Les Affinités électives (trad. Carlowitz)/Première partie/Chapitre 5

Première partie - Chapitre V

LETTRE DE LA MAITRESSE DE PENSION.

Pardonnez-moi, Madame, si je suis forcée d’être aujourd’hui très-concise. La distribution des prix vient d’avoir lieu, et je dois en faire connaître le résultat aux parents de toutes mes élèves. Au reste, je pourrai vous dire beaucoup en peu de mots. Mademoiselle votre fille a été toujours et en tout la _première_. Vous en trouverez la preuve dans les certificats ci-joints. Mademoiselle Luciane s’est chargée de vous donner elle-même les détails de cette distribution de prix, et de vous exprimer en même temps la joie que lui cause ses éclatants succès, que vous ne pouvez manquer de partager. Mon bonheur serait sans égal, si je n’étais pas forcée de me dire que bientôt on retirera de ma maison cette brillante élève à laquelle je n’ai plus rien à enseigner.

Veuillez, Madame, me continuer vos bontés, et permettez-moi de vous communiquer, sous peu, un projet concernant mademoiselle votre fille. Il paraît réunir toutes les chances de bonheur que vous pouvez souhaiter pour elle.

Le professeur qui a déjà eu l’honneur de vous parler d’Ottilie, se charge de vous rendre compte de sa position actuelle.


LETTRE DU PROFESSEUR.

La maîtresse du pensionnat m’a prié de vous instruire, Madame, de tout ce qui concerne mademoiselle votre nièce, non-seulement parce qu’il lui serait pénible de vous dire ce que vous devez savoir enfin, mais parce que, sous certains rapports du moins, elle vous doit des excuses, qu’elle a préféré vous faire faire par mon organe.

Je sais, plus que tout autre, combien la bonne Ottilie est incapable de manifester publiquement ce qu’elle sait et ce qu’elle vaut ; aussi ai-je tremblé pour elle à mesure que je voyais approcher la distribution des prix. Nous ne tolérons point, dans notre institution, les mille petites ruses par lesquelles on vient ailleurs au secours des jeunes personnes ignorantes ou timides ; au reste, Ottilie ne s’y serait pas prêtée. En un mot, mes sinistres pressentiments se sont réalisés, la pauvre enfant n’a pas eu un seul prix ! Pour l’écriture, toutes ses camarades la surpassaient ; car, si ses lettres, prises isolément sont nettes et belles, l’ensemble manque de régularité et d’assurance ; elle calcule avec exactitude, mais beaucoup plus lentement que ses compagnes. Des examens sur des points plus importants où elle aurait pu se distinguer, ont été supprimés faute de temps. Pour la langue française, elle s’est intimidée ; tandis que d’autres, moins avancées qu’elle, parlaient, péroraient même sans se troubler. Quant à l’histoire, sa mémoire se refuse à retenir les dates et les noms ; et dans la géographie, elle oublie toujours les classifications politiques. En musique, elle ne conçoit que des mélodies touchantes et modestes que l’on n’a pas jugées dignes de faire entendre. Je suis persuadé qu’elle aurait emporté, du moins, le prix de dessin, car ses lignes sont correctes et pures, et son exécution soignée et spirituelle, mais elle avait entrepris un travail trop grand ; il ne lui a pas été possible de le terminer.

Lorsqu’avant de distribuer les prix les examinateurs consultèrent les professeurs, je vis avec chagrin que l’on ne me parlait point d’Ottilie. J’espérais qu’un exposé fidèle de son caractère lui rendrait ses juges favorables, et je m’exprimai avec d’autant plus de chaleur, que je pensais en effet tout ce que je disais, et que dans ma première jeunesse je m’étais trouvé dans le même cas que mon intéressante protégée. On m’écouta avec attention, puis le chef des examinateurs me dit d’un air bienveillant, mais très-décidé :

« Les dispositions sont sous-entendues, et l’on ne peut les admettre que lorsqu’elles s’annoncent par l’habileté. C’est vers ce but que tendent et doivent tendre sans cesse les instituteurs, les parents et les élevés eux-mêmes. Le devoir des examinateurs se borne à juger jusqu’à quel point les professeurs et les élèves suivent cette route. Ce que vous venez de nous apprendre sur la jeune personne si mal partagée aujourd’hui, nous fait bien augurer de son avenir, et nous vous félicitons sincèrement du soin que vous mettez à saisir les dispositions les plus cachées de vos élèves. Tâchez que l’année prochaine, celles de votre protégée puissent être visibles pour nous, et notre suffrage ne lui manquera pas. »

Après cette espèce de réprimande, je ne pouvais plus espérer devoir prononcer le nom d’Ottilie à la distribution des prix, mais je ne croyais pas que cet échec dût avoir des résultats aussi fâcheux pour elle.

La maîtresse du pensionnat, qui, semblable à une bonne bergère, veut que chacun de ses agneaux ait sa parure spéciale, n’eut pas la force de cacher son dépit, lorsqu’après le départ des examinateurs elle vit Ottilie regarder tranquillement par la fenêtre, tandis que ses camarades se félicitaient mutuellement des prix qu’elles avaient obtenus.

Au nom du Ciel, lui dit-elle, apprenez-moi comment on peut avoir l’air si bête, quand on ne l’est pas.

— Pardonnez-moi, chère mère, répondit tranquillement Ottilie, j’ai en ce moment mon mal de tête, et même plus fort que jamais.

— Il est fâcheux que cela ne se voie pas, car on n’est pas obligé de vous croire sur parole, s’écria avec emportement cette femme que j’ai toujours vue si bonne et si compatissante ; puis elle s’éloigna avec dépit.

Malheureusement il est impossible en effet de s’apercevoir des souffrances d’Ottilie ; ses traits ne subissent aucune altération, on ne la voit pas même porter, parfois, la main sur le côté de la tète où elle souffre.

Ce n’est pas tout encore. Mademoiselle votre fille, naturellement vive et pétulante, exaltée par le sentiment de son triomphe, était ce jour-là d’une gaîté folle ; sautant et courant à travers la maison, elle montrait ses prix à tout venant, et finit par les passer assez rudement sous les yeux d’Ottilie.

— Tu as bien mal dirigé ton char aujourd’hui, lui dit-elle d’un air moqueur.

Sa cousine lui répondit avec calme que ce n’était pas la dernière distribution des prix.

— Et que t’importe ! tu n’en seras pas moins toujours la dernière, s’écria votre trop heureuse fille en s’éloignant d’un bond.

Tout autre que moi aurait pu croire qu’Ottilie était parfaitement indifférente, mais le sentiment vif et pénible contre lequel elle luttait se trahit à mes yeux par la couleur inégale de son visage. Je remarquai qu e sa joue droite venait de pâlir et que la gauche s’était couverte d’un vif incarnat. Je tirai la maîtresse du pensionnat à l’écart et je lui communiquai mes craintes sur l’état de cette jeune fille qu’elle avait si cruellement blessée. Elle reconnut la faute qu’elle avait commise, et nous convînmes ensemble que je vous prierais, en son nom, de rappeler Ottilie près de vous, pour quelque temps du moins, car mademoiselle votre fille ne tardera pas à nous quitter. Alors tout sera oublié, et votre intéressante nièce pourra, sans inconvénient, revenir dans notre maison où elle sera traitée avec tous les égards qu’elle mérite.

Permettez-moi maintenant, Madame, de vous donner un avis important. Je n’ai jamais entendu Ottilie exprimer un désir et encore moins formuler une prière pour obtenir quelque chose, mais parfois il lui arrive de refuser de faire ce qu’on lui demande ; alors elle accompagne ce refus d’un geste irrésistible dès qu’on en comprend la portée. Ses deux mains jointes, qu’elle élève d’abord vers le ciel, se rapprochent insensiblement de sa poitrine, tandis que son corps se penche en avant et que son regard prend une expression si suppliante que l’esprit le plus indifférent, le cœur le plus insensible devrait comprendre que ce qu’on lui a demandé, n’importe à quel titre, lui est en effet impossible. Si jamais vous la voyez ainsi devant vous, ce qui n’est pas présumable, oh ! alors, Madame, souvenez-vous de moi et ménagez la pauvre Ottilie.

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Pendant cette lecture Édouard avait souri malignement ; parfois même il avait hoché la tête d’un air de doute, et s’était interrompu pour faire des observations ironiques.

— En voilà assez ! s’écria-t-il enfin, tout est décidé, ma chère Charlotte, tu vas avoir une aimable compagne. Cela m’enhardit à te communiquer mon projet. Écoute-moi bien : Le Capitaine a besoin que je le seconde dans ses travaux, et je désire m’établir dans l’aile gauche qu’il habite, afin de pouvoir lui consacrer les premières heures de la matinée et les dernières de la soirée qui sont les plus favorables au travail. Cet arrangement te procurera en même temps l’avantage de pouvoir installer ta nièce commodément auprès de toi.

Charlotte ne s’opposa point à ce désir, et le Baron peignit avec feu la vie délicieuse qu’ils allaient mener désormais.

— Sais-tu bien, ma chère Charlotte, dit-il en s’interrompant tout à coup, que c’est bien aimable de la part de ta nièce d’avoir mal précisément au côté gauche de la tête, car je souffre fort souvent du côté droit. Si nos accès nous prennent quelquefois en même temps, je m’appuierai sur le coude droit, elle sur le coude gauche, et nos têtes suivront chacune une direction opposée. Te fais-tu une juste idée de la suave harmonie d’un pareil tableau ?

Le Capitaine assura en riant que cette opposition apparente pourrait finir par un rapprochement dangereux.

— Ne songe qu’à toi, mon cher ami, s’écria gaiement Édouard, oui, oui, surveille-toi de près, garde-toi du _D_ ; que deviendrait le _B_, si on lui arrachait son _C_ ?

— Il me semble, dit Charlotte, que sa position ne serait ni embarrassante ni malheureuse.

— C’est juste, répondit Édouard, il reviendrait tout entier à son _A_ chéri.

Et se levant vivement, il pressa sa femme dans ses bras.