Les Affinités électives (trad. Carlowitz)/Deuxième partie/Chapitre 12

Traduction par Aloïse de Carlowitz.
Charpentier (p. 277-285).
Seconde partie - Chapitre XII

Le principal but que le souverain s’était proposé en entrant en campagne était atteint, et le Baron chargé de décorations honorablement gagnées, se retira de nouveau dans la métairie où il avait cherché un refuge lors de son départ du château. Il savait tout ce qui s’était passé pendant son absence, car il avait trouvé moyen de faire observer les dames de très-près, et si adroitement, qu’elles n’en avaient jamais eu le plus léger soupçon. La séjour de la ferme lui parut d’autant plus agréable, qu’on y avait fidèlement exécuté les ordres qu’il avait donnés avant son départ, pour améliorer et embellir cette retraite. Enfin, il la trouva telle qu’il l’avait désirée, c’est-à-dire, remplaçant par son utilité et la variété de ses agréments, ce qui lui manquait en étendue.

L’activité tumultueuse et la promptitude décidée de la vie militaire avaient accoutumé Édouard à mettre plus de fermeté dans sa manière d’agir, et il se sentit enfin le courage de réaliser un projet sur lequel il croyait avoir suffisamment médité. Son premier soin fut de faire venir le Major près de lui, et tous deux éprouvèrent en se revoyant une joie égale. Les amitiés d’enfance et les liens du sang ont, sur toutes les autres affections, l’avantage inappréciable qu’aucun malentendu ne peut les rompre entièrement, et qu’il suffit d’une courte absence pour rétablir les anciennes relations telles qu’elles étaient autrefois.

Édouard apprit avec le plus vif plaisir que la position de fortune de son ami réalisait, surpassait même toutes ses espérances, et il s’empressa de lui demander s’il n’avait pas quelque riche mariage en perspective. Le Major répondit négativement et d’un air grave et sérieux.

— Je ne veux ni ne dois rien te cacher, lui dit-il, apprends tout de suite quelles sont mes intentions et mes projets. Tu connais ma passion pour Ottilie, et tu as compris que c’est cette passion qui m’a précipité au milieu des périls de la guerre. J’avoue que j’aurais voulu pouvoir me débarrasser honorablement, dans cette carrière, d’une existence qui m’était devenue insupportable, puisque je ne devais pas la consacrer à mon amie. Cependant je n’ai jamais entièrement perdu l’espoir. La vie à côté d’Ottilie me paraissait si belle, qu’il m’a été impossible d’en faire une abnégation complète ; mille pressentiments, mille signes mystérieux, m’affermissaient malgré moi dans la vague croyance qu’un jour elle pourrait m’appartenir. Un verre qui porte son chiffre et le mien, a été jeté en l’air le jour ou on a posé la première pierre de la maison d’été, et il ne s’est pas brisé, et il a été remis entre mes mains ! Que de combats cruels et inutiles n’ai-je pas soutenus contre moi-même dans ce lieu où nous nous revoyons aujourd’hui ! Fatigué de tant de luttes stériles, j’ai fini par me dire : Mets-toi à la place de ce verre prophétique, deviens toi-même la pierre de touche de ton avenir ; va chercher la mort, non en homme désespéré, mais en homme qui croit encore à la possibilité de vivre ; combats pour Ottilie, qu’elle soit le prix d’une bataille gagnée, d’une forteresse prise d’assaut ; fais des prodiges pour mériter ce prix ! Tels sont les sentiments qui m’ont animé pendant toute la campagne. Aujourd’hui je me sens arrivé au but, car j’ai vaincu les obstacles, j’ai renversé les difficultés qui me barraient le passage. Ottilie est enfin mon bien à moi, et ce qui me reste à faire pour passer de cette pensée à la réalisation, n’est plus rien à mes yeux.

— Tu viens de repousser d’avance les observations que je puis et que je dois te faire, répondit le Major, cela ne m’empêchera pas de te parler en ami sincère. Je te laisse le soin de peser le bonheur que tu as trouvé naguère auprès de ta femme ; il ne t’est pas possible de t’aveugler sur ce point, mais je te rappellerai que le Ciel vous a donné un fils, et que par conséquent vous êtes désormais inséparables ; car ce n’est plus trop de vos efforts réunis pour veiller sur son éducation et assurer son avenir.

— C’est par pure vanité, s’écria Édouard, que les parents se croient indispensables à leurs enfants : tout ce qui existe trouve autour de soi la nourriture et les soins dont il a besoin. Si la mort prématurée d’un père rend la jeunesse du fils moins douce, ce fils gagne, en résumé plus qu’il ne perd, car son esprit se développe et se forme plus vite, parce qu’il est de bonne heure réduit à se plier devant la volonté d’autrui ; nécessité cruelle à laquelle nous sommes tous forcés de nous soumettre tôt ou tard. Au reste, le besoin ne pourra jamais atteindre mon fils, je suis assez riche pour assurer un sort convenable à plusieurs enfants, et je ne vois point de considération qui puisse me faire un devoir de laisser mon immense fortune à un seul héritier.

Le Major essaya de retracer à son ami le tableau de son premier et constant amour pour Charlotte : l’impatient mari l’interrompit vivement.

— Nous avons fait tous deux une haute folie, s’écria-t-il ; oui, c’est toujours une folie de vouloir réaliser dans un âge plus avancé, les rêves de la première jeunesse. Chaque âge a des espérances, des vues, des besoins qui lui sont particuliers. Malheur à l’homme que les circonstances ou l’erreur poussent à chercher le bonheur avant ou après l’époque de la vie où il se trouve. Mais si nous avons commis une imprudence, faut-il qu’elle empoisonne toute notre existence ? De vains scrupules doivent-ils nous empêcher de profiter d’un avantage que la loi elle-même nous offre ? Que de fois ne revenons-nous pas sur une résolution prise qui ne concerne que des intérêts de détails, que des parties de la vie ? Pourquoi seraient-elles irrévocables quand il s’agit de l’ensemble, de l’enchaînement de cette vie ?

Le Major redoubla d’adresse et d’éloquence pour rappeler a son ami l’utilité des rapports de famille et de société qu’il devait à sa femme ; mais il lui fut impossible de se faire écouter avec intérêt.

— Tout cela, mon cher ami, répondit Édouard, je me le suis répété à satiété au milieu des batailles, quand le tonnerre du canon faisait trembler le sol, quand les balles sifflaient à droite et à gauche, éclaircissaient nos rangs, tuaient mon cheval sous moi et perçaient mon chapeau ! Et quand j’étais assis seul sous la voûte étoilée, près du foyer d’un bivouac, tous ces devoirs de convention, toutes ces exigences sociales passaient devant ma pensée. Je les ai examinés sous tous les points de vue, j’ai fait la part du cœur et de la raison, je ne leur dois plus rien, j’ai réglé mes comptes à plusieurs reprises, et pour toujours enfin.

Dans ces moments solennels, pourquoi te le cacherai-je, mon ami, toi aussi tu m’as occupé, car tu faisais partie de mon cercle domestique, et longtemps avant déjà nous nous appartenions de cœur. Si dans le cours de notre vie je suis resté ton débiteur, le moment est venu de te payer avec usure ; si tu es le mien, je vais te fournir le moyen de t’acquitter noblement. Tu aimes Charlotte, elle est digne de toi et tu ne lui es pas indifférent ; comment aurait-elle pu te voir intimement sans t’apprécier ? Reçois-la de ma main, conduis Ottilie dans mes bras, et nous serons les deux couples les plus heureux de la terre.

— Ce don précieux que tu m’offres, répondit le Major, loin de m’éblouir, double ma prudence, et je vois avec chagrin que ta proposition, au lieu de trancher les difficultés, les augmente. Elle jetterait le jour le plus défavorable sur la réputation, sur l’honneur de deux hommes qui, jusque là, se sont montrés à l’abri de tout reproche.

— Mais c’est précisément parce que nous sommes à l’abri du reproche, que nous pouvons le braver sans crainte, s’écria Édouard. Celui qui n’a jamais fait douter de soi ennoblit une action qu’on blâmerait, si elle était commise par un homme qui se serait déjà rendu coupable de plus d’une faute. Quant à moi, je me suis soumis à tant d’épreuves cruelles, j’ai tant fait pour les autres que je me sens enfin le droit de faire quelque chose pour moi. Charlotte et toi, vous pourrez à votre aise prendre conseil du temps et des circonstances, mais rien ne pourra modifier ma résolution en ce qui me concerne. Si l’on veut m’aider, je saurai me montrer reconnaissant ; si l’on m’oppose des obstacles, je saurai les faire disparaître par les moyens les plus extrêmes ; il n’en est point qui pourraient me faire reculer.

Persuadé qu’il était de son devoir de combattre aussi longtemps que possible les projets d’Édouard, le Major dirigea l’entretien sur les formalités judiciaires qu’exigeraient le divorce et un nouveau mariage ; et il fit ressortir vivement tout ce que ces démarches indispensables avaient de pénible, de fatigant, d’inconvenant même.

— Je le crois, dit Édouard avec humeur, et je vois avec chagrin que ce n’est pas seulement à ses ennemis, mais encore à ses amis qu’il faut enlever d’assaut les avantages que le préjugé nous refuse. Eh bien ! puisqu’il le faut, je vous arracherai malgré vous l’objet de mes désirs sur lequel mes yeux restent fixés. Je sais que d’anciens nœuds ne se brisent pas sans déplacer, sans renverser plus d’un accessoire qui aurait préféré ne pas être dérangé. Mais, dans de semblables situations, les sages discours ne servent à rien ; tous les droits sont égaux dans la balance de la raison, et si l’un d’eux pouvait la faire pencher, il serait facile de jeter dans le bassin opposé un autre droit qui l’emporterait à son tour. Décide-toi donc, mon ami, à agir dans mon intérêt, dans le tien, à dénouer ce qui doit être rompu, à resserrer ce qui est déjà uni. Qu’aucune considération ne te retienne ; déjà le monde s’est occupé de nous, nous le ferons parler une seconde fois ; puis il nous oubliera comme il oublie tout ce qui a cessé d’être nouveau pour lui.

Craignant d’irriter son ami par des objections nouvelles, le Major garda le silence. Édouard continua à parler de son divorce comme d’une chose convenue, il plaisanta même sur les formalités qu’il serait forcé de remplir ; mais tout en en raillant, il redevint sérieux et pensif, car il ne pouvait se dissimuler ce qu’elles avaient de désagréable et de pénible.

— Il n’est pourtant pas possible, dit-il, d’espérer que notre existence bouleversée se remettra d’elle-même, ou qu’un caprice du hasard viendra à notre secours. En nous faisant ainsi illusion, nous ne pourrions jamais retrouver le bonheur et le repos ; et, comment pourrais-je me consoler, moi qui suis l’unique cause de nos maux à tous ? C’est d’après mes instantes prières que Charlotte s’est décidée à te recevoir au château ; l’arrivée d’Ottilie n’était, pour ainsi dire, que le résultat, la conséquence de la tienne. Il n’est pas au pouvoir humain de rendre comme non avenus les événements qui se sont succédés depuis, mais nous pouvons les faire contribuer à notre satisfaction. Détourne tes regards du riant avenir qu’il nous serait si facile de nous préparer, impose-nous à tous une abnégation complète, terrible, et dont je veux bien, pour un instant, admettre la possibilité ; mais lors même que nous aurions pris la résolution de rentrer dans une ancienne position qu’on a violemment quittée, est-il facile, est-il possible de la réaliser ? Et quel avantage y trouverait-on en échange des mille et mille inconvénients, des tourments réels qu’on y rapporte malgré soi ? Commençons par toi, et conviens que la fortune t’aurait souri en vain en te donnant un poste brillant, puisque tu ne pourrais jamais passer une seule journée sous mon toit. Et Charlotte et moi quel prix pourrions-nous attacher à nos richesses après le sacrifice que nous nous serions fait mutuellement ? Si tu partages l’opinion des gens du monde, si tu crois que l’âge finit par amortir les passions les plus violentes et les plus nobles, par effacer les sentiments le plus profondément gravés dans notre âme, n’oublie pas ; du moins, que la lutte contre ces passions, contre ces sentiments, empoisonne précisément cette époque de la vie que l’on ne voudrait pas passer dans l’abnégation et la souffrance, mais dans la joie et dans le bonheur ; de cette époque de la vie enfin, à laquelle on attache d’autant plus de prix, que l’on commence déjà à s’apercevoir qu’elle n’est point éternelle.

Laisse-moi maintenant parler du point le plus important. Lors même que nous pourrions nous résigner tous à souffrir sans aucun espoir de compensation, que deviendrait Ottilie ? car je serais forcé de la bannir de ma maison et de souffrir qu’elle vive au milieu de ce monde maudit qui ne sent, qui ne comprend, qui n’apprécie rien. Cherche, trouve, invente, s’il le faut, une situation où elle pourrait être heureuse sans moi, et tu m’auras opposé un argument qui, lors même qu’il ne me convaincrait pas à l’instant, me ferait réfléchir de nouveau sur le parti qui me reste à prendre.

La solution de ce problème n’était pas facile, le Major n’en trouva point à sa portée : il se borna donc à répéter à son ami, pour l’endormir plutôt que pour le convaincre, tout ce qu’il y avait d’important, de difficile, de dangereux même dans la réalisation de ses projets ; et qu’il fallait au moins peser chaque démarche décisive avant de l’entreprendre. Édouard se rendit à ces prudentes observations, mais à la condition expresse que son ami ne le quitterait que lorsqu’ils auraient arrêté ensemble la conduite qu’ils devaient tenir, et fait les premières démarches qui rendraient impossible tout retour sur le passé.