Les Affinités électives (trad. Carlowitz)/Première partie/Chapitre 15

Traduction par Aloïse de Carlowitz.
Charpentier (p. 123-130).
Première partie - Chapitre XV

Dès les premières heures de la matinée, si impatiemment attendue, les invités arrivèrent en foule au château du Baron. Les personnes présentes à la pose de la première pierre de la maison d’été, avaient conservé un agréable souvenir de cette cérémonie, et celles qui n’avaient pu y assister en avaient entendu parler avec beaucoup d’éloges ; aussi chacun s’empressa-t-il de venir prendre sa part d’une nouvelle fête de ce genre.

Au moment où on allait se mettre à table, les charpentiers, précédés par une joyeuse musique, firent leur entrée solennelle dans la cour du château. L’un d’eux prononça une courte harangue et fit circuler une immense couronne de chêne, ornée de mouchoirs et de rubans de soie. Les dames s’empressèrent d’enrichir cette couronne de toutes sortes de dons gracieux qu’elles y attachèrent elles-mêmes. Puis on se mit à table, et les charpentiers, heureux et fiers, continuèrent leur marche à travers le village, où ils enlevèrent aux jeunes filles leurs plus beaux mouchoirs, leurs plus beaux rubans ; et le cortège grossi par la foule des curieux arriva, au milieu des cris de joie, à la maison d’été, dont le toit fut aussitôt orné de la couronne de chêne surchargée d’offrandes de tout genre.

Après le dîner, Charlotte, qui ne voulait ni cortège ni marche régulière, se borna à proposer à ses hôtes une promenade sur la montagne de la maison d’été, où l’on arriva par groupes isolés et sans ordre ; Ottilie, qu’elle avait retenue afin de l’empêcher de jouer un rôle dans cette fête, arriva la dernière sur la plate-forme, circonstance qui causa précisément le mal que Charlotte avait voulu éviter. Les trompettes et les cymbales qui devaient saluer la société, et qui avaient attendu qu’elle fût toute réunie, n’entonnèrent leurs bruyantes fanfares qu’au moment où la jeune fille parut, et ils la proclamèrent ainsi la reine de la fête.

Pour mettre la maison d’été en harmonie avec la solennité de ce jour, on l’avait décorée de guirlandes de fleurs disposées selon les règles architectoniques. Le Baron avait fait placer sur le fronton, des chiffres en fleurs qui indiquaient la date de cette inauguration. Il avait en même temps donné l’ordre de faire figurer le nom d’Ottilie dans le tympan du fronton ; heureusement le Capitaine était arrivé assez tôt pour enlever les lettres en fleurs et les remplacer par d’autres ornements.

Les rubans et les mouchoirs bigarrés qui ornaient la couronne flottaient dans l’air, et le vent emporta la nouvelle et courte allocution du charpentier. La cérémonie était terminée et la place devant la maison avait été nivelée et entourée de branches d’arbres, afin de la disposer en salle de danse.

Un jeune charpentier présenta au Baron une svelte et jolie villageoise, et pria fort poliment Ottilie de lui faire l’honneur d’ouvrir le bal avec lui. Les deux couples trouvèrent de nombreux imitateurs, et Édouard ne tarda pas à changer sa rustique danseuse contre la charmante Ottilie. Les invités pour lesquels ce genre de plaisir n’avait point d’attrait, se dispersèrent dans les alentours et admirèrent les promenades et les plantations nouvelles ; mais avant de se séparer, on s’était donné rendez-vous sous les platanes, à la chute du jour.

Édouard arriva le premier à ce rendez-vous, et donna ses derniers ordres au valet de chambre, qui se rendit aussitôt, avec l’artificier, sur la rive opposée de l’étang où déjà tout était prêt pour la surprise que l’on réservait à la société. Ce ne fut qu’en ce moment que le Capitaine devina le mystère qu’on lui avait caché jusqu’ici. Prévoyant que la foule allait se porter sur les bords de l’étang, il allait faire prendre des mesures de précaution ; mais le Baron lui dit sèchement qu il voulait diriger seul un divertissement de son invention.

Ainsi que le Capitaine l’avait prévu, les campagnards, qui ne croyaient jamais pouvoir s’approcher as sez près du lieu où devait s’opérer la merveille qu’on venait de leur annoncer, se pressèrent sur les digues auxquelles l’on avait déjà commencé à ôter une partie de leurs soutiens, la réunion des trois étangs en un seul ayant rendu leur destruction nécessaire.

Le soleil venait enfin du se coucher, le crépuscule du soir enveloppait déjà la contrée, et les nobles spectateurs, réunis sous les platanes où l’on venait de servir une magnifique collation, attendaient fort commodément une obscurité plus complète. La soirée était calme, pas un souffle n’agitait le feuillage, et tout permettait d’espérer que le feu d’artifice réussirait complètement.

Tout à coup des cris horribles se firent entendre, d’immenses mottes de terre s’étaient détachées des digues, et des hommes, des femmes, des enfants roulaient avec elles dans l’eau. On se précipita vers le lieu du désastre, pour voir plutôt que pour secourir, car le malheur paraissait sans remède. Les digues, dégarnies et trop faibles pour supporter le poids qui les surchargeait, s’affaissaient de plus en plus. Enfin la confusion était telle, que tous ceux qui se trouvaient sur ces digues ne pouvaient plus ni avancer ni reculer. Le Capitaine seul conserva assez de présence d’esprit pour faire chasser, de force, de ces digues, la foule éperdue, ce qui empêcha de nouveaux éboulements, et donna aux hommes courageux dont il s’était entouré assez de place pour secourir les malheureux qui luttaient contre les flots. Au bout de quelques minutes, tous avaient été ramenés sur le rivage. Un jeune garçon seul avait été poussé trop avant dans l’eau pour gagner la terre, et les efforts qu’il fit pour s’en approcher l’éloignèrent toujours davantage ; ses forces l’abandonnèrent, et l’on n’aperçut plus que ses bras qu’il élevait vers le Ciel comme pour implorer son secours. Le bateau était rempli de pièces d’artifice qu’on devait brûler sur l’eau, et le temps que l’on aurait mis à le décharger était plus que suffisant pour rendre certaine la mort du malheureux enfant. La résolution du Capitaine fut bientôt prise, il se dépouilla en hâte de son habit et se précipita dans l’étang.

Un long cri de surprise et d’admiration retentit dans la foule ; tous les yeux étaient fixés sur l’intrépide nageur qui, après avoir plongé plusieurs fois, reparut avec l’enfant. Il l’amena sur le rivage et le remit au chirurgien, car il ne donnait plus aucun signe de vie ; puis il demanda s’il ne manquait plus personne et fit faire à ce sujet une enquête sévère. En vain Charlotte le supplia de retourner au château et de s’y faire donner les soins nécessaires, il ne consentit à s’éloigner qu’après avoir acquis la certitude que tout le monde était sauvé ; le chirurgien le suivit avec l’enfant qui avait repris l’usage de ses sens.

A peine les eut-on perdus de vue que Charlotte se souvint que le thé, le sucre, le vin et les autres objets dont ils avaient besoin étaient enfermés sous clef, et que par conséquent sa présence et celle d’Ottilie étaient nécessaires au château. Pour y retourner il fallait passer sous les platanes, où elle vit son mari occupé à réunir et à retenir la société, en l’assurant que le feu d’artifice allait commencer. Elle le supplia de remettre un plaisir dont personne en ce moment n’était en état de profiter, et lui fit sentir qu’il serait inhumain de s’amuser avant de savoir qu’il n’y avait en effet plus rien à craindre pour le malheureux enfant et pour son généreux sauveur.

— Le chirurgien fera son devoir, répondit sèchement le Baron, il a tout ce qu’il faut pour cela et notre présence au château ne ferait que le gêner.

Charlotte n’insista pas davantage, mais elle fit signe à Ottilie de la suivre ; elle allait obéir, Édouard la retint.

— Je ne veux pas, s’écria-t-il, qu’on la traite en sœur de charité ; cette journée est trop belle pour la terminer à l’hôpital ! L’enfant noyé est sauvé et le Capitaine se séchera fort bien sans nous.

Charlotte partit seule et en silence ; quelques invités la suivirent d’abord, et après une courte hésitation, toute la société prit le chemin du château. Restée seule sous les platanes avec Édouard, la tremblante Ottilie le supplia d’imiter l’exemple qu’on venait de leur donner.

— Non, non, dit-il, restons ici ensemble : les choses exceptionnelles ne se font pas sur les routes ordinaires. Que la catastrophe de ce soir hâte notre union, tu m’appartiens, je te l’ai juré assez de fois, que les actions succèdent enfin aux paroles !

Le bateau traversa l’étang et s’approcha des platanes : c’était le valet de chambre qui venait demander à son maître ce que deviendrait le feu d’artifice.

— Fais-le partir, s’écria le Baron.

Et le valet de chambre retourna à son poste. Édouard prit les deux mains d’Ottilie.

— C’est pour toi seule qu’il a été préparé, qu’il s’exécute pour toi seule, permets-moi seulement de l’admirer à tes côtés.

Puis il s’assit près d’elle d’un air tendrement ému, mais avec une réserve respectueuse.

Au milieu des explosions principales et terribl es comme le tonnerre des canons, on entendait le sifflement des fusées, des balles luisantes et des serpenteaux, le craquement des roues et des soleils, et le bruissement des pluies de feu.

Édouard suivait avec ravissement du regard et de la pensée tous ces météores qui s’élançaient dans les airs, tantôt les uns après les autres, et tantôt tous à la fois. Mais pour la tendre et douce Ottilie, déjà intimidée par tout ce qui avait précédé cet instant, ces apparitions bruyantes et éphémères furent plutôt un objet d’effroi que de plaisir. Dominée par la peur, elle se rapprocha de son ami, qui ne vit dans ce mouvement qu’une preuve de confiance, et la promesse réitérée de lui appartenir pour toujours.

La nuit avait repris ses droits que l’éclat du feu d’artifice venait de lui disputer ; la lune argentait seule les étangs, et éclairait l’étroit sentier sur lequel les deux amants retournaient au château. Tout à coup un homme se présenta devant eux et leur demanda l’aumône, et Édouard reconnut l’insolent qui l’avait forcé à prendre des mesures contre l’importunité des mendiants. Trop heureux pour ne pas chercher à étendre ce bonheur sur tout ce qui l’entourait, il jeta une pièce d’or dans le chapeau de cet homme.

Grâce à l’habileté du chirurgien et aux soins empressés de Charlotte, l’enfant était presque entièrement remis, et la santé du Capitaine et des hommes qui l’avaient secondé ne courait plus aucun danger ; toutes les mesures de précaution nécessaires en pareil cas ayant été prises a temps.

La catastrophe de l’étang avait laissé une certaine inquiétude dans l’esprit de tout le monde, aussi les invités s’était-ils empressés de regagner leurs demeures.

Resté seul avec Charlotte, le Capitaine l’informa de son prochain départ ; cette nouvelle inattendue la surprit sans la troubler. La soirée avait été si fertile en événements graves et extraordinaires, que tout ce qui pouvait les suivre n’était plus pour elle que la réalisation de l’avenir solennel dont ces mêmes événements lui avaient paru le présage certain. Telle était la disposition de son esprit lorsqu’elle vit entrer Édouard et Ottilie. Son premier soin fut de leur apprendre que le Capitaine était sur le point de les quitter pour aller remplir un poste brillant. Le Baron ne vit dans ce changement de fortune subit, qu’un hasard favorable qui ne pouvait manquer de hâter l’accomplissement de ses vœux. Son imagination devançant les événements, lui montrait d’un côté Charlotte heureuse et fière de son nouvel époux, et de l’autre Ottilie établie par lui en qualité de maîtresse légitime du château et de ses vastes domaines.

Éblouie par des rêves semblables, la jeune fille s’était retirée dans sa chambre, où elle trouva le riche coffre qui contenait les cadeaux de son ami. Les mousselines, les soieries, les dentelles, les schalls étaient aussi riches qu’élégants ; de magnifiques bijoux complétaient ce trousseau. Elle devina sans peine que l’intention d’Édouard était de l’habiller d’une manière digne du rang qu’il lui destinait ; mais tous ces objets étaient si bien rangés et surtout si brillants, qu’elle osa à peine les soulever, et encore moins se les approprier même de la pensée.