Les Affinités électives (trad. Carlowitz)/Deuxième partie/Chapitre 8

Traduction par Aloïse de Carlowitz.
Charpentier (p. 236-244).
Seconde partie - Chapitre VIII

L’homme s’occupe rarement des événements de la veille. Quand le présent ne l’absorbe pas tout entier, il se perd dans un passé lointain, et use ses forces à vouloir faire revenir ce qui ne peut et ne doit plus être. C’est ainsi que dans les grandes et riches familles qui doivent tout à leurs ancêtres, on parle plus souvent du grand-père que du père, du bisaïeul que de l’aïeul.

Cette réflexion avait été inspirée au Professeur par la promenade qu’il venait de faire dans l’ancien grand jardin du château ; le temps était doux et beau, c’était une de ces journées par lesquelles l’hiver, prêt à s’enfuir devant le printemps, semble vouloir emprunter les allures de son jeune et brillant successeur. Les allées régulières que le père d’Édouard avait fait planter dans ce jardin lui donnait quelque chose d’imposant ; les tilleuls et tous les autres arbres avaient prospéré au-delà de toute espérance et cependant personne ne daignait plus leur accorder la moindre attention ; d’autres goûts avaient donné lieu à d’autres genres d’embellissements. Les penchants et les dépenses s’étaient fixés sur un champ plus vaste. Peu accoutumé à déguiser sa pensée, le Professeur communiqua les impressions de sa promenade à Charlotte qui ne s’en offensa point.

— Hélas ! lui dit-elle, nous croyons agir d’après nos propres inspirations et choisir nous-même nos plaisirs et nos travaux, mais c’est la vie qui nous entraîne ; nous cédons à l’esprit de notre époque, et nous suivons ses tendances sans le savoir.

— Et qui pourrait résister à ses tendances ? répondit le Professeur ; le temps marche toujours, et les opinions, les manières de voir, les préjugés et les penchants marchent avec lui. Si la jeunesse du fils tombe à une époque de réaction, il est certain qu’il n’aura rien de commun avec son père. Supposons que pendant la vie de ce père on ne songeait qu’à acquérir, à consolider, à limiter la propriété et à s’en assurer la jouissance exclusive, en séparant l’intérêt individuel de l’intérêt général, le fils cherchera à étendre, à élargir ces jouissances, à les communiquer et à renverser les barrières qui les renferment dans l’arène de la personnalité.

— Ce que vous dites de ce père et de ce fils peut s’appliquer aux divers âges de la société. Qui de nous, aujourd’hui, pourrait se faire une juste idée des siècles où chaque petite ville avait ses remparts et ses fossés, chaque marais sa gentilhommière, et le plus modeste castel son pont-levis ? car nos plus grandes cités détruisent leurs fortifications et les souverains comblent les fossés qui entouraient leurs demeures, comme si la paix générale était scellée pour toujours, comme si l’âge d’or devait commencer demain. Pour se plaire dans son jardin, il faut qu’il ressemble à une vaste campagne, il faut que l’art qui l’embellit soit caché comme les murs qui l’enferment. On veut agir et respirer à son aise et sans contrainte. Vous paraît-il possible, mon ami, que d’un pareil état on puisse revenir au passé ?

— Pourquoi pas, puisque chaque état a ses inconvénients. Celui dans lequel nous vivons exige l’abondance et conduit à la prodigalité ; la prodigalité engendre la misère, et dès que la misère se fait sentir, chacun se refoule sur lui-même. Le propriétaire forcé d’utiliser son terrain, s’empresse de relever les murailles que son père a abattues ; peu à peu tout se présente sous un autre point de vue, l’utile reparaît, la crainte de se le voir enlever domine tous les esprits, et le riche lui-même finit par croire qu’il a besoin de tout utiliser, de tout défendre. Qui sait si un jour votre fils ne fera pas passer la charrue dans vos pittoresques promenades, pour se retirer derrière les sombres murailles et sous les tilleuls majestueux du jardin de son grand-père ?

Charmée de s’entendre ainsi prédire un fils, Charlotte pardonna volontiers au Professeur le triste sort qu’il craignait pour ses promenades favorites.

— J’espère, dit-elle, que nous ne serons pas réduits à voir de semblables changements ; mais lorsque je me rappelle les lamentations des vieillards que j’ai connus pendant mon enfance, je suis forcée de reconnaître la justesse de vos observations. Ne serait-il donc pas possible de remédier d’avance à l’opposition systématique des générations à venir, pour celles qui les ont précédées ? Faudra-t-il que les goûts du fils que vous m’avez annoncé soient en contradiction avec ceux de son père, et qu’il détruise ce qu’il trouvera fait ou commencé au lieu de l’achever et de le perfectionner ?

— Ce résultat pourrait s’obtenir par un moyen fort simple, mais il est peu de personnes assez raisonnables pour l’employer. Il suffirait de faire de son fils l’associé, le compagnon de ses travaux, de ses projets, de bâtir, de planter de concert avec lui, et de lui permettre des essais, des fantaisies comme on s’en permet à soi-même. Une activité peut se joindre à une autre activité, mais elle ne consentira jamais à lui succéder et à lui servir, pour ainsi dire, de rallonge et de rapiécetage. Un jeune bourgeon s’unit facilement à un vieux tronc, sur lequel on chercherait vainement à faire prendre une grande branche.

Le Professeur s’estima heureux d’avoir trouvé le moyen de dire quelque chose d’agréable à Char lotte, au moment ou il allait la quitter ; car il sentait que par là il s’assurait de nouveaux droits à ses bonnes grâces. Son absence s’était déjà prolongée trop longtemps, et cependant il ne put se décider à retourner au pensionnat, qu’après avoir obtenu la conviction que Charlotte ne prendrait un parti décisif à l’égard d’Ottilie qu’après ses couches. Forcé de se soumettre à cette nécessite, il prit congé des deux dames, le cœur rempli d’heureuses espérances.

L’époque de la délivrance de Charlotte approchait, aussi ne sortait-elle presque plus de ses appartements, où quelques amis intimes lui tenaient constamment société. Ottilie continuait à gouverner la maison avec le même zèle, mais sans oser penser à l’avenir. Sa résignation était si complète qu’elle aurait voulu pouvoir toujours être utile à Charlotte, à son mari et à leur enfant ; malheureusement elle n’en prévoyait pas la possibilité, et ce n’était qu’en accomplissant chaque jour les devoirs qu’elle s’était imposés, qu’elle parvenait à faire régner une harmonie apparente entre ses pensées et ses actions.

La naissance d’un fils répandit la joie dans le château ; toutes les amies de Charlotte soutenaient qu’il était le portrait vivant de son père ; mais Ottilie ne pouvait trouver un seul trait d’Édouard sur le visage de l’enfant dont elle venait de saluer l’entrée dans la vie avec une émotion bienveillante et sincère.

Les nombreuses démarches que nécessitaient le mariage de Luciane avaient déjà plus d’une fois forcé Charlotte à déplorer l’absence de son mari ; elle en fut bien plus affligée encore, en songeant qu’il ne serait pas présent au baptême de son enfant, et que tout, jusqu’ au nom qu’on donnerait à cet enfant, devait nécessairement se faire sans sa participation.

Mittler vint le premier complimenter la mère, car il avait si bien pris ses mesures, que rien d’important ne pouvait se passer au château sans qu’il en fût instruit à l’instant. Son air était triomphant, et il ne modéra sa joie en présence d’Ottilie qu’à la prière réitérée de Charlotte. Au reste, cet homme singulier possédait l’activité et la résolution nécessaires pour faire disparaître les difficultés que soulevait la naissance de l’enfant. Il hâta les apprêts du baptême, car le vieux pasteur avait déjà un pied dans la tombe, et la bénédiction de ce digne vieillard lui paraissait plus efficace pour rattacher l’avenir au passé, que celle d’un jeune successeur. Quant au nom, il choisit celui d’Othon, car c’était, disait-il, celui du père et de son meilleur ami.

La persévérance seule eût été insuffisante pour vaincre les scrupules, les hésitations, les conseils timides, les avis opposés et les tâtonnements qui renaissent à chaque instant dans les positions délicates où l’on ne veut blesser aucune exigence ; il fallait de l’opiniâtreté, et Mittler était opiniâtre. Lui-même écrivit les lettres de faire part, et les fit porter par des messagers à cheval, car il tenait à faire connaître, le plus tôt possible, aux voisins malveillants et aux amis véritables un événement qui, selon lui, ne pouvait manquer de rétablir la paix dans une famille trop visiblement troublée par la passion d’Édouard, pour n’être pas devenue l’objet de l’attention générale ; le monde, au reste, est toujours prêt à croire que tout ce qui se fait n’arrive que pour lui fournir des sujets de conversation. Les apprêts du baptême furent bientôt terminés ; il devait avoir lieu d’une maniéré imposante, m ais sans pompe. Au jour et à l’heure indiqués, le vieux pasteur, soutenu par un servant, entra dans la salle du château, où quelques amis intimes s’étaient réunis pour assister à la cérémonie. Ottilie devait être la marraine et Mittler le parrain.

Dès que la première prière fut terminée, la jeune fille prit l’enfant sur ses bras pour le présenter au baptême ; ses regards s’arrêtèrent sur lui avec une douce tendresse, et rencontrèrent ses grands yeux qu’il venait d’ouvrir pour la première fois. En ce moment elle crut voir ses propres yeux, et cette ressemblance frappante la fit tressaillir. Lorsque Mittler prit l’enfant à son tour, il éprouva une surprise tout aussi grande, mais d’une nature bien différente ; car il reconnut sur ce jeune visage les traits du Capitaine reproduits avec une fidélité dont il n’avait pas encore vu d’exemple.

Le bon pasteur se sentit trop faible pour ajouter à la liturgie d’usage, une allocution que la circonstance rendait indispensable. Mittler, qui avait passé une partie de sa vie dans l’exercice de ces pieuses fonctions, ne voyait jamais s’accomplir une cérémonie quelconque, sans se mettre par la pensée à la place de l’officiant. Dans la situation où il se trouvait en ce moment, son imagination devait nécessairement agir avec plus de force que jamais, et il se laissa entraîner d’autant plus facilement, qu’il n’avait devant lui qu’un auditoire peu nombreux et composé d’amis intimes.

Exposant d’abord avec beaucoup de simplicité ses devoirs et ses espérances, en sa qualité de parrain, il s’anima par degrés, car il se sentit encouragé par la vive satisfaction qui épanouissait les traits de Charlotte. Sans s’apercevoir que le vieux pasteur, épuisé de fatigue, faisait des efforts inouïs pour continuer à se tenir debout, il étendit le sujet de son discours sur tous les assistants, et peignit les obligations qu’ils venaient de contracter envers le nouveau-né avec tant de feu et d’exagération, qu’il les embarrassa visiblement ; pour Ottilie, surtout, son énergique et imprudente éloquence fut une véritable torture. Trop ému lui-même pour craindre de causer aux autres des émotions dangereuses, il se tourna tout à coup vers le vieux pasteur en s’écriant d’un ton d’inspiré :

— Et toi, vénérable Patriarche, tu peux dire avec Siméon[1] : « Seigneur, laisse maintenant aller ton serviteur en paix selon ta parole, car mes yeux ont vu le Sauveur de cette maison ! »

Il allait terminer enfin son discours par quelque trait brillant, mais au même instant le pasteur, à qui il allait remettre l’enfant, se pencha en avant et tomba dans les bras du servant. On se pressa autour de lui, on le déposa dans un fauteuil, le chirurgien accourut, et on lui prodigua les secours les plus empressés : vains efforts, le bon vieillard avait cessé de vivre.

La naissance et la mort, le berceau et le cercueil ainsi rapprochés, non par la puissance de l’imagination, mais par un fait réel, était un de ces événements capables de répandre la terreur au milieu de la joie la plus vive. Ottilie seule resta calme et tranquille ; le visage du mort avait conservé son expression de douceur évangélique, et la jeune fille le contempla avec un sentiment d’admiration qui ressemblait presque à de l’envie. Elle sentait que chez elle aussi la vie de l’âme était éteinte, et elle se demandait avec douleur pourquoi son corps se conservait toujours.

Depuis longtemps ces tristes pensées occupaient ses journées et les remplissaient de pressentiments de mort et de séparation ; mais ses nuits étaient consolantes et douces. Des visions merveilleuses lui prouvaient que son bien-aimé appartenait encore à cette terre et l’y rattachaient elle-même. Chaque soir ces visions lui apparaissaient au moment où, couchée dans son lit, elle n’était plus entièrement éveillée, et pas encore tout à fait endormie. Sa chambre lui paraissait alors très-éclairée, et elle y voyait Édouard revêtu du costume militaire, debout ou couché, à pied ou à cheval, toujours enfin dans des attitudes différentes et qui n’avaient rien de fantastique. Il agissait et se mouvait naturellement devant elle, et sans qu’elle eût cherché à surexciter son imagination par le plus léger effort. Parfois il était entouré d’objets moins lumineux que le fond du tableau, et dont les uns étaient mouvants et les autres immobiles, tels que des hommes, des chevaux, des arbres, des montagnes. Ces images cependant restaient toujours vagues et confuses ; en cherchant à les définir, le sommeil la surprenait, d’heureux rêves continuaient les visions qui les avaient précédées, et le matin elle se réveillait avec la douce certitude que non-seulement Édouard vivait, mais que leurs rapports mutuels étaient toujours les mêmes.


  1. C’est le nom d’un vieillard respectable de Jérusalem qui avait été averti par le Saint-Esprit qu’il ne mourrait point sans avoir vu le Christ. Il se trouva au temple quand on y apporta Jésus pour le faire circoncire, et prononça les paroles que Goethe met ici dans la bourbe de Mittler. (_Note du Traducteur_.)