vent secouait pêle-mêle sur le sol dur de la forêt les morceaux de branches et les débris de végétaux pourris. Tout en haut, à travers des ramilles innombrables et défeuillues, les étoiles scintillaient sur un fond déjà gris.

Le jour était proche.

Alors, d’un buisson dense où vivaient encore de sèches folioles tassées, une forme plus noire que la ténèbre blanchissante sortit lentement. Dans un silence total, cela progressa de deux pas, puis fit halte et s’assit, les pattes arquées : Un loup.

Le museau étiré et ouvert laissait tomber une langue flambante. On voyait distinctement les dents de la mâchoire supérieure. L’animal muet paraissait bâiller.

Le vent jeta une nouvelle plainte. Alors, un autre bruit régulier et coupé s’étendit brusquement comme une onde.

Le loup, restant assis, tourna deux yeux luisants vers la gauche, puis creusa les reins. Un cri bref et étranglé jaillit de sa gorge rauque.

Il laissa passer deux secondes et se remit debout, les pattes ramenées sous le corps. Effilé et puissant, le ventre creux et l’arrière train bardé de muscles, il tendit enfin la gueule et guetta.

C’était un mâle endenté et robuste, depuis longtemps deviné par les gardes du baron des Heaumettes. Il avait mis à mal bien des brebis, et même plusieurs enfants, mal choisis pour mener des troupeaux à la glandée. D’habitude, il se cachait de l’homme, et tous bruits qui ne fussent point animaux le faisaient fuir coléreusement vers son repaire. Pourtant, il avait, la veille même, attaqué une femme, que sauvait à temps la venue d’une troupe de gens d’armes regagnant le château après avoir pendu un serf mécréant. On avait, en effet, donné ordre de le brancher à la limite extrême des terres du baron des Heaumettes, là où commençaient celles de la comtesse d’Assien. C’est que le pendu était marron et venait d’Assien. Comme madame d’Assien se conduisait semblablement avec les vilains de son voisin, il avait bien fallu lui rendre sa politesse… Le loup avait donc fui devant les masses et les épées. Mais il avait gardé le confus désir de prendre sa revanche. En sus, il avait faim.

Cependant, tandis que la clarté venant du ciel devenait de plus en plus transparente, le bruit qui avait attiré l’attention du fauve, grandissait régulièrement. Il était pourtant fort précautionneux, mais on sentait le pas humain.

Soudain, près de deux chênes aux formes tordues, un grand corps apparut dans l’incertaine clarté.

L’homme s’attestait haut et massif. Engourdi par le froid et la fatigue, il portait encore sur le dos un énorme fardeau. Le fauve ouvrit silencieusement sa gueule puissante, puis renifla. Cela sentait la bête morte.

Mais le survenant avait déjà vu l’ennemi. Il lâcha son faix qui chut derrière lui avec un bruit mou et lourd.

Déjà, luisait au bout de son bras droit une lame large et blanche. Il poussait en même temps une sorte de sifflement admiratif, et grognait :

— Peste soit de la crocotte ! Je reconnais celle qui mange tout mon gibier et me ferait pendre pour rien…

Le fauve avança de deux pas lents, obliqua sur la gauche et se ramassa.

— Oh ! fit l’homme à mi-voix.

Il veillait avec soin sur le produit de sa chasse nocturne, et jetait de temps à autre un regard bref autour de lui, afin que le combat avec ce fauve ne permît point à un autre de lui soustraire les quatre lièvres et le faon qu’il avait apportés.

Le loup avait fort bien vu le comportement de l’homme, il fit semblant de revenir vers la droite, la gueule ouverte et muette, puis, au moment où son adversaire surveillait encore une fois ses derrières, il sauta.

La détente fut celle d’un ressort métallique. Les cuisses imprimaient à ce long corps svelte un élan déjà destructeur. En même temps, les mâchoires tordues et bâillantes allaient se refermer sur la gorge humaine.

Mais le braconnier n’était pas un apprenti dans la lutte contre toutes les bêtes forestières. Il recula d’un pas, tendit la main nue qui reçut le poitrail du loup, et, de l’autre, frappa en même temps de travers.

Le coutelas entra dans la chair, entre deux côtes et pénétra jusqu’au manche. Le loup chut de côté, souffla, et ses yeux fulgurèrent. Ensuite il poussa un cri douloureux et féroce, puis s’accroupit. Très loin un autre appel hurlé sonna alors dans l’air sec.

— Je ne vais tout de même pas avoir affaire à une harde, fit l’homme en avançant vers la bête blessée, qui crispait spasmodiquement les muscles de son torse.

Le fauve voulut reculer. Il se sentait vaincu. Il s’érigea pourtant encore sur ses quatre pattes grêles, en tendant son cou maigre que la souffrance faisait frissonner. Ses flancs battaient. Un hurlement s’échappa encore de la gorge contractée, mais, voyant qu’il fallait faire face, il devint silencieux et ses yeux rougeâtres s’arrondirent. Une bave ensanglantée coulait de sa langue pendante.

Très éloigné, un bruit fin et musical se répandait. Il semblait amenuisé par la distance et doux comme une caresse. Un rythme le coupait, le fragmentait en morceaux inégaux.

— Je suis encore en retard, dit, d’une voix dure et coléreuse, l’homme qui écoutait. Voici l’angélus.

Et brusquement il frappa le loup sur le museau. Le couteau fendit les bajoues sans que la gueule moins agile put saisir au passage la main ni la lame. Et d’un dernier coup sur la nuque le grand fauve fut annihilé. Il roula de côté, les pattes raides et les yeux toujours étincelants. Son souffle se précipitait, Il soulevait violemment les côtes, visibles sous la peau velue, mais la bête orgueilleuse ne cria point.

Enfin, il eut une sorte de soupir sanglotant, la tête molle s’étendit sur le sol. Il cessa de regarder son vainqueur.

Prompt mais prudent, l’homme tourna derrière le coureur des bois, et, d’un dernier coup, l’ouvrit comme un livre, du thorax aux pattes d’arrière. Ensuite il se releva pour veiller. Le jour était venu.

Le vainqueur était un gaillard à face audacieuse, il avait des chaussures à semelles épaisses avec des houseaux de toile serrés par des cordes. À sa ceinture pendaient deux gaines à coutelas et une gourde couverte d’étoffe. Son vêtement de bure brune descendait jusqu’aux genoux. Sur le dos il portait en sus une sorte de mante noire. À son chapeau en forme de cloche et fort usé était attaché un os. Il avait une lourde corde enroulée autour des hanches.

Le matin commençait, tout plein de menaces. L’angélus s’était tu. À travers les arbres, par une éclaircie, on voyait, très loin, et à demi-effacé la brume, un château fort sis sur une hauteur. Il était compliqué, avec des tours de diverses formes et des toits à poivrières. Le chasseur le regarda avec un rire de mépris.

— Il faut enterrer ce loup et effacer la trace, fit-il à voix haute, sinon ce sera vu et deviné.

Attentif à tout et craignant, maintenant sans doute, non plus les bêtes, mais les hommes, il traîna le cadavre du loup vers le buisson d’où le fauve était sorti.

— Tant pis, dit-il en hésitant avec souci. Creuser avec mon couteau me fera rester trop longtemps, Je vais le cacher ici. Il dissimula le corps, gratta la terre avec sa lame pour jeter de la poussière sur les traces de sang, puis reprit son fardeau et s’éloigna hâtivement.

Il était à peine disparu que des pas sonores frappèrent au loin le sol et se multiplièrent.

Puis apparurent à l’opposite, trois cavaliers…


II

LE VILAIN

M. Freind lui demanda s’il était de la religion de lord Baltimore. Moi, dit-il, je suis de la mienne. Pourquoi voudriez-vous que je fusse de la religion d’un autre homme ?

Voltaire. Histoire de Jenni.

Dans une combe sinistre, semée de gros rochers qui fermaient l’horizon de tous les côtés, une chaumière basse semblait accroupie près d’un ruisseau.

L’homme au loup s’arrêta à cent pas, près d’une énorme pierre moussue, puis se retourna pour épier le chemin parcouru. Le silence était total. Il n’y avait même pas une halenée de vent, et le matin froid semblait une sorte de mort cosmique.

— Je n’aime pas, dit le braconnier qui paraissait avoir l’habitude de parler seul, cet aspect trop paisible de la forêt. Cela sent la traîtrise.

Il s’en alla pourtant, contourna la chaumière et déplaça une roche plus loin qui découvrit un silo.

Il y mit sa chasse de la nuit, ramena la dalle fort lourde, mais qu’un ingénieux dispositif d’équilibre permettait de mouvoir facilement, puis vint frapper à l’huis de la maison.

— Qui est là ? demanda une voix de femme.

— Jean Hocquin ! répondit l’homme.

La porte bâilla sur la ténèbre intérieure.

— Il fait froid, dit l’homme en pénétrant, tête baissée, sous le linteau.

— Oui ! reconnut la femme. Tu te couches.

— Non ! Je veux rester prêt à tout, et puis j’ai rendez-vous bientôt avec le chanoine pour lui vendre deux lièvres.

— Tu as tort d’accepter d’aller si près du château avec du gibier.

— Qu’y puis-je. Je préfère cela que d’amener l’acheteur ici. D’ailleurs, personne ne viendrait.

La femme, cependant, avait allumé une mèche trempant dans un récipient de graisse. Il se répandit une odeur lourde, mais la clarté naquit, car la demeure du couple n’avait aucune issue autre que la porte, et une sortie secrète à l’opposite.

— Tu as raison, mais qu’as-tu vu ?

Cette femelle était belle et forte, mais le visage portait la trace de fatigues épuisantes. Ses yeux cernés et sa bouche pâle contrastaient avec son allure de fille des grandes cités, aux regards pleins de cautèle et de désirs.

Elle se montrait vêtue d’une robe de tissu rougeâtre, percée partout, et d’un corps de grosse toile écrue. Ses cheveux tassés sous une capuche noire s’en évadaient harmonieusement.

— J’ai tué un loup ! fit le chasseur.

— Quand ?

— Tout de suite.

— Tu as bien caché le corps ?

— Oui. Je n’avais pas le temps de l’enterrer.

— Et comme gibier ?

— Quatre lièvres et un faon.

— Bon ! pour qui le faon ?

— La baillive.

— On m’a répété l’autre jour qu’elle disait du mal de toi et t’accusait d’avoir pris chez elle un écu oublié sur une table.

L’homme haussa les épaules :

— C’est la servante qui aura pris l’écu sans doute.

Il regarda sa femme avec soin.

— Comme tu parais fatiguée, Babet ?

— Je le suis.

— Toujours tes visites chez le sorcier ?

Elle se mit à rire :

— Ne faut-il pas chercher à faire de l’or, puisqu’il est si dur et ingrat d’en gagner.

— Il est de fait, grogna-t-il qu’on risque sa tête tous les soirs, pour quelques sous rognés.

— Même le matin. Et moi, ne me juge-t-on pas depuis longtemps comme une sorcière. Je voudrais pour cela le devenir…

Il s’assit sur un escabeau mal équarri.

— Sans doute. Mais ton sorcier en fait-il, de cet or ?

Elle eut un regard aigu et luisant :

— Personne ne doute qu’on puisse en faire, avec l’aide du Malin.

— Oui ! s’il n’avait pas ce pouvoir, il ne risquerait pas beaucoup de corrompre les gens. Mais ton sorcier est aussi pauvre que nous.

— Pour faire de l’or il faut bien des choses rares et de recherche difficile.

Il haussa les épaules :

— Soit. As-tu encore un peu de feu ?

— Oui. Regarde ce tison qui brûle encore.

— Je boirais bien une bolée de vin chaud.

À ce moment ils entendirent au dehors un pas lent.

Leurs sens étaient aiguisés par la tension d’une vie à demi-sauvage. Ils écoutèrent, muets.

Le pas s’arrêta.

— Je me disais bien, en rentrant, chuchota le braconnier que la combe avait un air louche et inquiétant.

— Je l’ai trouvée telle cette nuit, avoua la femme.

— Je vais voir qui c’est.

— Non ! Il faut faire comme si nous dormions.

Le pas reprit et vint jusqu’à l’huis, devant lequel il fit halte, le braconnier avait instinctivement pris son coutelas.

Enfin on frappa rudement et une voix sonore aboya :

— Holà ! coquins, allez-vous sortir de cette bauge, ou j’y mets le feu.

Le couple était devenu blême et attentif. La femme éteignit la lampe entre deux doigts.

Alors elle dit d’une voix haute et hésitante :

— Qui est là ?

— Ouvre, garce, tu le verras bien.

— J’y vais, monseigneur.

Elle courut à la porte et le braconnier s’étendit sur la paillasse placée au travers de trois planches dans un coin.

Le jour du dehors entra d’un coup et mit en valeur le misérable mobilier de la chaumière.

Un soldat à trogne rouge, vêtu de cuissards et d’épaulières de métal, les mains à sa ceinture d’écailles imbriquées, et le pot en tête, se carra devant l’ouverture sans entrer.

— Quel est l’enfant de chien qui demeure ici ? cria-t-il.

— Moi, monseigneur, et mon mari.

— Il est là

— Oui. Il dort.

— Tu n’as pas du tout l’air de sortir du sommeil, coquine, et je suis sûr que lui non plus…

— Monseigneur, dit Babet humblement, le froid ne nous aide pas à trouver un sommeil bien doux. Ce n’est point un palais céans.

— Je le vois bien. Dis à ton époux, comme si le mariage était fait pour des bêtes comme vous, de venir ici.

— Jean, dit-elle.

— Voilà, grogna le chasseur en venant droit à la porte, avec son air de fauve agressif.

Le soldat recula de deux pas en grommelant :

— Comme hure de brave garçon, il est réussi, celui-ci. Je pense qu’il ferait bien à supprimer. Tout le monde y gagnerait…

Il demanda, un peu moins rogue :

— C’est toi le propriétaire de ce palais ?

— C’est moi.

— De quoi vis-tu ?

— Je ramasse des herbes pour le mire, je garde les troupeaux, je moissonne, je vendange, je tresse des corbeilles…

— Et tu braconnes, vilain ?

— Jamais.

— Tu le jurerais ?

— Oui.

— Alors ce n’est pas toi qui as égorgé le loup encore tiède que nous avons découvert, non loin ?

— Je ne sors jamais la nuit.

— Ah le plaisant sanglier domestique. Avec cette allure, il voudrait nous faire croire qu’il a peur de prendre l’air…

Le soldat reprit, après un regard derrière lui.

— C’est assez clair, le hardi gaillard qui a tué le loup est un braconnier. Il portait sa chasse et l’a défendue. Elle devait être lourde… Sans quoi il aurait préféré fuir, car on n’est jamais certain d’avoir le dernier mot avec un loup…

Et il termina :

— Les braconniers sont pendus, tu le sais, mon garçon ?

— Oui.

— Alors suis-moi. Nous éclaircirons cela au château.


III

LE SORCIER


On dit, on écrit souvent que diabolus (diable) vient de dia, deux, et bolus, bol ou pilule, parce qu’avalant à la fois l’âme et le corps, des deux choses il ne fait qu’une pilule, un seul morceau…
Sprenger, Le Marteau des Sorcières.


Lorsque le braconnier se vit ordonner de suivre le soldat, il faillit reprendre son bon coutelas et ouvrir le ventre de son adversaire. C’était facile, sans doute, et il ne risquait pas plus que sa vie. Mais, à ce moment-là, de derrière une grosse roche, à cent pas, sortirent deux autres hommes d’armes tenant des chevaux par la bride.

Si peu d’espoir qu’on pût concevoir devant la justice, peu soucieuse de preuves certaines, et fort expéditive, du seigneur, il était encore préférable de lutter contre elle que de tuer le soldat et de se faire mettre à mort sur le champ par les autres. Sans omettre qu’en ce cas Babet était condamnée aussi.

Et Jean Hocquin suivit l’ennemi.

Cinq minutes après cette arrestation sommaire, la femme, emmitouflée dans une mante déchiquetée, se glissa dehors avec prudence et gagna le bois par une pente escarpée.

Elle marcha longtemps dans le silence, s’arrêtant pour écouter tous les trois pas. Enfin elle arriva près d’un arbre plus desséché que tous les autres, et sans doute mort depuis fort longtemps.

Elle enleva une sorte de haie artificielle qui en recouvrait le pied et fit paraître un large trou où elle s’enfonça.

Ramenant les broussailles, elle se laissa glisser enfin dans la nuit et fut aussitôt au bas d’une pente raide, sur un terrain stable.

Elle aperçut alors, au fond d’une façon de couloir souterrain, une clarté vague et s’y guida.

Elle entra enfin dans une grotte où avaient dû gîter depuis des siècles des générations de misérables, bandits, serfs en fuite, rôdeurs ou mendiants. Les traces d’une habitation longue et assouplie aux inconvénients du lieu, y étaient apparentes. Au fond, assis sur une façon de fauteuil fait de pierres savamment disposées et couvertes d’une épaisse étoffe, un homme regardait venir Babet. Il cria :

— Je t’ai pourtant défendu de venir dans le jour et surtout à cette heure, où les gardes et les soldats du baron traînent partout.

Elle riposta d’une voix émue et furieuse :

— Ils viennent d’arrêter Jean.

— Ton amant ?

— Mon mari.

— Qu’y puis-je ? sonna l’autre aigrement.

La femme s’humilia :

— Vous m’avez promis mille choses, de l’or, et des passions, et de la puissance.

— Tu les auras, ma fille. Je l’ai lu dans ton avenir.

— Eh bien, libérez mon mari.

— Où l’ont-ils emmené ?

— Au château, certainement.

Le sorcier se leva pesamment. Il était vieux et difforme. Son masque sémitique et sa barbe blanche lui apportaient une étrange majesté. Il vint à la femme.

— Tu veux que je mette en ta faveur les forces infernales en action. C’est les déranger pour bien peu.

— Non. Je veux sauver Jean.

— Tu as tort. La fortune viendrait plus vite si tu le laissais pendre.

— Vous me faites horreur, cria-t-elle. Je veux le sauver.

— Soit donc. Retourne dans le souterrain d’accès et prie Satan comme je t’ai appris à le faire. Tu reviendras lorsque je t’appellerai.

Elle obéit et devina de loin qu’il se livrait à d’étranges travaux magiques. Enfin il appela.

— Viens ici !

Elle se tourna et faillit s’évanouir d’horreur. Une clarté verte se répandait dans l’antre du sorcier qui avait revêtu une robe blanche et coiffé une mitre.

— Mets-toi, cria-t-il d’une voix nouvelle, au centre du triangle que j’ai dessiné au milieu, à côté de la flamme verte.

Elle s’y plaça en tremblant.

— Jure trois fois le nom de Dieu en répétant mes paroles.

Elle le fit.

— Et maintenant regarde :

Un crapaud soubresautait près de l’homme. Il vint, avec une sorte de gravité immonde, occuper lui aussi le triangle.

L’homme, une baguette noire à la main, prononçait cependant des paroles cabalistiques et des objurgations latines ou hébraïques. Enfin il jeta un peu d’une poudre noire sur la flamme verte, et Babet en vit sortir une ombre longue, cornue, pareille ensemble à une fumée que tord le vent et à une forme humaine. Elle ferma les yeux. Une odeur de soufre se répandait lentement dans l’atmosphère épaisse du souterrain. Il sembla à Babet que des corps invisibles la frôlaient, attouchaient son visage et ses mains. À certain moment une sorte de bête transparente passa entre elle et le sorcier.

— Il est là, dit le vieillard.

Babet grelottait de terreur. Elle perçut comme dans un rêve des interrogations et des réponses, puis la lumière s’éteignit…

Et on entendit des plaintes atroces qui s’éloignaient peu à peu.

Au bout de cinq minutes, le sorcier, vêtu comme de coutume, ralluma sa lampe qui datait peut-être des Romains, et demanda.

— Tu l’as vu ?

— Oui ! murmura-t-elle, devinant qu’il s’agissait du Diable.

— Tu as entendu ce que je lui ai fait dire ?

— Mal.

— Bon ! Tu étais trop émue. Eh bien il consentira à permettre la remise en liberté de ton mari, mais seulement si tu consens à lui appartenir.

— Non ! dit-elle avec angoisse.

— Tant pis ! Pourquoi recours-tu à moi, en ce cas ? Voilà encore une invocation inutile. Sauve-toi, et ne reviens jamais ici !

Elle se mit à genoux.

— Ne me chassez pas.

— Alors promets d’appartenir au Maître. Il te rendra peut-être ta parole de lui-même. Il n’est pas si méchant.

Elle hésitait.

— Décide-toi.

— Mais que faut-il faire ?

— Signe ce pacte !

Il prit dans une cachette du mur et tendit un morceau de parchemin carré et gondolé sur lequel était écrite la reconnaissance de toutes les vertus sataniques, avec le vœu de prendre le Maudit pour protecteur dans ce monde et dans l’autre.

Babet avait appris à écrire et à lire. Un prêtre interdit, qui se cachait dans le pays sous les apparences paisibles du diseur de poésies dans les banquets, vivait jadis avec sa mère, lorsqu’elle eut sept ans. Elle n’avait jamais connu son père, serf vendu avec un lopin de terre par le père du baron des Heaumettes, vingt ans plus tôt. Le prêtre apprit donc diverses choses à l’enfant. Babet put juger les atroces obligations de ce pacte que lui soumettait le sorcier.

— J’ai peur ! dit-elle avec accablement.

Mais l’homme devinait cette disciple en son pouvoir. Il lui prit le poignet, y fit une incision légère avec un canif et recueillit une goutte de sang au bout d’un roseau taillé en plume.

— Signe ! ordonna-t-il.

Elle signa.

— Sache, remarqua alors le sorcier que si tu as signé avec l’espoir de ne pas exécuter ta promesse, Le Maître qui le sait ne fera rien pour toi, au contraire. Mais si tu te promets sans arrière-pensée, ton mari reparaîtra. Regarde : Satan, sans que tu le voies signe aussi.

De fait, une sorte de sceau, jusque là invisible, se manifestait soudain au bas du parchemin.

Il ajouta avec une sorte d’ironie en montrant la griffe diabolique.

— N’omets point que le Maître peut avoir besoin de toi comme femme. Tu es désormais son amante sur terre pour le cas où il l’exigerait.

Babet écoutait sans bien entendre. Elle croyait peu, au sens mystique et religieux, mais elle avait été élevée dans la terreur de l’enfer et le désir violent du paradis : C’était, à ses yeux, toute la religion. Or elle venait de se promettre à l’enfer…

Le sorcier, assis sur son fauteuil de pierre, dit d’une voix plus douce, mais impérieuse, où la cupidité transsudait :

— Tu vas aller me chercher deux pièces d’or.

— Je n’en ai pas du tout.

— Tu mens. Veux-tu que je fasse revenir le Maudit ?

Elle s’inclina.

— Vous les aurez, cette nuit.

Il ricana.

— Et bientôt, je te ferai reine du Sabbat…


IV

LE SEIGNEUR

Le deffunct chevalier, ayant menacé de mort quiconque feroyt mine de flairer ledict logiz, i’ai, par grant paour, livré ladicte maison…

Balzac.
Contes drolatiques (Le Succube).

— Monseigneur, dit le sergent des gardes à un homme maigre et hautain, vêtu de noir, qui passait vite sur le pont menant du premier château au second, nous avons un braconnier arrêté de ce matin.

Il montrait Jean Hocquin, attaché par les chevilles et les poignets et qui gisait comme un paquet sur le chemin de ronde, entre deux merlons.

— Bien ! fit le personnage, je le dirai.

Il franchit le pont. Le château des Heaumettes comportait une enceinte purement militaire, séparée par un fossé de trente mètres rempli d’eau, tout au moins dans le fond, de ce second château où le baron et sa famille vivaient joyeusement. Un troisième château occupait le centre de l’immense enceinte, fait d’une tour centrale et de quatre tourelles l’encadrant. C’était le réduit de la défense. Là commençaient les prodigieux souterrains qui menaient à trois lieues, en pleine forêt. Une fois même, les troupes évacuées par là étaient revenues assiéger, puis reprendre le premier château envahi. Or, tandis qu’arrivait l’homme en noir, le baron regardait justement, sur une terrasse bordée de balustres à l’italienne, son fauconnier qui encapuchonnait des oiseaux de proie. Il demanda sans façon :

— Eh bien Galant, que me dis-tu de neuf ?

L’entendant s’agenouilla à deux pas, se releva, fit un salut, puis un second, et dit :

— Monsieur le baron, le notaire prétend que votre désir est irréalisable. Il m’a répondu qu’un acte signé ne pouvait plus être modifié que par les deux parties entendues.

— Quoi ! fit le baron des Heaumettes, railleusement, faut-il que je retourne en ville avec ce maraud de marchand. J’ai signé, et bien, je ne signe plus.

Il rit orgueilleusement, puis demanda :

— Le chevalier d’Esbrony me vend ses chevaux je pense ?

— Non, Monsieur le baron, il refuse.

— Quoi, il refuse, ce fils de guenon ! Un sire dont le grand-père vendait encore du drap.

— Il m’a dit qu’en tant que possédant des biens mobiliers, il ne devait hommage à personne et que sa propriété valait la vôtre. C’est un sot.

Le baron ricana :

— Tu t’arrangeras bien, mon ami, pour lui prendre les chevaux qu’il ne veut pas vendre, ou les empoisonner ?

— Je ferai au mieux, Monseigneur. Ah ! j’allais oublier de vous dire que la garde a un prisonnier, un braconnier dont ils attendent que vous décidiez.

— Qu’on le pende.

— Bien, Monseigneur !

— Non ! qu’on me l’amène. Je veux voir sa grimace avant qu’il n’éternue au bout d’une corde.

Trois minutes après, jambes libres, mais mains toujours attachées, Jean Hocquin apparut devant le Seigneur.

— C’est toi, maraud, dit celui-ci sans autre préambule, qui tues mon gibier.

— Non, Monseigneur, dit l’autre, on m’a arrêté chez moi, j’étais couché.

— Mais on a découvert le fruit de tes rapines, vilain merle ?

— Non Monseigneur, on aurait été bien incapable de le faire, vu que je ne chasse pas.

— Tais-toi ! tu as un groin de braconnier. Je lis cela sur ta sale figure.

— Vous vous trompez, Monseigneur.

Le baron se tourna vers l’intendant qui écoutait sans mot dire.

— Tu le connais, ce chien ?

— Non, Monseigneur, je ne l’ai jamais vu.

— D’où sors-tu, cria alors le baron, tu descends, je crois, de la chaudière de satan, où tu vas justement retourner dans une minute ?

— Monseigneur, je suis un pauvre diable que les gardes ont pris au hasard.

— Ah… ah !… Dis donc, Galant, appelle-moi ceux qui l’ont arrêté.

Les trois soldats apparurent aussitôt.

— Où avez-vous pris ce porc ? demanda M. des Heaumettes.

— Chez lui, dit le soldat auteur de l’affaire, et qui se sentait d’autant plus tranquille qu’on n’avait jamais mis la légitimité de ses actes en doute jusque-là.

— Chez lui. Il y avait du gibier ?

— Je ne pense pas, Monseigneur.

— Comment, tu ne penses pas ? Tu n’as pas regardé ? Tu mets les gens en prison sur leur tête, sans vérifier s’ils sont coupables.

Le soldat interdit rougit et ne dit mot. Hocquin sentait son destin balancer entre la liberté possible et la hart.

Mais le baron, lassé du temps perdu à cette mince affaire dit à l’intendant :

— Galant, fais-le mettre à la question. S’il avoue, on le pendra. S’il n’avoue pas, qu’on le renvoie dans sa bauge.

« Mais n’épargne pas les coins…

Il se mit à rire :

— Non, pas de brodequin. Qu’on use de la machine nouvelle, faite d’après celle de Sa Sainteté. Il paraît que jamais aucun homme n’y résiste. Il faut être soutenu par Dieu même — il se signa — pour avoir la force de supporter cela. S’il se tait, vous lui donnerez dix deniers et un verre de vin.

Les soldats emmenèrent Jean Hocquin en hâte. Il fallait en effet disparaître au plus tôt, lorsqu’une décision était prise.

Le baron revint à son intendant Galant :

— As-tu obtenu enfin des renseignements sur le sorcier juif, qui, paraît-il vit par ici ?

— Aucun, Monseigneur. Et pourtant des femmes vont chez lui.

— Tâche de le découvrir !

À ce moment, vêtue d’une robe bleue fourrée de menu vair, aux pieds des chaussures longues d’une aune, avec des pointes recourbées, sur la tête une sorte de bonnet aigu en satin rose et vert, les bras croisés et cachés, la baronne apparut, venant de son oratoire.

Le baron, qui était vêtu en soldat de l’aube au soir, s’inclina, autant que le lui permettaient, et son gros ventre, et son pourpoint de cuir raide. Il eut un sourire léger.

Galant s’était mis un genou en terre, et attendait qu’on lui fit signe de se relever.

— Madame, dit M. des Heaumettes, vous êtes décidément exquise depuis le lever du jour jusqu’au crépuscule.

La dame se mit à rire, cligna de l’œil à l’intendant qui se redressa et fit trois révérences à son mari, puis répondit :

— Ce temps avive le teint, mais je me demande où est mon page ?

— Le jeune Athenais, Madame, fit le mari, doit être à confesse.

Elle eut un signe ironique et reprit :

— Qu’est donc ce vilain qu’on emmenait à l’instant dans la salle basse ?

— Un braconnier qui n’avoue pas et qu’on va questionner.

— Ne vous ai-je pas entendu parler encore de sorcier ?

— Si certes. Lorsque vous êtes venue, Madame, je disais que le sorcier, dont tout le monde parle, devra, aussitôt que découvert, être brûlé vif. Ce sera fait de préférence chez lui, avec, bien entendu, tout l’appareil de sa magie.

La baronne parut trouver la mesure fâcheuse.

— Je préfère qu’on l’emprisonne et m’avertisse.

— Ce sera fait, madame, fit galamment le baron, mais une telle engeance ne mérite pas tant de façons. Espéreriez-vous le convertir ?

Elle rosit et prit un air exquisement mutin :

— Vous savez que ces maudits veulent être tués de façon spéciale, s’ils sont surtout vampires, comme celui-là doit l’être.

— Et pourquoi donc, Madame, serait-il vampire ?

— À cause des enfants qui disparaissent depuis deux années. On m’a dit que plus de soixante s’étaient évaporés. Je présume un vampire qui suce à la gorge le sang des petits. Or ces démons sont tous immortels. On semble tuer leurs corps, mais ils les font revivre et sortent de la tombe.

— Mordieu, Madame, dit le baron, il faut veiller à tout cela. Si vous avez le secret de tuer un vampire, nous vous donnerons volontiers ce vieux juif.

— Je n’ai pas de secret, dit-elle, mais s’ils avouent leurs crimes par écrit, et consentent ensuite à avoir le cœur percé, leur mort est définitive.

— Soit donc. Je ne veux point, je vous l’assure, de vampire sur mes terres. Ah ! voilà votre page qui sort tout émerillonné du confessionnal. Je vous laisse avec lui, madame. Ne lui faites point perdre son état de grâce tout de suite.

Et à Galant :

— Tu vas retourner chez ce notaire, et lui dire que moi, le baron des Heaumettes, j’ordonne…


V

LA QUESTION

Le bourreau lui dit : Monsieur, vous êtes un peu trop près du bord, votre tête tomberait en bas…

Journal de M. le Cardinal duc de Richelieu. Tiré des mémoires écrits de sa main. (1652, II, p. 186).


La chambre de torture était ronde, et son plafond ogival. Elle occupait le plus bas étage d’une tour aux murs épais, qui commandait un retrait des courtines. Elle n’avait aucun jour, et, au centre, une dalle portant son anneau cachait un trou profond, plongeant jusqu’aux assises de la colline sur laquelle s’étageait le château.

C’est là qu’on jetait sans plus de cérémonies les suppliciés morts à la question.

Le plafond à nervures indiquait l’ancienneté de ce réduit. Il devait être contemporain du premier château, bâti huit siècles plus tôt sur l’emplacement où régnait à cette heure la demeure féodale des Heaumettes.

Tout autour, pendus aux murs noircis, on voyait des instruments de fer aux formes baroques et incompréhensibles, des tenailles flammées, des couperets cintrés, des buires à long manche pour verser le plomb fondu, des scies en arc, des pinces et des maillets.

À terre, dans le plus complet désordre, il y avait des chevalets et des outres, trois entonnoirs de cuir, des boîtes en bois épais avec des trous aux extrémités — les brodequins, — des cordes et des lanières de cuir, des poulies et une chape de peau tannée couverte de pointes aiguës. On la mettait sur le ventre des torturés, lorsqu’ils étaient nus, pour que leur impudeur n’offensât point le regard.

On accédait à cette pièce mystérieuse, et dont nul bruit ne pouvait sortir, par un escalier de trente marches. Il donnait, au-dessus, dans une prison munie de deux cages de fer, puis, plus haut encore, par un autre escalier raide et sans rampe, dans une salle munie de meurtrières étroites. De là, en cas d’assaut, il était possible de prendre d’enfilade les assaillants des courtines, sur deux côtés.

On nommait cette tour la Nicole, sans que personne sut pourquoi. Jean Hocquin descendit donc dans la salle de question. Il avait confiance en lui-même et pensait pouvoir supporter les tortures. Mais on ne sait jamais dans quel état spirituel on se trouvera durant les atroces souffrances que le tourmenteur vous inflige. Beaucoup, il le savait, et des plus énergiques, qui s’étaient promis de ne rien dire, n’avaient pu s’interdire pourtant de parler…

Derrière lui, marchaient trois soldats, un scribe accoutumé à ces cérémonies qui constituaient tout son travail au château, et le bourreau, de son métier découpeur de viandes et tueur de bétail.

Les rites de la question étaient d’une simplicité parfaite, et cent fois déjà prévus, de sorte que personne ne pouvait faillir à suivre leurs règles. Dès la dernière marche franchie, le bourreau, qui suivait le prisonnier et tenait une courroie dans ses mains, l’entrava d’un geste. Ainsi toute défense devenait soudain impossible, puisque le malheureux avait déjà les bras liés.

Couché sur les dalles ravinées, Hocquin attendit.

Le tourmenteur n’avait pas entendu les ordres du baron. Aussi demanda-t-il :

— Le brodequin ?

— Non ! fit le scribe.

— L’eau ?

— Non ! il dévorerait vos entonnoirs.

— Oh, j’en aurais de rechange, où les dents ne percent pas. Mais alors que lui faisons-nous ?

— On va utiliser le couteau venu d’Italie. C’est l’ordre.

— Fort bien. Il est excellent. La femme à qui il fut déjà appliqué n’a pas dit ouf.

— Comment ça ? demanda un soldat.

— Oui, elle a avoué tout ce qu’on voulait, et on l’a jetée dans le trou, après, car elle y avait perdu le souffle.

— Allez donc, fit le scribe.

On accrocha une poulie à un crochet haut placé près de la voûte. De cette poulie descendaient deux cordes, plus loin réunies qui prirent Jean Hocquin par les avant-bras ramenés en arrière. Deux soldats tirèrent sur l’autre extrémité et le corps du supplicié monta le long du mur. La douleur devait être atroce, car l’homme souffla désespérément et on vit brusquement de grosses gouttes de sueur perler à son front.

C’est que les bras tordus portaient tout le poids du corps et disloquaient les épaules. Un frisson agitait cependant les membres contractés.

— Attends, mon vieux, fit le bourreau goguenard, nous allons alléger le poids que portent tes pattes de devant.

Il alla chercher une sorte de couperet creux à longue tige et dit aux soldats :

— Hissez-le plus haut !

Et, sans s’occuper du cri d’angoisse qui échappait à l’homme dont les articulations se déboîtaient lentement, il plaça son espèce de couperet dans un trou du mur juste au-dessous du prisonnier.

Ensuite il délia les jambes et les disjoignit :

— Baissez maintenant !

Ils laissèrent filer la corde.

— Là ! accrochez l’anneau.

Ils immobilisèrent le câble tendu.

— Maintenant il n’y a plus besoin que d’attendre les aveux. Ils vont venir…

Le scribe grogna laconiquement :

— Savoir ?

Et tout le monde se tut en regardant l’homme ainsi suspendu. Le poids de son corps portait maintenant sur son périnée, en contact avec le couperet qui lui servait de siège. La courbe lui emboîtait l’entre-jambe, du scrotum au coccyx, et, secoué par la douleur de ses épaules, unie à celle de la fourche, il souffrait prodigieusement.

Aucun effort d’ailleurs ne pouvait alléger ni diminuer cette souffrance. Le moindre mouvement augmentait plutôt la gêne. La sueur coulait comme un flot de sa face blême et tirée. Il ferma les yeux, pour se retenir de crier et mieux concentrer la peine qui allait lui faire avouer tout ce qu’on demanderait. Son souffle spasmodique se précipitait. Il se tut pourtant.

— C’est un rude gars, dit le supplicieur.

Ils étaient tous attentifs et curieux de savoir si ce pauvre bougre reconnaîtrait avoir braconné. Aucune pitié ne les tenait, certes, mais un intérêt en quelque façon sportif.

L’homme poussa soudain un râlement sourd.

La douleur irradiée des parties appuyées sur le couperet devenait effrayante, c’était un ruisseau de feu qui remontait de la zone sexuelle, largement irriguée de sang, et surchargée de filets nerveux. Cela tordait, en son cerveau bondé d’angoisses, des fibres innombrables qu’il croyait sentir souffrir séparément, il percevait aussi le temps tout autrement que ses ennemis, il le séparait en fragments infiniment petits, tous perçus à part et gonflés de désespoir. Cependant, il se taisait toujours.

— Le cochon ! dit un soldat.

Cependant le scribe qui s’ennuyait fit mollement :

— Vous décidez-vous à avouer ?

Il disait cela sans conviction, parce que la chose lui restait fort indifférente.

L’homme frissonna, ouvrit les yeux un instant, mordit ses lèvres et resta muet.

— Il ne dira rien.

— On ne sait jamais, grogna le tourmenteur, il faut le laisser ainsi, le temps de deux miserere.

— Qui les dit ?

Ils se regardèrent tous.

— Il aurait fallu faire venir un diacre.

— Bah ! on sait bien à peu près ce que ça fait. C’est fini maintenant.

— Mais non.

— Je dis que si.

— Tout de même, affirma le bourreau furieux je connais mon métier. Il va avouer…

— Triple sot.

Ils s’injuriaient ainsi, durant que Jean Hocquin faisait des efforts surhumains et invisibles pour ne pas crier grâce. Oh ! avouer n’importe quoi, pour être descendu de là, et pour cesser de croire que votre corps se partage lentement en deux fragments…

— Ça y est, cette fois.

Le bourreau, irrité de voir un homme qui lui résistait, vint donner une bourrade au corps malheureux.

— Allons décide-toi, va ! Il vaut mieux être pendu que de rester là tout un jour.

Mais le scribe, las de respirer la fumée de la torche qui éclairait cette scène, et d’ailleurs furieux d’avoir dû quitter la chambrière à laquelle tout à l’heure, il contait fleurette, ordonna :

— Détachez-le. Il est libre. Il faut lui faire boire un verre de vin et lui remettre dix deniers.

Le bourreau s’inclina.

Dépendu et mis à terre comme un paquet, l’homme haletait farouchement, encore incapable de se relever.

— Vous le descendrez, par une échelle, dans le fossé qui mène à la route, près de la tour des Cordiers. Ce sera plus simple que tout.

— Oui monsieur, dirent les soldats.

Et ils prirent le malheureux sous les bras et les jarrets.

— Allons, viens-t’en. Tu vas pouvoir retrouver ta femme, imbécile.