Les Adieux au vieux monde

Les Adieux au vieux monde
M. Giard & E. Brière (p. 128-130).

LES ADIEUX AU VIEUX MONDE

Le vaisseau va quitter la terre ;
Les passagers sont sur le pont,
Et dans leurs yeux et sur leur front
Passe un éclair de joie amère.
Pourquoi fuient-ils sous d'autres cieux ?
Ils vont chercher une patrie...
Du sein de la foule attendrie,
Leur arrivent ces mots d'adieux :

Le chœur
Pionniers de l'avenir, pleins d'une foi profonde,
Vous qui veillez, quand Paris dort,
Partez ! et que la mer vous berce sur son onde,
Qu'un bon vent vous conduise au port.

Mais eux, chercheurs du grand problème.
Inébranlables dans leur foi,
De leurs cœurs dominant l'émoi,
Font entendre un adieu suprême :


Une veuve
Je te quitte, ô terre natale,
Et sans remords je puis partir :
Garde la pierre sépulcrale
De mon époux, vaillant martyr...

Si je restais dans ces parages.
Un jour mes fils, devenus grands,
Des soldats, assassins à gages,
Par force iraient grossir les rangs.

Non, je les tiens, je les emmène
Vers des bords, où la Liberté,
Au souille pur de son haleine,
Fait reverdir l'Humanité !

La lionne au tigre vorace
Sait arracher ses lionceaux :
Napoléon, je mets l'espace
Entre mes fils et tes bourreaux.

Le chœur
Ravissantes métamorphoses
Qu'accomplissent les temps nouveaux !
Les cyprès se changent en roses,
L'arbre mort pousse des rameaux.
L'Amour est seul maître du monde ;
On sent la terre tressaillir,
Du sein de la tombe féconde
Voyez la vie à flots jaillir
La déesse des temps antiques,
La divine Hospitalité,
À des autels en Amérique,
Où triomphe la Liberté !

Un proscrit
Depuis quatre ans, banni de France,
Je traîne au loin mes tristes jours.
Cherchant à saisir l'Espérance...
Le fantôme échappe toujours...
Mais un bruit vient à mon oreille !
Est-ce Paris qui se réveille ?
Non, ce n'est qu'un royal sabbat :
Le peuple de la grande ville
Fait le beau comme un chien servile
Et lèche la main qui le bat.
Adorant le dieu de la force,
Le vil César du faux serment,
Il laisse en paix ce tigre corse
Broyer la France sous sa dent.
Que dis-je ? En son ivresse étrange.
Il se trouve heureux dans sa fange,
Pourvu que le maître ait souri.
Hugo, laisse là tes ïambes !
Paris chante les dithyrambes
De Belmontet et de Méry.

Que venez-vous troubler ses fêtes ?
Demeurez dans l'oubli, vaincus !
Taisez-vous, proscrits et poètes,
Cache ton glaive, ô Spartacus !
Tout est fini. La France entière
Courbe sa tête, jadis fière,
Devant les crimes triomphants,
Marâtre oublieuse et frivole,
Elle danse, comme une folle,
Sur la tombe de ses enfants.
Et je dis : Malheur, anathème,
À qui n'entend pas le tocsin !
Ô France, courtisane blême,
Demeure au bras de l'assassin.
Prodigue à ce hideux vampire
Et les perles de ton sourire,
Et l'or tressé de tes cheveux ;
Va, tu n'es plus qu'un corps sans âme,
Je te laisse avec ton infâme
Et je vous maudis tous les deux !

Le chœur
Que ta plainte amère
Meure sans échos,
Pour qui désespère
S'enfuit le repos.
Que la foi divine
S'allume en ton cœur !
Méprise l'épine,
Ne vois que la fleur.

Une jeune fille
La France a beau me traiter en marâtre,
Elle est ma mère, et devant sa douleur,
Je ressens mieux combien je l'idolâtre,
Et j'ai des vœux fervents pour son bonheur.
Oh, que bientôt cesse ton long martyre,
Pays aimé... Lorsqu'à mon avenir
Le bonheur rit de son plus doux sourire,
L'espoir me vient que tes maux vont finir.
[...]
Elle chantait encor quand, sur la plaine humide,
Le navire soudain a pris un vol rapide.
La terre disparaît, et, dans le bruit des flots,
S'éteignent les adieux, les chants... et les sanglots.